Constitution du savoir mathématique en classe et expérience extrascolaire des enfants : quelques apports inspires par le travail de G. Vergnaud
p. 275-291
Texte intégral
1. Introduction
1Mon exposé portera sur certaines problématiques de recherche inspirées par l’élaboration de Vergnaud (1990) sur les concepts. Je ferai référence à mes propres travaux sur l’enseignement et l’apprentissage des mathématiques dans les domaines d’expérience et aux résultats de la thèse (dirigée par Vergnaud et moi-même en régime de co-tutelle) de Nadia Douek (Douek, 2003) sur le même sujet.
2Dans la classe, la construction théorique de Vergnaud à propos des concepts suggère des critères importants, en termes opérationnels, pour faire le point (selon les « composantes » des concepts) sur l’état de progression de l’enseignement d’un concept et sur le niveau de sa maîtrise par chacun des élèves.
3Dans la recherche didactique, la théorie de Vergnaud pose le problème des conditions à établir pour développer la maîtrise d’un concept selon ses « c omposantes ». En particulier, des études comme celle de la constitution dans la classe des situations de référence au sein d’un domaine d’expérience (voir les travaux du Groupe de Gênes : Boero et al, 1995) et l’étude du rôle du langage verbal (sous forme d’argumentation) pour le développement de la maîtrise des concepts (Douek, 2003), utilisent l’élaboration de Vergnaud et semblent s’intégrer dans sa perspective de recherche, même si elles exploitent aussi d’autres références théoriques. En liaison avec ces études, on peut considérer le rapport (dont l’enseignant guide le développement à travers l’argumentation) entre les représentations que les élèves se font d’un certain phénomène (naturel, social, ou mathématique) et l’organisation mathématique des données expérimentales à propos de ce phénomène. Les concepts mathématiques interviennent dans la résolution des situations – problèmes qui concernent le phénomène comme des outils pour décrire, prévoir, interpréter ce qui se passe dans la réalité (au sens large – y compris la réalité mathématique) et de ce fait, les concepts mathématiques évoluent et s’enrichissent de ces « situations de référence » pétries des « représentations » des enfants, qui donnent des « sens » nouveaux. Or, cette relation entre, d’une part, expérience (et représentations) commune d’un certain phénomène et, d’autre part, concepts mathématiques peut présenter des situations conflictuelles (ou synergiques) extrêmement intéressantes à étudier du point de vue cognitif, anthropologique et culturel. Je chercherai à le faire voir à partir d’un exemple où l’exploration de l’infinité de nombres est en rapport avec les représentations de l’infini que les enfants dérivent de la culture (en particulier, la culture religieuse de leur milieu, leurs représentations de la vie biologique, etc.). Cela pose d’ailleurs le problème du rôle et de la gestion dans la classe (et de la nécessité ?) des cultures éloignées de la rationalité mathématique dans l’évolution du savoir mathématique (comme semble en témoigner aussi l’histoire des mathématiques). Les expressions « représentations », « situation de référence », « sens d’un concept attaché aux situations de référence » semblent bien adaptées grâce à l’élaboration qu’en a donnée Vergnaud (Vergnaud, 1990 ; 1998) comme outils, à côté d’autres, pour traiter ce problème difficile.
2. L’activité expérimentale de référence pour notre discussion
2.1. Informations générales
4Il s’agit d’une séquence didactique expérimentale introduite pour la première fois en 2002 dans le Projet d’enseignement du Groupe de Gênes pour l’école primaire (Boero, 1994). Cette année, trois classes de 16, 21, 22 enfants âgés de 10 à 11 ans ont participé à l’expérimentation et fourni les données que j’utiliserai dans mon exposé. Les buts initiaux de l’activité étaient :
- du point de vue de la formation des enfants, de développer, dans des situations stimulantes pour eux, et nouvelles du point de vue du sujet traité, leur maîtrise des nombres décimaux et d’approcher pour la première fois, d’une façon intentionnelle, la question du cardinal de l’ensemble des nombres. Notons que cette question va bien au-delà des contenus et des pratiques mathématiques strictement développés dans le domaine numérique ;
- du point de vue de la recherche, il s’agissait d’évaluer le potentiel de la discussion collective pour atteindre ces buts et d’analyser la nature des arguments mobilisables par les enfants quand ils élaborent une première réponse à la question du cardinal de l’ensemble des nombres.
5Les observations menées dans les trois classes ont permis de vérifier qu’on a atteint les buts fixés (Boero, Douek & Garuti, 2003). De nouvelles questions se sont posées par la suite, elles concernent la légitimité des arguments avancés par les enfants, le sens culturel et mathématique de l’activité, le rapport avec l’expérience culturelle extramathématique et extrascolaire des enfants. J’essayerai de les discuter dans mon exposé.
2.2. Contexte éducationnel
6Les enseignants des trois classes (qui, comme d’habitude en Italie, suivent leurs élèves de l’âge de 6 à l’âge de 11 ans) appartiennent au Groupe de Gênes et pratiquent un enseignement organisé selon les « domaines d’expérience ». Au début de l’école primaire, les domaines d’expérience font référence seulement à l’expérience extrascolaire commune des enfants (monnaie et achats, croissance des plantes, ombres du soleil,…), ensuite ces références s’étendent à leur expérience mathématique (nombres et opérations, géométrie). Les élèves travaillent les sujets qui concernent l’expérience extrascolaire d’une façon systématique sur un temps très long (plusieurs mois, parfois – comme dans le cas des ombres du soleil – plus de deux ans et plus de 100 heures au total).
