Canción pour Robert Jammes
p. I-VIII
Texte intégral

1Toulouse, avril 1994
2Aujourd'hui, jour de Pâques fleuries, voilà bientôt trente-trois ans de ma connaissance d'avec monsieur Robert Jammes.
3Connaissance à la mode du Siècle d'Or, c'est-à-dire de oídas, comme dans tant de novelas ou de comedias. Un mien ami de Limoux, étudiant sporadiquement exilé à Grenoble, me contait lors de ses retours à Toulouse sa fascination pour un jeune assistant à nul autre pareil, et dénommé Robert Jammes. Tant et si bien que l'ipésien que j'étais, au CAPES prétendant obligé, s'en fut un jour de conserve à Paris et put enfin apercevoir – de loin – l'objet d'une telle admiration: le cheveu non policé, le sourcil en bataille et, surtout, signe alors manifeste d'un anticonformisme déclaré, et que n'ornait nulle cravate, une éclatante chemise rouge; rouge, allez savoir pourquoi, avec en prime un air à faire bourle
del estadista y sus razones todas
4et à conclure:
mas basta, que la mula ya es llegada.
¡ A tus lomos, oh rucia, me encomiendo!
5Passent les jours, passent les mois. L'ipésien se fait agrégatif et, confronté aux énigmes du poète cordouan, continue d'entretenir avec l'exégète de Pyrame et Thisbé le commerce muet d'un échange à distance.
6Passent les mois, passent les ans. En1965, l'agrégé nouveau devient modeste assistant à la Faculté des Lettres de Toulouse, l'année même où Robert Jammes y fait son entrée avec le titre – oncques ne fut plus pleinement porté – de maître de conférences. Un long prélude silencieux semble devoir s'achever quand, en un même étage de la rue Albert-Lautmann, se retrouvent deux spécialistes – mais à des niveaux si différents – du Siècle d'Or espagnol. Entre eux, pourtant, la parole ne naît guère, qui eût pu dès lors les unir: trop divergentes encore sont leurs particulières, trop prenants les entrelacs de leurs vies quotidiennes où tous deux s'enfoncent comme voyageurs solitaires:
Pasos de un peregrino dan errante
perdidos unos, otros inspirados.
7Passe le temps, sonne l’heure, et le moment, pour chacun, de refaire surface. Des collaborations s'ébauchent, mais naît un affrontement, celui-ci plus riche d'avenir que celles-là. L'objet, mineur, en importe peu; reste l’occasion donnée à Robert Jammes et à moi-même de nous rencontrer vraiment et d'échanger au fond. C'est chose faite, dans la lumière blafarde d'un parking mirallien, au soir de réunions fort houleuses. Deux heures durant, Robert, Odette et Marc parlent et se parlent. Une amitié se forge, et s'ouvre l'ère des connivences.
8Connivence, d'abord, d’organisateurs, employés, avec quelques autres, à construire au Mirail la recherche sur les Siècles d'Or. Après l'élan donné par Francis Cerdan et Frédéric Serralta, c'est à mon tour de seconder celui qui fut directeur, successivement, de l'équipe « Poésie du Siècle d'Or » (RCP 439, 1975-1980), puis de l'unité de recherche associée au CNRS, « Littérature Espagnole du Siècle d’Or » (LESO: ERA 918,1981-193; UA 1050,1984-1987). Un directeur bien peu banal, il est vrai, toujours prêt au partage, fût-il polémique, de ses connaissances de maître ès Siècles d’Or; toujours enclin, primas inter pares, à une confiante répartition des responsabilités; toujours tenté, avec impertinence, de tourner en dérision raideurs académiques et lourdeurs cénérésiennes de notre société trop ordinée.
9Connivence, aussi, de rédacteurs. Ouverte par le fameux Rétrogongorisme, la revue Criticón, née – et vivant – de l'obstination inlassable d'Odette Gorsse, alors responsable de France-Ibérie Recherche, devient au fil des années l'espace d'une collaboration de chaque instant: vérifications, rectifications, réécritures, suggestions et enrichissements nous font accomplir œuvre commune, à quoi s'associe le LESO, qui y confirme peu à peu son identité.
