Situations et schèmes
Action et connaissance
p. 161-178
Texte intégral
1C’est avec une conduite de détour que je vais parler de situations, d’action, de connaissance et de schèmes, en commençant par motiver pourquoi je soulignerai des différenciations autant que des invariants. En insistant aussi sur les points de débat avec Gérard Vergnaud, selon un mode constitué au tout début de mon arrivée dans le laboratoire de Bresson, où il travaillait – un vrai schème d’interaction qui a déjà une fort longue vie... Ainsi, en conclusion de son intervention insistant sur le caractère dynamique des représentations, Gérard a utilisé une formule lapidaire : « les représentations sont des ensembles structurés de schèmes », formule qui ne rend certes pas compte de la conceptualisation qu’il propose. Mais, au-delà de la rhétorique de la formule, et bien qu’elle me semble parfois vraie, je ne souscris pas à l’intégration des schèmes comme composants de la représentation, sans discuter plus avant les relations entre la dynamique contextualisée de l’activité et les invariants représentationnels, en les mettant en relation avec les objets et les visées de l’action. La conceptualisation des schèmes comme invariants de l’organisation de l’activité me paraît nécessiter tout autant la prise en compte de la diversité des enjeux de l’activité que le concept de conservation en épistémologie génétique nécessitait de prendre en compte intrinsèquement les contenus de connaissance considérés. Gérard Vergnaud a lui-même souligné ce dernier point, en regrettant la centration de Piaget sur la structuration des opérations logiques (Vergnaud, 2001b) 1.
1. Retour au point de départ : l’épistémologie génétique
2Je relie ma position au fait que c’est dans le bain théorique de l’épistémologie génétique de Piaget que je suis tombée, en passant des mathématiques à la psychologie du développement cognitif. Rencontre au plus grand des hasards, avec la découverte du tome II du traité d’épistémologique de Piaget, qui parlait des mathématiques – et auquel j’ai commencé par ne rien comprendre, tout en décidant que c’était ce que je voulais faire ! C’est ainsi que je suis arrivée dans le laboratoire de F. Bresson et P. Gréco, le « Centre d’étude des processus cognitifs et du langage », par la médiation de Gérard : cela fait quarante ans, une longue histoire… Piaget, avec les travaux de son Centre d’Épistémologie Génétique, avait déjà produit des « sommes » dans les grands domaines de connaissances correspondant aux catégories de l’espace, du nombre, des quantités physiques, de la vitesse et du temps, du hasard, et des résultats empiriques détaillés sur les différentes conservations (voir Montangero & Maurice-Naville, 1994 pour un bilan).
3Entrée au CNRS sur une problématique de développement cognitif dans la lignée des approches structurelles, je m’interrogeais en même temps, déjà, sur le domaine de validité des modèles produits. Par la suite, je n’ai jamais été convaincue ni par les propositions de structures générales de la pensée, groupes et groupements – dont la modélisation a toujours buté sur le fait que les axiomes des groupements conduisaient à la même structure que les groupes –, ni sur l’existence d’invariants globaux définissant des stades généraux (qui seraient valides indépendamment des domaines de connaissance) ou génériques (qui interviendraient dans le traitement cognitif de tout type de situations). La théorisation des stades dans l’évolution de telles structures générales a buté sur l’existence des « décalages » observés selon les contenus sur lesquels étaient mises en œuvre des structures posées comme propres à tel ou tel stade. Décalages dont aucune expérience, aucun cadre ultérieur, n’a sauvé la théorie des stades structurels génériques.
4En revanche, « le » Piaget de l’épistémologie génétique avait pris soin de parler de stades à l’intérieur des développements des contenus de connaissance (Gréco a parlé en 1977 de « cette sage manière de procéder »), montrant que, dans chacun des contenus de connaissance, on observe une succession de structures de connaissances de l’enfant, qui ont un certain nombre de propriétés à la fois en tant que structure et dans le passage d’une structure à l’autre. Les concepts d’épistémologie génétique alors développés par Piaget ont été retenus par des didacticiens des mathématiques pour regarder des concepts mathématiques pas du tout quotidiens (comme la récurrence mathématique, Dubinsky, 1991) : abstractions simple et réfléchissante, déséquilibration/équilibration et assimilation/accommodation, qui sont des concepts opérationnels pour regarder très loin dans le développement et les acquisitions de connaissances.
5Je me situe dans cette ligne initiale, rejoignant des positions exprimées par Pierre Gréco ; il rappelait ainsi en 1977 que « dans La genèse des structures logiques élémentaires, Inhelder et Piaget (1959) indique[nt] des étapes ou des niveaux réguliers mais insiste[nt] aussi sur le fait que ces étapes sont fortement diversifiées selon la nature du matériel, la tâche [...] proposée à l’enfant, [...], etc. ». Il insistait ensuite sur la nécessité de « préciser les conditions de l’équilibration, notamment en tant que ces conditions relèves aussi des objets et des tâches » (« Statut épistémologique des concepts psychologiques chez Piaget », repris dans Gréco, 1991, p. 38).
6Dans ses développements théoriques, Gérard a parlé relativement tôt des schèmes (sa thèse, 1968, s’intitulait « Pour une conception algorithmique du sujet »), mais pendant très longtemps j’ai résisté à le suivre dans cette entrée de l’activité cognitive par les schèmes, pour plusieurs raisons.
7La première raison tient à la place que j’ai toujours faite aux théories : les théories sont des outils, j’en use quand elles me permettent de saisir la réalité sur laquelle je travaille. Tant que je ne peux pas faire d’une théorie un instrument de recherche (ou être convaincue qu’elle a cette fonction pour ceux qui la défendent), je reste perplexe, et cette perplexité ne sera suspendue que quand la théorie deviendra opératoire. Sur les schèmes, j’ai attendu un grand moment avant d’être convaincue de ce caractère opératoire (« la fécondité pour définir un programme de recherche » – Gréco, 1991, p. 46).