7La méthodologie prévoit, au début d’une séquence d’enseignement, une situation-problème d’entrée dans le sujet organisée de la façon suivante (Douek 1999b ; Boero, Douek & Ferrari, 2002) :
- discussion collective gérée par l’enseignant pour mettre en évidence ou faire émerger la problématique à traiter ;
- ensuite, formulation individuelle d’hypothèses prévisionnelles ou interprétatives d’un certain phénomène, ou formulation individuelle d’un plan d’action pour résoudre un problème, etc. Cette activité individuelle peut être assistée en interaction 1-1 par l’enseignant-médiateur et elle est toujours suivie d’une discussion collective gérée par l’enseignant à propos de quelques productions individuelles sélectionnées ;
- et enfin, une synthèse individuelle qui, à son tour, participe de la construction collective de la synthèse provisoire des acquis.
8D’autres situations-problèmes suivent, toujours organisées selon la démarche : travail individuel – discussion collective – synthèse provisoire. Situation-problème après situation-problème, les élèves arrivent à maîtriser certains aspects du domaine d’expérience concerné et (avec l’aide de l’enseignant, qui exerce son rôle de médiation d’une façon systématique et planifiée à l’avance) certains outils mathématiques nécessaires pour cette maîtrise. Ces derniers deviennent peu à peu des objets familiers, jusqu’à la constitution de véritables domaines d’expérience au sein des mathématiques.
9L’empreinte vygotskienne est sensible, non seulement en ce qui concerne le rôle de l’enseignant et la construction sociale du savoir, mais aussi pour l’importance attribuée à la verbalisation comme moyen de développement (aussi bien individuel que collectif) de la pensée. L’importance attribuée à la constitution de situations de référence fortes pour les concepts mathématiques et à la construction par les élèves d’invariants opératoires dans l’effort de maîtriser des situations-problème ayant du sens pour eux est, elle, tributaire de l’élaboration de Vergnaud à propos de concepts. Les résultats de la thèse de Nadia Douek permettent d’organiser et d’analyser des séquences didactiques qui concernent des thèmes familiers aux élèves : l’argumentation (assistée et, si nécessaire, enrichie par l’enseignant) joue un rôle important dans la prise de conscience des invariants opératoires des concepts en jeu, dans la maîtrise de représentations externes précises, efficaces et variées, et dans le développement de liens systémiques entre les composantes des concepts et entre concepts différents. En d’autres mots, dans le développement du côté « scientifique » des concepts (Vygotski, 1985, ch. VI), à partir de leur statut de « concepts communs » enracinés dans les expériences de la vie quotidienne.
2.3. Séquence d’enseignement
10Première phase : la séquence démarre avec une discussion en classe (20’– 25’) sous la consigne suivante : « Au cours de ces derniers mois nous avons rencontré plusieurs fois le problème de combien y a-t-il de nombres – finis ou infinis. Maintenant il s’agit d’approfondir cette question ».
11Selon le contrat didactique (Brousseau, 1998) établi dans ces classes, l’expression « approfondir une question » signifie qu’un parcours d’étude va démarrer, avec une séquence de travaux individuels et de discussions collectives et (en général) un engagement important sur le coté verbal.
12La discussion initiale est suivie par la production d’un texte individuel sous la consigne : « Quelle est, en ce moment, ta position à propos du problème que nous avons discuté ? ».
13Le lendemain, 3 ou 4 textes (selon la classe) sont choisis par l’enseignant, polycopiés et distribués à tous les enfants, avec la consigne d’identifier analogies et différences avec leurs productions personnelles. L’enseignant aide quelques enfants à accomplir cette tâche à travers une interaction. Le but de ce travail individuel est de créer un patrimoine d’idées à partager et de références pour appuyer ses arguments dans la discussion suivante.
14Deuxième phase (un ou deux jours après) : deuxième discussion collective (35’– 40’) sous la consigne :
15« Pour approfondir le problème discuté dans les jours passés, il est utile d’essayer de répondre à la question : ‘ combien de nombres y a-t-il entre 1 et 2’. Essayez de faire tout ce qui est possible pour répondre à cette question ».
16Le choix d’une consigne différente de « combien y a-t-il de nombres » répond à la nécessité d’éviter la répétition d’arguments et positions exprimés dans la phase précédente, à l’opportunité d’engager les enfants qui n’avaient pas produit certains arguments à essayer de s’en servir pour traiter une question différente, et aussi à l’opportunité d’étendre, d’une façon systématique, la discussion aux nombres décimaux (et aux problèmes qui peuvent surgir en considérant leurs positions entre 1 et 2).
17Après la discussion, les enfants sont invités à produire un rapport (individuel) détaillé sur « ta position et ses motivations ». L’activité se termine par une synthèse collective (provisoire, comme toujours !) guidée par l’enseignant.