10Connivence, encore, de fondateurs. Lors d'un congrès de la Société des Hispanistes Français, présidée par Augustin Redondo, et tenu en1984 à la Casa de Velázquez, Robert Jammes converse avec Aurora Egido: l’idée surgit d’une Association Internationale «Siècle d’Or» (AISO). Le LESO, une fois encore, sera là, avec tout Criticón, pour en élaborer les annuaires et participer à sa création officielle, en1987, sous la houlette de Robert Jammes qui, toujours réticent aux honneurs, se refuse à en assurer la présidence. Telle est sa devise:
Traten otros del gobierno
del mundo y sus monarquías.
11Connivence, enfin, plus intime, de chercheurs. Tout, pourtant, semblait séparer le gongoriste hors pair d'un caldéroniste impénitent. De Góngora même – au détour d'un compte rendu ou au hasard d'une communication – différaient leurs lectures, s'il est vrai que l'enthousiasme du premier avait su engendrer la ferveur du second. Mais la généreuse ouverture du maître sut accepter puis redresser les remarques outrecuidantes du disciple; mieux, le gongoriste se fit, plus que directeur, conseiller d'écriture de la thèse du comediante, l'obligeant à conférer toujours plus de clarté à l'expression par trop hermétique d'une pensée fort éloignée de la sienne, mais objectivement entendue et justement rectifiée. Au-delà du labeur des hommes et de l'entente des cœurs, s'était formée, en et par Góngora, dans et par la recherche, une communion certaine des esprits.
12Je puis le dire, en ce jour, avec fierté: aujourd'hui, dans une Université amoindrie, il y a bientôt vingt ans de ma connivence profonde d’avec Robert Jammes.
*
13Quoi de mieux, dès lors, que d'en donner preuve nouvelle en t'offrant, Robert, au terme d'un prologue qui s'est fait hommage, le présent d'une bluette gongorine.
14Il est, du poète cordouan, certaine canción dont tu disais qu'elle était « considérée à juste titre comme l'un des chefs-d’œuvre de la poésie gongorine », et qu'elle mériterait plus «long commentaire» que l'espace forcément réduit que tu lui consacrais dans ta thèse1. À cette invite, comme à tant d'autres disséminées dans tes Études... et autres travaux, nombreux ont su répondre et produire une ample moisson de précisions érudites, de remarques subtiles ou d'essais interprétatifs2. Des apports de ces spécialistes de la poésie du Siècle d'Or je voudrais cependant aujourd'hui, sans rien ignorer de ma dette à leur égard, faire large abstraction. Aussi me donnerai-je licence de laisser dans l'ombre et Pétrarque et Le Tasse, et Francesco Coccio et Antonio Terminio, et Icare et Roland, et l'exclusus amator et la militia amoris, et autres «patanerías eruditas»3. Pareillement ferai-je fi, fût-ce provisoirement, de tout contexte d'écriture et éléments (auto)biographiques ou épithalamiques divers.
15Car ma perspective se voudra celle, immédiate et naïve, si j'ose dire, d'un comediante confronté à ce qui lui apparaît, dès l'abord, comme la splendide tirade d'un personnage de théâtre inventé par un Góngora aux talents (nullement) insoupçonnés d'auteur dramatique.
16Mais je vais trop vite. Accordons-nous d'abord, Robert, le temps d'enchantement d'une lecture éblouie.
1600
[I] ¡Qué de invidiosos montes levantados,
de nieves impedidos,
me contienden tus dulces ojos bellos!
¡Qué de ríos, del hielo tanatados,
del agua tan crecidos, [5]
me defienden el ya volver a vellos!
¡Y qué, burlando de ellos,
el noble pensamiento
por verte viste plumas, pisa el viento!
[II] Ni a las tinieblas de la noche obscura [10]
ni a los hielos perdona,
y a la mayor dificultad engaña;
no hay guardas hoy de llave tan segura,
que nieguen tu persona,
que no desmienta con discreta maña; [15]
ni emprenderá hazaña
tu esposo, cuando lidie,
que no la registre él, y yo no invidie.
[III] Allá vueles, lisonja de mis penas,
que con igual licencia [20]
penetras el abismo, el cielo escalas;
y mientras yo te aguardo en las cadenas
de esta rabiosa ausencia,
al viento agravien tus ligeras alas.
Y a veo que te calas [25]
donde bordada tela
un lecho abriga y mil dulzuras cela.
[IV] Tarde batiste la invidiosa pluma,
que en sabrosa fatiga
vieras (muerta la voz, suelto el cabello) [30]
la blanca hija de la blanca espuma,
no sé si en brazos diga
de un fiero Marte, o de un Adonis bello;
ya anudada a su cuello
podrás verla dormida, [35]
y a él casi trasladado a nueva vida.