8La seconde raison tient aux exemples de schèmes dans les textes de Piaget. Ils étaient loin de couvrir le même champ développemental que la structure des représentations qu’il a étudiées dans différentes catégories de connaissances. Il a certes parlé des schèmes sensori-moteurs du petit enfant. Dans la problématique de la conceptualisation, il a ainsi considéré le « schème de dénomination » (utilisation du mot « chat » par le jeune enfant, par exemple) comme un pré-concept. Il a ultérieurement utilisé le terme de « schème de proportionnalité » à propos du développement de la logique de l’enfant à l’adolescent. Mais ce n’est pas un « fil rouge » dans son travail théorique d’épistémologie génétique sur les différents champs de connaissance, ni dans la théorisation des structures générales de la pensée. Les textes de Gréco, piagétien s’il en fut et piagétien critique, repris sur une période de 20 ans (Gréco, 1991), ne proposent aucun débat propre aux schèmes : ceux-ci sont aussi bien : « innés », « intégrés à des phases de conduite », « représentatifs », « d’action ou de jugement », « de pensée », « expliquant ce qui se passe dans le temps court de la résolution de problème » ; les schèmes « acquis » par les élèves sont aussi bien des « pratiques naturelles apprises dans leur milieu », « des idées préconçues », des « savoirs véhiculés par la société » ou « des schèmes opérationnels que l’école a construits ». De nombreux termes « permutent » avec « schèmes scolaires » : « heuristiques », « procédures heuristiques », « stratégies opératoires », « tactiques partielles ».
9Ultérieurement, deux choses intéressantes se sont produites.
10D’abord, lors d’une réunion de la Société française de Psychologie, Gérard a donné un très bel exemple de schème comme invariant dans l’organisation de l’activité : le schème du dénombrement, dont il a montré le (long) développement. J’en résume l’analyse que j’en ai faite, qui s’écarte quelque peu de la position qu’il défend. Le schème du dénombrement évolue depuis le « subitizing » de l’évaluation des (très) petites collections, jusqu’aux schèmes utilisés par l’adulte en situation de dénombrement de grandes collections (comme les votes, dans les époques non électroniques). Plusieurs invariants opératoires interviennent successivement. Le premier invariant dans le subitizing est basé sur ce qu’on peut considérer comme une affordance primaire (en prenant affordance au sens fort2 présenté par Paillard, 1989). Après l’évaluation des très petites quantités (trois, quatre, voire six items) par ce processus de « subitizing », le schème de dénombrement se développe avec une évolution des invariants opératoires.
11Un premier invariant opératoire crucial est le fait que la quantité numérique se conserve quand la disposition spatiale change : Piaget avait mis en évidence que cette conservation est constitutive du concept de nombre. Un autre invariant opératoire est un théorème-en-acte : « si on a une relation un à un entre la collection qu’on cherche à dénombrer et une disposition particulière d’items, alors le résultat du dénombrement de la collection sera celui des items de cette disposition particulière ». La disposition particulière peut être la suite des noms de nombres : un, deux, trois, quatre, cinq, etc. Il peut s’agir d’une disposition intermédiaire, comme celle de côtés de carrés complétés à cinq par une diagonale, (par exemple) qui permet de contrôler le dénombrement de beaucoup plus grandes quantités que la mise en relation un à un avec la chaîne numérique.
12L’invariant de l’organisation de l’activité est la mise en relation de ce qui est à dénombrer et la disposition particulière outil du dénombrement : d’abord, pour les premiers dénombrements, par le pointage de chaque item coordonné dans le temps avec la « récitation » de la liste des noms de nombres, avec mémorisation de ce qui a été pointé, ensuite par la production d’un item d’une disposition intermédiaire pour chaque élément à dénombrer, item mis ensuite à l’écart dans une collection du « déjà pris », ce qui fournit une mémoire externe de ce qui n’est plus à dénombrer.
13Toutefois, tel que je viens de le décrire, il s’agit du développement du schème d’un sujet générique, proche du sujet épistémique piagétien : on ne se réfère pas à des invariants dans l’activité d’un sujet singulier. Il y a question à discussion, parce que si un schème est une organisation invariante de l’activité d’un sujet dans une classe de situations, peut-on parler de schème quand il n’y a pas de sujet singulier et des occurrences multiples de son activité3, et donc que le schème porte non pas une activité mais un modèle générique d’activité... ?
14En effet, dans nombre d’exemples de schèmes, et chez Piaget déjà évidemment, on ne sait pas si c’est un algorithme, un schème dépersonnalisé ou a-personnel, comme la description que je viens de donner, ou bien si c’est un schème partagé par toute une communauté, ou alors si on est en train de parler du schème d’un « vrai » sujet. Dans ce dernier cas, pour parler d’un schème d’action d’un sujet, cela suppose qu’on ait observé son activité dans un certain nombre de situations d’une même classe et qu’on ait pu dégager un invariant dans l’organisation de cette activité. Il me semble y avoir là un problème à la fois théorique et méthodologique, dont il serait utile de prendre la mesure opératoirement, c’est-à-dire dans des études précises.
15Un deuxième élément dans mon évolution est le travail de Pierre Rabardel sur les instruments (Rabardel, 1995). Il a présenté une explicitation détaillée de la notion de schème d’utilisation et de sa genèse (pour un sujet), et de la notion de schème social d’utilisation. Il y a là deux termes bien différenciés : l’un parle de quelque chose qui va être commun à une collectivité, une « communauté de pratiques » – et qui est plus ou moins intégré dans la conception d’un outil, c’est-à-dire d’un artefact à visée instrumentale – ; l’autre considère des schèmes d’utilisation d’un sujet particulier : dans la pratique du sujet avec un outil, on va étudier comment s’élabore tel schème d’utilisation, dans le cadre d’une genèse instrumentale qui fait passer de l’outil (général) à l’instrument pour ce sujet singulier (on peut évidemment chercher aussi ce qui est commun dans les genèses instrumentales de différents sujets).