18Les connaissances disponibles pour la plus grande partie des enfants au début de la séquence concernent, dans les trois classes, les nombres décimaux comme 3,52 ; 12,5 ; etc. (utilisation dans des situations de mesurage, représentation sur la droite numérique, calculs). Les enfants ont déjà expérimenté le fait que dans le calcul d’une division comme 1 : 3 on trouve 0,3333…
2.4. Critères suivis pour analyser les comportements des élèves
19Dans l’étude de Boero, Douek et Garuti (2003), compte tenu des recherches précédentes sur le sujet (Tall & Tirosh, Eds, 2001), nous avons fait des choix méthodologiques que je vais synthétiser ici. On a considéré, par exemple, que les représentations de l’infini des enfants sont celles qu’ils ont dites (alors qu’on sait qu’elles pourraient ne pas coïncider avec leurs façons de penser à ce moment-là, qu’elles sont peut-être influencées par les interventions des autres camarades ou que ce sont des effets du contrat didactique) ; on a adopté un point de vue « séquentiel » (ou « ordinal ») et un point de vue « ensembliste » (ou « cardinal ») pour classer les représentations des enfants. Nous sommes toutefois conscients de la distinction épistémologique (mais aussi de la tension cognitive potentielle) entre les concepts naturels d’infini (avec leurs possibles aspects contradictoires), qui se forment quand on cherche à aller au-delà des expériences finies, et les concepts formels d’infini, encadrés dans les approches axiomatiques modernes (Tall, dans Tall & Tirosh, Eds, 2001)
20La nécessité de considérer les représentations des élèves en relation avec leur environnement culturel nous a induit à utiliser les « métaphores conceptuelles » de Lakoff et Nunez (Nunez, 2000). En effet, Nunez offre un cadre théorique assez précis pour décrire les opérations mentales accomplies à travers les métaphores conceptuelles (définies comme « applications entre domaines divers, qui projettent la structure inférentielle d’un domainesource sur un domaine d’arrivée »), en particulier les « métaphores fondatrices » (le domaine-source étant dans l’expérience de vie quotidienne).
2.5. Comportements des élèves
21Comme on pouvait le prévoir, sur la base d’études précédentes (Monagham, 2001), les réponses initiales aux consignes de discuter « combien y-at-il de nombres – fini ou infini et « combien de nombres y a-t-il entre 1 et 2 ? » ont permis de déceler des positions différentes. Dans chacune des classes, la représentation séquentielle et la représentation ensembliste ont toutes deux émergé, avec quelques ambiguïtés de langage du type de celles détectées dans les études précédentes (Monagham, 2001) enregistrées dans la suite des interventions : « Je ne peux pas compter tous les nombres » pourrait signifier « Je n’ai pas le temps de compter tous les nombres, ils sont trop nombreux », ou « je ne peux pas arriver au dernier nombre », ou même « un dernier nombre n’existe pas ». Une autre ambiguïté venait de l’usage du mot « infinito » qui, en Italien (comme d’ailleurs en Français : « infini »), peut être un substantif ou un adjectif : l’adjectif « infinito » était utilisé aussi bien dans le cas d’un nombre comme 1,1111 que dans le cas d’une séquence infinie comme 1, 2, 3, 4... Ces ambiguïtés ont donné lieu à une activité argumentative très riche, afin d’arriver à une discrimination entre les idées en jeu, qui a eu pour effet un progrès dans la conceptualisation (Douek, 2003).
L’évolution des représentations des enfants
22A propos de ‘ combien de nombres y a-t-il entre 1 et 2’, 21 enfants sur 59 ont changé clairement leur position en prenant en considération des positions différentes apportées dans la discussion par leurs camarades : 16 enfants sont passés de la position “fini” à la position “infini”, comme Debora, cidessous ; 5 sont passés de la position “infini” à la position “fini”, comme Sabrina (cf. infra).
Debora dit tout d’abord qu’il existe seulement neuf nombres entre 1
et 2 (« 2.1 ; 2.2 ;...2.9 »), puis (à la suite de l’intervention d’un cama
rade) elle considère aussi 2.01 ; 2.02 ; etc. jusqu’à 2.99 (« encore un
nombre fini »), ensuite elle dit « dans tous les cas, ils sont finis. 9 ou 99 ou
999, c’est la même chose : un nombre fini ! ». Un point critique a été
atteint quand Ivan a proposé la suite 1.1 ; 1.11 ; 1.111 ; etc. Debora dit
alors : « maintenant, je comprends : je ne puis pas arriver au dernier
nombre, je peux continuer à compter sans fin ».
23En ce qui concerne les représentations des enfants, nous avons observé dans certains cas que les enfants sont partis d’un point de vue « ensemensembliste» pour aller vers un point de vue « séquentiel » (voir Debora), mais dans d’autres cas nous avons vu un mouvement dans le sens contraire.
24En général, les discussions dans la classe ont permis de développer des positions de plus en plus précises et sophistiquées (à travers la sélection et l’intégration d’arguments portés par les camarades, et/ou la modification de leurs propres arguments, sous la pression des camarades : voir encore Debora). Un aspect intéressant a été le croisement répété de plusieurs lignes d’argumentation où le point de vue « séquentiel » et le point de vue « ensembliste » devenaient de plus en plus sophistiqués par la nécessité de considérer les points de vue des autres élèves comme dans les interventions de Paolo :
(Paolo) : « Aucun dernier nombre n’existe, si je considère 1.9 ; 1.99 ; 1.999 je m’approche de plus en plus de 2, mais je trouve toujours un autre nombre
entre 1.999 et 2, par exemple1.9999.
(Beatrice) – Tu dis qu’ils sont très nombreux, mais ils ne peuvent pas être
tous là, ils sont trop nombreux ! »
(Paolo) – mais il y en a autant… comme quand je compte 1, 2, 3, 4, c’est comme les neufs, mais avec les entiers, j’avance avec des pas de 1, sans trouver un dernier nombre entier, tandis que dans cette situation, j’avance d’une quantité de plus en plus petite. »
25Quelques positions d’élèves ont été précisées à travers un travail approprié sur les ambiguïtés langagières au cours des discussions. L’ambiguïté concernant « l’impossibilité de compter tous les nombres » a été dépassée dans les trois classes par la suggestion de l’enseignant de considérer les nombres de la calculette. Les enfants se sont aperçus que « avec ces nombres il y a un dernier nombre ; ils sont finis, mais nous ne pouvons pas les compter tous parce que nous n’avons pas assez de temps, tandis que dans le cas des entiers on ne trouve pas un dernier nombre ».
