Chapitre IX. La démocratisation de l’Éducation nationale, condition de sa refondation
p. 237-260
Texte intégral
1La refondation de l’Éducation nationale faisait partie du programme du candidat François Hollande à la présidence de la République. Cet objectif ambitieux a été tracé à la mesure des défis socio-éducatifs que doit relever le pays pour assurer la transmission de l’héritage et l’avenir de la jeunesse. Pour sa réalisation et en parallèle aux Assises pour l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR), une consultation réunissant responsables syndicaux et associatifs ainsi que spécialistes a été organisée en 2012 ; et dans la foulée, une loi d’orientation et de programmation a été votée par la représentation nationale en 2013. Dans quelle mesure le but est-il atteint ? De même que la participation des personnels au débat et aux évolutions institutionnelles, la démocratisation du système n’en est-elle pas une condition nécessaire et suffisante ?
État des lieux
2La crise de l’éducation, spécialement scolaire, défraye régulièrement la chronique des médias depuis une dizaine d’années : au carrefour de la vie sociale, l’école en subit désormais avec acuité les contradictions. Aux problèmes relatifs à l’échec scolaire, en hausse spectaculaire, s’ajoutent ceux qui sont posés par la violence à l’école. L’État a pris des mesures spectaculaires dans les cas les plus problématiques, ceux des délits voire des crimes perpétrés dans les établissements des quartiers populaires, et cela grâce à une collaboration renforcée entre les services de l’Éducation nationale, de la Santé, de la police et de la justice. Or, l’augmentation inquiétante des violences faites aux personnes, spécialement dans les milieux juvéniles, montre les limites d’une démarche sécuritaire et répressive. Celle-ci ne s’attaque qu’à la face émergée de l’iceberg : reste à résoudre le problème de la grande majorité des incivilités qui dégradent, elles, la vie des collèges et des lycées. Ces phénomènes n’étant pas des infractions à la loi mais au règlement intérieur des établissements, ne relèvent pas des services de la police ou de la justice mais de l’Éducation nationale. Quelles sont les causes de la violence juvénile ? Pourquoi l’institution est-elle impuissante actuellement à résoudre ce problème qui parasite dans certains cas sa fonction d’enseignement ? Quel programme éducatif et au-delà quelle démocratisation du système peuvent contribuer à inverser cette tendance devenue périlleuse dans de nombreux cas ?
Le système éducatif
3L’école, comme chacun sait, est la clé de voûte de notre République laïque et sociale. Travailler à la pérennité de sa mission nécessite de la situer dans son contexte socio-historique, dans le système culturel qui est le sien, de manière à mettre à jour ses contradictions comme les leviers d’une évolution possible.
Église, école et marché
4La laïcisation de l’État et de l’école en 1905 a ouvert la voie d’une éducation fondée sur la raison individuelle, la foi étant, elle, considérée comme appartenant à la sphère privée. Depuis lors, l’éducation religieuse a fortement diminué, et cela dans un contexte républicain marqué par ailleurs par le culte de l’individu. La conjonction de ces deux spécificités, laïcité et citoyenneté individuelle, nécessite de puissants contrepoids sociétaux si le pays veut éviter une régression de type immanentiste. En l’occurrence, succéder au système traditionnel clérical, fondé sur l’édification morale, exige de l’école de fournir un enseignement actualisé et laïque en matière de repères, de valeurs et d’interdits. Or, la crise éducative actuelle démontre les limites de cette succession, l’école ayant privilégié depuis les années 1970 les savoirs (scientifiques) et savoir-faire (technologiques, économiques et professionnalisants), souvent au détriment des savoir-être, portés par les sciences sociales et les humanités. L’une des raisons de ces choix éducatifs est macroéconomique : l’on a privilégié un développement infrastructurel, dont le succès est indéniable. Cela dit, en l’absence de pondérations suffisantes en matière de développement humain, le système socio-éducatif risque désormais de graves déséquilibres.
5Concernant le fait religieux, son enseignement à l’école a été partiellement rétabli en 2002 comme fait de culture grâce aux travaux du philosophe Régis Debray à qui fut confié un rapport ministériel à ce sujet1. L’étude des textes fondateurs constitue une entrée également bienvenue dans l’univers de la culture patrimoniale ; cette réhabilitation, encore timide il est vrai, doit répondre sans prosélytisme et de manière comparative et interculturelle aux interrogations des jeunes en quête de sens et de sacré, à défaut de quoi s’amplifieront les dérives, déplorées par ailleurs : intégrisme musulman, mouvements sectaires d’origine occidentale…
La formule laïque estampillée 1905 fut un progrès considérable dans le contexte de règne sans partage du pouvoir clérical sur tous les domaines de la société. Mais ne pas y ajouter de nouveaux combats ni de nouvelles victoires, finit par produire une immobilité puis une caducité avant de générer un goût de dépassé […]. La date de péremption paraît dépassée car on n’a pas produit une laïcité dynamique, évolutive, dialectique, pour tout dire post-moderne. […] Une laïcité post-moderne permettrait de précipiter le mouvement et d’accélérer le cours de l’histoire, pour dépasser le nihilisme européen2.
6Dans cet ordre d’idée, de même que le fait religieux et les textes fondateurs, les savoir-être doivent devenir un objet d’enseignement à part entière. C’est l’objet de l’enseignement de la morale laïque et citoyenne qu’a mis en place le ministre Vincent Peillon, tout au long de la scolarité. Pour l’heure, sont privilégiées des approches parfois utiles mais pragmatiques, qui s’accumulent au fur et à mesure de l’intensification de la pression juvénile : création en 1998 des comités d’éducation à la santé et à la citoyenneté (CESC3) pour mieux gérer les comportements à risques et les dépendances ou addictions ; création en 1999 de l’heure de vie de classe au lycée pour la gestion des conflits et en 2005 de la note de comportement au collège, finalement abrogée… L’ECJS (enseignement citoyen, juridique et social), introduit au second cycle en 1999, constitue quant à lui l’amorce d’une éducation à la citoyenneté. Si le programme4 et la méthode d’enseignement fondée sur le débat et l’échange sont pertinents, en revanche l’horaire qu’on lui consacre (deux heures par mois en moyenne !), de même que l’évaluation (facultative) sont insuffisants : les élèves comme les professeurs le considèrent comme une matière d’appoint.
7Ce constat mitigé est partagé par les pays occidentaux, qui évoluent sous l’influence des systèmes anglo-saxons et de tradition libérale ; dans les faits, certains pays, qui ont maintenu et modernisé une forte culture familiale, interrégionale et/ou religieuse, subissent moins que nous cette déferlante en matière d’éducation et de transmission : l’Espagne a construit un modèle sociétal intéressant, fondée sur la convivialité familiale et urbaine ainsi que sur l’émulation culturelle interrégionale. La Belgique comporte dans ses programmes scolaires un enseignement en sciences humaines, revendiqué en France par la FCPE (Fédération des conseils de parents d’élèves) à l’occasion du débat national sur l’école en 2003-2004, dirigé par la commission Thélot. Dans notre pays, de nombreuses écoles privées, confessionnelles ou laïques, organisent leur vie communautaire autour d’un projet d’établissement bien vivant quoique marginalisé, d’ordre éthique (écoles confessionnelles), psycho-pédagogique (écoles Freinet, Montessori…) ou linguistico-culturel (écoles d’enseignement en langue régionale)…
8À l’école publique, à défaut de projets d’établissement vraiment conséquents en termes de convivialité, la recréation du lien socio-éducatif passe par le décloisonnement ponctuel des disciplines, source d’une construction plus harmonieuse des connaissances ; les parcours diversifiés en collège, les PCPP (Projet interdisciplinaire à caractère professionnel) dans l’enseignement technologique et les TPE (travaux personnels encadrés) issus de la réforme des lycées impulsée par le psychopédagogue Philippe Meirieu, sont des amorces d’un projet globalisant à valoriser dans le cadre de la refondation.