16Dans sa thèse, Pascal Béguin a étudié comment s’opérationnalisait cette problématique instrumentale dans une situation de reconception industrielle ; il a identifié un schème dans l’activité d’un concepteur de haut niveau chargé de la conception du système de câblage électrique dans l’usine ; il a mis en évidence les relations entre les schèmes individuels dans la coopération de concepteurs de différents domaines ; il a aussi montré des effets de changements d’outils (des logiciels de CAO) non seulement dans les schèmes individuels, mais aussi sur l’organisation collective du travail et au-delà sur l’organisation elle-même (Rabardel, Rogalski & Béguin, 1996). La mise en évidence d’une relation étroite entre l’organisation de l’activité 4 du concepteur et les problèmes organisationnels dans l’entreprise témoigne de la puissance du cadre théorique.
17Dès lors, j’ai un regard nettement plus convaincu sur le fait que la notion de schème était opérationnalisable. Restait la question de cette opérationnalisation dans l’étude du développement cognitif et celui des compétences professionnelles. Or, autant dans les travaux piagétiens d’origine, et post-piagétiens de l’école de Genève, les représentations comme systèmes de concepts, la conceptualisation en relation avec les processus d’abstraction (distinguant abstraction simple et abstraction réfléchissante) ont fait l’objet de recherches empiriques très nombreuses (« empirique » au sens allemand : producteur de données, et ne s’opposant pas à « expérimental »), autant on ne trouve pas le même niveau de telles études « concrètes » sur la question de l’organisation des schèmes dans la « macro-genèse ». Il y a certes des expériences sur la micro-genèse de schèmes dans le cadre de la résolution de problèmes (Boder, 1992), mais rien ne valide l’hypothèse qu’il s’agit de processus identiques dans les acquisitions « locales » et dans le développement. En fait, définir un schème comme invariant de l’activité dans une classe de situations appelle à tenir compte non seulement des structures de la connaissance (sur lesquelles s’est centré Piaget) mais aussi, et surtout, de leur fonctionnement en situation.
18Les travaux de Vergnaud sur les structures additives, sur les structures multiplicatives ont constitué une avancée décisive en ce sens, mettant en lumière l’articulation des concepts dans ces champs conceptuels, et montrant finement la différenciation nécessaire entre types de situations, de complexité cognitive différente, conduisant à une activité différente chez l’élève, même si, in fine, c’est une même opération arithmétique qui sera utilisée.
19En fait, pour aborder la question du développement des schèmes, j’ai besoin de les situer par rapport à d’autres composants qui permettent d’analyser, d’une part, les compétences du sujet et, d’autre part, son activité en situation. Le premier point concernera le fonctionnement du sujet en situation plutôt que directement le développement de ses compétences. Je pense en effet qu’il faut considérer l’existence d’une double temporalité dans la dynamique développementale. Dans une dynamique de l’action dans le temps court, on peut considérer de manière raisonnable (au vu de l’ensemble des résultats de recherches empiriques) qu’un certain nombre d’organisations de la pensée du sujet qui agit sont stables. Tout au moins, tout n’est pas en train de changer – de sorte que rien dans le fonctionnement et la pensée du sujet qui agit ne ressemblerait à l’instant t + 1 à ce qui était présent à l’instant t5, et les changements sont mineurs par rapport à la stabilité : c’est une question de relativité des évolutions. Attention : cela peut se révéler faux dans certains cas incidentels, où quelqu’un peut changer fortement en une fois d’organisation conceptuelle, sur un temps très court (dans un processus de type « euréka », qui ne s’identifie pas simplement à un phénomène d’insight dans un problème en cours). Ce sur quoi j’insiste, c’est que les processus qui se déroulent dans les temps relativement courts ne sont pas du même ordre que ceux du temps long de la genèse ; celle-ci pouvant prendre entre quelques semaines (à la limite quelques jours) pour un mathématicien professionnel6 à plusieurs années pour le développement d’une compétence experte. C’est aussi le cas pour le développement cognitif de l’enfant : Gérard Vergnaud a, par exemple, bien mis en évidence la longue durée du développement des structures additives.
2. Champs conceptuels disciplinaires et domaines professionnels
20Pour parler maintenant de situation, de schèmes d’action, de connaissances, je commencerai par un caveat : la référence de ce que je vais dire est celle des situations de travail. Or, ce qui pourrait être dit à ce propos dans des domaines disciplinaires, du point de vue des apprentissages des élèves, devrait être transposé – et par là-même transformé – du fait de différences entre champs professionnels et domaines disciplinaires, et entre développement dans les deux contextes.
21Deux raisons à un traitement différencié, dont la première tient à l’épistémologie des deux domaines, et aux relations entre types de connaissances en jeu et problèmes que ces connaissances servent à résoudre, pour lesquels elles sont des outils pour le sujet – et l’autre tient aux conditions du développement du sujet. Je vais prendre deux exemples dans mon propre domaine de compétence : les mathématiques et la gestion d’environnements dynamiques.
22Du point de vue épistémologique, un champ conceptuel mathématique, autour des fonctions par exemple, est une structure avec un ensemble de notions liées, de procédures, et situations-types, qui va être investi ultérieurement en physique, en statistiques, dans la finance, en thermodynamique, dans la construction des ponts, etc., bref partout dans les développements scientifiques et technologiques où le calcul avec des variables va être présent. Donc la « marque » de tels concepts disciplinaires est leur polyvalence comme outils utilisables dans une variété de situations dans lesquelles ce champ conceptuel va opérer, en plus évidemment des situations « internes », propres aux mathématiques.
