De Faverge à Vergnaud : entre variabilité et invariants dans le développement de l’activité
p. 238-243
Texte intégral
1. Préambule et justification
1.1 Un renouvellement de questions relatives aux processus d’apprentissage
1L’œuvre de Gérard Vergnaud s’est imposée à la psychologie du travail lorsque, s’attachant plus particulièrement à la formation des adultes, elle contribua, de façon décisive, au renouvellement de questions relatives aux processus d’apprentissage.
2Quand on sait l’importance attribuée par Gérard Vergnaud à certaines recherches pour lesquelles le recours à l’analyse de l’activité d’opérateurs avait été central, on se rappelle combien Piaget avait souligné que l’un des faits les plus marquants des mouvements scientifiques contemporains a été la multiplication de nouveaux domaines de savoirs, nés précisément de la dynamique de la rencontre de disciplines voisines qui, tout en définissant de nouveaux objectifs, finirent en retour par enrichir les « sciences-mères ».
1.2. La mise en exergue de la richesse de l’expérience professionnelle
3Mais, au-delà de ces analogies et de ces échanges, lorsque Gérard Vergnaud a présenté son séminaire à l’Université de Porto, aux étudiants de psychologie du travail, c’est une certaine similitude avec l’approche et l’argumentation de Jean-Marie Faverge qui m’a interpellée : celui qui m’avait guidée dans la découverte de la psychologie du travail privilégiait, en effet, le même développement de ses démonstrations en les articulant, progressivement, sur une succession d’études d’autres chercheurs ayant mis en exergue, grâce à l’analyse de l’activité de travail, la richesse de l’expérience professionnelle. Par ailleurs, le fait que deux fortes personnalités provenant du monde des mathématiques finissent par jouer un rôle déterminant dans l’affirmation, au sein du champ des sciences sociales, de deux disciplines scientifiques voisines, n’a probablement pas été étranger à mon intérêt.
4Si le rapprochement peut paraître étrange au premier abord, notamment en raison du nombre d’années qui sépare les œuvres de ces deux auteurs, j’ai fait le pari qu’il pourrait détenir une valeur heuristique et que la distance historique faciliterait la mise en évidence, non seulement de ce qu’il y a de commun, mais également de ce qui fait la spécificité de ces deux traditions scientifiques.
5J’ai voulu, ici, travailler davantage cette comparaison en la mettant à l’épreuve d’une analyse plus systématique de deux textes : d’une part, « Le développement cognitif de l’adulte », de Gérard Vergnaud, publié en 1999 (dans une œuvre traduite en langue portugaise en 2001) (Vergnaud, 2001a) ; et d’autre part « L’analyse du travail en termes de régulation » de Jean-Marie Faverge, publié en 1966.
2. La position épistémologique et les postulats : une même prudence face aux approches positivistes.
6Jean-Marie Faverge et Gérard Vergnaud prennent tous deux explicitement leurs distances face au « réductionnisme » des approches qui défissent l’adulte sans tenir compte de la richesse de son activité lorsqu’elle se déploie en situation réelle : Jean-Marie Faverge s’en prend à ceux qui, dans l’entreprise, prétendent voir chez l’opérateur un simple appendice des équipements techniques, analysable en décomposant et recomposant son comportement de production – et non un être doué d’intelligence ; Gérard Vergnaud met au pilori les hypothèses et les méthodes de ceux qui, en regard de leur conception du développement cognitif, ont négligé l’analyse de sa dynamique au-delà de 25 ans.
7Tous deux témoignent ainsi d’une même conviction que le développement cognitif de l’adulte ne peut être mesuré, ainsi que l’explicite Gérard Vergnaud, à l’aulne de compétences dites élémentaires. Jean-Marie Faverge avait ouvertement combattu, avec Ombredane dès 1955 (Ombredane & Faverge, 1955), les présupposés de la psychologie des aptitudes ; et dans le texte précis auquel je fais référence, il insiste sur le fait que « certaines ouvrières ne savent pas faire de divisions mais savent très bien combien de pièces elles doivent fournir pour obtenir un certain niveau de rémunération » (p. 45) ; et cette remarque ne laissera pas Gérard Vergnaud indifférent…
8Je dirais donc d’emblée que ces critiques se rejoignent dans une mise en cause du principe méthodologique de la modélisation analytique – principe central des épistémologies positivistes – conduisant à prendre la réalité pour la somme de parties prédéfinies. Et c’est sans doute ce qui a donné du souffle à leur volonté de donner une autre visibilité à cette intelligence, peu accessible aux évaluations académiques, qui caractérise l ‘ expérience de l’adulte dans sa confrontation à la complexité des situations de travail.