Métaphores
26Les enfants ont soutenu leurs représentations de l’infinité des nombres entre 1 et 2 par des métaphores qui constituaient des arguments provenant de domaines culturels différents. Nous pouvons distinguer trois types de métaphores :
– Métaphores où le domaine-source était mathématique – mais dans un domaine différent des mathématiques, la géométrie en général.
(Federica) : « Les points de la ligne entre 1 et 2 sont finis, parce qu’ils couvrent une ligne assez courte, et la même chose devrait se passer avec les nombres entre 1 et 2 »
– Métaphores liées à l’expérience ordinaire de vie :
(Valentina) « Qu’est-ce que veut dire qu’une infinité de nombres existe, si nous ne pouvons pas les compter tous parce que nous devons mourir ? »
(Stefano) « Je suis d’accord, l’homme n’est pas éternel… mais la vie, elle, est sans fin »
(Valeria) « le corps de la femme finit, mais elle crée une autre femme, et de cette façon la vie se poursuit à l’infini »
(Emanuele) « Les nombres créent d’autres nombres, à l’infini, par la multiplication. Chaque nombre est fini, mais une liste infinie est produite ».
– Métaphores directement ou indirectement liées aux croyances religieuses (l’éternité de Dieu et/ou de l’âme, l’étendue sans limite de l’Univers comme royaume de Dieu) : (Emi) « Les nombres sont infinis, parce que le temps nécessaire pour les compter est infini, comme la vie de notre âme. Une infinité de nombres existent, parce qu’il s’agit d’une chose… comme notre âme : nous ne pouvons pas arriver à sa fin, parce que nous mourrons avant, mais ce fait n’implique pas que l’âme va finir. »
27Quel est le rôle de ces métaphores dans les discussions ? Peu nombreux sont les cas où ils semblent accomplir une fonction de communication pour faire face au manque de termes techniques. Dans certains cas, elles sont produites (ou utilisées par quelqu’un qui ne les avait pas produites) comme arguments pour soutenir la plausibilité d’une hypothèse (voir l’exemple de Federica). Dans d’autres cas, elles soutiennent la transition au problème de l’existence d’une infinité de nombres (voir Emi).
Le problème de l’existence de l’infini
28Les considérations précédentes nous conduisent au résultat à notre avis le plus intéressant : l’émergence dans les trois classes d’un « problème d’existence » concernant l’infini qui devenait un sujet important pour les enfants quand il s’agissait de choisir entre accepter ou refuser l’idée d’une infinité de nombres. Ce « problème d’existence » a émergé (selon des modes différents) comme conséquence de la transition du questionnement à propos de « combien de nombres… » au questionnement à propos de « peutil exister une infinité de nombres ? ». Ici, on voit comment cette transition a eu lieu à travers le problème intermédiaire de l’existence de nombres qui ne peuvent pas être atteints par comptage :
(Clelia) « Les nombres sont infinis, parce que nous pouvons imaginer des nombres qui deviennent de plus en plus grands, sans aucune limite. »
(Stella) « Et aussi de plus en plus petits, comme 0.1 ; 0.01 ; 0.001 »
(Enrico) « Nous pouvons être sûrs de l’existence d’un nombre seulement si nous pouvons l’atteindre par comptage. »
(Amelia) « Je ne peux pas compter jusqu’à un million, mais un million existe : on l’utilisait pour les lires. »
(Ezio) « Je suis d’accord avec toi pour un million et aussi pour un billion, mais pour les nombres que nous ne connaissons pas… que nous n’utilisons pas... Existent-ils ? »
(Sabrina) « Si nous ne pouvons pas toucher ou voir quelque chose, nous ne sommes pas sûrs qu’elle existe ! »
(Clelia) « Mais nous croyons que Dieu existe ! Et Dieu est éternel ! Comme le temps nécessaire pour compter tous les nombres ! »
29Les enfants ont traité le « problème d’existence » selon trois perspectives différentes :
- Existence comme possibilité d’en « faire expérience » : ce critère a mené la plupart des enfants qui l’avaient choisi à exclure la possibilité d’une infinité de nombres. Dans quelques cas, cette position assumait l’aspect d’une idée proto-philosophique, dans d’autres cas, elle s’appuyait sur des considérations d’ordre pragmatique (liées à l’usage ordinaire des nombres que l’on peut écrire, ou à la disponibilité des calculettes). Le cas de Sabrina est intéressant : elle est partie d’une position assez élaborée d’existence de l’infini potentiel (« si j’écris 1, 1.1, 1.11, 1.111, j’obtiens une infinité de nombres, parce que je peux ajouter tous les 1 que je veux. Aucun dernier nombre n’existe, je pourrais l’augmenter en ajoutant 1 sur sa droite ! »), ensuite des doutes l’ont amenée au refus de la position originaire – ils concernaient le coté pragmatique (« Je ne puis pas dire si un dernier nombre existe. Peut-être que nous ne pouvons pas penser à un nombre plus grand que lui, parce qu’il ne peut pas entrer dans notre tête. Et dans tous les cas, un nombre plus grand serait tout à fait inutile, si nous ne pouvons pas le penser »). Mais Fadel a considéré l’impossibilité de faire l’expérience de l’infini comme une condition nécessaire pour son existence : « Nous ne pouvons pas arriver au dernier nombre, par conséquent les nombres sont au-delà de notre possibilité de connaissance. Nous ne pouvons pas connaître l’infini, parce que si nous pouvions lui connaître, il ne serait pas infini. »
- Existence pensée (implicitement) comme conséquence interne de la structure du système des nombres : cette position était fréquemment liée au point de vue « séquentiel » à propos de l’infinité des nombres (« si nous ajoutons 1 nous trouvons toujours un nombre plus grand, et nous ne pouvons pas obtenir le nombre le plus grand » « En écrivant 1 sur la droite on obtient encore un nombre compris entre 1 et 2, qui est différent du nombre précédent : 1 ; 1.1 ; 1.11 ; 1.111 ;… »). Mais, dans un cas, cette même considération a conduit à l’exclusion de la possibilité de l’infini, parce qu’on ne pourrait pas atteindre 2 à travers les points 1.9 ; 1.99 ; 1.999 ;… – deux « tacit models » (Fischbein) de l’infini semblent intervenir.
