La contribution des idées de Gérard Vergnaud
À la démocratisation des apprentissages au Brésil
p. 307-319
Texte intégral
1Ce texte concerne une action didactique de grande ampleur qui a été inspirée par les idées de Gérard Vergnaud et il lui rend hommage. Je me suis éloignée des activités académiques conventionnelles pendant des années, car je me suis engagée politiquement, d’abord comme Secrétaire d’Education à la mairie de Porto Alegre pendant 4 ans puis pendant 8 ans comme députée fédérale au nom du Parti des Travailleurs, au Brésil. J’ai pourtant été toujours liée aux activités du GEEMPA (Groupe d’Etudes sur l’Education, Méthodologie de Recherches et Action), ONG fondée il y a 34 ans, qui poursuit l’amélioration de l’enseignement en donnant délibérément la priorité aux écoles publiques fréquentées par des élèves issus des familles de couches populaires.
2Je regrette vivement l’absence physique de Renan Samurçay parmi nous. C’est bien dommage. La mort devrait être seulement un passage, sans maladie, pour le repos, après une longue et féconde vie et pas une interruption injuste à l’âge de 46 ans, comme il est arrivé à Renan, cette Turque merveilleuse, pleine de courage et d’enthousiasme.
3Pendant l’élaboration de ma thèse de Doctorat sur le champ conceptuel des structures multiplicatives (Grossi, 1985), sous la direction d’études de Gérard Vergnaud, le GEEMPA (initialement Groupe d’Etudes sur l’Enseignement des Mathématiques de Porto Alegre) s’est rendu compte que le plus grand problème de l’éducation à l’école élémentaire au Brésil n’était pas l’apprentissage des mathématiques, mais l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Je me suis donc engagée à travailler parallèlement et simultanément sur les questions de mathématiques et sur l’alphabétisation, y compris au temps de la préparation de ma thèse. Au début, je ressentais un tiraillement entre les deux sujets. J’ai travaillé ma thèse en voyageant périodiquement entre le Brésil et la France, pendant quatre ans, et quand je rentrais au Brésil j’étais obligée, par les circonstances, de m’associer aux responsabilités du GEEMPA pour l’aider à faire face au défi d’enseigner à lire et à écrire dans des écoles publiques où les échecs étaient très grands. Loin d’avoir affaibli les rendements des deux recherches, cette simultanéité les a enrichies.
1. Le GEEMPA et le mouvement des mathématiques modernes
4Au moment de m’engager dans cette étude sur les structures multiplicatives, j’appartenais au mouvement des mathématiques modernes. Mes premiers contacts avec ce mouvement furent Lucienne Felix, puis les blocs logiques et les publications de Zoltan Dienes (Dienes, 1970 ; Dienes et Jeeves, 1967), ainsi que les livres de George Papy. Je suis alors venue à Paris, pendant un an et demi, et j’y ai travaillé avec Madame Picard, tout en suivant des cours de Maîtrise à Paris VII. J’élaborais sous la direction d’études de Pierre Greco, un mémoire sur la numération dans plusieurs bases.
5À cette époque, je pris contact avec les IREM (Instituts de Recherche sur l’Enseignement des Mathématiques) et je participais à des réunions périodiques de professeurs de mathématiques. J’eus l’occasion de participer pour la première fois à l’ICME (International Congress in Mathematical Education) à Lyon. En 1971, le GEEMPA établit un contrat avec Dienes pour une suite de travaux conjoints à Porto Alegre, dans le cadre du ISGML (International Study Group for Mathematics Learning), travaux qui se sont accomplis pendant plusieurs années. Tamás Varga, Maurice Glaymann, Claude Gaulin et d’autres chercheurs ont rejoint Dienes au GEEMPA à Porto Alegre.
6Dienes créait des activités sur des aspects importants des mathématiques, en dehors des programmes officiels, mais ce qui étonnait surtout dans son approche était sa capacité d’utiliser des structures mathématiques complexes avec des élèves très jeunes en obtenant un degré très élevé de réussite. Ceci plaçait les professeurs dans une position très peu confortable quand ils comparaient les bonnes performances des élèves aux leurs, car ils se retrouvaient dans une presque totale incapacité à les accompagner.
7Dans la même ligne de Dienes, mais en cherchant à s’approcher des programmes officiels, Mme Picard s’est engagée dans une école privée où elle a conduit un travail très intéressant que j’ai eu l’occasion de suivre de très près pendant les 18 mois lors de mon premier séjour à Paris, à partir de 1968.
