Rien de plus pratique qu’une bonne théorie ? Si, deux !
Les concepts de schème et de genre au service d’une analyse didactique de l’activité d’enseignement
p. 91-102
Texte intégral
1. Introduction : schème et genre
1En préparant ce débat sur les rapports entre psychologie et didactique, Janine Rogalski nous a suggéré d’interroger la pertinence et la compatibilité des concepts de schème et de genre, concepts majeurs dans les cadres théoriques élaborés respectivement par Gérard Vergnaud et Yves Clot (cf. les autres chapitres de cet ouvrage). Nous le ferons en expliquant l’usage que nous faisons de ces deux concepts pour conduire nos propres recherches empiriques1 : nous placerons au premier plan le concept de schème professionnel et nous indiquerons sa complémentarité avec celui de genre professionnel défini comme un répertoire collectif de schèmes socialement et historiquement construits.
2. Pourquoi recourir au concept de schème professionnel ?
2Dans le laboratoire PAEDI à Clermont-Ferrand, nos recherches en didactique poursuivent quatre objectifs principaux :
- Rendre compte de la variabilité des pratiques enseignantes et comprendre ce qui fonde leur efficacité différentielle ;
- Favoriser le développement des compétences professionnelles individuelles et collectives en aidant les maîtres à mieux conceptualiser leurs propres pratiques et en infléchissant les contenus et les formes de leur formation initiale et continue ;
- Faciliter la conception et le développement de nouveaux dispositifs ou instruments professionnels (ingénierie didactique) ;
- Mieux connaître les apprentissages des écoliers en étudiant la part de détermination liée aux pratiques d’enseignement (identifier les composantes des pratiques qui influencent les acquisitions des élèves).
3Pour viser de tels buts, nous avons besoin de prendre appui sur une théorie psychologique de l’activité humaine. Celle affinée par Gérard Vergnaud nous est précieuse car notre recherche d’invariants porte sur l’organisation des conduites des enseignants, pas seulement sur leur description ou sur le simple inventaire des « gestes professionnels » comme c’est souvent le cas en didactique (Bernié et Goigoux, 2005). Notre analyse des schèmes suppose l’analyse des conduites en situation mais, comme Gérard Vergnaud le précise, les schèmes ne sont pas pour autant des conduites, ce sont des constituants de la représentation. Une théorie opératoire de la représentation est donc nécessaire (Vergnaud, 1985).
4Le concept de schème professionnel2, entendu comme une forme organisée et stabilisée de l’activité d’enseignement pour une certaine variété de situations appartenant à une même classe, est également un outil privilégié pour décrire les apprentissages professionnels des enseignants. Il permet d’analyser l’organisation de leur activité, indispensable à la compréhension de son développement. À condition bien sûr d’identifier la classe des situations à laquelle s’adresse un schème, sachant que cette classe peut évoluer au cours du développement professionnel, en s’élargissant à des cas de figure non envisagés au départ, ou au contraire en se réduisant à des sous-classes, quand le schème est indûment généralisé au cours du processus d’assimilation des situations nouvelles (Vergnaud et Récopé, 2000).
5Les apprentissages professionnels constituent de passionnants processus d’adaptation au cours desquels, en premier lieu, les schèmes s’adaptent à des situations. De telle sorte que c’est le couple schème-situation qui constitue la clef de voûte de notre cadre théorique (Goigoux et Vergnaud, 2005) : c’est ce couple qui permet d’identifier et d’analyser les moments critiques du développement professionnel, lorsque le professeur débutant, par exemple, tente de maîtriser une situation nouvelle, souvent plus complexe que celles qu’il maîtrise déjà (y compris lorsque le schème nouveau ainsi formé devient à son tour banal avec l’usage). C’est encore le couple schème situation qui facilite l’étude des modalités didactiques d’étayage de l’activité des élèves car il permet d’appréhender dans le même cadre théorique l’analyse de l’activité cognitive de l’élève et celle de son professeur, ainsi que de leurs interactions (Goigoux, 2000). Cette étude permet d’entrer dans le détail des conduites professionnelles et d’en révéler les principales régularités. Mieux décrits, les savoirs de métier sont, par conséquent, plus aisés à transmettre lors des actions de formation initiale ou continue dans la mesure précisément où nous considérons que l’une des fonctions de la formation professionnelle est de transmettre les savoirs et savoir-faire construits par les enseignants au cours de leur histoire collective.