3. Invariants et variabilité dans la connaissance construite
3.1. Représentation et connaissance
9Pour tous deux, la connaissance qu’un sujet mobilise dans une situation ne peut être dissociée de la représentation mentale de cette situation.
10Pour Gérard Vergnaud, c’est une connaissance approfondie de la contribution de Piaget qui l’a conduit à la dépasser et à l’enrichir en avançant, notamment, une conception du schème comme forme d’organisation invariante de l’activité dans une classe de situations. Comme le dit Pastré (2000), « la construction d’invariants opératoires, l’identification de la structure conceptuelle d’une situation professionnelle, constitue le processus par lequel l’individu acquerra un autre niveau d’expertise ». Il s’agit d’outils cognitifs qui, au-delà des variations de la situation, sont susceptibles de soutenir et de faciliter une action efficace sur le monde.
11Jean-Marie Faverge, quant à lui, argumente une « approche implicitement cognitive », pour reprendre les termes de Cesa Bianchi et Mantovani (1982). Dans le texte analysé, il nous dit que l’analyse du travail en termes de régulation doit rechercher « dans l’observation des travailleurs l’expression de leurs “modes de pensée” » (p. 38). Mais la présentation de recherches successives révèle déjà les affinités qui s’établiront plus tard avec l’image opératoire de Ochanine (1968) : la connaissance du processus de production est construite par l’opérateur dans une activité de régulation qui, suivant les caractéristiques technico-organisationnelles de la situation de travail et la dynamique qui lui est propre, se fera régulation par « coups d’arrêt », « en sommation », individuelle et ponctuelle, ou davantage « structurale » lorsque l’activité se doit de suivre les évolutions et les imprévus d’un processus et cherche, dans un cadre temporel toujours contraignant, à « maintenir un certain équilibre ou un certain accord entre des contraintes en principe opposées venant de cellules différentes de l’organisation » (p. 56). Cette activité, insiste Jean-Marie Faverge, n’est donc jamais unique : elle est, à chaque instant, « une aiguille trouvée dans la meule de foin et non pas la plus petite aiguille de cette meule » (p. 58).
12Pour Jean-Marie Faverge, la connaissance qui se révèle dans la conduite de l’activité semble ainsi davantage « engagée » dans la situation que pour Gérard Vergnaud. Et si l’on peut sans doute dire que Jean-Marie Faverge et Gérard Vergnaud affirment tous deux une théorie de la connaissance inscrite dans le temps de l’action, cette temporalité semble davantage « irréversible » chez Jean-Marie Faverge – puisque Gérard Vergnaud admet les « invariants » et le temps de leur retransmission.
3.2. Recherche des invariants et recherche de la variabilité
13Chez Gérard Vergnaud, l’étude de l’activité est donc guidée par la recherche des « invariants » alors que Jean-Marie Faverge s’intéresse davantage à la variabilité des comportements compétents.
14Pour Gérard Vergnaud, « la compétence est non seulement savoir faire, mais savoir faire mieux, savoir faire de plusieurs manières, savoir mieux se débrouiller devant des situations inconnues : A est plus compétent que B s’il fait quelque chose que B ne sait pas faire/s’il fait mieux et plus vite/s’il possède un éventail de méthodes plus large qui lui permette de s’adapter » (p. 211 et 212).
15Et la diversité interindividuelle rencontrée sur le lieu de travail s’explique notamment par les années d’expérience de la situation de travail : âge et ancienneté sont de ce fait des variables centrales dans les études convoquées dans son argumentation – même si, bien sûr, elles ne justifient pas à elles seules l’acquisition de la compétence critique.
16Gérard Vergnaud analyse en conséquence l’action efficace afin de nourrir la programmation de sa (re) transmission.
17Ainsi, lorsqu’il cite l’exemple de cette recherche concernant l’activité du réparateur de pompe à eau, il met en évidence la compétence irremplaçable de cet ouvrier qui, hospitalisé, transmet avec difficulté une compétence critique.