8Il est important de remarquer que Mme Picard, tout comme Dienes, travaillait dans les classes d’élèves – ce qui était un pas significatif aujourd’hui partagé en didactique – et qu’elle mettait en exergue le processus intellectuel quand elle écrivait “l’enseignement des mathématiques au niveau élémentaire ne devrait pas avoir comme objectif principal l’acquisition de notions si bien cataloguées et si bien organisées soient-elles, mais bien plus l’éducation des enfants à une attitude de recherche et de création qui leurs permet d’être autonomes” (Picard, 1976, p. 14).
9Il s’agissait déjà de la quête du processus, mais à cet instant sans pouvoir le définir, et, dans ce cas, en se limitant à proposer des tâches pertinentes, créatives et nombreuses autour de certains contenus du programme scolaire.
10Dans le contexte des idées de Dienes, le GEEMPA a participé à une recherche transculturelle avec des expériences semblables au Canada, en Hongrie et aux États-Unis, dont les résultats furent très positifs, dans le cadre restreint des conditions travaillées dans chaque pays, c’est-à-dire, dans un univers contrôlé, du point de vue, surtout, de la formation des professeurs responsables des classes expérimentales. Le contexte des idées de Dienes comprend sa théorie des six étapes du processus d’apprentissage en mathématique, à savoir : jeu libre, jeux structurés par des règles, comparaison des jeux, réprésentation graphique de cette comparaison, invention d’un langage et axiomatisation. Malgré l’intention d’expliquer le processus d’apprentissage en mathématique à partir des six étapes décrites ci-dessus, Dienes répétait la façon conventionnelle de faire apprendre les mathématiques, ayant comme but des apprentissages la formalisation axiomatique et en s’appuyant dans la logique des contenus enseignés.
11L’ensemble des activités créées par Dienes dans plusieurs domaines mathématiques consistait à faire jouer les élèves pour résoudre des problèmes instigateurs, mais, à vrai dire, ces activités émanaient des contenus mathématiques et non du processus d’apprentissage des élèves. Il s’agissait, en quelque sorte, de l’établissement d’un homomorphisme entre les éléments des connaissances mathématiques et leurs concrétisations dans des représentations graphiques (comme Papy le fit également) ou dans des matériels didactiques. L’établissement de cet homomorphisme s’attachait au domaine plus large des mathématiques modernes. Il était très utile pour ceux qui avaient suivi des cours conventionnels en disposant seulement du tableau noir, de la craie, de la voix du professeur et des manuels scolaires.
12Dienes, lui-même, s’est rendu compte que les six étapes du processus d’apprentissage en mathématique ne resistaient pas à une validation scientifique, et qu’il ne s’agissait donc pas d’une théorie valide pour expliquer l’apprentissage. Dans son livre “Les six étapes du processus d’apprentissage en mathématique”, Dienes exprime l’idée d’un apprentissage autour de l’action sur les objets et fait ainsi un pas vers un cadre théorique différent du behaviorisme, ainsi qu’il l’exprime ci-dessous :
“Qu’est-ce que comprendre ? Qu’est-ce qu’apprendre ? Il faut bien avouer qu’à ces deux questions nous n’avons pas encore de réponses scientifiquement satisfaisantes. S’il est vrai que personne ne doute plus aujourd’hui du fait que la relation stimulus-réponse conduit à un dressage qui, sur le plan aussi bien de la compréhension de l’apprentissage ultérieur, représente la plupart du temps des blocages, il reste à montrer quels sont les éléments constitutifs du processus d’apprentissage digne de ce nom.” (Dienes, 1970, p. 7).
13Et il continue ainsi à la page 9 du même livre :
“La notion d’environnement nous paraît capitale” – “Il faut donc inventer un environnement artificiel” – “On peut créer un environnement artificiel pour l’apprentissage d’un ensemble quelconque de notions mathématiques.”
14Cette équivoque théorique permet de comprendre l’échec des résultats d’apprentissages menés selon les propositions de Dienes, ainsi que selon celles des mathématiques modernes. À Porto Alegre, le GEEMPA a vécu cette difficulté. En effet, les bons résultats obtenus dans les classes expérimentales furent difficiles à généraliser dans les systèmes d’enseignement. La reproductibilité des expériences était, à vrai dire, impossible.