3. Un exemple de schème professionnel
6Le cadre théorique élaboré par Gérard Vergnaud et ses collaborateurs permet d’étudier comment est engendrée l’activité professionnelle des enseignants, par exemple en interaction avec celle des élèves au fur et à mesure de l’avancement des séquences didactiques. C’est la fonction assimilatrice accordée aux schèmes par la théorie qui est la plus féconde pour nos propres recherches : devant une situation nouvelle, par exemple ci-après une difficulté rencontrée par un élève, des schèmes anciens sont convoqués pour élaborer une conduite professionnelle adaptée. Les tentatives effectuées par les enseignants pour faire face à cet imprévu ne sont pas l’effet du hasard mais résultent de la parenté, soudain perçue, entre certains indices présents dans cette situation et les indices présents dans les situations antérieures analogues. Dans les cas les plus favorables, la situation nouvelle est assimilée par l’un des schèmes évoqués. Dans d’autres cas, une accommodation plus coûteuse sera nécessaire (Vergnaud, 1996a). Autrement dit, le concept de schème nous est utile pour rendre compte à la fois des routines professionnelles et de l’inventivité des enseignants confrontés à des situations répétitives mais toujours singulières comme nous allons le voir à présent sur un exemple.
7Cet exemple est extrait d’une recherche consacrée aux maîtres formateurs, instituteurs polyvalents associés à la formation initiale des nouveaux enseignants : il s’agissait d’élucider leurs savoirs de métier et de les rendre explicites afin d’en faciliter le développement et la transmission (Goigoux, 2006). L’exemple est saisi lors d’une séquence d’étude du code grapho-phonologique réalisée au cours préparatoire : une maîtresse très expérimentée, Madame Pinson, se trouve confrontée à un élève qui ne parvient pas à localiser le phonème [u] dans le mot mouton. Afin de l’aider à surmonter sa difficulté, elle va puiser dans son répertoire de schèmes pour déployer une activité de tutelle qui sera l’objet de notre théorisation.
8Observons cette activité au cours de laquelle l’élève a été appelé au tableau.
- L’institutrice répète lentement « mouton » en le segmentant en deux syllabes : [mu] / [tõ] puis elle demande à l’élève d’en faire autant.
- Elle répète une nouvelle fois le mot segmenté en prolongeant la durée du phonème [u] et en accentuant son intensité sonore.
- Elle interroge : « est-ce que tu entends le son [u] lorsque je dis [mu] ? Ou lorsque je dis [tõ] ? ».
- Elle valide la réponse exacte puis centre l’attention de l’élève sur la seule première syllabe : [mu]. Elle demande si l’on entend le son [u] au début ou à la fin de cette syllabe.
- L’élève répète la syllabe en accentuant à son tour le phonème [u] et déclare : « à la fin ».
- L’institutrice valide et demande à l’élève de récapituler en représentant graphiquement la solution (tracer un point représentant le phonème sur un segment de droite représentant le mot).
9En résumé, Madame Pinson fractionne la tâche en plusieurs sous-tâches et guide étroitement l’activité de l’élève : elle l’amène d’abord à repérer la syllabe qui comporte le phonème puis à localiser ce dernier à l’intérieur de la syllabe en lui faisant opérer une distinction entre attaque et rime. L’efficacité de son aide repose sur la décomposition des opérations impliquées dans l’effectuation de la tâche, sur leur verbalisation au fur et à mesure de leur réalisation et sur leur représentation graphique. Son guidage s’appuie sur une interaction de tutelle dont on pourrait rendre compte en référence aux travaux de Bruner (1983) mais dont les caractéristiques (notamment la réduction des degrés de liberté, la signalisation des caractéristiques déterminantes et la démonstration) dépendent avant tout, comme c’est presque toujours le cas pour les apprentissages scolaires, du contenu didactique de la situation (Goigoux, 1998).
10Notre analyse de l’activité de cette institutrice dans des situations analogues à celle-ci montre que la mise en œuvre de ce schème de guidage de l’activité enfantine de localisation de phonème n’est pas rare à cette période de l’année dans des situations d’aide à des élèves en difficulté. La conduite observée, qui était en revanche inédite dans la séquence observée, repose sur un schème décomposable selon quatre dimensions (Vergnaud, 1990).