[V] Desnuda el brazo, el pecho descubierta,
entre templada nieve
evaporar contempla un fuego helado,
y al esposo, en figura casi muerta, [40]
que el silencio le bebe
del sueño con sudorsolicitado.
Dormid, que el diosalado,
de vuestras almas dueño,
con el dedo en la boca os guarda el sueño. [45]
[VI] Dormid, copia gentil de amantes nobles,
en los dichosos nudos
que a los lazos de amor os dio Himeneo;
mientras yo, desterrado, de estos robles
y peñascos desnudos [50]
la piedad con mis lágrimas granjeo.
Coronad el deseode gloria, en recordando;
sea el lecho de batalla campo blando.
[VII] Canción, di al pensamiento [55]
que corra la cortina,
y vuelva al desdichado que camina.4
17Un amant – au sens classique du terme – se trouve brutalement séparé de sa dame, désormais mariée à un autre, et exhale ses plaintes selon le déroulement rythmé des six stances d'une canzone. Or, ce qui frappe dans l'organisation de ce monologue, c'est sa structure « dialoguée »: l'Amant – même s'il n'en obtient nulle réponse – s'y adresse tour à tour à sa Dame (vv. 1-18), puis à sa Pensée (vv. 19-42), et enfin aux Époux (vv. 43-54), sa parole retrouvant ainsi le schème formel qui préside à tant de soliloques dramatiques, où le Moi du protagoniste peut avoir affaire à des instances aussi multiples que la Pensée, l'Honneur, l’Amour...5
18Le rapport de notre texte au théâtre, pour relatif qu'il soit, ne s'arrête cependant pas là. Le personnage n'y fait pas qu'exprimer ses tourments; comme pour notre Rodrigue, en d'autres stances fameuses, son monologue est le lieu d'une prise de décision qui, au terme d'une rigoureuse progression, le conduit du ressentiment au renoncement, de l'animosité à la générosité, du désamour au don de l'amour. De là qu'il faille le lire comme l'histoire d'un parcours, dont le poète nous fournit de surcroît les coordonnées spatiales et temporelles, au point que l'on pourrait aller jusqu'à dire de cette canción qu'elle est, en miniature, toute une comedia, avec les trois actes de ses trois fois deux stances (I-II; III-IV; V-VI).
19Car le découpage selon les interlocuteurs (vv. 1-18, 19-42 et 43-54), très prégnant et trop souvent retenu, ne rend pas raison du mouvement profond de ce monologue. Il ne vient pas seulement heurter la division du texte en strophes régulières et bien marquées, puisqu'il implique une rupture entre la fronte (vv. 37-42) et la sirima (vv. 43-45) de la cinquième stance. Il fait surtout éclater le continuum temporel (stances V et VI) du moment privilégié de la contemplation dans la présence – et au présent –, et vient briser de ce fait l'admirable construction temporelle du poème, dont la versification – tout comme au théâtre – souligne les phases, en rythmant avec précision l'évolution des rapports du Moi et de sa Pensée.
20Le temps est venu, cher Robert, de te conter à ma manière l'histoire de l'Amant de cette pièce gongorine.
21I. De son Aimée, cet Amant est désormais privé. Massivité et mauvaiseté d'obstacles accumulés – foisonnement d'expressions de quantité et de formes au pluriel – concourent sans pitié à son isolement. Et il ne peut opposer, à l'agressive verticalité ou à l'opiniâtre horizontalité de ces éléments chthoniens ligués contre lui, que la singularité qualitative de l'aérienne légèreté de sa Pensée, c'est-à-dire de son imagination6. Contre les violences qui lui sont faites pour son maintien dans la froideur paralysante d'un « paysage hivernal », il n'a qu'elle pour noble alliée, et que la ruse pour stratégie. Aussi la vêt-il de son armure empennée et la suit-il du regard lorsqu’elle parvient, première victoire dans la surverticalité, au faîte du vent.