- Existence de l’infini comme possibilité d’existence d’une réalité autonome et inaccessible, fréquemment mise en relation avec la transcendance (religion) et/ou l’idée que l’espace et le temps sont sans limite : « Les nombres existent, et ils ont toujours existé, et ils existeront toujours, même si nous ne pensons pas à eux. Ils sont sans fin. Ils sont comme Dieu, qui existait déjà avant la création de l’homme, et l’homme n’était pas là à penser à Lui. »
30Si nous comparons les trois classes, nous observons que dans l’une des classes, la discussion à propos du « problème d’existence » ne s’est pas assez développée parce qu’à plusieurs reprises certains enfants ont refusé de considérer l’infinité de l’espace ou l’éternité de Dieu comme arguments pertinents dans une discussion sur l’infinité des nombres.
3. Discussion
3.1. Comportements intéressants pour la discussion : synthèse
31Je voudrais dresser ici une liste de comportements d’élèves qui soulèvent, à mon avis, des questions intéressantes sur leurs fondements cognitifs, sur la valeur des acquis des élèves dans le domaine mathématique et culturel, et aussi (par conséquence) sur les choix didactiques et culturels qui ont pu favoriser ces comportements.
32En premier lieu, on peut noter la qualité (précision, lien étroit avec les processus de la pensée) des productions verbales, qui permet aux enfants d’élaborer certains invariants opératoires du concept d’infini et d’interagir entre eux d’une façon productive. Par exemple, à propos de la métaphore de la continuation de la vie “à l’infini” à travers les générations successives, on trouve des productions verbales très précises pour décrire le mécanisme qui permet cette continuation sans limite :
« le corps de la femme finit, mais elle crée une autre femme, et de cette façon la vie se poursuit à l’infini » (Valeria)
33et dans une autre classe :
« si je me considère moi-même, je suis la fille d’une femme, et je peux devenir la mère d’une autre femme, qui à son tour pourrait devenir mère… chaque mère occupe un temps court, mais la vie continue sur un temps beaucoup plus long ! » (Elisa).
34On retrouve cette précision langagière quand on passe du domaine des métaphores au domaine des nombres : par exemple, après l’intervention de Valeria, Emanuele dit « Les nombres créent d’autres nombres, à l’infini, à travers la multiplication. Chaque nombre est fini mais une liste infinie est produite ». Et dans l’autre classe, aprés Elisa, Stefania (qui avait soutenu l’idée qu’il doit exister un dernier nombre, le dernier qu’on arrive a compter) dit : « maintenant je comprends ce que vous voulez dire : je ne dois pas considérer le nombre auquel nous sommes arrivés en comptant, comme le dernier nombre, parce que à partir de celui-là quelqu’un d’autre pourrait continuer à compter ».
35En deuxième lieu, on a pu observer, dans deux classes, la fréquence de l’usage de métaphores et des passages entre domaines non mathématiques et domaine numérique (voir les exemples précédents), signe d’une pleine légitimité dans les classes de l’usage des métaphores comme moyens pour explorer des situations nouvelles, pour expliquer, pour justifier des conjectures, etc.
36Un autre phénomène est intéressant : la transition spontanée au problème de l’existence de l’infini et sa formulation dans plusieurs domaines (non seulement numérique). On a pu observer aussi (surtout dans deux des trois classes) le recours à des domaines habituellement considérés comme très éloignés du domaine scientifique (comme la religion) pour l’entrée dans ce problème et son traitement, ce qui a joué un rôle important pour arriver à admettre l’existence de quelque chose qui se situe au-delà de l’expérience directe (transcendance).
37En observant le travail des élèves, on a pu aussi voir qu’ils ont su produire une grande variété d’exemples et de contre-exemples, comme s’ils avaient une grande familiarité avec l’exploration du domaine numérique.
38Enfin, nous avons observé des positions plutôt radicales et très différentes à propos de la nature des nombres (nombres qui existent seulement si on peut s’en servir, nombres qui peuvent avoir une existence tout à fait autonome de nous, nombres qui existent si on peut les atteindre par comptage…).
3.2. Choix culturels, pédagogiques et didactiques à l’origine de ces comportements
39Je voudrais signaler ici une série de choix faits par les enseignants qui semblent à l’origine des comportements considérés au point précédent. En particulier, du point de vue didactique, on trouve des traces de certains choix importants faits dans les années précédentes, comme les suivants :
- La priorité attribuée à la qualité de l’argumentation et de la verbalisation en général, constituée progressivement dans les quatre années précédentes comme valeur transversale aux différentes activités ;
- Le questionnement fréquent à propos de choses qui sont au-delà de notre expérience immédiate, nourri dans plusieurs activités dans les domaines d’expérience de la vie quotidienne (comme dans le cas de la production d’hypothèses prévisionnelles sur les ombres du soleil ou sur la croissance des plantes dans des conditions différentes) ;
- L’exploration du domaine numérique (les nombres naturels d’abord puis les décimaux) de façon plutôt spontanée avec très peu d’institutionnalisation, et en général à coté d’activités contextualisées dans les domaines d’expérience de la vie quotidienne : les enseignants stimulaient la curiosité des enfants sur les faits arithmétiques et sollicitaient quelques réponses qui étaient à leur portée (destinées à être partagées dans la classe) sans pour autant prétendre systématiser ces acquis ou les faire mémoriser.