2. Les travaux d’Emilia Ferreiro sur la lecture et l’écriture au bénéfice des enfants des bidonvilles
15L’échec dans les apprentissages en mathématiques a coïncidé avec la constatation que le plus grand problème de l’enseignement élémentaire au Brésil était l’alphabétisation. Par chance, Emilia Ferreiro venait de faire publier son livre “Les systèmes d’écriture et le développement de l’enfant” (Ferreiro et Teberoski, 1979). Nous avons trouvé dans ses découvertes un appui et beaucoup de lumières qui nous ont aidés à long terme vers la construction d’une séquence didactique pour alphabétiser.
16Un clair indice des possibilités de résoudre cette problématique a été observé dans une classe de 25 élèves, où 75 % des élèves ont appris à lire et à écrire en une année scolaire, alors que dans les écoles où l’expérience a été menée, dans le bidonville de Santo Operario, le pourcentage de réussite était de 20 %, depuis des années. Deux ans après, le résultat a atteint les 90 % de réussite dans quatre classes.
17Cette expérience fut réalisée avec la coordination d’une équipe interdisciplinaire composée d’une pédagogue, d’une sociologue, d’un médecin, d’un psychanalyste, d’un anthropologue et de moi-même (dans les rôles de professeur de mathématique et de chercheur en psychologie cognitive), à côté des professeurs de musique, d’éducation physique, de danse, de théâtre et d’arts plastiques.
18L’une des conséquences les plus importantes de l’interdisciplinarité de l’équipe de recherches fut l’exclusion de l’hypothèse d’une relation entre les difficultés d’apprentissage et une mauvaise nutrition, à partir de la présence du pédiatre neurologue qui a examiné et testé 240 élèves et qui n’a trouvé aucun élève portant des traces de mauvaise nutrition. Cela nous a ouvert une nouvelle voie sur les possibilités d’apprentissage des élèves.
19Nous avons présenté cette expérience au siège de l’association du quartier, parce que l’école avait une image très négative pour les habitants de ce bidonville, en raison de ses très mauvais résultats.
20Ces enfants n’avaient chez eux ni livres, ni journaux, ni même des lettres. Ils arrivaient donc à l’école dans des conditions différentes de celles des enfants de cadres ou de la classe moyenne. Or, Emilia Ferreiro a signalé que la construction du champ conceptuel de la lecture et de l’écriture commence bien avant que l’enfant ne soit dans une classe, devant une maîtresse. Elle a déterminé les problèmes très intéressants que se posent les enfants lorsqu’ils s’approprient ce champ conceptuel. Tout d’abord, l’idée qu’on ne peut lire des lettres que s’il y a des images à côté. On ne lit pas des « pures » lettres. L’un des premiers problèmes pour constituer une écriture est de déterminer l’écart entre l ‘ écriture et le dessin.
21Avant qu’un enfant n’arrive à établir une liaison entre la chose écrite et la segmentation de la prononciation, il se pose encore beaucoup d’autres problèmes tels la quantité minimale de lettres pour qu’on puisse lire un mot et l’idée qu’on n’écrit pas tout ce qu’on lit. Par exemple, on écrit des substantifs, mais pas de verbes ou des articles. Pour l’enfant en cours d’alphabétisation, lecture et écriture ne sont pas deux actions inverses l’une de l’autre.
22La connaissance des conceptions des élèves, découvertes par Emilia Ferreiro, qui s’organisent en schèmes progressifs de complexité psychogénétique, a joué un rôle important dans la construction des séquences didactiques qui peuvent faire progresser les élèves d’un schème à l’autre.
23C’est selon ces principes que nous avons étudié, appliqué et évalué dans une séquence didactique dans laquelle nous introduisons, dès le début de l’année, toutes les lettres de l’alphabet et n’importe quels mots, à condition qu’ils aient une signification pour les élèves. Nous introduisons également des textes, considérés comme des unités linguistiques plus riches que celle des mots ou celle des lettres, avec un sens historique encore plus grand que celui des phrases.
24On donne aux élèves l’occasion de se plonger dans un environnement riche de relations opératoires entre lettres, syllabes, mots, phrases et textes, liées à des signifiés reconnus des élèves, parce que l’apprentissage ne se fait pas de façon linéaire, mais d’une façon beaucoup plus proche des relations des éléments d’un treillis. Il s’agit de permettre à chacun de progresser à partir du point où il se trouve.