La famille
9Autre facteur de déstabilisation de la construction psycho-éthique : la libéralisation des mœurs et de la vie privée amorcée, elle, après Mai 68 et qui a révolutionné la vie familiale et publique : obtention de droits multiples, au travail et aux responsabilités sociales pour les femmes, au divorce, à la contraception et à l’avortement, constitution de familles monoparentales – dont l’autorité est surtout maternelle-et recomposées, conquête de droits par les minorités sexuelles comme le mariage pour tous, dont la loi a été votée en 2013…
10À ces schémas propres à la famille française, schémas qui promeuvent le pôle féminin dans le cas des familles monoparentales, s’ajoutent ceux de la famille d’origine immigrée, non-européenne : la remise en cause des modèles traditionalistes, patriarcaux, cléricaux et nationalistes entraîne souvent des réactions masculines de déni, sous une forme intégriste et fanatique ; en l’absence de résolution des conflits interculturels, le pouvoir familial, dont le père a souvent été dépossédé symboliquement, est dévolu aux « grands frères » sur la base d’une oppression renforcée des filles, pourtant scolarisées et en recherche d’émancipation… Comme l’a montré la crise des banlieues à l’automne 2005, la plus grave qu’ait connue l’Union européenne depuis des décennies, la transmission des valeurs psycho-éthiques est mise à mal, dans le contexte d’une mondialisation européocentrée et qui minore encore l’espace francophone et les enjeux propres aux relations Nord-Sud.
L’armée
11L’abrogation du service militaire obligatoire en 1997 sous la présidence de J. Chirac constitue un autre facteur de reconfiguration en négatif du système éducatif. La suppression de ce mode patriarcal d’éducation civique coïncide en effet avec la montée des violences à l’école et dans la société. La grande majorité des actes de violence commis à la maison (violences conjugales et à l’encontre des enfants), dans la rue (crimes sexuels et de sang, pédophilie, tournantes dans les banlieues…) et à l’école (rackets, trafics de drogue…) sont le fait de citoyens masculins. À ces phénomènes d’insécurité au quotidien, s’ajoute la banalisation d’une extrême-droite, considérée comme l’une des plus fortes de l’Union européenne et capable de menacer le système démocratique comme en 2002 ; comme l’a montré l’affaire Merah en 2012, l’intégrisme islamique alimenté de l’extérieur pourrait aussi devenir à terme, en cas de troubles sociaux, un foyer d’obscurantisme.
12À tous ces titres, l’abrogation du service militaire obligatoire doit être complétée et positivée, la création du service civique mixte s’étant faite entre-temps de manière confidentielle. S’il est vrai que nos sociétés règlent moins leurs conflits par la voie militaire que par la voie diplomatique, la notion d’un service social gratuit, à rendre à la communauté à l’aube de la vie adulte, n’est pas à exclure pour autant. Le renforcement de cette institution contribuerait sensiblement à socialiser les jeunes et à recréer du lien social, à partir de cette tranche d’âge, particulièrement vulnérable à la crise des valeurs sociétales et soumise par ailleurs à un fort chômage structurel.
Les médias
13L’école subit sensiblement le même traitement que l’Église à une époque précédente, sous la forme cette fois-ci de la concurrence des médias audiovisuels et informatiques : ceux-ci sont devenus un réseau éducatif autonome et un instrument d’auto-éducation, souvent anarchique, pour des publics juvéniles laissés en partie à eux-mêmes. Pour la défense des médias, il est vrai que les principes républicains que sont la parité homme-femme et la diversité culturelle sont progressivement médiatisés et « enseignés » in vivo aux jeunes générations. Là encore, en l’absence de contrepoids socio-éducatifs suffisants, la révolution médiatique et informatique engendre une culture de surface, mimétique et stéréotypée : politique-spectacle, téléréalité, star system, spectacles de violence ou pornographiques, tels sont les vecteurs privilégiés de cette culture people… Là encore, il est du ressort de l’école qu’elle rationalise les évolutions, non pas seulement par la formation des élèves aux outils médiatiques (ce qui constitue l’un des piliers du socle de connaissances actuel) mais aussi et surtout aux stratégies de communication conscientes et inconscientes qu’ils induisent, objets d’enseignement de la sémiologie, de la psychologie sociale, de l’anthropologie culturelle.
14En complément, il importe de valoriser les chaînes et programmes télévisuels et radiophoniques qui remplissent un contrat de service public en matière d’information et d’éducation, en particulier interculturelle : France 3 (chaîne interrégionale), la 5 (chaîne scolaire), Arte (chaîne interculturelle franco-allemande), TV5 (chaîne francophone), France Ô (chaîne interculturelle des DOM-TOM)…
Le système scolaire
15Cet ensemble sera analysé sous l’angle de sa tripartition hiérarchie-corporation enseignante/personnels d’éducation – publics scolaires et parentaux : ce schéma correspond au trio anthropologique et familial « (pôles) masculin-féminin-juvénile ». Quelle réforme de leur rôle spécifique peut être envisagée pour un meilleur fonctionnement de l’institution ?
Le système hiérarchique
16L’esprit jacobin a du mal à envisager une vraie différenciation des apprentissages de même qu’une réelle décentralisation territoriale et administrative. Associé au dispositif néolibéral européen, ce passif historique conduit désormais à un dépérissement de l’organisme Éducation nationale, condamné à former une médiocratie conformiste car ego-ethnocentrée. C’est dans ce cadre tendant à devenir un carcan que la normativité managériale s’impose trop souvent désormais, au détriment de la loi et des principes républicains : la course aux « contrats d’objectifs » et aux compétences en matière d’adaptabilité aux marchés, la transparence informatique, devenue inquiétante, du métier d’enseignant5 se substituent aux dynamiques de groupe à caractère épistémologique, sur l’actualisation des finalités de la formation et de l’éducation. Sous la présidence de Nicolas Sarkozy, ces modes de gouvernance autoritaires et centralisés se sont indéniablement renforcés ; n’ayant pas été encore supprimés sous le ministère de Vincent Peillon, ils constituent un obstacle important à une dynamique de réforme, si légitime soit cette dernière par ailleurs dans ses principes socio-éducatifs.
17La situation est particulièrement préoccupante dans le secondaire qui subit en fait une double pression, émanant des directions et du terrain : une « culture » de la violence-souffrance ordinaire est ainsi alimentée et en augmentation d’année en année, singulièrement dans les lycées professionnels et technologiques, ainsi que dans de nombreux collèges. Les cas de suicide d’enseignants sont avérés, l’autre conséquence tragique étant le passage aux Assises d’adolescents dont la vie est gâchée par un funeste passage à l’acte. Les fins de carrière des personnels sont trop souvent sous le sceau de la souffrance ou du décalage avec les réalités socio-éducatives. Enfin, de nombreuses équipes éducatives subissent un climat de divisions intestines et irrationnelles voire de zizanie.
La période précédente a eu des conséquences que nous paierons très cher, très longtemps, surtout si, comme c’est le cas au sommet de la pyramide, on l’ignore ou la sous-estime. La souffrance des enseignants, la perte du sens de leur métier, le désintérêt pour les réunions et les débats, le repli sur soi ont atteint des niveaux considérables. L’ennui des élèves, l’incompréhension des savoirs et des pratiques scolaires, les chahuts, les incivilités, les révoltes contre les injustices, la violence, le décalage croissant entre la société et les apprentissages scolaires ont contribué à développer la souffrance des enseignants et ont profondément affecté le climat des établissements.
Une démobilisation croissante
Mais il y a plus grave. Insidieusement, les idées ultra libérales se sont répandues. Le pilotage par les résultats et l’autoritarisme ont eu des effets secondaires encore plus importants que les effets les plus visibles. La démobilisation et le désenchantement des enseignants se sont accrus, accompagnés par des formes de dépolitisation qui peuvent surprendre ceux qui considèrent que le monde enseignant est plutôt à gauche. Le fait est que la gauche avait perdu l’école, pour reprendre le titre du livre d’Emmanuel Davidenkoff en 2003 (chez Hachette) et qu’elle ne l’a pas regagnée. Elle pourrait même la perdre complètement à nouveau si elle n’était pas plus mobilisée sur les questions de fond qui se posent à l’école et plus audacieuse dans ses programmes.
Taux de syndicalisation, participation aux réunions, aux débats, aux rencontres publiques sur l’école sont des indicateurs inquiétants. La conscience professionnelle demeure mais il ne faut plus rien demander hors des heures de cours. À l’école primaire, les quatre jours y sont pour beaucoup, mais ce n’est pas la seule raison. Les enseignants désertent les réunions syndicales et sont absents des grands débats organisés par des mouvements, par les parents d’élèves, par des associations6.