40On peut supposer que ces choix didactiques contribuent à l’établissement de valeurs importantes dans la classe (le troisième choix, à travers des sujets mathématiques et les deux autres, à travers des sujets qui ne concernent pas directement les mathématiques).
41Concernant les choix culturels, l’extrême facilité de mélanger (dans la même discussion, voire dans le même texte individuel) arguments, suggestions, métaphores qui appartiennent à des domaines très différents (obéissant à des critères de rationnalité très différents, comme dans le cas d’un domaine “scientifique” de phénomènes naturels qui intervient à côté du domaine des croyances religieuses) peut dépendre du fait que les enseignants, en principe, ne sélectionnent pas les “bons” arguments dans le traitement de sujets comme les ombres du soleil ou la croissance des plantes ou la vie. Les enseignants (surtout deux d’entre eux) ont toujours permis que les enfants se réfèrent à des arguments variés dans leurs argumentations, l’unique critère important (dès le début) étant la qualité de l’activité argumentative (précision, cohérence logique du discours, motivation des positions avancées dans une discussion). On peut aussi estimer que le passage continu du traitement des nombres et des opérations comme modèles des situations concrètes (au sein de domaines d’expérience comme celui de la monnaie et des achats ou des productions dans la classe) à l’exploration de certaines propriétés des nombres “purs”, et vice-versa, a eu des effets importants. En effet, il peut avoir favorisé la richesse et la variété des références aux nombres (tantôt abstraites tantôt concrètes) ainsi que la présence et la force de certains arguments de nature “empirique” dans la discussion sur l’existence de l’infini.
3.3. Questions à discuter, à propos des comportements des enfants et des choix des enseignants
Rapport entre expérience mathématique et autres expériences
42Ce rapport est, à mon avis, ce qui pose le plus de problèmes quand on analyse les comportements des élèves considérés ci-dessus et des choix des enseignants, qui semblent responsables de ces comportements. Du point de vue historique, le rôle des “autres expériences” dans le développement du savoir mathématique semble important jusqu’aux temps modernes (voir Jahnke, 2001 à propos de Cantor), même si on ne peut pas nier l’importance des motivations internes aux mathématiques. Mais une légitimation historique d’un rapport étroit, dans l’enseignement, entre expérience mathématique et autres expériences trouve une objection majeure dans le fait qu’on ne peut pas confondre la genèse historique des idées mathématiques et, plus généralement, scientifiques chez les savants avec la genèse individuelle chez les enfants (cf. le débat à propos d’ontogénèse et de philogénèse des concepts : Radford, Boero & Vasco, 2000), surtout dans un contexte éducationnel où celle-ci se développe avec le soutien et la médiation décisive de l’enseignant. Il faut donc considérer le problème du rapport entre expérience mathématique et autres expériences dans des perspectives plus proches des questions qui concernent la formation culturelle à l’école. Je considèrerai donc ci-dessous une perspective cognitive, une perspective culturelle et épistémologique et une perspective pédagogique.
Au cœur de la discussion : la problématique cognitive
43Considérons, comme exemple, ce que font certains élèves (comme Valeria et Elisa) quand, pour prouver l’existence de l’infini (en particulier, l’infini numérique), ils s’appuient sur la métaphore de la vie. Cette métaphore ne marche pas, rigoureusement parlant (un jour, l’espèce humaine disparaîtra) ; mais dans la gestion de la métaphore, on observe un fait très important (importance accrue par la précision des expressions verbales employées par les enfants) : les enfants isolent un individu (d’habitude, une mère) comme représentatif de la totalité des individus qui se sont succédés génération après génération, et ils élaborent des descriptions de la propriété qui permet à la vie de continuer bien au-delà de la durée finie de la vie des individus et des générations. On reconnaît ici la genèse cognitive, au travers d’une métaphore, d’une propriété importante (et même caractéristique, dans une perspective d’axiomatisation) de la séquence des nombres naturels. Et, en effet, dans deux classes, les enfants arrivent spontanément à la formuler dans le domaine numérique, en partant de situations non mathématiques.
44On peut aussi reconnaître une parenté étroite (sur le plan cognitif) avec l’effort de compréhension d’un étudiant qui doit comprendre que l’axiomatique de Peano pour les nombres naturels est un modèle formel approprié pour la séquence des nombres naturels : sa réussite dans cet effort passe presque toujours par un questionnement à propos de “l’entité qui a un successeur” et par la mise en séquence temporelle et\ou spatiale de cette entité comme “entité génératrice” de l’entité suivante. Ici, l’étudiant reconnaît d’une façon claire une propriété importante des nombres naturels ! Dans mon expérience d’enseignement à l’université, j’ai observé que les étudiants qui échouent dans cet effort ont généralement du mal à contrôler les propositions qu’ils formulent ou leurs démonstrations dans le cadre de la théorie axiomatique de Peano. Ils échouent surtout presque systématiquement dans la compréhension du fondement de la démonstration “par récurrence”. Il s’agit donc d’un effort nécessaire pour la maîtrise d’un sujet important au sein même des mathématiques modernes, et non pas d’un luxe culturel pour établir un lien entre traitement axiomatique et expérience intuitive des nombres (on reprendra ces considérations, avec plus de généralité, dans la section suivante).