25Le principe de base de la séquence didactique est que l’apprentissage est un processus global socio-affectif-cognitif et qu’il faut le planifier en ayant en vue tous ces aspects.
26Dans la première partie de cette étude le but était d’identifier les causes de l’échec scolaire. Le terrain choisi pour la recherche était un bidonville de Porto Alegre, représentatif de la plupart des bidonvilles du Brésil.
27Le fait que les chercheurs n’appartenaient pas à la même classe sociale que les leaders et les habitants du bidonville a créé au GEEMPA le besoin d’établir un climat de confiance avec eux, sans quoi la validité des résultats de l’expérience aurait été compromise.
28Dans un premier temps, à titre de sondage, des classes expérimentales ont fonctionné seulement une ou deux fois par semaine.
29En marge du travail dans les classes expérimentales, des évaluations individuelles et des conditions physiologiques (en particulier neurologiques), affectives et cognitives, ont été menées. On a pu aussi caractériser, en collaboration avec les familles, les structures socio-économiques et anthropologiques de la population.
30Les résultats de cette expérience préliminaire ne nous conduisaient pas à conclure en faveur d’une faible capacité d’apprentissage de ces élèves. Au contraire, dans les épreuves de type cognitif (épreuves de conservation), les résultats étaient parfaitement comparables à ceux obtenus avec des élèves de milieux plus favorisés au Brésil, et même à ceux obtenus chez des élèves à Genève.
31L’examen du neuropédiatre montrait que les enfants avaient un niveau de développement perceptif-moteur normal. En général, les signes liés à la malnutrition (relatives aux rapports entre âge, poids et taille) n’apparaissaient pas lors de l’examen clinique.
32Il semble donc que la malnutrition n’ait entraîné aucun handicap, ce qui infirmerait la thèse officielle selon laquelle l’échec scolaire dans les bidonvilles est imputable aux lésions cérébrales causées par la sous-alimentation au cours des deux premières années de vie. Cette étude, ainsi que d’autres études du même genre, a donc remis en cause cette thèse.
33Il faut donc prendre en compte un facteur psycho-sociologique qui pèse lourdement sur les résultats scolaires : l’obsession de l’échec transmis d’une génération à l’autre, à la suite des expériences vécues et qui fait que l’habitant du bidonville considère la réussite scolaire comme lui étant par nature inaccesible. D’autant plus que, d’habitude, l’école est inadaptée aux motivations et à la manière de vivre de cette population d’élèves.
34Tous ces aspects ont du être pris en compte avant que nous puissions aborder la seconde partie de cette étude : la construction d’un projet d’enseignement (une séquence didactique) permettant d’atténuer l’échec massif des élèves provenant des couches populaires, dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture.
35L’idée initiale du GEEMPA, qu’il fallait compenser le bas niveau intellectuel, a du être abandonnée. En revanche, il fallait donner aux élèves confiance en leur capacité d’apprendre et agir dans le même sens auprès des familles. Il faut aussi combattre chez les instituteurs le préjugé idéologique selon lequel les enfants des couches populaires présentent des faiblesses intellectuelles congénitales.
36Au bidonville, la plupart des problèmes qui, ailleurs, seraient considérés comme particuliers à une famille, ne trouvent de solution que communautairement, avec l’aide des voisins. Il est donc difficile pour l’enseignant d’obtenir de l’élève un travail individuel en classe. La notion de travail individuel étant proprement aberrante dans ce bidonville, nous nous sommes dirigés vers l’organisation de petits groupes d’élèves en classe.
37Les enfants des bidonvilles ne sont pas épargnés et vivent très tôt des expériences difficiles. Les maisons, par exemple, sont très petites et ne permettent pas de cacher aux enfants même les relations sexuelles des parents. Ces enfants vivent des expériences fortes, comme la mort qui arrive souvent, et même des morts très violentes, comme cela est arrivé au père de deux de mes élèves, qui a été brutalement tué.
38Parmi les multiples aspects de la vaste problématique de cette expérience d’alphabétisation dans des bidonvilles, l’un des plus forts est la peur des enfants de perdre les liens d’identité avec leurs familiers encore analphabètes. L’histoire de Janaina, ci-dessous, illustre avec clarté la dramatique de quelqu’un qui reconnaît la différence entre une maison laide, vide de livres et une maison jolie, “plus meilleure”, où il y a des livres. Mais pour y habiter, il faut dire adieu à maman et ne plus être un bébé.