Corporation enseignante et personnels d’éducation
18Depuis quelques décennies, la large féminisation des personnels constitue une donnée objective fondamentale : 81 % de femmes dans le premier degré, 58 % dans le secondaire7. À la différence de la massification des publics scolaires, ce phénomène a été peu pris en compte dans la radioscopie du système, du fait des retards en France dans la mise à égalité des droits entre hommes et femmes : la conception individualiste de la citoyenneté y est aussi pour quelque chose, freinant la juste appréhension des phénomènes intercommunautaires. La féminisation de la corporation enseignante est pourtant une autre raison de la vulnérabilité de la machine école, qui nécessite un renforcement proportionnel de l’autorité des maîtres dans l’exercice de leurs fonctions.
19L’une des causes principales des immobilismes institutionnels réside dans l’absence de parité – et d’une manière générale de mixité sociale et culturelle – au niveau de la hiérarchie et des hauts fonctionnaires. La corporation enseignante et celles des personnels d’éducation s’étant largement féminisées au cours des dernières décennies, la division sexuée des taches s’est amplifiée. Le déséquilibre est aggravé du fait de la pression du terrain scolaire et juvénile, exercée souvent sur des personnels féminins ou largement mixtes.
L’étude de la sociologue Sophie Devineau8 ne conforte pas la vision favorable d’un système scolaire échappant aux rapports sexistes en raison d’une forte proportion féminine. Et ce d’autant plus dans les premiers niveaux de formation, où les femmes supportent l’essentiel des efforts de la massification de l’école. À l’université, elles assurent une part non négligeable de l’accueil des étudiants de premier cycle. On pourrait donc penser que la question de la parité est mieux réglée chez les enseignants que dans d’autres secteurs professionnels. Pas du tout. Les travaux sur le sujet dont cet ouvrage est l’objet démontrent que la mixité est loin d’être acquise9.
20Il serait intéressant d’étudier le rapport existant entre la féminisation des personnels et la déperdition de l’autorité adulte. Cette tendance se manifeste notamment au niveau de la vie scolaire des établissements, sous la forme d’un laxisme accru en matière de respect du règlement intérieur et de sanction des fautes commises par les élèves. Le (ou la) professeur(e) est amené(e) de ce fait à assumer une part toujours plus grande, en fait notoirement excessive aux dires des parents eux-mêmes, en matière de gestion de la discipline. Ce déséquilibre tient souvent à des mécanismes de pouvoir à pondérer : isolé dans son exercice professionnel, l’enseignant se tait très souvent sur ces questions car sa carrière dépend de l’appréciation de ses supérieurs hiérarchiques. Les groupes de parole indépendants de l’administration sont par ailleurs rarissimes. La gestion empirique de ces problématiques pédagogiques s’exerce au détriment de la part à allouer aux programmes d’enseignement.
21Quant à la responsabilité propre des enseignants dans ce passif, elle réside dans une tradition individualiste obsolète, qui isole les personnels les plus créatifs comme les plus vulnérables. À cela s’ajoute une conception généralement quantitative et structurelle des problèmes, cette inspiration syndicale d’origine marxienne étant légitime mais réductrice : les moyens budgétaires, les statuts corporatifs constituent l’essentiel des programmes revendicatifs. Le pendant de cette négligence à l’égard des questions qualitatives réside dans un désenchantement certain à l’égard de ce qui devait être l’acquis des dernières décennies de concert avec la création des IUFM, la formation continue, réduite souvent à la portion congrue. Or, le libre débat sur les programmes disciplinaires et les perspectives (inter) disciplinaires, par le travail en équipe dans le cadre du projet d’établissement, par la publication de listes de diffusion et de revues à grand public par exemple, sous la responsabilité de la SAFCO et des ESPE constitue l’une des conditions de la projection des éducateurs dans la société de l’information et du savoir qui s’impose à eux, qui sont des travailleurs intellectuels.
22Une autre mesure de progrès, qui ferait de l’Éducation nationale un ministère pilote sur cette orientation, réside dans la mise à parité des postes d’encadrement : outre une plus grande équité dans une corporation largement féminisée à la base, cette opération octroierait une plus grande liberté de conscience aux enseignants comme à tous les acteurs de l’école. Par le jeu de l’interactivité, la parité permettrait en effet d’en finir avec l’inconscient patriarcal qui réduit souvent la fonction de l’enseignant à des tâches d’exécution, au détriment de son investissement socioprofessionnel, de sa créativité et des prospectives à construire en commun. Étant donné la pression sociale et juvénile exercée sur l’institution et son augmentation prévisible, toute mesure allant dans le sens de l’éradication des immobilismes corporatifs et administratifs est d’une manière générale à étudier sérieusement.
Le public scolaire et parental
23Mai 68 a intronisé la participation des parents et des élèves à la gestion des établissements, mesure louable en soi, qui peut s’apparenter à une forme de démocratie participative et qui est passée dans les mœurs. Cependant, entre démocratie et démagogie, il n’y a qu’un pas parfois franchi, sous la pression d’un clientélisme parental exercé sur les directions d’établissement ou du fait de leur complaisance : la crise socio-économique avec son cortège de peurs (peur du chômage et d’un avenir incertain pour ses enfants) et de violences irrationnelles (stress ambiant) renforce cette tendance. Sous l’influx des nouveaux médias (réseaux Internet…), les élèves peuvent constituer des groupes de pression également redoutables, des clans hostiles au bon fonctionnement de la vie scolaire.
24Au plan anthropologique, mai 68 a correspondu à la chute symbolique du patriarcat, symbolisé à l’époque par le général de Gaulle. Dans le trio anthropologique, c’est en fait l’enfant et plus exactement le fils qui a remplacé le père en position de leader du groupe, du fait des retards de l’émancipation féminine. La démagogie jeuniste résulte de ce déficit observé dans le monde enseignant, sujet qu’il est à la fois à la massification du système scolaire et à la féminisation de sa corporation. Il n’est pas question d’imputer aux femmes professeures, la dégradation de la vie scolaire :
La féminisation, au sens quantitatif du terme, est perçue comme un symptôme et une cause de dévalorisation du professorat […] bien qu’on ne puisse se passer de leurs services pour promouvoir une démocratisation du second degré10.
25Libérer la corporation enseignante – et singulièrement sa composante féminine – de cette pression sociale abusive nécessite de passer à une deuxième étape de démocratie participative qui donne aux professeurs, comme dit précédemment, un droit de regard accru sur la conception des programmes nationaux, sur les grandes orientations éducatives et en matière de professionnalisation. Le ministre Lionel Jospin avait travaillé à la promotion matérielle du métier, par la création de la hors-classe : il reste à le réhabiliter moralement et qualitativement par une responsabilisation sociale accrue, qui encourage et évalue le degré de créativité pédagogique, didactique ou théorique des maîtres de même que leur engagement citoyen, dans la société civile et dans le monde associatif, qui promeuve un statut d’enseignant-chercheur…
Jeunisme et enseignant/éducateur bouc-émissaire
26À défaut, d’année en année, le système éducatif régresse, s’infantilise en dépit des débats nationaux organisés régulièrement sur ces questions par les ministres Claude Allègre, Luc Ferry, François Fillon… À défaut de maîtrise des enjeux institutionnels, corporatifs, paritaires, (inter) culturels et (inter) disciplinaires précités, l’inversion des valeurs est souvent de mise : enseignant(e) s menacé(e) s de mort, frapp(é) s et filmé(e) s en classe par leurs agresseurs ; refus collectif de continuer à travailler dans ces conditions (exercice du droit de retrait) : une semaine de grève a ainsi été observée sur ces questions en 2006 par les enseignants de Seine-Saint-Denis. Le jeunisme apparaît comme une idéologie rampante qui ne dit pas son nom et qui, au nom de l’idéal dévoyé de « l’enfant au centre des apprentissages », privilégie l’instinct, l’élémentaire, toutes valeurs basiques profitables au marché et aux industries mercantiles de l’inconscient : sous-culture people, pub, modes… Or, une éducation en bonne et due forme doit « élever » l’enfant et repose sur le pilier central de l’enseignant, non pas bouc-émissaire pris en étau entre hiérarchie et terrain mais renforcé dans sa dignité et son autorité morale et intellectuelle. À défaut de quoi, c’est de « rééducation nationale » dont il s’agit déjà trop souvent. Dans ces cas, la liberté de conscience que l’école française revendique haut et fort est menacée et sur cette base affligeante d’échec, c’est aux services de la santé mentale et de la police de prendre le relais : consultation de psychologues et de psychiatres, ouverture de camps d’internement ou de redressement, administration de psychotropes ; il faut rappeler que la France détient le record de consommation de calmants à l’échelle européenne.