45Ces considérations, et l’exemple qui les suggère, mettent en évidence des aspects importants des situations de référence et des invariants opératoires et, plus généralement, du processus de conceptualisation des nombres et de l’infini :
- Nature des situations de référence : une tâche en soi ne semble pas suffisante pour permettre la constitution d’une situation de référence dépositaire d’une partie du sens d’un concept. En effet, on a constaté que dans d’autres contextes éducationnels, la tâche d’établir “combien de nombres il y a entre 1 et 2” n’engendre aucune production significative de la part des élèves. Mais le contexte éducationnel autour de la tâche est, lui, trop vaste pour pouvoir être dépositaire d’une partie du sens du concept. Ce sens se trouve plutôt dans l’activité accomplie par le sujet à propos d’une tâche bien choisie dans un contexte éducationnel approprié. Ajoutons que l’activité met en jeu des choses qui sont à l’extérieur de la tâche et même de son contexte immédiat ! La situation de référence va bien au-delà du domaine mathématique et même au-delà des sujets susceptibles de modélisation mathématique (au moins dans le sens ordinaire du terme).
- Lien entre constitution des situations de référence, et construction des invariants opératoires : dans l’exemple considéré, la “situation de référence” désigne l’activité mentale qui construit chez le sujet une propriété importante de la séquence des nombres naturels et de l’infini (dans le sens ordinal). La dé-temporalisation de la séquence (tout en pouvant réintroduire le temps à travers l’idée de filiation) et le caractère universel de la propriété, se construisent à l’extérieur du domaine mathématique, par la considération, chez les enfants, d’une expérience commune et la sélection, dans cette expérience, d’éléments pertinents pour atteindre le but de la discussion (apporter des arguments qui soutiennent l’existence de l’infini et\ou de l’infinité des nombres). L’analyse des discussions en classe met en évidence que le recours aux situations extra-mathématiques n’est pas un élément rhétorique, une façon pour expliquer en termes plus “faciles” une propriété des nombres, mais un moyen pour arriver à cette propriété.
- Rôle du langage verbal dans la construction des invariants opératoires attachés à certaines situations de référence : dans l’exemple, on trouve des données supplémentaires pour soutenir l’hypothèse de N. Douek à propos de la fonction constructrice de l’argumentation (Douek, 1999 ; 2003 ; Douek & Scali, 2000). La précision du langage et la proximité entre les expressions verbales et les processus mentaux semblent des conditions nécessaires (au moins dans ce cas) pour l’exercice de cette fonction constructrice.
- Rapport (à propos de l’infini) entre “concept commun” et “concept scientifique” : Vygotski (1985, ch. VI) propose la distinction entre concept commun et concept scientifique, et la dialectique entre les deux (gérée par l’enseignant, responsable du côté “scientifique”) comme clé de la formation culturelle. Douek (2003) situe les “composantes” des concepts selon la théorie de Vergnaud dans cette dialectique et travaille sur l’hypothèse que l’argumentation (orientée par l’enseignant) fonctionne comme moyen pour l’avancement de la dialectique vers la maîtrise des concepts en un sens “scientifique” (constitution de liens systémiques entre les composantes des concepts et avec d’autres concepts, enrichissement et maîtrise consciente des invariants opératoires et des représentations langagières, etc). Dans ce sens, les activités considérées dans mon exposé peuvent être lues comme une étape de l’avancement de la dialectique concept commun – concept scientifique pour ce qui concerne les nombres et l’infini. Les enfants apportent leurs expériences (plus ou moins développées dans le sens scientifique) en rapport avec ces concepts et constituent les premiers liens systémiques entre eux, ces liens touchent aussi les situations de référence et les invariants opératoires. Ils parviennent à un premier niveau de conscience des enjeux, qui pourra se développer dans les années à venir au fur et à mesure que les expériences dans les domaines mathématiques s’enrichiront de liens systémiques avec d’autres concepts et en rapport avec des activités de type “théorique” (i. e. des activités qui mettent en jeu des rapports de type argumentatif entre les composantes des concepts et entre concepts différents, réglés par des normes précises quant aux cohérences et aux références admises – voir Douek, 1999a).
46En considérant ces aspects du processus de conceptualisation, il me semble que, du point de vue cognitif, le rapport qui s’est instauré dans les classes expérimentales entre expériences mathématiques et expériences extra-mathématiques n’est pas en contradiction avec le but d’atteindre, dans les années à venir, un niveau “élevé” de conceptualisation (dans le sens mathématique moderne) pour les nombres et pour l’infini. On a déjà observé qu’on ne peut pas confondre un traitement axiomatique de l’infini avec des expériences intuitives de ce concept. Compte tenu des considérations faites et du cadre théorique évoqué ci-dessus, éviter cette confusion n’implique pas d’exclure des liens féconds entre les deux types d’expérience. On peut lire les différences entre eux en termes de situations de référence différentes, de statut différent des invariants opératoires, de positions différentes dans la dialectique concept commun – concept scientifique.
Légitimité culturelle et épistémologique
47On peut se demander (compte tenu de l’épistémologie du XXe siècle) si un travail en classe comme celui décrit dans mon exposé ne risque pas de développer chez les enfants une représentation mentale des mathématiques vieille de plus de 2000 ans, source de malentendus et d’obstacles à l’égard de la façon moderne de considérer les mathématiques.