111. Le but résulte d’une certaine planification de l’activité d’enseignement : ici, l’institutrice veut aider l’élève à trouver la réponse exacte au problème posé (localiser le phonème) et lui permettre d’intérioriser les procédures utilisables pour réaliser ce type de tâche mais elle veut en même temps montrer ou rappeler ces procédures publiquement, à tous les élèves. Bref, faire réussir et apprendre, un élève singulier au vu et au su du groupe-classe.
122. Les règles engendrent l’activité de la maîtresse au fur et à mesure du déroulement de la séquence didactique même si elles restent pour une part non explicitées voire inconscientes pour elle. Ces règles sont des règles d’action (la segmentation de la tâche en sous-tâches, la monstration des procédures adéquates, l’accentuation phonémique et la distorsion prosodique, l’alternance entre l’activité de la maîtresse et celle de l’élève, etc.), des règles de prise d’information (que cherche à faire l’élève, comment procède-t-il, qu’est-ce qui pose problème pour lui ?), et de contrôle (ai-je bien guidé ses procédures ? Peut-il les remobiliser sans aide ? Les autres élèves ont-ils pu les repérer ?).
133. Les concepts-en-acte et les théorèmes-en-acte structurent l’organisation de l’activité. Ici, par exemple, la maîtresse choisit de traiter publiquement la difficulté rencontrée par un élève singulier. Il s’agit pour elle de montrer à tous, au double sens de rendre visible et de démontrer, la nature de cette difficulté et la manière de la dépasser. Ce choix découle d’un principe d’action qu’elle explicite lors d’un entretien conduit à partir de la vidéo de la séquence. Elle juge qu’à cette période de l’année une difficulté à localiser un phonème est « normale », au double sens de non pathologique et d’habituelle, même si elle ne concerne qu’une petite minorité d’élèves de sa classe. L’institutrice s’appuie donc sur une proposition qu’elle tient pour vraie (un théorème-en-acte) et que l’on pourrait énoncer de la manière suivante : d’une part, il est possible et pertinent de décomposer la tâche de localisation de phonèmes en opérations élémentaires ; d’autre part, la démonstration des procédures utilisables peut profiter à tous, surtout si elle est accompagnée de verbalisations et soutenue par une représentation graphique. Comme ces conceptualisations sont « en-acte » (et pas nécessairement explicites), il est prudent, selon Gérard Vergnaud, de leur donner l’appellation d’invariants opératoires, c’est-à-dire liés à l’action.
144. Les inférences permettent de faire le lien entre les invariants opératoires et le calcul en pensée des buts, des anticipations et des règles. Par exemple ici, imputer l’échec initial de l’élève à l’absence de décomposition de la tâche. Cette inférence est possible parce que la maîtresse dispose des connaissances appropriées, relatives aux apprentissages phonologiques visés et aux difficultés récurrentes auxquelles les élèves sont confrontés.
15Cette analyse est confortée par plusieurs de nos études antérieures au cours desquelles nous avons montré que des enseignants expérimentés étaient capables d’appréhender dans des temps très courts les performances des élèves et de mettre en œuvre les ajustements appropriés (Goigoux, 2001). Ce qui nous a conduit à émettre l’hypothèse selon laquelle la qualité de ces ajustements didactiques3 pourrait bien être l’un des fondements de l’expertise professionnelle des enseignants. En termes vygotskiens, nous pourrions les décrire comme des opérationnalisations incessantes de la zone proximale de développement des élèves, sans qu’il soit possible cependant de définir cette dernière a priori et de manière générale : cet espace de développement ne peut être véritablement circonscrit qu’à travers l’activité même d’enseignement, dans le cadre de tâches et d’objectifs didactiques spécifiques.
4. L’insuffisance d’une analyse didactique externe de l’activité
16Dans la recherche dont est tiré l’exemple précédent, le premier volet de notre méthodologie consistait en une analyse didactique des séquences enregistrées en vidéo. Cette analyse portait sur les occasions d’apprendre que chaque enseignant offre à ses élèves à travers les tâches d’enseignement qu’il conçoit et réalise. Elle rendait compte des activités cognitives que celui-ci sollicite de la part de ses élèves et reposait sur une analyse des interactions en classe qui permettait également de produire des inférences sur les activités que les élèves investissent effectivement (loin, parfois, du projet de l’enseignant) et sur ce qu’ils sont susceptibles d’y apprendre.