De la rééducation nationale
27Cette déficience éducative conduit à la marginalisation d’élèves qui se rangent selon leur personnalité et leurs passifs propres, dans une catégorie psychosociale ou une autre, relative à des comportements de domination, de dépendance ou d’apathie. D’une année à l’autre, les équipes éducatives constatent la multiplication de comportements inédits et contre-performants. Des formes de contre-culture adolescente accumulent les conduites à risque : monoculture intensive des jeux vidéos et de l’informatique (cyber-addiction), dépendance aux drogues, aux marques commerciales, fanatisme musical, sportif, sectaire, jeu du foulard au collège, viols en réunion (dits « tournantes »), boulimie, anorexie, contrats suicidaires en ligne… Ce phénomène est particulièrement accentué dans les banlieues, qui accumulent les problèmes d’intégration, socio-économiques et culturels. À défaut de prévention suffisante, l’engrenage de la violence juvénile et de la répression est parfois savamment alimenté : les émeutes des banlieues de 2005 étaient le fait de jeunes, souvent mineurs ; un acte de délinquance sur cinq est commis par un mineur ; depuis 2007, dès l’âge de 16 ans, un mineur récidiviste risque la même peine qu’un adulte ; le fichage dès l’âge de 13 ans des jeunes « susceptibles de troubler l’ordre public » est légal depuis juillet 2008.
28L’objectif du dispositif Fil Harmonie, réseau de psychologues et de médecins scolaires mis en place dans la région parisienne, est de remédier à la souffrance psychique à l’origine de l’absentéisme et du décrochage scolaire et universitaire. L’enquête du journal Le Parisien du 8 février 2013 résume les données de son rapport11 :
Taux d’absentéisme et de décrochage scolaire selon le niveau scolaire
- 36,5 % en collège et CAP ;
- 17,5 % en classe de 2de ;
-17,5 % en classe de 1re ;
- 7,9 % en terminale ;
- 20 % études post-bac.
Phénomènes psychiques :
- 20 % repli, isolement ;
- 15 % tristesse ;
- 11 % comportement « bizarre »/troubles du comportement ;
- 9 % tentations suicidaires ;
- 7 % comportement agressif.
Manifestations selon le sexe
Public masculin :
- violences sur autrui ;
- comportement « bizarre »/troubles du comportement ;
- isolement, secret ;
- addictions ;
Public féminin :
- violence vis-à-vis de soi ;
- tentations suicidaires ;
- anxiété.
Manifestations selon le niveau scolaire
- violences : collège ;
- tristesse, isolement, troubles du comportement : classe de 2de (classe
charnière) ;
- addictions : lycée ;
- troubles alimentaires/anxiété : études post-bac.
Rapports concernant la dégradation de la condition enseignante et des personnels d’éducation
29Dans le contexte de la crise systémique et sous la présidence Sarkozy, la dégradation de la vie scolaire a atteint des seuils inédits. Les dénis sociaux et démocratiques dont les pouvoirs publics ont donné l’exemple, la banalisation de l’extrémisme xénophobe ont engendré un climat délétère, marqué par la dépression ou par la violence. Tel est le constat du médiateur de la République en 2010 : « la France est au bord de l’épuisement ». Ou celui des Assises sur le harcèlement à l’école, tenues début mai 2011 : un élève sur dix serait victime de cette forme de violence aggravée.
30D’autres rapports officiels récents sont autant de signaux d’alerte, concernant cette fois-ci la condition enseignante et d’une manière générale des personnels d’éducation. Dans son rapport annuel pour 2012, Monique Sassier, médiatrice de l’Éducation nationale, indique que 12 % des réclamations des personnels étaient directement liées à l’organisation du travail et aux relations professionnelles avec la hiérarchie et les collègues. Cette catégorie de réclamations est la seule à avoir connu une augmentation très significative depuis que la médiation est entrée en vigueur : elle a crû de 15 % depuis 2000 alors que les réclamations sur le recrutement et le déroulement de carrière ont chuté de moitié sur la même période12.
31La Fédération des autonomes de solidarité laïque (FAS) a constaté également un accroissement sensible des conflits hiérarchiques, notamment dans le second degré. Son président Roger Crucq a estimé que cette tendance résulte de la conjonction d’un affaiblissement de l’esprit de corps parmi les enseignants et d’un durcissement du management des chefs d’établissement. Les conflits dans les collèges et les lycées se rapprochent de plus en plus de ceux que l’on peut observer dans les entreprises.
32Le rapport du Sénat de juin 2012, « Le métier d’enseignant au cœur d’une ambition émancipatrice », fait le constat de la « souffrance ordinaire » des enseignants et pointe les différents aspects de la crise du métier, comme en témoigne la table des matières ci-après :
A. LES MANIFESTATIONS DE LA CRISE DU MÉTIER
1. Un travail empêché et grevé de dilemmes
a) La nécessité de dépasser l’individualisation des difficultés des enseignants
b) La réalité ordinaire de la souffrance au travail : sentiment d’ impuissance, pression évaluative et solitude
c) Le durcissement des dilemmes du travail
d) Des inquiétudes sur la santé des enseignants
e) Le défaut de soutien extérieur
2. Des enseignants démunis face à la difficulté scolaire
a) Une démocratisation de l’école largement inachevée
b) La nécessité d’analyser les malentendus sociocognitifs et les obstacles aux apprentissages
B. L’EXACERBATION DES CONFLITS DE TRAVAIL
1. L’établissement scolaire, un lieu d’interactions complexes
a) L’évolution des rapports des enseignants avec les élèves et les chefs d’ établissement
b) La prise de décision au sein des établissements scolaires
2. Des tensions plus aiguës avec la hiérarchie et les parents d’ élèves
a) L’inflation des conflits avec la hiérarchie
b) Les incompréhensions mutuelles entre les enseignants et les parents d’ élèves
Des inquiétudes sur la santé des enseignants
C’est dans ce contexte que doivent être interprétées les différentes statistiques sur la santé des enseignants récemment parues. Ainsi, Georges Fotinos et José Mario Horenstein concluent de leur enquête sur la qualité de vie au travail dans les collèges et les lycées que :
- dans un quart des établissements scolaires, moins de 25 % des personnels jugent l’ambiance de travail favorable ;
- 28 % des personnels pensent souvent quitter leur travail auxquels s’ajoutent 16 % d’indécis ;
- 39 % estiment ne pas avoir les compétences nécessaires pour faire face à l’essentiel des problèmes de comportement des élèves.
La dernière enquête réalisée en mai 2011 auprès d’un échantillon de 5 000 agents environ par le Carrefour santé social regroupant la MGEN et les fédérations syndicales de l’éducation indique que 24 % des personnels de l’éducation nationale sont en état de tension au travail et que 14 % sont en situation d’épuisement professionnel ou burn-out. Par comparaison, 12 % des cadres seulement se déclarent tendus. Statistiquement, l’épuisement professionnel est plus important à l’école élémentaire et au collège, qu’en lycée général ou à l’Université13.
33Il faut signaler aussi l’étude de victimation réalisée auprès des personnels du primaire par l’Observatoire international de la violence à l’école, L’École entre bonheur et ras-le-bol. Son expertise conclut dans tous les cas à la généralisation des risques psycho-sociaux (RPS) à différentes catégories de personnels d’enseignement et d’éducation. À ce titre, c’est l’intégrité professionnelle de toute une corporation qui est menacée et nécessite une assistance renforcée des pouvoirs publics. Des plaintes sont enregistrées contre l’Éducation nationale pour négligence, voire pour non-assistance à personnes en danger. L’institution doit prendre ses responsabilités à l’égard de ses personnels, qui constituent le pilier central du système éducatif.