22II. Mais cet envol, pour sa Pensée, n'est pas encore séparation d'avec le Moi du personnage. Leur couple ne se disjoint pas lorsque le Moi imagine l'implacable progression de sa féale sans merci – extérieur (premier piede); seuil (deuxième piede); intérieur (sirima). Lointaines barrières naturelles (« tinieblas », « hielos ») et proches barrières humaines (« guardas de llave ») cèdent aux stratagèmes (« engaña », « desmienta con discreta maña ») d'une authentique dama duende, capable de pénétrer le réduit le plus intime. Qu'on ne s'y trompe guère, pourtant Le Moi n'a point véritablement quitté les rivages où il est amarré. Dans son immobilité foncière, il n'a, d'abord, fait qu'énoncer les vertus de sa compagne de combat. Puis, comme emporté quand même par le mouvement de cette adelantada, il se l'est figurée dans la distance maintenue d'actions à venir (subjonctifs prospectifs associés au futur de « emprenderá »); et le voilà comme embarqué avec elle, et avec elle rendu, dans l'espace étroit d'un seul et même vers (« que no la registre él, y yo no invidie »). Son voyage, pourtant, n'aura été qu'une illusion; entre l'« invidiosos » initial et l'« invidie » terminal, il n'aura été qu'un surplace, dans la circularité absolue d'une fixation envieuse incapable d'évolution. Impatience du ressentiment et précipitation de la passion auront comme annulé les effets de cette première offensive; et le Moi, au seuil de la stance troisième, se verra, en quelque sorte, ramené à son point de départ, dans le blocage de son obsession première encore exacerbée par l'image d'un amour à jamais impossible et insupportablement absent. Le premier Acte vient de se refermer.
23III. Son déroulement, malgré tout, n'aura pas été vain. Il nous aura fait connaître avec plus de précision l'objet de l’animosité de l'Amant, cet Époux, sur qui seul – contre ses précautions et contre ses actions – semble s'être concentrée la lutte engagée, et traduite, dans la strophe II, par l'intensification générale des connotations guerrières. Il aura, surtout, et malgré les apparences, mis en branle le temps, un temps qui continue de s'écouler, et dont le passage s'inscrit dans le blanc typographique séparant les stances II et III, selon la modalité même de la temporalité au théâtre, où les dramaturges de l'époque savent faire usage des espaces entre les actes, de « las distancias/de los dos actos »7. Car, lorsque s'ouvre la stance troisième, quelque chose a changé, qui est une première libération. Le Moi, maintenant, se veut dissocié de sa Pensée; il ne fait, à proprement parler, plus corps avec elle, et la peut prendre dès lors comme interlocutrice directe, qu'il charge bientôt d'une haute mission8. Alors, de par son autonomie nouvelle, hors des hantises initiales, cette Pensée peut, en toute « licence » (v. 20), prendre son envol, puis établir, entre l'« ici » d'un Moi disjoint (« esta rabiosa ausencia », v. 23) et le «là-bas» (« allá », v. 19) d'un couple conjoint, l'infinie distance d'un parcours fulgurant. Le Moi peut bien encore croire qu’elle va, telle un oiseau de proie, fondre sur l'objet honni de tant de furieux transports. Mais ce que sa Pensée découvre, dans son indépendance à peine conquise loin des chaînes de la rancœur originelle, c’est le séduisant tableau du riche décor et de l'intime douceur d'une chambre nuptiale:
là, tout n'est qu'ordre et beauté
luxe, calme et volupté.
24IV. Certes, il s'agit bien là du lieu dont le Moi, tout empreint de ses fantasmes envieux, lui avait confié l'invasion. Mais si le cadre est bien le même, le moment d'intrusion choisi par la Pensée vient bouleverser les plans du Moi. Ce dont celui-ci, dans son dépit rageur, avait imaginé se repaître, c'était du spectacle intolérable de l'accomplissement de l'union chamelle. Or c'est dans son « après » (« vieras ») que le situe sa Pensée; c'est depuis cet « après » – et donc dans la distance lénifiante d'une vision rétrospective – que le Moi peut réinventer autrement la scène tant redoutée. L'Épouse, non plus que l’Époux, n'y gardent leur identité trop humaine; les voilà, par la magie de la sublimation mythologique, métamorphosés en divinités consacrées aux jouissances de l'amour, réincarnés en dieux dont ils partagent et la beauté et l'innocence:
c'est Vénus tout entière à l'époux enlacée.
25Mieux, c'est vers cet « après » (« podrás ») que le Moi, lui aussi transformé, et qui désormais a rejoint sa Pensée, c'est vers cet « après » qu'il la fait se tourner pour qu'elle découvre, avec lui, au cœur de la célébration mythique du mystère de l'amour, l'enlacement non encore dénoué de ce couple toujours anonyme de par l'effet de sa simple désignation pronominale (« verla... y a él »).