17Cette analyse extrinsèque laisse cependant dans l’ombre une part des mobiles des enseignants ainsi que les conditions sociales de la constitution de leur répertoire individuel de schèmes. Ainsi, dans l’exemple rapporté, l’analyse bute sur une apparente incohérence didactique, une énigme qui reste à élucider : pourquoi l’enseignante ne va-t-elle pas au bout de sa logique de « clarté cognitive », pourquoi n’optimise-t-elle pas son activité de tutelle comme elle le fait à maintes reprises dans d’autres situations portant sur l’encodage des phonèmes ? L’analyse didactique laisse penser que l’aide apportée serait encore bien plus efficace si elle restait moins implicite et si elle visait la prise de conscience par l’élève de la procédure de segmentation syllabique comme condition d’accès à la localisation de phonème. Dès lors, pourquoi l’institutrice n’emploie-t-elle jamais le mot « syllabe » et pourquoi ne représente-t-elle pas celle-ci graphiquement alors qu’elle nomme et représente les unités mots et phonèmes ?
18Pour répondre à de telles interrogations, le second volet de notre méthodologie, inspiré de la « clinique de l’activité » (Clot, Prot, Werthe, 2001), organisait la prise de parole des enseignants sur leur propre activité4. Elle leur offrait plusieurs contextes discursifs successifs à propos des mêmes situations : debriefing aussitôt après la réalisation des séquences filmées, entretien d’autoconfrontation initiale, entretien d’autoconfrontation croisée, réaction orale ou écrite aux écrits produits par les chercheurs, etc. (Goigoux, Margolinas et Thomazet, 2004). Elle ouvrait ainsi aux enseignants la possibilité d’une nouvelle conceptualisation de leur activité à travers des confrontations avec de multiples interlocuteurs (collègues et chercheurs) et avec les traces de leur propre activité : notre souhait était que les sujets observés par autrui puissent devenir les observateurs de leur propre activité. C’est ce dispositif qui nous a permis de résoudre l’énigme posée ci-dessus car il a conduit les enseignants à énoncer ce qui était légitime et valorisé (ou illégitime ou dévalorisé) dans leur milieu professionnel : par exemple, ici, avoir recours ou non à la segmentation syllabique du mot. Il leur a permis de préciser aussi ce qu’ils faisaient auparavant mais qu’ils avaient abandonné (et que l’on ne voit donc pas sur la vidéo), ce qu’ils refusaient de faire bien que le centre de formation le leur demande, ce qu’ils pourraient faire en d’autres circonstances ou à un autre coût, ce qu’ils faisaient sans être certains de bien faire, etc. Bref, dans la perspective de Clot, d’aller au-delà du réalisé pour dire le réel de leur activité : « le réalisé n’a plus le monopole du réel. » (Clot, 2001, p. 24)
19Dans l’exemple choisi, le dispositif de recherche a permis de comprendre que les choix didactiques de Madame Pinson dépendaient autant des compromis passés avec ses collègues maîtres-formateurs que de l’analyse des processus cognitifs des élèves.
5. Le genre professionnel : une ressource pour l’action
20Lorsque nous étudions le travail enseignant, nous nous intéressons entre autres choses aux objectifs que les professeurs se donnent à eux-mêmes en réponse aux prescriptions de l’institution scolaire. Nous nous inscrivons en cela dans la tradition de l’ergonomie de langue française qui fonde son analyse sur l’écart entre travail prescrit et travail réel (Leplat, 1980, 1992).
21Pour étudier le travail prescrit, nous établissons une différence entre prescription primaire et prescription secondaire. La prescription primaire représente tout ce qui est défini en amont par l’institution scolaire (programmes, instructions, évaluations…) et qui est communiqué à l’enseignant pour l’aider à concevoir, à organiser et à réaliser son travail5. La prescription secondaire quant à elle est élaborée et diffusée par les formateurs d’enseignants qui non seulement reformulent, interprètent ou concrétisent les recommandations officielles, généralement peu opérationnelles, mais développent de surcroît un ensemble d’injonctions autonomes, parfois contradictoires avec la prescription primaire, dont nous allons illustrer l’influence dans l’exemple choisi. Dans le cas des maîtres formateurs, cette prescription secondaire joue un rôle essentiel en raison de leur double mission d’enseignant soumis à cette prescription et de formateur porteur de cette prescription.