34Sur la base des travaux des états généraux de l’insécurité à l’école, pilotés par le psycho-pédagogue Éric Debarbieux, a été créée en 2012 la délégation ministérielle pour la prévention et la lutte contre les violences scolaires. L’une de ses missions concerne la protection des personnels :
Suivre et prévenir les agressions subies par les personnels. L’objectif est de mieux connaître les agressions subies dans les établissements en mettant en place des enquêtes régulières. Les victimes seront ainsi prises en charge dès le signalement de l’agression, suivies et accompagnées pour prévenir tous risques psychosociaux14.
35Dans cet ordre d’idée, le SNALC-FGAF soutient la démarche initiée pour faire inscrire le burn out ou syndrome d’épuisement, au tableau des maladies professionnelles.
Dans son champ d’action propre, le SNALC-FGAF a dénoncé depuis des années l’aggravation constante des dépressions, mal-être, suicides touchant les professeurs et personnels de l’Éducation nationale et réclamé une politique de santé enfin responsable. Sa fédération, la FGAF, a publié l’an dernier le Livre blanc de la souffrance au travail que complètera la publication d’une seconde étude ; elle sera présentée le 19 mars prochain. Elle a ainsi dressé un état des lieux éloquent dans l’ensemble des fonctions publiques. Il est temps de sortir de la déploration qu’aucune action ne suit.
Pour le SNALC, la reconnaissance du « syndrome d’épuisement » comme maladie professionnelle permettra immanquablement d’en dénoncer les causes. À l’heure où une réflexion générale est engagée au sein de l’Éducation nationale sur ses métiers, faire reconnaître que les conditions du travail sont sources de maladie est indispensable. Si l’on veut rendre à l’École son efficacité et leur dignité à ceux qui la servent, il faut que leur protection personnelle soit en toute chose assurée ; cela commence par leur santé.
Le SNALC-FGAF invite à signer et faire signer la pétition en ligne à laquelle il s’associe sur www.appel-burnout.fr.
36À noter aussi l’enquête internationale sur l’enseignement et l’apprentissage (TALIS) qui interroge les systèmes éducatifs des pays membres de l’OCDE (en juin 2014). Elle met en lumière les particularités du système éducatif français, un an après la mise en place de la loi.
Avec une évidence : les enseignants français ne se sentent pas valorisés. […] Il est temps de sortir les professeurs français de leur isolement. […] Plusieurs sondages publiés récemment par le SE-UNSA et le SGEN ont montré une profonde lassitude et même un désamour ainsi qu’un rejet ferme de la hiérarchie et de l’institution scolaire. Ainsi l’étude du SE-UNSA portant sur 15 000 enseignants montre que 84 % des enseignants sont satisfaits du travail qu’ils accomplissent et 62 % s’y épanouissent. Le métier reste un « beau métier ». Mais la pression sociale pèse sur les professeurs : 84 % considèrent que l’opinion publique ne comprend pas leur travail et la moitié se sentent incompris par leur entourage. Les réformes et la hiérarchie apparaissent les deux points noirs des enseignants. 54 % estiment que le métier évolue trop rapidement et 67 % sont en désaccord avec cette évolution. C’est particulièrement net dans le premier degré avec 70 % de désaccord contre 58 % dans le second degré. Trois enseignants sur quatre (73 %) pensent que leur hiérarchie ne comprend pas leurs contraintes professionnelles et 56 % qu’elle ne les écoute pas. Là aussi la situation est pire dans le premier degré : 83 % des enseignants y ont peur des inspections (54 % dans le second degré) et 79 % se sentent incompris (58 % dans le second degré). Les règles qui organisent le métier sont nettement refusées : deux enseignants sur trois sont en désaccord avec les règles d’avancement et de mutation15.
La condition enseignante dans la loi d’orientation et de programmation (2013)
Les axes de réforme
37La loi d’orientation et de programmation s’articule autour de cinq axes :
- assurer une vraie formation initiale et continue pour les métiers du professorat et de l’éducation avec la mise en place des écoles supérieures du professorat et de l’éducation ;
- faire entrer l’école dans l’ère du numérique afin de prendre véritablement en compte ses enjeux et atouts pour l’école ;
- mettre le contenu des enseignements et la progressivité des apprentissages au cœur de la refondation ;
- rénover le système d’orientation et l’insertion professionnelle ;
- redynamiser le dialogue avec les partenaires de l’école, ainsi que ses instances d’évaluation.
38L’objectif de promotion de la condition enseignante et des personnels de l’éducation est effectif dans le premier axe (« assurer une vraie formation initiale et continue pour les métiers du professorat et de l’éducation ») et de manière indirecte dans le dernier (« redynamiser le dialogue avec les partenaires de l’école »). L’engagement d’un recrutement de 60 000 enseignants ou éducateurs va également dans le bon sens. Cela dit, ce dispositif suffira-t-il à résorber le mal-être vécu par les corporations ? En complément, des paramètres d’ordre culturel, psycho-social et communicationnel, peu coûteux en termes budgétaires mais nécessaires à une véritable refondation, doivent faire l’objet d’une expertise spécifique. Cela dans l’optique de la protection des personnels dans l’exercice de leur métier et de la valorisation de leurs carrières professionnelles, au-delà dans celle de la démocratisation du système hiérarchique et éducatif.
Analyse lexicale de la loi d’orientation et de programmation (2013)
39En ce qui concerne la référence aux principaux protagonistes de l’institution scolaire, les personnels et les publics, la lecture du texte fait apparaître les faits suivants :
- référence aux personnels : 24 occurrences (moyens humains [5] ; enseignants [9], maîtres [4], AVS [1], personnels enseignants et d’éducation [3], chef d’établissement [1], communauté éducative [1]) ;
- référence aux publics : 75 occurrences (jeunesse [1], enfants [9], jeunes [7], élèves [41], parents [8], famille [2], apprentis [2], bachelier [1], étudiant [1], personnes handicapées [1], partenaires de l’école [2]).
40La proportion – en matière de références – est approximativement d’un tiers pour la communauté éducative et de deux tiers pour les publics. Outre un déséquilibre quantitatif, des disparités sont manifestes sur le plan qualitatif. Spécialement en début de texte où il est fait référence de manière répétée aux « moyens (humains) » que représentent les personnels enseignants et d’éducation, dans le cadre de la campagne de recrutement et d’accroissement des effectifs (p. 2-3). Autre expression – limite, « la qualité des enseignants » en lieu et place de « la qualité de leur exercice professionnel », par exemple (p. 4). La seule référence à l’expression des personnels concerne le recours aux TICE, « La première cause d’une réticence des enseignants réside d’après le dernier rapport du conseil national du numérique, dans la crainte d’une panne ou d’un dysfonctionnement lors d’une séquence de cours » (p. 7).
41En revanche, l’objectif de l’élève au centre des apprentissages est valorisé au travers d’une riche subjectivation, se référant à l’éducation de « la personne et du citoyen », de « l’homme et de la femme »…
42La relation pédagogique est relativement absente du texte, dans sa dimension psycho-sociale et éthique, que ce soit en négatif, au travers des faits d’incivilité et de violences qui émaillent pourtant le quotidien des établissements ou en positif – en termes de convivialité, d’un pacte de confiance et de respect intergénérationnel à restaurer dans les établissements. Or, « le respect de l’individu » dont il est parlé dans le cadre de l’éducation à la citoyenneté concerne d’abord la communauté éducative.
43L’expertise en la matière des rapports institutionnels précités n’a pas été exploitée, ce qui laisse l’impression d’une forme de démagogie jeuniste et d’un fonctionnalisme éducationnel. En tout état de cause, la défense légitime de l’intérêt des publics scolaires que revendique le texte ne doit-elle pas s’accompagner de celle de l’intégrité morale des personnels qui les prennent en charge ? La « culture professionnelle commune » que les Écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE) ont à élaborer, pourra-t-elle se développer si des pans entiers du système éducatif vivent dans la précarité psycho-sociale au quotidien ? Les structures, si bien conçues soient-elles dans leur principe, risquent de fonctionner à vide si l’administration n’est pas invitée à rompre avec la logique de la « gestion des moyens humains » et à réhabiliter les modes de gouvernance et de fonctionnement. L’ambitieuse campagne de recrutement réussira-t-elle si l’attractivité des métiers n’est pas renforcée entre temps, d’autant que les conditions de salaires et les parcours de carrière – sans parler des effectifs de classe surchargés – sont peu avenants pour des diplômés de haut niveau ?