18De même, la référence à la recherche de Valérie Pueyo (1999) donne une autre visibilité à ce qui différencie la richesse de l’activité d’opérateurs expérimentés de celle qui le sont moins et qui sont souvent plus jeunes. Dans un laminoir, l’analyse du travail d’opérateurs chargés du contrôle de la qualité de bobines révèle notamment, chez les plus anciens, un champ temporel de régulation plus large, une gestion moins dépendante des circonstances et davantage centrée sur le processus de la production ainsi qu’une activité qui s’élargit au contrôle simultané de plusieurs bobines, surtout s’il y a risque d’incident.
19Mais pour Jean-Marie Faverge, il y a moins classement des individus que catégorisation de situations. Toute compétence présente une spécificité qu’il convient de mieux comprendre en l’articulant sur la particularité de l’expérience acquise dans la situation de travail en question et en regard de l’évaluation des alternatives d’action envisageables. Ainsi, nous dit Jean-Marie Faverge – à propos d’une recherche menée au sein d’une verrerie concernant l’activité de repasseurs qui ont à charge le contrôle de l’épaisseur et de la dimension des carreaux – les moins bons repasseurs, selon les responsables de l’entreprise, sont en fait les plus sévères dans leur contrôle, témoignant d’un degré plus élevé d’exigence.
20Pour lui, il y a bien plusieurs manières d’être efficace : mais l’analyse différentielle qui est développée est davantage ramenée aux facteurs situationnels.
21C’est avec la même hypothèse qu’il reprend d’ailleurs la recherche de Delahaut (1966) concernant le pontier-couvercle : la comparaison d’activités à première vue similaires – et qui auraient pu donner à penser que certains opérateurs étaient plus compétents que d’autres – permet de mettre finalement en évidence des facteurs variables de la situation de travail, déterminants dans le jeu des contraintes face auxquelles l’opérateur développe des stratégies de régulation chaque fois particulières.
22Mais soulignons encore que cette variabilité comportementale n’est pas seulement développée en regard de règles logiques. Comme l’avaient souligné Cesa Bianchi et Mantovani (1982) en s’appuyant sur les travaux de Bruner, les études de cas reprises par Jean-Marie Faverge donnent à voir que l’activité cognitive est constamment innervée par des représentations qui s’appuient aussi sur une expérience motrice, visuelle, auditive – et le nœud des recherches est souvent celui des contradictions entre ces divers registres de la représentation.
23Pour Jean-Marie Faverge, les similitudes comportementales ne sont donc jamais qu’illusions. Il aimait citer la phrase de Bachelard « Il n’y a de science que du caché » et le « caché » était, pour lui, cette approche différentielle de l’activité de travail que les tenants d’une approche prétendument « scientifique » tendaient à négliger.
24Quant à la transposition de ces recherches sur le plan « psychopédagogique » (comme on le disait du temps de Jean-Marie Faverge), elle ouvre la porte à une action de formation qui soutiendra une confrontation de l’ensemble des alternatives de la régulation – outillant ceux qui se forment dans la découverte et la compréhension d’aspects moins connus de la situation. Ici, comme le dit Marta Santos, ce sont plutôt les problèmes soulevés par la variabilité des situations qui interpellent (Santos, 2004).
4. Le contrat social implicite et le modèle de société sous-jacent
25Chacune des deux approches doit bien sûr être située dans le contexte historique au sein duquel elle a émergé.
26D’autant plus que lorsqu’on vient du monde des mathématiques en faisant l’option de s’ouvrir aux sciences sociales, c’est probablement parce que des enjeux sociaux interpellent, que l’on adhère à un projet de société et que l’on situe sa pratique scientifique dans le cadre d’un contrat social particulier.