23Dans le champ du travail, en revanche, les champs de situations sont relativement circonscrits : si on considère un pilote d’avion, ses tâches centrales7 concernent toujours le pilotage de l’avion, même s’il y a des centaines de procédures spécifiées dans son manuel. En revanche, les champs disciplinaires sont multiples, qui nourrissent la construction des procédures, les connaissances théoriques sur le système piloté, et le contrôle que le sujet a de son activité (pourquoi telle procédure, quel risque en cas d’écart, pourquoi éviter telle action en cas de dysfonctionnement). Mathématiques, aérologie, aérodynamique, automatique et informatique, météo, plus tout ce qui concerne l’avion comme système technique. Pour un commandant des opérations de secours sur un feu de forêt, l’action compétente appelle des mathématiques (« élémentaires » quand il s’agit d’action immédiate, champs conceptuels moins élémentaires dès qu’il s’agit d’anticipation en « amont » de toute action – prévention ou prévision – impliquant probabilités et statistiques), de la thermodynamique, de l’hydrodynamique, de l’aérologie et de la météo. En revanche, les concepts pragmatiques du domaine de lutte contre les feux de forêt seront en nombre plus réduit, en particulier parce que le propre des concepts pragmatiques est leur implication dans l’action dans le temps contraint des situations dynamiques.
24La figure 1 schématise les rapports différents entre connaissances du domaine, domaines d’utilisation, conceptualisation et théorisation, dont je viens d’esquisser la nature.

Figure 1. Schéma des relations inversées dans les domaines disciplinaires et professionnels entre champs de connaissances et domaines de tâches.
25Dans les parties qui suivent, je me situe essentiellement dans la relation « connaissances, schèmes, action et situations » pour des domaines professionnels, comportant un champ de situations relativement circonscrit, une variété de types de champs de connaissances, avec le noyau que constituent les connaissances opérationnelles, dont font partie les concepts pragmatiques dont Pierre Pastré a montré l’importance.
3. Trois perspectives dans l’analyse des compétences professionnels
26Dans ce qui suit, je présenterai, assez schématiquement, trois perspectives pour analyser les compétences8. Je discuterai la question d’articulation entre la généricité des compétences et la singularité des situations. Enfin, je poserai quelques hypothèses sur l’architecture des schèmes et leur développement.
27Parlant de « perspectives », je parle d’une approche pluridimensionnelle des compétences pour une classe de situations de travail (la compétence est contextualisée par la nature de la situation ou du domaine de travail). Dans un modèle pluridimensionnel, une perspective peut être considérée comme une projection à partir d’un point de vue, cette projection ayant elle-même plus d’une dimension. La figure 2 propose trois perspectives sous lesquelles considérer les compétences.

Figure 2. Une analyse des compétences, pour une gamme de situations de travail, selon trois perspectives : « connaissances opérationnelles », entrée incontournable dans la formation, « schèmes d’action » et « propriétés » de rapports du sujet au monde de l’action.
28L’ordre de considération de ces trois perspectives ne doit pas être considéré comme un ordre d’importance mais simplement un ordre d’exposition, et de plus il faut considérer que chacune des perspectives est déjà pluridimensionnelle9.
29L’entrée par les connaissances vise à souligner la place cruciale de la conceptualisation dans les compétences (Samurçay & Pastré, 1995) : c’est à travers les instruments psychologiques permis par la conceptualisation que l’on perçoit le monde dans lequel se présente la tâche et dans lequel se réalisera l’activité pour accomplir la tâche qu’on se représente. La perspective des connaissances opérationnelles, avec l’organisation de concepts, de classes de problèmes, d’outils, d’expériences vécues devenues objets de pensée, par une activité « réfléchie », est elle-même pluridimensionnelle (On en a proposé un modèle : KEOPS – Samurçay & Rogalski, 1992 ; Rogalski & Marquié, 2004).
30S’y articulent :
Une perspective de schèmes d’action : on va regarder l’organisation de l’activité et inférer des compétences du point de vue des invariants dans cette organisation de l’activité du sujet dont on veut connaître les compétences.
Une perspective de propriétés du sujet dans son rapport aux objets de l’action, aux autres et à soi-même.
31Le terme de « schème d’action » ne fait pas référence au seul « faire » comme acte de transformation d’un objet de la tâche vers un état cible (but de la tâche) ; dans « schème d’action », le terme d’action doit être pris dans un sens large, intégrant à l’intervention sur l’objet une diversité d’opérations cognitives : hypothèses, prises d’information, évaluation de ces informations, inférences diagnostiques et anticipatrices, intervenant dans les différentes « phases » de l’action : orientation, exécution, contrôle. Ce qui est visé est la dimension dynamique des compétences, et non un élément particulier dans le triplet : activité, action, opération, théorisé par Leontiev (1975).
32En fait, la distinction activité/action s’avère difficile à opérationnaliser de manière stable et homogène – ce d’autant que les « niveaux » ainsi introduits sont relatifs (Savoyant, 1979). Un exemple me semble représentatif : Samurçay et Rabardel (2004, p. 166) parlent de « l’activité productive (également appelée activité de travail, ou activité fonctionnelle dans la littérature », et l’exemple qu’ils donnent (portant sur une situation sur machine-outil) décrit les niveaux « action/opérations », qui sont aussi ceux développés par Savoyant. En revanche, leur distinction entre « activité productive » et « activité constructive » renvoie plus directement au premier niveau du triplet « activité/action / opération ».