39L’histoire de Janaina : Une élève de 7 ans, face à un magnétophone disponible en classe, a inventé l’histoire suivante, très expressive du malaise autour de l’analphabétisme.
« Il était une fois trois fleurs et trois maisons. Les fleurs étaient abandonnées... les choses.... ne pouvaient pas, personne n’avait où habiter. Et un jour une petite fille est venue. Ah, je vais prendre ces fleurs pour jouer. Je vais là-bas dans la maisonnette. C’est beaucoup mieux. Je vais jouer avec les fleurs, donner de l’eau, je ne vais pas les laisser mourir. C’est à cause de ça que les maisons sont très pauvres et qu’il n’y a personne pour jouer. Mais je vais y habiter et jouer avec elles. »
« Au moment où je suis... que je suis en train de voir cette maisonnette, je m’en vais. Ce n’est pas bon d’habiter une maisonnette qui reste abandonnée, sans mère, sans rien. Cette maison-là est très pauvre, je le vois, je m’en vais, mais je vais dire à ma mère que je ne vais plus habiter là, et j’ai décidé un truc pour moi : lire, je vais lire dans une maison, où il y ait des livres, là, là, là, là, je vais habiter une maison plus belle. Au revoir. »
(La maîtresse lui demande qu’elle lui parle sur la maisonnette pauvre, abandonnée)
« Cette maison abandonnée, ma mère ne s’occupe pas de moi, c’était une maison moche, elle est même trop moche. Je vais aller pour l’autre maison, une autre maison plus meilleure, mère. Alors, vous, adieu. Je suis venue ici pour te dire que je vais habiter une autre ville. Alors, mère, cette maison est très laide, je ne peux rien faire. Alors, je dois m’en aller de cette maison moche, mère dégoûtante. »
(La maîtresse lui demande qu’elle parle de l’autre ville, la maison plus jolie)
« Cette maison plus jolie est dans une ville très loin d’ici. Alors, je vais là-bas. Et je ne veux personne ici à m’ennuyer. Et personne là-bas ne m’ennuie. C’est une ville très belle. Là-bas, il n’y a pas de bruit, là-bas il n’y a pas de bête, et c’est tellement bon. »
(La maîtresse lui demande qui habite la ville)
« Là-bas il n’y a personne. Il n’y a que moi qui vais y habiter.” “Tu ne vas plus le voir ton bébé, maman. »
40Cette expérience a montré la possibilité d’organisation d’un espace de problèmes didactiquement capable de rattraper des pauvretés d’expériences dans la vie courante, parce que l’apprentissage spontané ou le développement de concepts quotidiens correspond, en verité, à l’existence d’une ambiance riche des éléments d’un champ conceptuel visé.
3. Les convergences du champ de la lecture et de l’écriture et du champ mathématique
41Comme je l’ai déjà dit, tandis que se réalisait l’expérience au bidonville, je travaillais ma thèse de Doctorat, sous l’orientation de Gérard Vergnaud, sur l’apprentissage et la psychogenèse du concept de multiple. Une didactique pour faire apprendre la structure multiplicative, ayant la structure de treillis, est une nouveauté en même temps épistémologique et didactique. Elle porte sur l’acquisition de l’ordre partiel constitué par les relations multiple et diviseur et sur la constitution de la structure en treillis des diviseurs des nombres naturels. Sa richesse est ample et profonde, parce qu’elle implique véritablement la théorie des champs conceptuels d’une façon pleine et fine. Elle comprend un ensemble de concepts qui requièrent une gamme d’invariants opératoires, à partir d’un ensemble de situations. Le processus permettant de progresser dans ce champ conceptuel suit une séquence hiérarchisée de schèmes.
42Les deux éléments de la méthodologie utilisée furent donc l’application d’une épreuve et la mise en œuvre d’une séquence didactique, pendant quatre mois d’études, dans quatre classes d’élèves de 11 à 17 ans. Grâce à cette méthodologie, il fut possible de mettre en évidence un ensemble structuré de schèmes caractéristiques du long processus d’acquisition des concepts de ce champ conceptuel. Le but central de cette recherche était l’étude « de mécanismes formateurs assurant le passage d’un schème au suivant, sur lesquels nous étions assurément peu renseignés », selon les paroles de Jean Piaget.
