Le schème, les invariants et les variations
p. 179-184
Texte intégral
1Rendre hommage à Gérard Vergnaud est une formule que je prendrais très volontiers à la lettre. Qu’on me permette d’énoncer un paradoxe : je veux dire ici que l’insistance de G. Vergnaud à transmettre et à renouveler un certain héritage piagétien, surtout autour du concept de schème, a été, pour moi, un obstacle salutaire. Dans la perspective à la fois bakhtinienne et vygotskienne qui est la mienne, et plus généralement dans la tradition francophone d’analyse du travail, l’activité est le champ même de la variation. Aussi bien dans la réalité du travail qu’au plan conceptuel. L’ergonomie, contre la rigidité des organisations du travail, donne même la variabilité comme un quasi-synonyme de la santé en milieu professionnel. L’activité, dans les deux traditions évoquées ci-dessus, a quelque chose de non-réitérable, d’irréductiblement singulier et subjectif quoique toujours organiquement relié aux résistances du réel. Et je me suis moi-même formé à l’école de ceux pour qui, dans l’analyse du travail concret, l’activité observée reste toujours l’indice d’une appropriation créatrice de la situation, même si parfois cette appropriation échoue.
1. L’analyse de l’activité comme analyse des variations
2Autrement dit, dans mon travail d’intervenant, l’analyse de l’activité est d’abord une analyse des variations, des conjonctures, des singularités et des contingences qu’on cherche toujours vainement à réduire. Elle est ensuite, dans mon travail de chercheur, un concept hérité de la psychologie et de la linguistique russe des années 1920. Dans ce cadre, l’activité pratique d’un sujet n’est jamais seulement un effet des conditions externes et l’activité psychique n’est pas davantage la reproduction interne de ces conditions. L’activité — pratique et psychique — est toujours le siège d’investissements vitaux : elle transforme les objets du monde en moyen de vivre. L’activité du sujet n’est pas déterminée mécaniquement par son contexte mais le métamorphose. Elle affranchit — en risquant toujours l’échec — le sujet des dépendances de la situation concrète et se subordonne le contexte en question. L’objet de l’activité c’est même cette subordination. Ou plutôt, cet apprivoisement, si spécifique à l’espèce humaine, qui fait de toute chose, d’une façon ou d’une autre, non seulement un objet social mais un objet psychologique à part entière. Même dans les situations de travail les plus contraintes, on sait maintenant qu’il en est ainsi et, lorsque ce n’est pas le cas, la psychopathologie du travail n’est jamais loin. Autrement dit, l’activité n’existe pas dans un contexte mais produit plutôt du contexte pour exister.
3C’est pourquoi, pour le sujet en cours d’activité, l’extérieur est intérieur et l’intérieur est extérieur. On peut donc parler de l’activité comme d’une appropriation toujours singulière, réciproque et partiale, du monde et du sujet. Mieux, comme le notent Vassiliouk & Zinchenko dans la postface au livre de Leontiev, « l’objet n’est alors pas simplement une chose, mais une chose intégrée à l’être vivant, devenue un organe nécessaire de cet être, subjectivisée par le processus vital lui-même avant toute assimilation spécifiquement cognitive » (1984, p. 345). Dans ce mouvement d’appropriation, l’objet immédiat de l’action n’est donc jamais qu’un organe fonctionnel dans l’activité propre du sujet. C’est pour lui un moyen de vivre. S’il perd ce statut, l’objet de l’action se dévitalise et se trouve désaffecté dans l’activité du sujet aux yeux duquel, dès lors, il se dévalorise. Cette dynamique de valorisation/dévalorisation dans la formation des objets de l’action installe la variation comme principe même de l’activité et non comme exception qui confirme la règle.
2. Fonctionnement de l’action et développement de l’activité
4Pourtant, toute bonne observation en situation de travail montre vite que les sujets ne travaillent pas seulement à accomplir les tâches en fonction des variations qui s’imposent à eux ou qu’ils imposent eux-mêmes à leur action. En effet, pour rester disponibles à ces variations, il leur faut surtout éviter de devoir ré-inventer en permanence leurs moyens d’agir. Pour s’économiser ou encore pour se protéger, ils travaillent donc aussi à stabiliser des dispositions qui puissent organiser durablement leur action. Ils se préparent à l’inattendu en tentant de fixer les attendus de l’action. Ils s’outillent en s’organisant à l’aide d’un stock d’instruments disponibles, d’un répertoire d’opérations possibles et « pré-travaillées ». Afin de pouvoir se retrouver dans des situations forcément changeantes, ils agissent sur eux-mêmes en se composant une palette de gabarits ou de patrons « prêts-à-agir ».
5Incontestablement donc, la variation est impossible sans invariant. Et je dois sans aucun doute à G. Vergnaud ainsi qu’à d’autres qui l’ont suivi (Rabardel, 1995 ; Pastré, 2000) d’avoir mieux compris la portée de l’incontournable constat que je faisais moi-même. Car une chose est de rencontrer les régularités fonctionnelles de l’action dans le cours variable de l’activité du sujet, autre chose est de les conceptualiser, et pas seulement comme des phénomènes secondaires. Le concept de schème opératoire tel qu’il a été utilisé en psychologie cognitive et dont l’histoire scientifique a commencé à être faite (Vergnaud & Récopé, 2000) ou celui de schème subjectif ou émotionnel mobilisé en psychanalyse (Aulagnier, 1990) possède un avantage majeur : identifier les organisateurs du fonctionnement cognitif ou affectif du sujet.