33Dire que ce sont des perspectives signifie que quand on se focalise sur les schèmes, cela ne signifie pas que l’on fait abstraction des connaissances opérationnelles, mais que l’on considère la dynamique d’une activité en situation. Quand on identifie des invariants opératoires, et en particulier des concepts pragmatiques qui interviennent dans une diversité de schèmes, cela ne veut pas dire que l’on considère ces concepts comme indépendants des organisations de l’activité, ni que l’on fait l’hypothèse qu’ils se construiraient indépendamment d’un développement des schèmes. Cela ne veut pas dire non plus que des concepts organisateurs de schèmes d’action rendent compte de l’intégralité des connaissances opérationnelles, ni que le traitement des situations ne met en œuvre que les concepts pragmatiques clés du domaine d’action10.
34Très souvent, dans l’approche des compétences, apparaît une perspective dominante : celle des connaissances. En fait souvent même, il s’agit d’un seul composant des connaissances opérationnelles : les connaissances génériques, concepts et connaissances factuelles du domaine. Cela me semble être l’état actuel d’un mouvement de balancier, lors d’une évolution des points de vue en psychologie ergonomique. Marianne Lacomblez (ce volume) a relevé les critiques qu’avait faites Faverge du fait que la connaissance avait une place limitée dans les approches ergonomiques, et l’importance du passage d’une conception de liste de tâches à savoir accomplir, à une conception où les sujets ont des connaissances et une activité cognitive dans l’exécution des tâches, même les plus précisément prescrites. La conception que Faverge défendait en psychologie du travail (le terme d’alors) s’y est ensuite développée, dans un mouvement d’extension de la prise en compte de la dimension cognitive dans le travail, avec des éléments qui avaient été sous-évalués dans les approches psychotechniques initiales, et encore plus dans la version taylorienne de l’analyse du travail. Le mouvement de balancier (accentué par une approche cognitiviste en psychologie) a ensuite emporté vers la sous-estimation des autres perspectives pour l’analyse des compétences…
35Je souligne aussi que la troisième perspective me semble très largement sous-développée dans la place théorique qu’elle occupe concernant les compétences, et le terme de « savoir-être » souvent utilisé dans le domaine de la formation professionnelle ne renvoie pas à un concept théorique. Il s’agit de la considération des compétences sous l’angle de « propriétés » du sujet, dans son rapport aux objets de l’action, aux autres et à soi-même. L’une d’entre elles est la « sensitivité » perceptive ou gestuelle : le fait d’être capable de distinguer des différences fines dans l’univers des objets et des situations qu’on a à traiter, d’être capable d’exécuter des gestes fins (cela peut concerner un bouton à tourner pour contrôler un paramètre dans une centrale nucléaire, ce n’est pas réservé au travail artisanal, ni manuel).
36Je redis qu’il s’agit de perspectives pour analyser ce qui a lieu dans une dynamique relativement courte de l’activité en situation de travail, dans un moment où les compétences dans leur ensemble et leur organisation sont relativement stabilisées.
4. La dynamique de mise en acte des compétences : le virtuel et l’actuel dans l’action
37Avant d’en venir à la manière dont fonctionne le système des compétences dans des étapes où il est relativement stable, fonctionnement dont la figure 3 propose un schéma, il est important de distinguer une notion de virtuel et d’actuel dans l’action.
38Ce sont des termes utilisés par Gilles-Gaston Granger dans un ouvrage sur la réalité : que sont les rapports des humains avec la réalité dans la pensée ? (Granger, 1995). Je schématise : la pensée, c’est le virtuel, et la réalité, c’est l’actuel, ce qui s’actualise, s’est actualisé ou va s’actualiser. Le virtuel c’est tout ce qu’on peut construire, qui peut être possible, mais qui peut aussi être impossible, qui peut être potentiel ou hypothétique. Dans le « virtuel potentiel », potentiel renvoie à pouvoir. Les connaissances sont opérationnelles pour produire du « virtuel potentiel », dans la mesure où, d’une part, ces structures sont relativement stabilisées et polyvalentes dans un domaine donné, et où, d’autre part, les cadres conceptuels fonctionnent comme des organisateurs du virtuel pour expliquer le réel. (« Le réel de la science est un réel expliqué [...] et de telles épures ou modèles abstraits du réel sont établis grâce à un détour de la pensée par ce que nous appelons des virtualités ».)
39Par exemple, la « réversibilité opératoire » dans la théorie de Piaget relève du virtuel, et non de l’actuel. Il s’agit de la capacité à annuler, par la pensée, l’effet d’une action (dans le réel, éventuellement irréversible dans son résultat matériel) en combinant une opération mentale (reflet de l’opération faite sur l’objet, déformation par exemple) et son inverse, celle-ci en l’absence de toute opération effective. Il en est de même, a fortiori, sur la capacité à « raisonner sous hypothèse », impliquée dans l’attribution de la causalité. Ce composant du développement cognitif est rappelé par Houdé (2004, pp. 16-17), qui renvoie à Inhelder et Piaget (1955) : « avant l’adolescence, le possible est un cas particulier du réel, après c’est le réel qui devient un cas particulier du possible »11.
40Les architectures conceptuelles permettent de penser, de structurer, d’anticiper du virtuel, et d’analyser, par comparaison souvent, de l’actuel. L’actuel réalisé, c’est la situation singulière, contextualisée, ici, maintenant, avec les acteurs qui sont là, qui est en train de se réaliser, dans le temps. Évidemment, elle n’est pas ponctuelle, elle a un peu d’avant et un peu d’anticipation, mais ancrée dans l’actuel, ce qui s’est passé et ce qui va se réaliser. On ne fantasme généralement pas sur ce que ne va pas devenir la situation.
41La construction d’une représentation occurrente d’une situation, comme disent un certain nombre de chercheurs, en particulier dans les cas de gestion d’environnements dynamiques, met en œuvre à la fois des propriétés de la situation singulière et des représentations mentales relevant du virtuel, dans l’évaluation de la situation et la composante dynamique de la représentation (le diagnostic intègre du pronostic).