L’insuffisance du dialogue social comme paramètre de refondation
Sur l’axe vertical
44Étonnamment, le ministère ne semble pas envisager pas de réformer la gouvernance de la machine Éducation nationale. Les enseignants en résistance ont pourtant montré l’exemple en contestant l’autoritarisme qui prévalait dans la volonté d’imposer des dispositifs pédagogiques (programmes, aide personnalisée, évaluations nationales…) aussi néfastes que contraires à l’éthique de leur métier. Partie de la hiérarchie considère que la refondation a commencé en 2008 et a défendu, dans la concertation de l’été 2012, la gestion précédente. Il reste à préciser que quasiment tous les cadres sont restés aux mêmes postes.
Sur l’axe horizontal
45L’autre erreur de la gestion ministérielle est d’avoir oublié les enseignants et personnels de la base. Erreur d’autant plus étonnante que les personnels enseignants et d’éducation constituent un électorat historique et naturel de l’équipe au pouvoir. Il aurait fallu mettre en place des « cahiers de doléances et d’espérance » dans les établissements, en associant les enseignants, les parents et les élèves. Que la frustration accumulée depuis tant d’années puisse s’exprimer à haute voix, par écrit, aurait permis de libérer des énergies et de générer un véritable mouvement de la société civile en faveur de l’école. Dans la plupart des établissements, peu (voire pas) de réflexion collective a été consacrée à la refondation. Tout s’est joué au niveau des corps intermédiaires, représentants syndicaux, des parents d’élèves et des cadres de la hiérarchie. Avec la réforme des rythmes scolaires, ce sont les communes qui imposent aux enseignants l’organisation de la semaine, de la journée, les horaires, sans qu’ils soient là aussi réellement associés à la décision. La grogne des personnels du primaire à l’annonce du retour à la semaine des cinq jours a résulté de cet ensemble de frustrations accumulées, un peu hâtivement qualifiées de corporatistes par certains médias.
La refondation du système éducatif est conditionnée à sa démocratisation
46Le débat sur les suites à donner au vote de la loi doit prendre en compte la question de l’amélioration – en termes de démocratisation – des relations des personnels avec l’administration, la hiérarchie dans son ensemble (incluant le monde universitaire) et les publics. Cette dynamique de groupe institutionnelle apparaît comme une condition nécessaire à un authentique changement de paradigme.
Alternatives démocratiques (relations hiérarchie-personnels)
Harmonisation des degrés de gouvernance
Il est certain que si l’on veut vraiment refonder, il faudrait d’abord […] partir de la base, de l’intelligence collective sur le terrain, de la capacité de co-construction de projets bien enracinés sur le territoire dans le respect des grandes orientations nationales16.
47D’une manière générale, il serait pertinent de passer d’un système par commande hiérarchique à un système fondé sur le principe de subsidiarité : la responsabilité d’une action publique, lorsqu’elle est nécessaire, doit être allouée à la plus petite entité capable de la mettre en œuvre elle-même. C’est donc le souci de veiller à ne pas faire à un niveau plus élevé ce qui peut l’être avec plus d’efficacité à un échelon moindre, en d’autres termes, rechercher toujours le niveau pertinent pour l’action publique.17
Les relations homme-femme au sein de l’institution
48Desserrer l’étau à la fois patriarcal et jeuniste/clientéliste décrit précédemment nécessite de favoriser la mise en responsabilités des femmes, dans la perspective d’une mise à parité progressive aux différents niveaux hiérarchiques. En particulier sur le principe de la co-éducation de genre : la valorisation d’un dialogue des cultures éducatives de genre contribue en effet à la lutte contre les stéréotypes sexistes.
49L’actualité institutionnelle et socio-éducative manifeste des évolutions dans ce sens : mise en place de la parité au niveau de l’équipe gouvernementale, campagne inter-ministérielle pour la lutte contre les stéréotypes sexistes, notamment à l’école à partir de la maternelle. La décision prises aux assises de l’ESR d’assurer la parité dans les équipes universitaires est une avancée également historique.
La redéfinition des missions de l’inspection
On sait que les changements de pratiques sont très rarement provoqués par l’inspection. Les déclics nécessaires ne peuvent guère se produire dans un rapport de domination, de pouvoir. Ils se produisent au hasard de rencontres avec des collègues, avec un représentant de maison d’édition, avec un membre de RASED, avec un mouvement pédagogique… Ils ne peuvent se produire que si un fonds de formation professionnelle, d’information sur l’histoire de l’école, de culture pédagogique existe et si l’enthousiasme nécessaire au métier n’a pas été étouffé par le fonctionnement administratif de l’institution. D’où l’importance du dialogue ouvert non pas avec des hiérarques bardés de certitudes, mais avec des « ex-pairs experts » pour reprendre la formule de Philippe Meirieu, capables de comprendre, « d’expérimenter avec », de faire, d’accompagner les prises de conscience18.
50Comme d’autres syndicats, le Sgen-CFDT préconise de
passer d’une évaluation infantilisante à un accompagnement des enseignants et des équipes sur le terrain. Il faut donc qu’il y ait dialogue entre l’institution et la personne : cela doit être le sens premier de l’évaluation des personnels. Le rôle des corps d’inspection doit être recentré sur l’accompagnement des équipes. Il est nécessaire que l’évaluation comporte une dimension collective et prenne en compte aussi l’investissement dans l’établissement19.
La réhabilitation des relations intra-institutionnelles
51À travers ses écrits, l’on peut prendre acte de la volonté du ministre Vincent Peillon de réhabiliter le métier d’enseignant.
52L’avenir dira quelle concrétisation en sera faite :
Le métier de professeur est un métier de conception, non de simple exécution […] il faut pouvoir s’interroger, évoluer, se mettre en question, innover, partager avec d’autres ses expériences, ses interrogations, ses réussites aussi, les recherches en éducation seront intégrées aux Écoles supérieures. Les professeurs pourront s’y initier et pourront s’y consacrer plus intensément s’ils le souhaitent20.
Les professeurs […] travailleront en équipe et participeront à des recherches […]. Ils travailleront avec les éducateurs, les animateurs, avec les élèves professeurs, avec les collectivités locales, avec les parents pour rassembler tous les acteurs de la communauté éducative autour de projets qui permettront la réussite de tous les élèves et dont ils auront l’initiative et la responsabilité21.
53L’avenir dira aussi quelle concrétisation sera faite de la préconisation d’« humaniser » la gestion des ressources humaines :
Votre rapporteure appuie la démarche de la médiatrice de l’éducation nationale qui souhaite encourager le développement d’une culture nouvelle des rapports humains au sein du monde de l’éducation. Il est temps qu’au niveau des rectorats, dont les responsabilités n’ont cessé de s’accroître, soit mise en place une politique de gestion des ressources humaines moderne et humaine, au-delà de la simple gestion administrative des postes et des emplois du temps22.
54Certains efforts ont été conduits pour humaniser le système et rapprocher les différents intervenants, surtout grâce à l’informatique. Pourquoi pas des listes de diffusion rectorales, gérées par les directions des ressources humaines et qui favorisent la libre expression enseignante, si nécessaire sur une base collective ou de l’anonymat, sur les questions de vie scolaire, d’éducation ? Ainsi, les responsables et décideurs auraient à leur disposition davantage de moyens fiables pour évaluer la situation sur le terrain et effectuer les prospectives nécessaires. Il est souhaitable également que la hiérarchie soutienne clairement les personnels victimisés. Dans cet ordre d’idée, il faudrait renforcer l’autonomie et la capacité d’écoute des services de médiation académique.