22Dans notre modèle d’analyse de l’activité professionnelle (Goigoux, 2000 ; 2005), le passage du travail prescrit au travail réel est effectué par les instituteurs à travers le filtre des actes convenus que l’histoire de leur métier a retenus. Cet intercalaire social, que Yves Clot (1999) nomme le genre professionnel en empruntant un terme forgé par Bakhtine dans champ de l’analyse linguistique et littéraire, aide les enseignants à trier, à opérationnaliser et à réorganiser les éléments des multiples prescriptions primaires et secondaires qui leur sont adressées, en un mot à redéfinir les tâches qu’ils se donnent à eux-mêmes (tâches redéfinies que l’analyste doit absolument identifier s’il veut comprendre les tâches effectivement réalisées).
23La recherche que nous avons consacrée aux maîtres-formateurs nous a permis de mieux cerner les composantes de ce genre professionnel : les principales reposent sur leurs conceptions communes du système enseignement/apprentissage. Nous avons résumé ces conceptions, qui se dévoilent peu à peu lors des entretiens d’auto-confrontation simple et croisée, en six exigences principales que les maîtres-formateurs définissent et s’efforcent de satisfaire : conduire la classe, favoriser l’activité des élèves, rechercher l’autonomie dans la construction des savoirs, construire une motivation suffisante, valoriser la parole des enfants, aider les élèves les plus faibles (Goigoux, 2006). Chacune de ces six exigences d’ordre pédagogique, c’est-à-dire communes à toutes les situations d’enseignement quelle que soit leur inscription disciplinaire, est susceptible d’entrer en concurrence, voire en turbulence, avec celles des enjeux spécifiques, c’est à-dire proprement didactiques, de ces situations. Le souci pédagogique de rendre les tâches d’enseignement attractives grâce à un habillage ludique ou de relier l’étude de la langue au contenu narratif des textes étudiés au nom du « sens des apprentissages » que le morcellement des tâches menacerait, provoquent par exemple de sérieuses difficultés didactiques pour élaborer et conduire des séquences favorables aux apprentissages des élèves les plus fragiles (Bautier et Goigoux, 2004). Du coup les instituteurs partagent non seulement des conceptions mais aussi des interrogations et des préoccupations identiques, ce qui fonde encore plus solidement leur sentiment d’appartenance à un même collectif professionnel. Ces préoccupations peuvent être résumées en quatre interrogations majeures auxquelles tous n’apportent pas les mêmes réponses6 :
- Comment concilier l’avancée du temps didactique avec le respect de la parole enfantine ?
- Comment motiver les élèves sans les détourner des enjeux des apprentissages ?
- Comment conduire la classe sans se fixer sur un niveau moyen qui exclut les plus faibles ?
- Comment favoriser l’activité des élèves sans dénaturer les objets de savoir ?
24Dans notre recherche, lors des auto-confrontations croisées, nous avons pu mesurer combien ces préoccupations partagées étaient largement influencées par l’histoire du collectif professionnel des maîtres-formateurs associés au même centre de formation (École Normale puis IUFM). Cette histoire constitue pour eux une mémoire dans laquelle chacun puise, même si ce n’est pas toujours de manière consciente, pour résoudre les conflits de critères résultant de la multifinalité de leur activité. Elle leur permet d’établir des compromis entre les dimensions potentiellement antagonistes de cette activité et d’assurer ainsi la cohérence de leur pratique (Goigoux, 2000).
6. Le genre professionnel : un répertoire de schèmes
25Le genre ne se limite pas cependant à marquer l’appartenance à un groupe. Parce qu’il est un répertoire de schèmes socialement construits, un corps d’évaluations partagées qui règle l’activité personnelle de façon tacite (Clot & Faïta, 2000), il possède les propriétés assimilatrices de tout ensemble de schèmes. Il est une ressource pour l’action individuelle (Vergnaud, 1996a), un « stock de mises en actes et de mises en mots prêts à servir et qui préfigure l’action » (Clot et coll., 2005, p. 7), « une gamme sédimentée de techniques intellectuelles et corporelles tramées dans des mots et des gestes de métier » (Clot, 1999, p. 45) ; il assure à ce titre une véritable fonction psychologique. Yves Clot, selon nous, prolonge la réflexion de Gérard Vergnaud dans le champ professionnel en l’enrichissant d’une dimension collective, historiquement et socialement située, pour étudier la constitution des répertoires de schèmes7. « La mémoire du travail, transpersonnelle et sédimentée dans l’histoire sociale, se retourne alors en mémoire de travail, une mémoire collective disponible dont chacun, avec tous, doit pouvoir disposer comme instrument d’action face aux inattendus du réel. […]. Dans l’action, elle devient mémoire pour prédire. Préfiguration commune de l’action, elle permet de « voir venir « le réel mais elle est toujours retouchée dans l’action, reconfigurée » (Clot et coll., 2005, p. 9). Avec des mots qui lui sont propres, Yves Clot évoque-t-il ici autre chose que la fonction assimilatrice des schèmes dont nous avons dit qu’elle était au centre de notre intérêt commun pour les deux théories ?