26V. Disparus les emportements de l’ire jalouse; oublié le vol qui se voulait viol d'une intimité; et, avec eux, achevé le deuxième Acte, qui consacre la défaite des pulsions d'un Éros vindicatif. Transfiguré, le Moi a retrouvé sa maîtrise et, partant, la volonté d'obliger sa Pensée – de s'obliger lui-même – à s'approcher encore du tableau entrevu9. De l'Amant fasciné, l'œil vivant parcourt alors lentement – épouse pourrait-on dire – le corps de l'Aimée, dans la fraîche moiteur de son ardente vénusté. Puis il s'arrête sur l’Époux, enfin nommé à nouveau (« y al esposo »), et saisi dans le geste délicat de la caresse d'un dernier baiser. Enfin, tout mouvement s'arrête, et cesse tout bruit:
Oh, récompense auprès de sa Pensée
qu'un long regard sur le calme des dieux !
27Qu'un long regard sur le repos de ces divines incarnations, sur le sommeil de ces humains qui sont encore des demi-dieux, lorsque l'Amant, presque élevé à son tour au rang du dieu ailé, peut enfin le reconnaître dans toute la plénitude de sa tutélaire présence.
28VI. Et, du même coup, dans toute la plénitude de sa révélation. L'union des corps, parfaite en sa sublime beauté, a fait remonter l'Amant jusqu’à l'étroite harmonie des âmes, où l'Amour règne en maître (« de vuestras almas dueño »). Il ne lui reste plus qu'à se retirer noblement, c'est-à-dire à confesser l'égale noblesse de cette « copia gentil de amantes nobles »; il ne reste plus à son Moi qu’à regagner – par choix délibéré, cette fois, et non dans une hargneuse impuissance – les lieux inhospitaliers d'un agreste exil, où tenter de trouver de difficiles consolations à ses amoureuses souffrances. Mais il ne le fera point sans un dernier trait de générosité aristocratique. À sa Pensée, demeurée pour l'heure auprès des Époux réunis dans la félicité des nœux d'Hyménée, il confie le soin de leur transmettre un dernier vœu: que dès le réveil, quand point à nouveau le désir, ils sachent sans réserve s’adonner au plaisir, dans les douces mêlées de leurs aimantes effusions. Non plus donc seulement, de la part de l'Amant solitaire, noble renoncement; non plus, de son côté, simple apaisement; mais, au bout du voyage imaginaire, contentement partagé dans la jouissance octroyée.
29VII. La délivrance s’est accomplie. Un personnage nouveau va pouvoir reprendre sa route. Ses pas ne le conduiront plus, contre monts et rivières, à la recherche de l'Aimée. Simplement, depuis son éloignement présent, il lui faudra rappeler à lui sa Pensée, encore emplie de l'image d'un amour extrême, et tirer ainsi le rideau sur la scène de ses fantasmes. Ne nous laissons guère abuser par cette dernière image. Si l'on peut dire ce poème « théâtral », c'est, on l'a vu, par son analogie structurelle avec certains monologues de la Comedia; c'est, également, par la modalité de son déroulement temporel, ordonné en un découpage ternaire marqué du sceau de la forme métrique. C'est, enfin, par le parcours héroïque d'un Amant dont le sacrifice s'accorde à l'issue d'un heureux mariage. Mais l'on se gardera de pousser trop loin une assimilation qui ne peut avoir cours – et un cours limité – que pour les six premières stances. Car, pas plus qu'il n'y a rideau sur le devant de la scène des corrales, il n'y a, dans la postériorité du dénouement d'une pièce, de prise de parole possible du personnage ou du poeta de comedias. Or, notre poème reste, avant et après tout, une canción. Une canción couronnée, dans la plus pure tradition poétique, d'un envoi, où le personnage, semblant sortir de lui-même, abandonne la première personne dont il avait jusque-là fait un usage continu, et recourt, pour parler de lui-même, à la troisième personne, occupant alors, en un subtil jeu d'ambiguïté littéraire, la position du poète en personne: « el desdichado que camina ».