La protection des personnels dans l’exercice de leur métier
55Le renforcement de la législation en faveur de la protection des personnels serait pertinent, entre autres sous les formes suivantes :
56- la reconnaissance institutionnelle du droit de retrait pour les personnels de l’Éducation nationale, sur le modèle des entreprises privées, préconisée par l’autonome de solidarité :
Le droit de grève souvent opposé au droit de retrait Si les tribunaux administratifs, appliquant les principes généraux du droit, ont tendance à considérer que le droit de retrait des fonctionnaires doit s’appliquer sans restriction, comme dans le secteur privé, il n’en reste pas moins que le Conseil d’État ainsi que le reste des juridictions…
57- l’intégration à l’Éducation nationale du dispositif concernant la souffrance au travail et le harcèlement moral (créé pour les entreprises telles Telecom…) ;
58- le renforcement au niveau des DRH rectorales de la politique de reconversion des personnels, dite « 2e carrière » ;
59- la création d’une juridiction académique paritaire (avec représentation des syndicats et des associations de parents d’élèves) qui statue sur les cas graves, de récidive ou de harcèlement moral. Sous les formes suivantes : signalement des élèves et/ou des parents responsables. En cas de récidive parentale, suppression – temporaire ou durable selon le cas – des allocations familiales et/ou d’autres droits sociaux relatifs à la scolarité de l’élève concerné.
60En complément, doivent être généralisées les démarches à même de recréer du lien social ainsi qu’un climat sain de convivialité. Par exemple :
- les groupes de parole et d’autres pratiques coopératives (au niveau des équipes éducatives) ;
- la médiation scolaire (au niveau de la vie scolaire).
Autres modes de fonctionnement à réformer (liste non exhaustive)
La transparence de l’information
61- au niveau national : l’information officielle, délivrée par le ministère ou le rectorat, est parfois insuffisante sur certains processus en cours, pourtant intéressants, concernant par exemple la mise en place des commissions sur la morale laïque et les innovations : quels sont leur composition, leurs objectifs, leur timing ? Une meilleure diffusion de ces informations et d’autres du même type contribuerait à la (re)mobilisation des personnels dans le domaine des alternatives réalisables et en voie de réalisation institutionnelle ;
62- au niveau académique : comme le déclare le ministre Vincent Peillon, la remontée des initiatives innovantes – expériences de terrain, requêtes et suggestions des personnels – est nécessaire au bon fonctionnement de l’institution et pour son avenir. Il reste à veiller à ce que cette consigne soit respectée dans les faits par les différentes autorités de tutelle, sans pénalisation pour les personnels qui en sont à l’origine voire avec des perspectives de mise en responsabilité. Deux pistes ont été évoquées par les représentants d’Europe Écologie les Verts à cet égard : la relance d’universités d’été et la possibilité de créer au sein des établissements, sur la base du volontariat, des unités autonomes, voire de créer des établissements spécifiques ;
63- l’absence d’archivage sur I-Prof des avis hiérarchiques donnés antérieurement pour la hors classe favorise l’arbitraire au niveau des directions et inspections. Les personnels doivent enregistrer annuellement leurs données pour ne pas courir le risque d’être dégradés sans recours d’une année à l’autre. Il est souhaitable d’archiver sur I-Prof l’information sur les notes et avis antérieurs, dans un souci de cohérence et de transparence ;
64- au niveau de l’établissement : il est impossible légalement de consulter son dossier professionnel en l’absence d’une autorisation rectorale : cette démarche ne constitue-t-elle pas une disposition infantilisante ? Quelles garanties existe-t-il par ailleurs de l’objectivité de cette documentation, alimentée et contrôlée dans la majeure partie des cas par les seules autorités administratives ? Il pourrait être accordé que les chefs d’établissement autorisent cette démarche en cas de nécessité, en présence ou pas d’un représentant syndical. Et que les personnels puissent alimenter leur dossier à partir de leurs propres attestations et recommandations de travaux.
Transparence et contrôle des décisions de la hiérarchie
65L’arbitraire existe, exercé dans un contexte de crise socio-éducative et en fonction de la mauvaise volonté ou des limites individuelles des décideurs en poste. Par exemple, sur quels critères objectifs se fonde l’attribution d’une mission au niveau académique ? D’une recherche-formation, d’un stage de formation continue ? De la nomination de professeurs associés aux ESPE et professeurs de stage ? De l’intégration dans un groupe disciplinaire ou dans le cas inverse de l’exclusion ? L’opacité des modes de cooptation favorise le copinage et les opportunismes, au détriment du débat d’idées interne à l’institution et de l’optimisation des pratiques. Les recours des personnels sont limités : le tribunal administratif et la HALDE ne peuvent gérer que les cas extrêmes de discrimination. Les abus de pouvoir en restent souvent à un stade intermédiaire et sont souvent ignorés de l’entourage professionnel. Serait intéressante la création d’une instance paritaire où soit garantie l’égalité des chances de promotion et de mise en responsabilité, sans discrimination liée au sexe, à l’origine, à la discipline… Cela par l’établissement d’une grille de critères objectifs en matière de cooptation, par des appels d’offres publics en fonction des besoins institutionnels et par l’encouragement de candidatures spontanées, effectuées en fonction d’une motivation légitime et de mérites acquis personnellement.
Gestion de la hors classe
66Une grille de critères objectifs, à utiliser pour les avis concernant la promotion à la hors classe semble également nécessaire. Le critère de réussite sur le terrain est certes premier mais sa quasi exclusivité comme critère de sélection peut maintenir les enseignant(e)s dans un statut réducteur d’exécutant dénué d’autonomie intellectuelle et sociétale. D’où l’isolement et l’enfermement de personnels dans le cadre étroit de l’exercice professionnel hic et nunc. Les limites de ce mode de sélection résultent par ailleurs de l’amplification de l’irrationnel inter-subjectif au niveau de la vie scolaire et des relations pédagogiques, en cette période de crise. Entre autres critères objectifs à prendre en compte, il y a :
- les diplômes universitaires au titre de la culture générale et disciplinaire (par exemple les thèses de doctorat) ;
- les travaux de recherche didactique (recherche-formation, animation de stages…) au titre des prospectives socio-éducatives et/ou de la mise en œuvre de la politique éducative ;
- les activités pédagogiques périscolaires au titre de l’ouverture de l’école sur la société ;
- les activités associatives, de l’ordre de la militance éducative et pédagogique, au titre de la coopération entre école et monde associatif…
67Une telle grille d’évaluation, à transposer pour d’autres cas de cooptation, permettrait de renouer avec les principes fondateurs de l’école républicaine, fondés sur le mérite et le culte de la qualité. Ce dispositif contribuerait aussi à l’ouverture du monde enseignant sur l’extérieur, que ce soit le monde académique (universitaire) ou la vie associative.
68Par ailleurs, toujours au niveau de la promotion à la hors-classe, de fortes disparités selon les disciplines ont été signalées. Pour résoudre le problème, il avait été parlé d’une péréquation : est-elle effective et suffisante ? Un bilan pourrait être fait de cette correction, pour son éventuelle amélioration.
L’intégration des professeurs – et des élèves – handicapés
69L’école de la République est défaillante aussi quant à l’intégration des professeurs – et des élèves – handicapés. Les exemples sont si nombreux de ce défaut d’attention minimale que l’on ne saurait invoquer en la matière de bénins dysfonctionnements à corriger ou le fatal manque de moyens en des temps de crise budgétaire. Or, la question du handicap à l’école doit être un combat de portée universelle. L’on peut se réjouir à ce propos de l’inscription, à l’article 1er du code de l’Éducation, du concept d’« école inclusive ». Il reste bien sûr à donner les moyens de la mise en œuvre de cette politique et à vérifier son application. Il s’agit tout d’abord d’obtenir le respect de la dignité et des droits des élèves en situation de handicap ainsi que celui de leurs parents et de leur parole. La coéducation fait partie des fondements de l’école refondée, elle est essentielle pour la scolarité des élèves en situation de handicap. Il s’agit de revendiquer le droit à chaque élève d’être inclus en fonction de son projet personnel. Cela demande une véritable sensibilisation et préparation à l’inclusion en amont par les équipes éducatives. Sachant que les élèves handicapés ne sont pas un poids pour l’école, mais en fait une chance, celle de la faire évoluer et de faire évoluer le regard sur l’autre et la différence23.
70Les préconisations ci-après constituent à ce titre un minimum peu négociable :
- l’application stricte de la loi de février 2005 qui stipule que tout enfant atteint d’une déficience physique a droit, dans la mesure du possible, à une intégration au sein d’une école non spécialisée ;
- la création d’un statut reconnu officiellement et sujet à progression de carrière pour les assistants d’éducation (assistants de professeurs handicapés, AVS…), actuellement soumis à la précarité ;
- une réelle accessibilité pour les élèves et professeurs handicapés visuels des sites internet utilisés par l’Éducation nationale à des fins pédagogiques ou administratives (Pronote, par exemple, n’est toujours pas accessible).