7. Le genre professionnel : une définition partagée de ce qu’il est bon de faire
26Distinct de la prescription officielle, le genre est également, selon Yves Clot, une sorte de pré-fabriqué socialement élaboré par le milieu de travail qui définit les façons de travailler acceptables ou déplacées. À ce titre, le concept de genre ouvre de nouvelles perspectives pour notre analyse du travail. Il nous aide à mieux théoriser les ressources et les contraintes qui pèsent sur l’activité enseignante : il dit ce qu’il est bon de faire et de ne pas faire. Par conséquent, en même temps qu’il soutient l’action, il la contraint par l’histoire des compromis qu’il porte.
27Pour les maîtres-formateurs, par exemple, les manières légitimes d’enseigner la lecture ont considérablement évolué au cours des 30 dernières années (Goigoux, 2003) : s’il redevient acceptable de procéder à une décomposition syllabique des mots oraux, ce n’était pas le cas il y a quinze ans lorsque l’unité syllabique était tabou parmi les maîtres-formateurs car associée aux « méthodes syllabiques » honnies. Aujourd’hui encore, prise dans l’histoire d’une reconfiguration profonde et conflictuelle de son genre professionnel, Madame Pinson évite toute activité de déchiffrage qui pourrait induire une segmentation syllabique lors des tâches de lecture et n’étudie les unités phonémiques qu’à l’occasion de tâches d’écriture de mots. Elle se refuse toujours à employer le mot « syllabe » avec ses élèves et à symboliser graphiquement la structure syllabique des mots, par exemple en distinguant les mots mono-syllabiques des mots bi-syllabiques. Elle prive donc ses élèves d’un outil de conceptualisation des relations entre langue orale et langue écrite en raison de l’obstacle créé par un schème professionnel ancien, solidement ancré dans son genre professionnel.
28Paradoxalement, lorsqu’elle s’engage dans une aide aux élèves en difficulté, elle a recours à un découpage syllabique reposant sur le « théorème-en-acte » que nous avons décrit plus haut. Mais ce théorème reste seulement un acte ; l’enseignante ne théorise pas l’invariant opératoire qu’elle utilise et ne le revendique pas explicitement tant cette verbalisation n’est pas disponible, ni légitime, dans son double métier d’institutrice et de formatrice8.
29Lorsqu’elle constate sur la vidéo qu’elle a parfois recours à la segmentation syllabique, elle en explique la pertinence mais reconnaît agir en marge des pratiques orthodoxes, au sens de pratiques légitimes selon la doxa de son milieu professionnel. Lors des entretiens d’auto confrontation cette prise de conscience la conduira à retracer avec émotion quelques étapes de sa carrière notamment la période 1985-1990 au cours de laquelle elle avait été marginalisée dans l’institution de formation car elle ne suivait pas les recommandations des professeurs de l’Ecole Normale : « j’étais à côté de la plaque, on ne venait plus voir de leçons dans ma classe » dit-elle9. Pour se maintenir dans le collectif des maîtres-formateurs, Madame Pinson a dû accepter de nombreux compromis. Aujourd’hui encore, elle évite de laisser des traces de son « hérésie » syllabique, excluant tout métalangage institutionnalisé (elle n’emploie jamais le mot syllabe) et toute trace écrite visible par les acteurs extérieurs à la classe (parents, formateurs, stagiaires, inspecteurs). « Je suis tombée dans le piège » conclut-elle tout en se réjouissant cependant d’avoir su résister aux excès des années 80 et d’être parvenue à affirmer un style personnel que nous pourrions définir comme un point d’équilibre entre ses convictions personnelles construites dans l’expérience, les prescriptions secondaires et les conventions génériques.
