Gerard Vergnaud, un français international
p. 73-77
Remerciements
Je remercie Jean-Baptiste Lagrange pour avoir transposé mon français allemand en un français compréhensible. Néanmoins, les fautes et phrases incompréhensibles qui restent sont de ma responsabilité.
Texte intégral
1. Genèse instrumentale et Systèmes de Calcul Formel
1Le changement le plus visible dans l’enseignement des Mathématiques de nos jours est l’introduction de nouveaux instruments pour « faire » des Mathématiques : les calculatrices parfois équipées d’un écran graphique et les ordinateurs avec des logiciels plus ou moins adéquats pour les tâches à résoudre. La conséquence est qu’une des questions les plus urgentes à présent pour la Didactique des Mathématiques est d’analyser et de mieux comprendre l’utilisation des TICE (Technologies de l’Information et de la Communication pour l’Enseignement) dans l’enseignement des Mathématiques.
2En ce qui concerne la Didactique des Mathématiques en France, le cadre théorique des travaux récents sur les TICE présente une certaine cohérence : la genèse instrumentale est utilisée comme théorie de base (typiquement : Guin & Trouche, 2002a et 2002b). Au-delà de la France, cette approche existe de plus en plus (voir par ex. les textes des auteurs non-français du livre cité ci-dessus). L’examen de ces travaux, montre que leur cadre théorique se fonde sur l’idée de schème. Gérard Vergnaud a emprunté cette notion à Piaget et l’a promue dans un cadre scientifique englobant et dépassant la Didactique des Mathématiques. Au départ un peu trop « individualiste », cette notion a été « socialisée » par Gérard, en tirant parti à la fois de Piaget et de Vygotski, dans une démarche si typique de son travail (pour un court résumé voir Vergnaud 1994a, pp. 179-181 ; pour le rôle de la pensée de Vygotski ibid. p. 178).
3Rabardel (1995) est parti des situations d’utilisation de technologies (principalement professionnelles) sans mettre un accent particulier sur l’enseignement. Il a élargi le concept fondamental de ‘ schème’ pour prendre en compte systématiquement la présence d’un artefact dans les activités d’une personne. Pour mieux comprendre la ‘ genèse instrumentale’, qui « distingue l’outil technique (l’artefact), qui est donné au sujet, et l’instrument, qui est construit par le sujet » (voir Trouche dans Guin & Trouche, 2002b, p. 195, italique dans l’original), on identifie des « schèmes d’action instrumentée » dans les « schèmes d’usage »’pour mieux rendre compte de l’interaction du sujet avec l’artefact. Vue de cette façon, la ‘ genèse instrumentale’ n’est autre que le développement de ces schèmes d’usage, puis des schèmes d’action instrumentée acquis ou construits par un individu ou un groupe avec un artefact – ce qui mène à la genèse d’un ‘ instrument’.
4Comme la contribution de Colette Laborde porte sur les instruments ‘ géométriques’, je me concentre sur l’instrument ‘algébrique’ le plus utilisé dans l’enseignement : les calculatrices graphiques et symboliques, comprenant aussi des Systèmes de Calcul Formel (SCF).
5Se référant explicitement à Gérard Vergnaud, Luc Trouche a étudié les schèmes d’usage des étudiants de lycée (voir Trouche, 2000, 2002a et 2002b). Après une étude empirique des comportements des étudiants, il les a groupés pour arriver à cinq comportements prototypiques :” théorique – rationnel – bricoleur – expérimentateur – scolaire” (Trouche, 2000, p. 252). Trouche a décrit ces comportements selon les « sources d’information privilégiées – méta-connaissances privilégiées – méthodes de preuve privilégiées – temps global de travail sur la calculatrice – temps de chaque geste instrumenté » (le schéma ci-dessous d’après Trouche 2002a, p. 251).
6Même si Trouche, dans ses publications plus récentes se réfère plutôt à Rabardel, les concepts théoriques de Gérard Vergnaud se montrent efficaces pour l’analyse scientifique de l’utilisation des systèmes de calcul formel (’SCF’) dans l’enseignement mathématique et plus généralement dans l’analyse des ’TICE’ dans l’enseignement.