Autres modes de remédiation
« Favoriser l’émergence de collectifs enseignants hors des logiques hiérarchiques24 »
71L’AFEF (Association française des enseignants de français) préconise de revaloriser la place des associations disciplinaires (et d’autres secteurs) dans le système éducatif, comme facteur de remobilisation des personnels enseignants :
Une question que nous poserons est celle de la place des associations dans le paysage éducatif français. Prenant l’exemple d’autres pays, nous comptons bien interpeler le ministère sur le déficit de communication institutionnelle avec les associations disciplinaires. Mieux relayées auprès des collègues de la France entière, elles pourraient jouer ce rôle de groupe de pairs dont l’intérêt est souligné par le rapport du Sénat sur la souffrance ordinaire des enseignants, qui préconise de « Favoriser l’émergence de collectifs enseignants hors des logiques hiérarchiques ». Notre réflexion sur l’enseignement du français, entretenue par des groupes de travail plus fournis et plus nombreux, ne pourrait qu’y trouver plus de légitimité. Il ne s’agit pas, bien sûr, de s’inféoder au ministère, mais de demander à l’institution de jouer son rôle en reconnaissant l’intérêt des associations25.
Lettres électroniques autogérées d’établissements
72Le renforcement des outils informatiques pour l’animation des équipes éducatives s’avère nécessaire du fait de facteurs multiples : la complexification des taches éducatives et d’enseignement, les répercussions de la crise sociétale sur les personnels enseignants, l’exercice individualisé du métier pouvant conduire à des formes d’isolement voire de fragilisation face aux manifestations de la violence et des dépendances juvéniles, l’usage encore réduit, du fait de ces facteurs conjugués, de la communication informatique entre pairs…
73L’utilisation de lettres électroniques d’établissement permet de mutualiser de manière régulière les activités professionnelles et de favoriser la réalisation de projets de groupe ou d’établissement. Cette démarche est intéressante aussi pour mieux intégrer les personnels nouvellement nommés ou en difficulté, pour promouvoir le dialogue interdisciplinaire, les innovations pédagogiques, les activités péri-scolaires à finalité culturelle et citoyenne. Autant de facteurs de consolidation des équipes et d’émulation.
74Cet outil informatique pourrait intervenir de manière dynamique et en complément du site d’établissement et autres blogs disciplinaires, instances d’archivage des données professionnelles. Il s’inscrit, ce faisant, comme un élément du programme de numérisation de l’école. Selon le cas, sa gestion pourrait incomber aux services des CDI, au référent culturel, aux équipes informatiques des établissements ou à des enseignants ou groupes d’enseignants motivés par cette démarche.
75La publication du rapport de la Cour des comptes intitulé « Gérer les enseignants autrement » (2013) constitue un point d’appui non négligeable, pour un prolongement de la refondation du système éducatif. À propos de ses conclusions, le ministre V. Peillon
partage le constat selon lequel la compétence et le travail des enseignants constituent la première richesse de l’éducation nationale. Optimiser la gestion de cette richesse enseignante revêt en effet pour la France un triple enjeu : un enjeu pédagogique afin de se donner la possibilité de remplir les objectifs assignés à l’école par la Nation ; un enjeu budgétaire car la masse salariale de l’Éducation nationale représente 97 % de son budget et enfin un enjeu pour le métier lui-même afin de permettre aux enseignants un meilleur déroulement de carrière. […] Plusieurs chantiers sont déjà ouverts, dans le cadre du dialogue social, pour définir et reconnaître la pluralité des missions des enseignants : par exemple, dans le premier degré, l’évaluation pédagogique des élèves, le temps de concertation, de travail en équipe, de dialogue avec les parents ; quant aux enseignants du second degré, des dispositions viseront à mieux prendre en compte la diversité de leurs parcours professionnels dans la progression des carrières.
76S’agissant de la modernisation du métier d’enseignant, le ministre de l’éducation nationale, Vincent Peillon, a annoncé l’ouverture de discussions à l’automne prochain (2013), avec les organisations syndicales et l’ensemble de la communauté éducative, pour échanger sur l’ensemble de ces questions (métier, missions, carrières) afin d’améliorer la gestion et l’efficacité pédagogique de notre système éducatif26.
77L’avenir dira quelle réalisation sera faite de ces nobles objectifs.
Notes de bas de page
1 Debray, 2002.
2 Onfray, 2006, p. 89-92.
3 Éduscol : « L’éducation à la santé et à la citoyenneté constitue une priorité pour l’ensemble des acteurs de l’Éducation nationale. Créé par la circulaire no 98-108 du 1er juillet 1998, le comité d’éducation à la santé et à la citoyenneté (CESC) est un dispositif qui constitue au niveau de l’établissement scolaire un cadre privilégié de définition et de mise en œuvre de l’éducation préventive en matière de conduites à risques, de dépendances, dans et hors l’école. »
4 Éduscol : « Programme de l’ECJS : Classe de 2de : 7 notions : civilité, intégration, nationalité, droit, droits de l’homme et du citoyen, droits civils et politiques, droits sociaux et économiques. 4 thèmes : citoyenneté et civilité, citoyenneté et intégration, citoyenneté et travail, citoyenneté et transformation des liens familiaux. Classe de 1re : 7 notions : pouvoir, représentation, légitimité, État de droit, République, démocratie, défense. 4 thèmes : exercice de la citoyenneté, représentation et légitimité du pouvoir politique ; exercice de la citoyenneté, formes de participation politique et d’actions collectives ; exercice de la citoyenneté, République et particularismes ; exercice de la citoyenneté et devoirs du citoyen. Classe de terminale : 8 notions : liberté, égalité, souveraineté, justice, intérêt général, sécurité, responsabilité, éthique. 4 thèmes : la citoyenneté et l’évolution des sciences et des techniques, la citoyenneté et les exigences renouvelées de justice et d’égalité, la citoyenneté et la construction de l’Union européenne, la citoyenneté et les formes de la mondialisation. »
5 . La mise en ligne des cahiers de texte des enseignants depuis début 2010 et sans garantie préalable d’ordre juridique ou administratif ne va-t-elle pas fragiliser une corporation déjà sur la brèche ?
6 Frackowiak, 2012.
7 Cour des comptes, 2013.
8 Devineau, 2012. Le constat à l’Université porte quant à lui sur la sous-représentation des femmes. Voir l’analyse précitée qu’en fait Rabier (2013).
9 Langeois, 2013.
10 Cacouault-Bitaud, 2007, p. 11.
11 Soulié, 2013, p. 18.
12 Sassier, 2012.
13 Gonthier-Maurin, 2012.
14 Délégation ministérielle chargée de la prévention et de la sécurité en milieu scolaire, 2012.
15 Jarraud, 2014.
16 Frackowiak, 2013.
17 Sgen-CFDT, 2013.
18 Frackowiak, 2013.
19 Sgen-CFDT, 2013.
20 Peillon, 2013, p. 85.
21 Peillon, 2013, p. 143.
22 Gonthier-Maurin, 2012.
23 FCPE (section Meurthe et Moselle), 2013.
24 Gonthier-Maurin, 2012.
25 Youx, 2012.
26 Ministère de l’Éducation nationale, 2013.
Auteur
Professeure agrégée de lettres modernes, docteure en littérature française (lycée Raymond-Naves de Toulouse). Expérience de formation enseignante acquise notamment dans le cadre de la coopération francophone au Maroc et au Bénin, spécialiste de didactique et d’anthropologie culturelle. Coordination de séminaires à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS-Paris).
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Didactique de la lecture
Regards croisés
Claudine Garcia-Debanc, Michel Grandaty et Angeline Liva (dir.)
1996
Le système éducatif
À l’heure de la société de la connaissance
Martine Boudet et Florence Saint-Luc (dir.)
2014
Sur le chemin des textes
Comment s’approprier l’écrit de l’enfance à l’âge adulte
Catherine Frier
2016
Programmes et disciplines scolaires
Quelles reconfigurations curriculaires ?
Christine Vergnolle Mainar et Odile Tripier-Mondancin (dir.)
2017