43Il est important de remarquer les convergences apparues dans les deux champs d’étude, l’apprentissage de la lecture et de l’écriture d’une part, et l’apprentissage du concept de multiple d’autre part. Dans les deux cas, nous fîmes le constat d’un processus qui s’appuyait sur un ensemble hiérarchisé de schèmes. Ce processus se nourrit et se conforme dans le quotidien d’un groupe social avec une historicité et une certaine régularité d’ignorances, au sens défini par Sara Pain (1989). Les ignorances sont les états d’équilibration dans le processus. Elles comportent une “jouissance” ressentie socialement qui représente l’obstacle central à vaincre dans la construction des connaissances.
44Ces constats purent être établis que grâce à l’ouverture intellectuelle de Gérard Vergnaud qui accepta de diriger une thèse dans un domaine aussi large. La structure multiplicative est comprise avec toute la complexité de la théorie de treillis, c’est-à-dire à la fois comme un contenu scientifique à enseigner et sous l’angle du processus d’apprentissage.
45Du point de vue du contenu scientifique, la théorie de treillis couronne, élargit et complète les multiples aspects qui font partie de la problématique de la multiplication et de la division, en tant que conceptualisations indispensables pour pouvoir accéder à d’autres domaines des mathématiques. Arriver à la merveille des treillis des diviseurs de chaque nombre réaffirme et solidifie, en termes de structure de pensée, la compréhension opératoire de ce champ conceptuel et lui donne du sens et une utilité intellectuelle.
46Aller au fond du processus d’apprentissage du concept de multiple a signifié découvrir la longue et large trajectoire socio-culturelle d’insuffisances, d’obstacles, de fabulations, d’idéation élémentaire qui le président. La mise en évidence d’une certaine régularité dans cet univers de tâtonnements, à partir d’une ethnologie des faits qui caractérisent les processus d’appropriation de ce champ conceptuel, ouvre des possibilités d’efficacité à la didactique. Cette efficacité repose sur la possibilité de création d’espaces de problèmes, problèmes qui rendent opportune la transition d’un schème à l’autre, dans l’ensemble structuré selon lequel se fonde le processus d’apprentissage.
4. Les efforts plus récents du GEEMPA pour démocratiser les apprentissages au Brésil
47Le GEEMPA, comme Organisation Non Gouvernementale, intervient à une échelle adaptée aux dimensions des problématiques de l’éducation au Brésil – telle que dans le seul domaine de l’illettrisme, il y a 15 millions d’adultes analphabètes absolus et 35 millions d’adultes analphabètes fonctionnels.
48La méthodologie du travail scientifique du GEEMPA comprend les trois champs de recherche suivants : 1) apprentissage des élèves ; 2) formation des enseignants ; 3) gestion d’une innovation dans les systèmes d’enseignement.
49Après l’étude expérimentale d’alphabétisation d’enfants au bidonville « Santo Operário », à Porto Alegre, le GEEMPA a donné 15 cours de 400 heures à des groupes de professeurs qui souhaitaient connaître et appliquer la séquence didactique du GEEMPA. En particulier, au cours des quatre années (1989 à 1992) de ma fonction de secrétaire d’éducation au gouvernement de la mairie de Porto Alegre, des milliers d’élèves ont appris grâce à cette méthodologie, non seulement à Porto Alegre, mais également dans d’autres villes dont les maîtres s’étaient formés au GEEMPA.
50A la suite de cela, le GEEMPA s’est orienté vers l’alphabétisation d’adultes, fort de sa spectaculaire réussite en trois mois des élèves, sans abandon de ceux-ci (Grossi, 2002).
51En 1997, à Porto Alegre, a été mis en place un projet spécial d’alphabétisation de 1000 femmes adultes en trois mois. Il a inspiré le souhait de faire disparaître l’analphabétisme dans la municipalité de Horizontina. Un groupe de députés fédéraux a suivi de près ce projet et a alors proposé une alphabétisation en direction de fonctionnaires à la Chambre de Députés, à Brasília. Après trois mois d’apprentissage, 127 fonctionnaires, lisaient et écrivaient un texte simple, et la diffusion de ce résultat par la presse a produit un effet important. Des cours de formation ont donc été réalisés á la Chambre des Députés, ce qui a déclenché des projets semblables dans neuf provinces brésiliennes : Ceará, Piauí, Pernambuco, Rio de Janeiro, São Paulo, Goiás, Paraná, Brasília et Rio Grande do Sul. Ces expériences d’alphabétisation d’adultes ont touché 30000 adultes, en 2003.