8. Conclusion : l’analyse didactique, une analyse de l’activité de l’enseignant
30Au terme de ce rapide survol théorique, il nous semble important de pointer deux écueils rencontrés par les recherches sur l’enseignement :
- Celui d’une psychologie de la connaissance et/ou d’une didactique (au sens étroit du terme) qui considèreraient l’activité d’enseignement comme exclusivement orientée par la visée d’un savoir à faire acquérir aux élèves10 ;
- Celui d’une psychologie du travail qui, à l’opposé, s’intéresserait à toutes les facettes du métier à l’exception de ses enjeux didactiques et qui minorerait une préoccupation majeure des enseignants : permettre aux élèves d’apprendre.
31La didactique intégrative que nous nous efforçons de construire en prenant en compte la multifinalité de l’activité enseignante nous semble en mesure de les éviter et d’être utile aux maîtres comme aux élèves.
Notes de bas de page
1 Roland Goigoux a préparé son doctorat sous la direction de Gérard Vergnaud avec qui il a ensuite travaillé au sein de deux laboratoires CNRS de psychologie, celui de l’université de Paris 5 (Sorbonne) puis celui de Paris 8 (Saint-Denis). Chercheur en didactique du français, il développe aujourd’hui un modèle d’analyse de l’activité inspiré par la psychologie ergonomique, en particulier par les travaux de Jacques Leplat, de Pierre Rabardel et de Yves Clot à qui il emprunte le concept de genre professionnel.
2 Ce concept nous semble plus pertinent que le concept de compétence qui renvoie seulement à la forme opératoire de la connaissance.
3 En 2001 nous proposions d’employer le terme d’ajustement, emprunté à la psychologie du développement, pour forger le concept d’ajustement didactique qui reprend les principales caractéristiques du concept source (Pécheux et al., 1992). Par ajustement didactique nous entendons en effet la capacité du maître à modifier son comportement en fonction de l’activité de l’élève et à lui apporter une réponse appropriée d’une manière relativement régulière face à des comportements comparables. Cette capacité implique que l’enseignant sache prélever des indices pertinents qui témoignent de l’activité des élèves dans le cadre de la tâche qui leur est prescrite (Goigoux, 1998).
4 La nature composite du matériau étudié (l’activité réalisée en situation de classe et les verbalisations de l’enseignant confronté à l’image de son activité dans de multiples contextes discursifs) facilite le recoupement des indices sur la base desquels les chercheurs produisent leurs inférences. La production de connaissances qui en résulte gagne ainsi en fiabilité et en validité écologique dans la perspective de la formation professionnelle.
5 Pour une analyse de la prescription dans le domaine de l’enseignement de la lecture, voir Goigoux, 2002b.
6 Le genre semble plus reposer sur le fait de partager les mêmes préoccupations que de les régler de la même manière.
7 Toutes proportions gardées, on n’est pas loin d’une lecture complémentaire des travaux de Piaget et de Vygotski.
8 Confrontée à nos interrogations et à notre analyse didactique de son activité, Nicole Pinson en reconnaît le bien-fondé et entreprend d’élucider pour elle-même ce paradoxe. « Il ne s’agit pas d’une sorte d’hypocrisie de ma part pour être en phase avec telle ou telle pratique recommandée, dit-elle, mais d’une incertitude et une sorte de conflit interne qui m’amènent à segmenter les mots en syllabes (effectivement pour les enfants les plus en difficulté, c’est un moyen supplémentaire pour entrer dans l’écrit qui leur est donné) mais à refuser de systématiser la syllabe afin de ne pas provoquer une lecture hachée (CHAT – POT au lieu de chapeau). Un ou deux ans de plus [Madame Pinson est à la veille de sa retraite, ndlr] et j’adoptais la syllabe : le travail en didactique est une éternelle remise en question ! »
9 Une des tâches des maîtres-formateurs consiste à accueillir des instituteurs stagiaires dans leur classe pour leur montrer des pratiques pédagogiques jugées exemplaires.
10 De la maternelle au collège, les enseignants prennent quotidiennement de multiples décisions dans bien d’autres buts que de favoriser les apprentissages des élèves : pour préserver l’affection que ceux-ci leur portent, pour ne pas « les mettre en échec », pour maintenir la paix sociale dans la classe, pour respecter les usages en vigueur dans leur métier et s’y intégrer au mieux, pour entretenir leur propre motivation ou pour économiser leurs forces, etc. (Goigoux, 1999).
Auteur
Professeur des Universités, IUFM d’Auvergne, PAEDI (JE 2432)
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Didactique de la lecture
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1996
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