4.1. Faverge : des situations de travail plus complexes
27Pour Jean-Marie Faverge, il s’agissait de prendre position face à la réalité de l’entreprise qui, traversée par des modifications technico-organisationnelles de plus en plus fréquentes, voyait ses unités de production chaque fois plus interdépendantes – ce qui complexifie les situations auxquelles se confrontent, en bout de ligne, les opérateurs et les contraint à des options de plus en plus difficiles dans le choix des modes opératoires mis en œuvre. Mais cette expérience est peu aisée à acquérir et, surtout, peu visible : aussi, comme le dit Houyoux, « que l’homme étançonne, évalue l’utilité économique de certains dommages (…), surveille le fonctionnement d’un laminoir, régisse les salles de commande, catégorise des qualités de tôle », Faverge considérera toujours cet homme comme étant le centre des décisions, des actions. Et nous découvrons, poursuit Houyoux, que Jean-Marie Faverge « n’est pas un statisticien entré en psychologie mais le maître en méthodologie qui élucide le travail des hommes » (Houyoux, 1982, p. 81).
28Pour lui, la question du développement potentiel de cet homme de l’action, qu’il admire et respecte tant, est bien sûr centrale. Mais elle est ramenée aux conditions qui devraient permettre un exercice plus serein et moins dangereux de la fonction au sein de l’entreprise.
29Le pari est alors que l’échange entre opérateurs et analystes du travail, qui soutient l’analyse de l’activité, facilitera l’exercice de cette activité et l’orientation des tâches de régulation.
30Ici, le modèle de société est celui de la société fordiste des années 60 ; l’intervention conçue est fonctionnaliste et se situe au niveau de l’entreprise ; mais le rapport établi entre l’analyste et l’opérateur est d’avant-garde car il est fait d’une confrontation de savoirs sans hiérarchisation des activités cognitives – sinon celle qui aurait du sens dans la résolution des impératifs de la production et de la sécurité.
4.2. Vergnaud : compétences critiques et risque de marginalisation
31Pour Gérard Vergnaud, il s’agit également de se situer face à la complexité de la réalité sociale – et, pour la majorité des études reprises dans le texte analysé, cette réalité est aussi celle de l’entreprise.
32Mais l’enjeu posé au départ à la didactique professionnelle se situe sur un autre plan : celui de l’importance croissante de compétences critiques et du risque de marginalisation du monde du travail pour les adultes « en difficulté », chômeurs de longue durée ou travailleurs dits de « bas niveau de qualification ».
33Le modèle de société est celui d’une société de la connaissance et l’intervention est définie en termes des processus d’apprentissage qui devraient permettre d’être mieux armé face aux exigences d’une autre adaptabilité aux circonstances.
34Les questions centrales sont donc celles des processus d’acquisition, de partage et de transmission de ces compétences et le pari est celui d’un accès plus large à un ensemble de connaissances – qui n’est pas essentiellement constitué de savoirs académiques.
35L’analyse de l’activité est valorisée pour ce qu’elle donne à voir du corpus de connaissances convoquées par l’opérateur. Mais, puisque la forme prédicative de la connaissance est presque toujours en retard par rapport à sa forme opératoire, le rôle de l’analyste est de la modéliser, s’appuyant notamment sur le concept de « schème » qui, redéfini par Gérard Vergnaud, « permet en principe d’analyser tous les registres de l’activité dans tous ses niveaux de complexité » (p. 213).
36Ce travail de modélisation conceptuelle ne condamne cependant pas nécessairement l’activité à un « assèchement cognitif » : la place prise par le debriefing au sein du projet de la didactique professionnelle (Pastré, 1997 ; Samurçay & Rogalski, 1998) montre en effet que cette modélisation apporte, comme le dit Judith Schlanger (1991), un gain théorique bien sûr, mais aussi un gain d’expression. Car ce moment du debriefing permet sans aucun doute, grâce à la place laissée à l’expression et au débat, une confrontation entre les invariants pré-définis et les témoignages relatifs à la variabilité de l’action.
Auteur
Professeure à la Faculdade de Psicologia e de Ciências da Educação, Universidade do Porto, Portugal
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Didactique de la lecture
Regards croisés
Claudine Garcia-Debanc, Michel Grandaty et Angeline Liva (dir.)
1996
Le système éducatif
À l’heure de la société de la connaissance
Martine Boudet et Florence Saint-Luc (dir.)
2014
Sur le chemin des textes
Comment s’approprier l’écrit de l’enfance à l’âge adulte
Catherine Frier
2016
Programmes et disciplines scolaires
Quelles reconfigurations curriculaires ?
Christine Vergnolle Mainar et Odile Tripier-Mondancin (dir.)
2017