48En premier lieu, je pense que, comme didacticiens, il faut prendre une certaine distance, du point de vue anthropologique (de l’anthropologie culturelle), historique et cognitif, par rapport au travail épistémologique. Une chose est de construire une modélisation des produits du travail mathématique (comme celle produite par Hilbert à propos de la géométrie, ou celles produites par le groupe Bourbaki), une autre est de considérer le véritable travail de production, l’activité des mathématiciens qui formulent une conjecture, essayent de démontrer une proposition, produisent une généralisation, ou encore développent des mathématiques dites “appliquées”. Le témoignage de Thurston (1994) (que les didacticiens ont justement cité pour l’importance attribuée, dans le travail des mathématiciens, aux problèmes de la communication des idées et des résultats mathématiques) présente un autre aspect-à mon avis encore plus intéressant et important pour les didacticiens – concernant la façon dont les mathématiciens produisent et contrôlent les résultats. Thurston, considérant les façons d’explorer une situation-problème, de construire une démonstration, ou de contrôler un résultat ou une démonstration… refuse l’idée que le travail du mathématicien puisse suivre d’une façon productive (dans la construction et le contrôle des démonstrations, et même dans leur écriture) les injonctions du formalisme.
49Mais il faut aussi considérer certaines évolutions récentes de la recherche épistémologique. Dans le domaine de l’épistémologie contemporaine le groupe “Géométrie et cognition” de l’E. N. S. a développé (depuis le milieu des années 90) un travail de recherche interdisciplinaire (avec la collaboration de chercheurs importants dans les domaines des mathématiques, de la neurologie, de l’épistémologie) sur les fondements de la “nécessité” dans le domaine mathématique (nature des axiomes, nature de certains pas cruciaux dans les démarches déductives). Une hypothèse de recherche est qu’on ne peut pas se passer, au cœur du travail du mathématicien, de la référence à certaines “évidences” de nature physique, voir même “corporelle”.
50Comme dénominateur commun de toutes ces positions et recherches, on trouve un regard critique à l’égard de la prétention d’une certaine épistémologie du XXe siècle à aller au-delà d’un effort (historiquement et culturellement situé) de modélisation du produit du travail des mathématiciens pour l’étendre, avec quelquefois des conséquences de type normatif, au travail même de production et aussi (dans certains cas – voir la position de J. Dieudonné sur l’enseignement de la géométrie) à l’enseignement des mathématiques. En revanche, si on considère le travail de production, on peut bien dire que la distance entre un mathématicien grec et un mathématicien d’aujourd’hui n’est pas si grande en ce qui concerne la façon d’explorer une situation-problème, de formuler une conjecture ou d’essayer de valider une proposition. La différence majeure ne consiste pas dans le niveau de rigueur du raisonnement, mais plutôt dans les problématiques de recherche et dans le contexte culturel de référence (y compris les sources de la motivation du travail de recherche). Au cœur du travail mathématique dans la classe, il est donc légitime, à mon avis, de donner de l’importance aux suggestions culturelles, expériences sensibles, images mentales, métaphores qui constituaient et (selon plusieurs témoignages) constituent encore le terrain fertile de la production mathématique.
Légitimité pédagogique
51Je suis conscient que deux objections à ce discours peuvent être formulées :
- Le but premier de l’école est celui de transmettre une culture dans sa forme actuelle – éventuellement enrichie d’un regard historique sur les étapes qui ont contribué à la former ;
- On ne peut pas comparer l’enfant à un mathématicien, l’enfant qui (éventuellement) construit une démonstration à la manière d’un mathématicien (par référence au contenu des propositions plutôt qu’à leur statut dans une modélisation formelle de la démonstration, par métaphores et analogies, etc.) est une caricature (“effet Jourdain” de G. Brousseau) du vrai mathématicien – qui connaît bien les contraintes logiques et formelles auxquelles son produit final doit aujourd’hui se conformer, même si sa démarche de production s’éloigne beaucoup du formalisme.
52Ma réponse à ces objections est la suivante. Dans une vision moderne de la culture (ou, mieux, des différentes cultures), le produit culturel est indissociable des activités qui le concernent (avant et après la production – y comprises les activités d’interprétation et d’actualisation des “objets” culturels, comme nous dit l’herméneutique). D’ailleurs, c’est cette intégration des activités aux objets qui permet à la culture d’évoluer – et pour cela le “sens” attaché aux objets culturels, variable selon les situations de référence disponibles, joue un rôle important. La transmission culturelle ne peut donc pas se passer d’une obligation de transmettre le lien entre activités et objets culturels, et les activités doivent concerner (d’une façon exemplaire) des situations riches en “sens” pour les élèves, comme condition pour qu’ils apprennent à être des sujets actifs dans le domaine culturel (au sens large du terme – pas seulement dans les mathématiques). De l’autre côté, il est bien vrai que l’enfant qui (plus ou moins assisté par l’enseignant) produit son petit théorème ou formule une propriété de l’infini est très loin du mathématicien d’aujourd’hui (et, j’ajoute, du passé) pour ce qui concerne la connaissance de l’enjeu et la conscience de la nature du travail accompli, mais cette expérience est nécessaire pour constituer un corpus d’expériences sur lesquelles l’école pourra exercer ensuite une prise de conscience des enjeux, une mise au point culturelle sur la nature des produits du travail mathématique.
53Enfin, n’oublions pas que la réticence des nouvelles générations envers les mathématiques (de plus en plus répandue vers la fin du siècle dernier) ne dépend pas seulement d’un refus de la discipline et de la concentration mentale prolongée requises par les mathématiques ou de la fascination exercée par d’autres disciplines plus “attrayantes”, pour des raisons différentes (comme l’économie ou la biologie ou l’informatique). Elle est liée aussi, selon plusieurs enquêtes, au fait que le contenu de l’enseignement est coupé de toutes relations avec les intérêts culturels et de vie des enfants (quelques applications extra mathématiques– d’ailleurs souvent peu crédibles – des concepts enseignés ne suffisant pas à reconstituer une image “humaine” des mathématiques).
Auteur
Dipartimento di Matematica, Università di Genova
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