52Pour arriver à ces bons résultats, la formation des enseignants comprend une journée de sensibilisation, cinq jours de cours, de réunions hebdomadaires d’études en petits groupes et deux jours d’animation, et cela chaque mois, sous la responsabilité des professeurs du Geempa.
53Chaque classe d’alphabétisation est composée en moyenne de 20 élèves. Elle fonctionne trois fois par semaine, par plages de trois heures.
54L’enseignant fait passer individuellement à chaque élève une épreuve comportant neuf tâches : 1) écriture du propre nom ; 2) lecture de son propre nom (*) ; 3) écriture de quatre mots et d’une phrase (*) ; 4) lecture d’un texte dicté par l’élève à l’enseignant ; 5) lecture des quatre mots et de la phrase ; 6) écriture d’un texte ; 7) écriture des lettres ; 8) lecture des lettres (*) ; 9) classement d’unités linguistiques.
55À partir des performances des élèves dans les trois tâches principales (notées *), on réalise des graphiques en escalier qui sont affichés au mur de la salle de classe.
56Il est possible pour chaque élève de représenter le réseau de ses performances comme ci-dessous :
57Cette épreuve, appelée “classe-interview” est répétée chaque mois.
58Tous les élèves d’une même classe doivent avoir un noyau commun de connaissances ou de non-connaissances, c’est-à-dire qu’ils ne doivent ni lire ni écrire au début de la période d’études.
59Dans le contrat didactique, il est affirmé que tous les élèves peuvent arriver au plus haut de chaque escalier et que la classe doit fonctionner comme un corps, dont chaque partie est indispensable ou, du moins, très importante. L’idée centrale que l’apprentissage est un phénomène social prend donc tout son sens : apprendre, c’est appartenir à un nouveau groupe de personnes qui disposent de quelques schèmes opératoires de pensée que l’élève cherche à acquérir.
60Chaque classe s’organise en petits groupes d’élèves, à partir des résultats d’une élection où chaque élève vote pour trois collègues : le premier, avec qui il veut apprendre ; le deuxième, avec qui il veut échanger, parce qu’ils sont à peu près au même niveau de compétences ; le troisième, à qui il veut enseigner. Pour choisir ces trois collègues, les élèves utilisent l’information donnée par les escaliers des performances obtenues dans les tâches de l’épreuve et qui sont affichés dans la classe.
61Des petits groupes d’élèves sont organisés selon leurs positions dans l’un des escaliers, s’il s’avère intéressant de proposer des tâches singulières à partir des performances singulières de ces sous-groupes.
62La base de l’organisation des activités en classe est donc le processus d’apprentissage des élèves et la dramatique qui l’accompagne. Dans cette dramatique, la problématique d’abandonner la jouissance d’être analphabète pour assumer le désir d’être alphabétisé occupe une place importante. Cette problématique est très forte pendant les apprentissages.
63L’utilisation de la lecture de textes littéraires choisis, pour traiter ces aspects dramatiques ainsi que le sentiment de perte ou la peur de l’inconnu, aide à faire face aux obstacles socio-affectifs qui entourent les apprentissages. Dans cette même direction se placent d’autres activités culturelles prévues au cœur même de la séquence didactique, c’est-à-dire, voir des films, aller au théâtre, jouir de la musique, de la danse, des arts plastiques, participer à des événements sportifs si significatifs pour le peuple brésilien, comme les matchs de football, ou même tout simplement regarder, à l’école, des reproductions de tableaux d’art. C’est dans ce sens que le fils de Portinari, l’un des grands peintres brésiliens, a donné au GEEMPA les droits de reproduire dix de ses œuvres, qui sont placées aux murs des salles de classe.
64En toute amitié, au nom de tous qui ont bénéficié des idées fécondes de Gérard Vergnaud, pour jouir du plaisir d’apprendre, mes remerciements les plus sincères.
Auteur
Grupo de Estudos sobre Educação, Metodologia de Pesquisa e Ação, Porto Alegre, Brésil
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Didactique de la lecture
Regards croisés
Claudine Garcia-Debanc, Michel Grandaty et Angeline Liva (dir.)
1996
Le système éducatif
À l’heure de la société de la connaissance
Martine Boudet et Florence Saint-Luc (dir.)
2014
Sur le chemin des textes
Comment s’approprier l’écrit de l’enfance à l’âge adulte
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2017