30Ultime habileté de Góngora, dont l'éclatante originalité m'aura autorisé, aujourd’hui, tel le Narcisse inversé des Solitudes, à « desdeñar fuentes », je veux dire à n'aller point quérir de sources. Je ne voudrais point cependant conclure sans souligner l'un des traits les plus attirants de cette originalité. Car j'imagine, Robert, ton sourire sceptique devant cette trop caldéronienne reconstruction d'une canzone gongorine comme l'histoire d'un itinéraire héroïque, comme l'inscription d'une des figures de la générosité aristocratique. Mais peut-être seras-tu plus disposé à me faire crédit si j'ajoute que, dans le concert de ceux qui s'emploient à célébrer les vertus du renoncement noble, nul ne saurait confondre la voix unique de Góngora, seul capable alors d'y hausser un personnage par la seule exaltation, sensuelle et voluptueuse, d'un amour trop humain que traduit, dans sa plénitude païenne, la vêture d'une mythologie revivifiée. N'est-ce pas là, justement, de Góngora et de sa non-conformité – pour ne pas dire de son non-conformisme – l'une des images dont tu a su nous convaincre?
*
31Car aujourd'hui, maître-ami des Roches-Fleuries10, il y a plus de quarante ans de ta jouissance d'avec don Luis de Góngora. Jouissance jamais égoïste ou envieuse, mais partagée toujours, et toujours féconde. Un modeste bouquet vient d'en naître, cueilli, pour ton hommage, dans la « huerta de don Marcos » :
Canción, di al pensamiento
que corra la cortina,
y vuelva al desdichado que camina.
Notes de bas de page
1 Études sur l'œuvre poétique de Don Luis de Góngora y Argote, Bordeaux, 1967, pp.425-426 et 545.
2 José María Micó en fait la synthèse dans le chapitre III (« La superación del petrarquismo », pp.59-102) de son ouvrage La fragua de las Soledades. Ensayos sobre Góngora (Barcelona, Sirmio, 1990), où l'on trouvera toutes les informations bibliographiques.
3 José María Micó, op. cit., p. 88.
4 Texte emprunté à la très remarquable Antología poética éditées par Antonio Carreira (Madrid, Castalia, 1986, Castalia didáctica, 13, pp.118-121), et que reprend, à deux virgules près (virgules supprimées après « segura », v. 13, et après « cortina », v. 56), José María Micó, dans son excellente édition critique des Canciones y otros poemas en arte mayor (Madrid, Espasa-Calpe, 1990, Clásicos castellanos nueva serie, 20, pp.84-91). Sont citées, dans ce dernier ouvrage, deux variantes de l'édition Hozes (1633) – aux vers 19 (« vuelas » et non « vueles ») et 24 (« agravian » et non « agravien »)-, variantes sans doute faciliores ou médiocres, mais dont j'essaierai de montrer l'intérêt à la lumière de ma lecture théâtrale.
5 Citons, à titre d'exemple, l'admirable monologue de Teodoro, au début du deuxième acte du Perro del hortelano (« Nuevo pensamiento mío... »); voir l'étude que j'en fais dans « El tercer monólogo de Teodoro en El perro del hortelano (II, vv. 1278-1325) », dans les Actes des XI Jomadas sobre teatro del Siglo de Oro, Almería, 18-20 de marzo de1994, sous presse.
6 « Pensamiento : facultad o potencia imaginativa (vis imaginativa) » (Autoridades).
7 Lope de Vega, Arte nuevo, vv. 194-197:
Pase en el menos tiempo que ser pueda,
si no es cuando el poeta escriba historia
en que hayan de pasar algunos años,
que éstos podré poner en las distancias
de los dos actos...
8 Les deux variantes (v. 19: « vuelas »; v. 24: « agravias ») dont fait état l'éditon Hozes, parmi d'autres versions, sont, dans cette perspective de lecture théâtrale, moins irrecevables que ne le pense José Maria Micó (voir son édition, citée, p. 85: « la preferencia de algunos testimonios por el presente de indicativo (19, 24) estropea el sentido y el vehemente deseo expresado en la tercera instancia »). Simplement, elles ne font que pousser à l'extrême le processus de rupture temporelle qu'on s'est proposé de lire dans le fondu en blanc de la séparation typographique entre les strophes II et III. Dans cet intervalle le Moi, s'il reste physiquement prisonnier dans la réclusion originelle d’une rancœur exaspérée, a délivré plus rapidement et plus complètement son esprit, dont l'émancipation traduit une transformation plus profonde. Version moins nuancée et moins riche, mais qui n'a rien d'absurde.
9 Zoom et gros plan dirait notre époque de cinéma.
10 Robert Jammes, à Vieille-Toulouse, vit dans une délicieuse demeure qui a nom « Les Roches-Fleuries »; et l'on sait que Góngora avait en fermage à Cordoue « la huerta de don Marcos », prénom qui est aussi celui du signataire de ces lignes.
Auteur
Université Toulouse-Le Mirail
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