7Après l’intervention de Falcão da Rocha (ce volume), je voudrais souligner une dimension supplémentaire du travail de Gérard Vergnaud, que j’avais encore peu perçue, bien qu’elle soit assez proche de mes travaux sur l’enseignement technique et professionnel comme on le verra dans la section qui suit.
8Gérard Vergnaud ne s’intéresse pas seulement à l’étude du ’savoir-dire’ c’est-à-dire du savoir prédicatif si cher aux mathématicien(ne)s. Or, l’étude de l’utilisation des TICE et plus particulièrement des SCF pose aussi la question du ’savoir-faire’ (pour utiliser les mots de Falcão da Rocha). D’après les expériences des enseignant(e) s et les recherches menées dans ce champ, même en présence des TICE, la partie de l’enseignement qui correspond aux savoir-faire (tâche, technique…) garde tout son importance (voir par ex. Lagrange, 2002). Plus généralement, les TICE peuvent-ils contrebalancer le déséquilibre traditionnel (favorisant le savoir prédicatif) en faveur du savoir opérationnel, par exemple en valorisant le comportement « expérimentateur » de Trouche ? Est-ce qu’on peut enseigner et apprendre les Mathématiques en se basant sur le savoir-faire pour développer le savoir-dire ?
2. Didactique des Mathématiques (et) Professionnelles
9J’ai d’abord rencontré Gérard comme le ’père’ des structures multiplicatives, et donc dans son travail sur les Mathématiques de l’école obligatoire. Cependant, pour moi, Gérard est aussi un des rares chercheurs qui s’intéresse à l’enseignement technique et professionnel.
10Il y a plus que 25 ans, on m’a demandé d’éditer deux numéros spéciaux du « Zentralblatt für Didaktik der Mathematik (ZDM) » sur les Mathématiques dans l’enseignement technique et professionnel, dont l’un comportait des descriptions de cet enseignement en Europe. Pour cela, Gérard Vergnaud a été l’une des sources majeures – et celui qui m’a introduit dans certaines institutions françaises. Je me souviens très précisément d’une discussion assez longue au cours d’une visite à Paris où nous avons abordé non seulement la situation française, mais aussi l’enseignement technique et professionnel en Europe – ce qui m’a beaucoup aidé à comprendre l’enseignement technique et professionnel en France (voir Braun & Sträßer, 1980). Dans ces années-là, il était très difficile de trouver quelqu’un en France qui s’occupe vraiment des Mathématiques dans l’enseignement technique et professionnel, et donc la description de cet enseignement en France a dû être écrite par deux Allemands.
11J’ai l’impression que la situation a assez peu changé, et. même sur le plan international, peu de chercheurs étudient les Mathématiques dans l’enseignement professionnel – voir les groupes de travail dans les Congrès Internationaux sur l’Enseignement Mathématique (CIEM). Ce n’est pas un hasard si Gérard Vergnaud a écrit l’introduction du seul livre international concernant les Mathématiques dans l’enseignement technique et professionnel : Bessot, A. & J. Ridgway (éds.) intitulé « Education for Mathematics in the Workplace » (2000b).
12Gérard Vergnaud joue un rôle important dans la Didactique des Mathématiques concernant l’enseignement professionnel. En fait, si je me fie à ce que je connais de la situation en France, les idées de Gérard Vergnaud sont les seules à être utilisées pour une analyse scientifique des mathématiques dans l’enseignement professionnel (voir Hahn, 1995 et Hahn, 2000). Le concept de ’schème’ se montre vraiment efficace pour l’analyse des situations et activités professionnelles, notamment parce qu’il permet d’intégrer les spécificités du savoir mathématique dans le monde du travail : ” This local and limited availability of schemes is a strong characteristic of mathematical activities at the workplace...” (Vergnaud 2000b, p. 20).