42Donc, à la fois, contextualisation et singularisation, avec le caractère opportuniste, mais en même temps intervention des éléments décisifs de la conceptualisation, des concepts présents dans les connaissances opérationnelles, avec un processus de conceptualisation dans le temps court, je ne parle pas de la genèse, qui fait qu’on va lire cette situation comme une situation qui va relever d’une certaine classe, qu’on va la lire avec les concepts élaborés dans et pour l’action dans cette classe de situations.

Figure 3. Schéma de la dynamique d’intervention des différentes « dimensions » des compétences dans l’activité en situation.
43Par exemple, un professionnel de la lutte contre les feux de forêt, qui a appris des choses sur la lutte par temps de mistral, va lire un feu qui se déclare avec une image opérative, intégrant un système de concepts pragmatiques : axe de propagation, vitesse du feu, front de feu, flancs du feu, points sensibles, etc. qui lui permettent de penser le feu pour agir et « donner du sens pour agir » à une multiplicité d’informations perceptives sur le feu. Ce processus de conceptualisation « informe » au sens fort, c’est-à-dire donne forme à la représentation occurrente de la situation. La représentation occurrente est le produit d’un processus de représentation ; ce dernier implique une conceptualisation « ici et maintenant », au sens où un cadre conceptuel – préexistant dans les connaissances opérationnelles – synthétise et simplifie pour l’action la multiplicité des paramètres de la situation singulière. Les éléments propres à la situation singulière sont cruciaux pour la construction de cette représentation occurrente (comme la valeur des indicateurs renvoyant aux concepts pragmatiques, par exemple).
44L’anticipation s’appuie sur ces représentations, et plus largement l’ensemble des connaissances opérationnelles (Samurçay & Rogalski, 1992 ; Rogalski, 2005 ; Rogalski & Marquié, 2004). L’anticipation de l’action s’appuie aussi sur les organisateurs de l’activité que sont les schèmes12 que je fais apparaître dans les processus d’anticipation pour la situation particulière, et pas dans la conceptualisation et la représentation occurrente de la situation, – je pense qu’on va avoir des occasions de dispute avec Gérard.
45Par ailleurs d’autres éléments vont intervenir dans la réalisation de l’activité dans cette situation particulière, ce qui nécessite d’être pris en compte dans le schème, parce que sinon le schème est une forme qui ne produira rien : les « propriétés » du sujet (troisième perspective d’analyse des compétences) ainsi que son état circonstanciel vont intervenir dans l’organisation de son activité, et « moduler » ses schèmes. Ainsi, un enseignant fatigué à la fin de la journée ne réagit pas de la même façon à une erreur d’élève, éventuellement il va la « laisser glisser », parce c’est trop difficile de la traiter en ligne, il va donner certains types d’exercices, pas d’autres, il fait tel type de cours qui exige de lui moins de réactivité par rapport aux élèves (Clot, Faïta, Fernandez, & Scheller, 2001).
5. Une architecture des schèmes
46Je suis toujours un peu gênée quand on parle des schèmes de façon générale, sans faire intervenir à la fois l’ampleur de l’organisation de l’activité ou du système d’activité dans lequel le schème est en jeu, ainsi que la temporalité concernée. Après que Gérard Vergnaud et Pierre Rabardel m’ont convaincue que les schèmes existent (au-delà des schèmes sensori-moteurs du jeune enfant et des schèmes « pré-concepts » présentés par Piaget), j’en ai cherché. En fait, il est relativement facile de trouver des « petits » schèmes pour un sujet, qui organisent un composant de l’action sur un court terme ; par exemple, dans une conférence sur Vygotski où ils intervenaient successivement, j’ai pu identifier et distinguer les schèmes gestuels de Gérard Vergnaud et les schèmes gestuels de Jean-Paul Bronckart. Ils se sont avérés situés à deux pôles complètement différents : les schèmes gestuels de l’un étant orientés vers l’appui au contenu de la communication, et ceux de l’autre, vers l’interaction sociale de la communication.
47Pour une activité comme la lecture de plans et de guides (ensemble de plans), il est aussi possible de mettre en évidence l’impact du schème de lecture (schème à la fois partagé et individuel) qui se développe avec l’enseignement, et les possibilités de construction de schèmes s’en dégageant (Perez & Rogalski, 2001). En fait, lorsque des types d’actions sont réitérées dans des situations analogues au cours de l’activité, on a des occasions de rechercher, et de trouver, des schèmes « locaux » à ce niveau d’action. Cela a été le cas d’identification de schèmes dans l’activité d’un enseignant particulier en interaction en classe, aussi bien dans l’enseignement de la lecture (Goigoux, 2001, 2002a) que dans celui des mathématiques au lycée (Robert & Rogalski, 2005). Les invariants de plus haut niveau de l’organisation de l’activité sont moins aisés à identifier, si on ne confond pas l’existence de schèmes partagés, repérés dans une situation par des invariants entre sujets, et l’existence des « mêmes » schèmes individuels dans une classe de situations.
48Niveau et temporalité dans laquelle on pose la question des schèmes sont en partie liés. La prise en compte opérationnelle de la temporalité de l’activité renvoie à une question à la fois théorique et méthodologique. Quand le temps de l’activité est long, et qu’on observe pour un sujet une occurrence en situation particulière, quand est-on en présence d’un schème, ce qui suppose qu’existe déjà un invariant organisateur de l’activité sur un type de situation « reconnu » (même si non conscientisé) et quand est-on en présence d’une stratégie de résolution de problème ? À quoi distingue-t-on quand une stratégie est mise en œuvre et quand un schème s’actualise ? Il me paraît nécessaire de regarder cela, sinon pourquoi parler de schème si le terme de « stratégie », largement utilisé en résolution de problèmes pour parler de l’organisation de l’action de résolution du problème, suffit ? Cela m’intrigue et me pose problème, particulièrement quand on parle de schèmes dans un contexte de micro-genèse (Boder, 1992), comme si concepts et processus étaient identiques dans la micro-genèse et dans la macro-genèse.