6Pourtant, ce résultat acquis, il m’est apparu qu’on ne pouvait guère en rester là. En effet, la psychologie du travail est confrontée directement au problème des rapports entre schèmes individuels et schèmes sociaux ou collectifs. Et il nous a fallu regarder cette question des organisateurs invariants de l’action en partant du collectif pour aller vers le sujet et non l’inverse. En effet, loin d’être d’entrée des attributs personnels du sujet, ils sont d’abord des « patrons » sociaux, des manières de prendre les choses et les gens, encouragées ou inhibées dans un milieu de travail donné. En situation professionnelle, il s’agit d’antécédents sociaux de l’action individuelle, de précédents socialement mémorisés et disponibles mais dont chacun doit réussir à disposer pour organiser son action. Loin d’être d’ailleurs une série d’automatismes amorphes et de figures imposées, il faut les regarder comme un système de variantes, un clavier à la gamme plus ou moins étendue en fonction de l’ampleur des variations collectives de l’action. Au plan individuel, c’est la modulation de ces organisateurs sociaux, leur retouche et leur recréation qu’on peut désigner comme schème opératoire. Celui qui travaille doit réussir à transformer ce « donné » social dont personne n’est propriétaire, cette mémoire transpersonnelle organisée en chaînes opératoires plus ou moins riches et souples, en instrument re-crée pour son activité propre. Ce faisant, face au réel, il l’accentue, la stylise, la fait sienne en la poussant dans la direction personnelle qui résulte des inflexions qu’il a du lui faire subir, dans le réel, au service de son activité singulière. Au travail, la formation d’un schème personnel se fait par stylisation du genre professionnel en cours d’action et pour l’action. Ce peut être une finition qui conserve à l’arc des possibilités génériques collectives sa vitalité tout en repoussant ses limites d’exercice. Ce peut être, à l’inverse, une réduction ou même un dessèchement de ces possibilités collectives ; ce qui s’oppose à la dégénérescence d’un genre professionnel en une suite de « clichés » stéréotypés, autant que ce qui y contribue. Quoiqu’il en soit, le schème individuel de l’action mérite d’être d’abord vu comme un affinement instrumental — plus ou moins réussi — de son schème social. C’est donc à partir de la reconnaissance des variantes du genre professionnel comme organisateur collectif — on pourrait dire comme schème social et générique — que j’en suis venu à regarder le style de l’action comme son développement possible. C’est sans doute déjà là aller plus loin ou plutôt ailleurs que ne le propose G. Vergnaud.
7Mais il y a plus. Si Genres et Styles sont bien des organisateurs de l’action, leur invariance reste toute relative et surtout tributaire d’une histoire, l’histoire inachevée de l’activité. Or, c’est cet inachèvement qui reste pour moi décisif en matière de théorie de l’activité. Car il y va, au delà du fonctionnement de l’action, thème sur lequel la théorie du schème est éclairante, du développement de l’activité lui-même, objet sur lequel elle l’est beaucoup moins. On connaît la clarification que G. Vergnaud a proposée : pour lui, ce qui est invariant c’est l’organisation et non pas l’activité ou la conduite (Vergnaud & Récopé 2000, p. 45). On le conçoit bien. C’est là, sagement, distinguer l’activité et son développement du fonctionnement de l’action en tant que tel. Mais cette distinction a comme implication que l’activité qui varie n’a pas sa clé dans l’invariant. Du coup, j’ai toujours trouvé trop grand le pas que G. Vergnaud nous demandait de franchir en écrivant que la fonction du schème est « d’engendrer la conduite et l’activité, pas seulement l’action mais toute l’activité » (2000a, pp. 46-47). En effet, si les variations de l’activité sont bien impensables sans les ressources de l’invariant, ces variations ne sont pas provoquées et encore moins « engendrées » par l’invariant. Elles ne trouvent pas leur origine dans l’invariant. Si l’activité est bien d’abord variations, on ne saurait dire que celles-ci résultent des invariants à l’aide desquels les sujets affrontent ces variations. Mieux, selon moi, c’est l’inverse : les invariants sont le produit de l’expérience répétée des variations. Et, c’est peut-être l’essentiel, la source de ces variations est à chercher ailleurs : du côté des échanges entre sujets qui réalisent le contact pratique de chacun avec le monde extérieur. Ce contact pratique est social de part en part. Là se trouve l’énergie vitale de la conduite et c’est dans ce cadre, à l’aide d’instruments génériques collectifs revus et corrigés par lui, que le sujet se heurte à l’opposition des objets réels, qu’il doit se soumettre à eux, apprendre d’eux, les faire sien et, finalement, les recréer avec autrui. Les objets du monde sont littéralement pré-occupés par les activités des multiples sujets qui s’y retrouvent, s’y percutent et du coup les gardent vivants. C’est là la source du développement de l’activité. Les invariants, eux, réalisent ce développement dans le fonctionnement de l’action en position de ressources. Développement de l’activité et fonctionnement de l’action n’ont pas la même origine. Car le sujet, comme l’écrit A. Leontiev, « n’est jamais seul en face du monde des objets. Le trait d’union de ses relations avec les choses ce sont ses relations avec les hommes » (1958). C’est seulement entre des sujets que ces « choses » ont une chance de devenir des objets psychologiques réels. C’est seulement entre des sujets aux prises avec des obstacles vitaux à surmonter que l’activité peut « réveiller » les invariants de l’action. Et ce, afin de ré-apprivoiser le réel.