13L’idée de’concepts-in-action/theorems-in-action’peut elle aussi rendre compte de ce qui se passe dans le monde du travail et de l’enseignement professionnel : The”(...) predicative form of (scientific) knowledge is of course essential ; but we cannot ignore that the operational form of knowledge is even more essential, as the aim of knowledge is to enable us to act upon the world. (...) Another challenge (...) is to draw social, pedagogical, and didactical consequences from the gap between operational forms of knowledge (...) and the predicative forms” (Vergnaud, ibid., p. 23).
14Pour la situation française, il faut mentionner que Gérard Vergnaud a aussi participé à la création de la ’Didactique Professionnelle ’en France – un développement original même sur le plan international. La Didactique Professionnelle pose des questions qui sont importantes et pertinentes aussi pour la Didactique des Mathématiques (voir par ex. Rogalski, 2004, cf. la partie 2) – surtout dans le domaine de l’enseignement technique et professionnel. Rogalski (2004) la présente même comme la réponse à la séparation de la psychologie de la cognition située, qui met l’accent sur la situation, l’action et la cognition surtout déterminée socialement, et la psychologie cognitive, qui met l’accent sur les connaissances et les représentations externes. De plus, la Didactique Professionnelle n’oublie pas la perspective développementale si chère à Gérard Vergnaud (suivant Piaget). Elle peut montrer à la Didactique des Mathématiques l’importance d’articuler une approche cognitive des mathématiques avec une analyse des pratiques dans les classes, le monde du travail et la vie de tous les jours.
15Pour moi, cette double entrée dans la didactique ’spéciale’– dans la Didactique des Mathématiques pour l’enseignement professionnel et dans la Didactique Professionnelle – n’est pas un hasard : Gérard Vergnaud – suivant un de ses maîtres scientifiques Jean Piaget – a commencé avec la Didactique des Mathématiques, mais pour distinguer le savoir ’prédicatif’ du savoir ’opérationnel’, pour scientifiquement analyser leur articulation, il faut aller au-delà de la Didactique des Mathématiques, qui considère en premier lieu le savoir prédicatif / ’savant’. Ainsi, la Didactique Professionnelle est un lieu pour mieux comprendre le savoir opérationnel, les systèmes de calcul formel (SCF) mentionnés plus haut en étant une autre.
3. Gérard Vergnaud : un Français international
16Les citations qui précèdent étaient en anglais, ce qui n’est pas un hasard. Gérard est en effet un chercheur qui publie dans d’autres langues que le français, qui est lu dans d’autres pays et qui est demandé hors de France.
17Je ne donne que ses contributions les plus importantes à la communauté ‘Psychology in Mathematics Education’ :
1981 : Quelques Orientations Théoriques et Méthodologiques des Recherches Françaises en Didactique des Mathématiques.
1984 : Problem Solving and Symbolism in the Development of Mathematical Concepts.
1987 : About Constructivism.
1995 : Plenary Panel on Video protocols.
18Ces interventions (sauf une) étaient présentées en anglais, et donc une audience mondiale a accès aux travaux de Gérard – et par là à une approche majeure de la Didactique des Mathématiques française. Suivant mon expérience dans PME, je pense que Gérard – avec Guy Brousseau – est le chercheur français le mieux connu dans le monde en Didactique des Mathématiques.
19Ses collègues français(es) peuvent apprendre un simple fait de ces deux ‘ cas’ : s’il n’y a pas de publication en anglais, une recherche risque de ne pas être prise en compte et internationalisée – même si elle est innovatrice et importante. Mon expérience de travail en Suède me conduit à préciser que l’on ne peut demander à un chercheur de lire plus d’une langue étrangère. Aujourd’hui, ‘ les jeux sont faits’ : l’anglais a gagné sa place de langue scientifique mondiale. J’invite mes collègues français(es) à suivre l’exemple de Gérard Vergnaud : publiez vos travaux les plus significatifs aussi en anglais !
Auteur
Luleå Tekniska Universitet – Suède
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