49Donc la prise en compte des niveaux dans l’activité, et de la temporalité de l’activité, me semble un point essentiel pour entrer dans l’analyse plus avant des schèmes, les rendre pleinement opérationnels comme outils théoriques qui servent à traiter le réel, le comprendre, et agir dessus (par exemple, si on veut faire de la formation, ou concevoir des modifications des situations de travail).
50Avec la notion d’architecture de schèmes, je prends en compte le fait qu’on peut considérer de manière analytique le déroulement d’une activité, et d’une action, en reprenant les développements de Galperin sur le fait qu’un action est composée d’opérations. On peut l’analyser en ces termes, en organisations d’opérations qui peuvent être des opérations logiques ou des séquencements temporels ou la combinatoire des deux, puisque de toute façon, au cours de l’activité, comme le dit la langue, « ça s’exécute » finalement dans le temps, dimension à laquelle on ne peut rien, ce qui est très ennuyeux.
51Un autre point de vue fait partie du cadre théorique de Galperin : c’est le fait qu’il y a des phases : phases d’orientation, d’exécution et de contrôle (de l’action). Donc, du coup, cette conception d’une double analyse de l’action en opérations et en phases amène à se demander si on n’a pas intérêt à regarder quels schèmes interviennent dans les différentes phases, et aux différents niveaux, et s’ils sont, et comment, interdépendants ? Ma proposition est donc non de considérer, théoriquement, des schèmes « en général », mais de distinguer, dans un premier temps tout au moins, en vue d’opérationnaliser et de valider les cadres d’analyse de la genèse, de la construction des schèmes et de leur vie. Je propose ainsi de regarder les architectures de schèmes. Comment des schèmes – je dis de bas niveau, mais c’est de bas niveau dans l’architecture, c’est pas de bas niveau en soi, dans la cognition – s’organisent entre eux. Et qu’est-ce qui va intervenir dans la genèse : la modification ou l’émergence d’invariants opératoires, l’articulation des schèmes (Piaget avait déjà parlé de leur composition).
6. Conclusion
52J’évoquerai quelques hypothèses sur lesquelles je m’engage.
531) Une voie de la genèse de l’organisation des connaissances, ou celle des compétences, est un processus d’émergence de (nouveaux) schèmes à partir de l’activité dans diverses situations singulières. Ce processus peut relever d’une régulation rétroactive ; il peut aussi être étayé par une régulation réflexive, le sujet mettant en rapport l’organisation de ses opérations (et de son action) et les effets produits par rapport à ceux visés (le but de l’action)13.
542) Quant à l’évolution des schèmes, outre le processus d’émergence d’invariants dans l’organisation de l’activité que propose la première hypothèse, il y a un autre processus qui va concerner certains des schèmes au moins, sinon tous, que Pierre Rabardel a évoqué dans son intervention. Il a parlé de « l’âge du schème poli », et je vais reprendre cette image. Je pense en effet qu’il y a quelque chose de l’ordre du lissage dans le développement des schèmes. J’ai parlé plus haut de l’articulation des opérations dans l’action, et de l’articulation des phases d’orientation, exécution, et contrôle. Ma seconde hypothèse est qu’il existe un processus de lissage dans l’articulation des opérations entre elles et dans celle des phases de l’action – ou des opérations composantes. Lorsqu’un schème s’est développé, la fin d’une opération prépare déjà le début, l’orientation, de l’opération qui va succéder, cependant que dans le début de cette dernière, il y a des éléments de contrôle de l’opération précédente. Par ailleurs, dans l’exécution d’une opération agissent des éléments de contrôle (qui permettent par exemple d’identifier en cours d’action un opération erronée – un lapsus). La phase d’orientation elle-même prépare le contrôle de l’exécution, en orientant l’attention sur les éléments pertinents. Je pense que ce processus de lissage est très important dans le développement des compétences ; Gérard en a parlé à propos du lissage du geste et je ne vois pas de raison de le limiter aux schèmes perceptivo-moteurs – ce processus s’intègre par ailleurs tout à fait dans une conception constructiviste.
553) Enfin, je fais l’hypothèse d’un processus de « germination par le haut » dans le développement des schèmes. Dans les rapports concepts quotidiens/concepts scientifiques de Vygotski, il existe des mouvements de cet ordre-là, avec des concepts quotidiens qui « germent par le bas », et des concepts scientifiques qui « tirent » les concepts de celui qui apprend, à partir de l’activité du formateur, de l’enseignant, du maître, etc, de l’adulte. Il existe ainsi un processus de « germination par le haut ». Pour les schèmes, ce processus met en jeu des processus d’internalisation, de subjectivisation, de schèmes sociaux d’utilisation, ou encore de procédures, de méthodes, d’outils cognitifs, d’instruments psychologiques socialement constitués ; éléments qui relèvent (viennent ?) des genres par la médiation d’une collectivité qui a déjà travaillé dans le type de situation à laquelle le sujet est confronté, pour laquelle il est en train de développer des compétences. Ce processus concerne éventuellement – mais je pense qu’il faut faire un peu attention au domaine de validité de cette proposition – des schèmes comme le schème de dénombrement, que j’ai présenté implicitement comme quelque chose de générique et non de singulier, attaché à un sujet particulier. Je pense qu’il y a dans le développement des schèmes plusieurs processus et que leur articulation est quelque chose de crucial pour l’enseignement et la formation, quelque chose de difficile qui nécessite d’aller voir comment on peut repérer ces processus, agir sur eux, dans les activités des situations de travail si telle est la cible, soit en situation d’apprentissage.