8C’est pourquoi, si l’activité est incontestablement médiatisée par les instruments organisés qui permettent le fonctionnement de l’action (Rabardel, 1995), elle est d’abord médiatisante, productrice d’objets et de relations entre les sujets ainsi qu’entre eux et les objets (Clot, 1999 ; Clot, 2004). Elle est donc simultanément dirigée vers l’objet et vers l’activité des autres portant sur cet objet, en un mot conflit d’adresses, tentative de dégagement et de création de nouveaux fonctionnements. De ce point de vue, elle est synonyme de santé.
9Comme le note malicieusement Canguilhem, « je me porte bien dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes, de porter des choses à l’existence et de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi » (2002, p. 68). On peut, dans la perspective développementale que je retiens, définir aussi l’activité ainsi, comme un pouvoir d’agir (Clot, 1999). Mais c’est sa dimension médiatisante qu’on privilégie alors. Rien n’interdit — et même tout conduit — à la regarder également du point de vue du fonctionnement tout court. On doit alors se centrer sur l’organisation qui la médiatise. Médiatisante et médiatisée, telle est l’activité qui se développe, en faisant d’un fonctionnement donné le moyen de créer un autre fonctionnement. Santé du sujet et efficacité de l’action ne s’opposent pas.
3. L’activité et le schème
10En réalité, tout compte fait, je reste très wallonien. Dans sa critique de 1942, Wallon écrivait qu’en dépit de sa rigueur, « la conception de Piaget reste assez éclectique. Après avoir posé les schèmes moteurs comme l’essentiel et leurs activités individuelles, opérant sous le contrôle de l’expérience, comme les seuls facteurs de l’évolution psychique à ses débuts, il ne peut ensuite faire autrement que d’y ajouter une action d’ensemble » (1970, p. 35). Cette action, c’est le développement mais compris alors au sens embryologique, comme le jeu d’une tendance vitale à l’assimilation. Du coup, « le point de vue du sujet et de l’ensemble aurait la priorité sur celui des éléments constitutifs. Mais c’est contraire au système d’explication proposé. Le principe qui avait été éliminé dans les prémisses se réintroduit en cours d’explication » (p. 36). Et en effet, si « les schèmes moteurs sont doués d’activité autonome et conquérante », comment « saisir l’instant où le sujet sera enfin surgi des schèmes » ? N’y est-il pas « finalement découvert parce qu’il y était présupposé » ? (p. 28-30). Oui sans doute et c’est peut-être là le problème principal. Dans une perspective piagétienne, au bout du compte, l’activité mêlée et démêlée avec autrui n’est pas constitutive du sujet. Ce dernier demeure la source préalable de l’action par schème interposés au point qu’on peut parfois penser que c’est le schème qui est sujet.
11Au contraire, dans la perspective développementale d’orientation vygotskienne (Vygotski, 2003) et wallonienne qui me sert de référence, ce n’est pas le schème qui explique l’activité mais c’est l’activité qui s’explique avec le schème, aux deux sens du terme. La différence ne saurait être facilement ou artificiellement réduite. Elle engage l’idée même qu’on se fait de l’activité psychologique. Je sais que G. Vergnaud aime à dire que les deux perspectives rapidement évoquées ci-dessus sont complémentaires. Son élégant petit ouvrage sur Vygotski en témoigne encore (Vergnaud, 2000a). Mais en ces matières difficiles, la patience dans la controverse nécessaire est essentielle. La preuve en est faite : je peux aujourd’hui remercier G. Vergnaud de m’avoir aidé à mieux comprendre combien, au plan conceptuel, le schème explique aussi l’activité même si, selon moi, dans la vie, c’est elle qui s’explique avec lui, au sens populaire du terme.
Auteur
Conservatoire National des Arts et Métiers-Paris
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Didactique de la lecture
Regards croisés
Claudine Garcia-Debanc, Michel Grandaty et Angeline Liva (dir.)
1996
Le système éducatif
À l’heure de la société de la connaissance
Martine Boudet et Florence Saint-Luc (dir.)
2014
Sur le chemin des textes
Comment s’approprier l’écrit de l’enfance à l’âge adulte
Catherine Frier
2016
Programmes et disciplines scolaires
Quelles reconfigurations curriculaires ?
Christine Vergnolle Mainar et Odile Tripier-Mondancin (dir.)
2017