56Opérationnaliser ces hypothèses dans le domaine de l’activité de travail me semble nécessaire ; quant aux situations de développement dans la vie quotidienne, elles m’apparaissent bien plus difficiles à étudier, mais c’est évidemment indispensable pour la psychologie du développement.
Notes de bas de page
1 Ainsi, les premières représentations spatiales peuvent être considérées comme le système des schèmes de déplacement du corps propre et de mouvement des objets dans l’espace « assez proche », mais je ne vois pas pourquoi considérer en termes de schèmes les représentations qui structurent l’espace des positions « devant soi » en deux dimensions selon un axe « proximal/distal » et une dimension « latérale », représentations qui sont opératoires pour le jeune enfant dès quatre ans (l’orientation comme invariant opératoire qui différencie gauche et droite est un acquis moins précoce).
2 « On peut considérer que les prédispositions présentes initialement dans la machine biologique constituent déjà une sorte de moule en creux de l’environnement auquel l’organisme est adapté. [...] Les « clés » environnementales qui correspondent à une serrure biologique préexistante à la naissance dans la machine ou ultérieurement façonnée par son expérience constituant ce que Gibson (1950) proposa d’appeler le” champ de ses affordances” » (Paillard, 1989, p. 25).
3 Il n’y a pas non plus de sujet psychologique acteur dans le cadre théorique de l’épistémologie génétique, mais un sujet épistémique, qui est un construct théorique d’une nature analogue à celle de l’opérateur (générique) en salle de contrôle d’une centrale nucléaire, quand on fait une analyse cognitive de la tâche de contrôle.
4 L’activité est toujours située, ce qu’explicite clairement le modèle de double régulation de l’activité proposé depuis longtemps en psychologie du travail (Hacker, 1985 ; Leplat, 1972), réexposé dans Leplat (1997) et repris par Rogalski (2003) pour le cas de l’activité de l’enseignant.
5 On ne peut pas dire sur ces organisations sont localement constantes, sinon, soit elles ne peuvent changer – si on propose une vision continuiste du développement –, soit il faut rendre compte de ruptures. Dans le domaine de l’éducation mathématique, cette problématique est présente dans la notion de « paradoxe de l’enseignement » (Simon et al., 2004, en discutent dans le cadre d’une opérationnalisation très intéressante du cadre piagétien sur l’équilibration).
6 Le mathématicien Laurent Schwartz explicite le processus de déséquilibration-équilibration des connaissances (représentations internes d’un champ), et le processus d’accommodation/assimilation, avec leur composante sur le plan de l’émotion, dans une réponse à la question “comment se déroule une recherche mathématique de son début jusqu’à sa fin ?” (draft, 1987).
7 Le commandant de bord est, de plus, responsable de l’avion dans son ensemble : il a autorité sur l’équipage des pilotes dans le cockpit et sur l’équipe des personnels navigants commerciaux dans la cabine, ainsi que sur les passagers de la sécurité desquels il est responsable.
8 Un développement plus consistant est présenté dans Rogalski & Marquié, 2004. Cette approche des compétences en didactique professionnelle est présentée dans Rogalski, 2004 comme une alternative aux approches de cognition située et cognitiviste.
9 Un modèle des connaissances opérationnelles KEOPS propose une « entrée » selon quatre axes possibles : concepts génériques, épisodes d’expérience, outils cognitifs opératifs et catégorie des situations (Samurçay & Rogalski, 1992 ; Rogalski, 2001 ; 2004 ; 2005 ; Rogalski & Marquié, 2004).
10 Une propension trop souvent partagée dans le secteur des ressources humaines et de la formation est de considérer les compétences comme un ensemble de « savoirs, savoir-faire, savoir-être », en les concevant comme un ensemble d’items (un « portefeuille » de compétences). Voire, on fait une liste détaillée des « compétences pour.. » en termes de « capable de.. », qui se ramène aisément à une liste de tâches à accomplir dont on attend que le sujet sache les réaliser. Quand on se pose des questions de transfert, on risque de penser « dans la boîte à outils des compétences du sujet, il y un ensemble d’items, est-ce qu’on peut mettre certains de ces items dans une autre boîte à outils pour un autre ensemble de tâches ». D’où une forme de réductionnisme dans l’élaboration de situations de formation, et l’évaluation des compétences, à partir d’une telle conception.
11 Si on se détache de la théorie des stades généraux, on peut encore appliquer cette affirmation théorique au développement dans les domaines particuliers de connaissance et d’action.
12 J’ai glissé ici de schème d’action à organisateur de l’activité : il y a pour l’instant un problème à la fois conceptuel et de vocabulaire, que je considère comme encore ouvert, et qui nécessite un travail d’élaboration. Dans l’approche de Galperin, analysée par Savoyant (1979), l’articulation « activité, action, opération » est à la fois relative et dynamique : l’opération se définit dans un niveau de détail de l’action – les opérations étant les moyens de réaliser les buts de l’action – et l’action dans un niveau de spécification de l’activité – l’action répondant à des buts visant l’atteinte de l’objectif ou la réponse au motif de l’activité. Au cours du développement du sujet dans un domaine, la composition d’opérations peut se constituer comme un nouveau niveau d’opération, avec les effets en retour sur les niveaux antérieurs de buts et d’objectifs. Dans ce cadre, il n’y a plus de problème particulier à utiliser schème d’action et organisateur de l’activité, pour parler des invariants d’organisation à différents niveaux, ceux-ci étant relatifs.
13 C’est un processus dont Simon et al. (2004) donnent un exemple paradigmatique pour les changements conceptuels dans le domaine des apprentissages mathématiques, théorisés dans le cadre d’un pur constructivisme.
Auteur
Directeur de recherche CNRS Laboratoire Cognition & Usages-Université Paris 8
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Didactique de la lecture
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