Quelques remarques sur la Carthage de Flaubert
p. 479-484
Texte intégral
1Les remarques qui suivent n’ont pas la prétention de reprendre la totalité d’un épais dossier ; elles ne sont que les impressions d’un épigraphiste, spécialiste des inscriptions puniques, sur l’image de Carthage telle qu’elle est recréée par G. Flaubert.
2À l’époque où le romancier décide d’écrire sur Carthage, de ressusciter sa culture et sa civilisation, on ne savait presque rien de cette ville et de son histoire. Le site était parfaitement sauvage, transformé depuis le Moyen Âge en véritable carrière pour la construction et l’embellissement des palais, aussi bien en Tunisie qu’à l’étranger.
3On commençait juste à identifier avec certitude ses différentes composantes, grâce, notamment, au savant danois C.T. Falbe, le premier explorateur moderne de Carthage, qui publia ses travaux dans un ouvrage au titre significatif des ignorances de l’époque : Recherches sur l’emplacement de Carthage, paru à Paris en 1833.
4Pour guider sa reconstitution, Flaubert avait donc à sa disposition davantage de légendes et d’hypothèses que d’éléments archéologiquement ou historiquement établis. Son recours aux bibliothèques, à l’érudition la plus récente1 et aux études de terrain2 aurait été insuffisant sans un grand talent d’évocation, exercé depuis son enfance, et sans une fascination pour l’Orient puisée chez les auteurs lus durant sa jeunesse : Voltaire, Byron, Hugo et d’autres3. Cette véritable passion pour le Levant lui a permis, outre la réalisation de son chef-d’œuvre littéraire, d’entrer de plain pied dans une réalité punique plus lentement et difficilement accessible à la méthodologie prudente des chercheurs.
5Cette œuvre n’est évidemment pas un travail d’historien, puisque l’auteur n’a jamais eu l’intention d’écrire l’histoire de la capitale punique, mais une évocation du passé. En réponse aux critiques de certains archéologues et historiens il écrit :
« … me croyez-vous assez godiche pour être convaincu que j’aie fait dans Salammbô une vraie reproduction de Carthage ? Ah non ! mais je suis sûr d’avoir exprimé l’idéal qu’on en a aujourd’hui »4.
6L’analyse de cet « idéal » que Flaubert nous a laissée n’est pas sans intérêt. En dépit des erreurs historiques qu’il a commises, reflet de l’état des connaissances de l’époque, l’image qu’il nous a transmise avait pour toile de fond la Guerre des Mercenaires que Carthage a subie au lendemain de sa première défaite contre Rome en 238 av. J.-C., et que l’on connaît par le récit de l’historien grec Polybe. À cette trame historique Flaubert ajoute la passion de l’un des chefs révoltés, Mathô, pour Salammbô, fille imaginaire du général carthaginois Amilcar. L’évocation de Carthage, cependant, déborde les événements de 238 pour faire allusion à d’autres moments de l’histoire de la ville et de nombreux aspects de sa culture. Ainsi, par exemple, Hérodote, Aristote, Diodore de Sicile, Justin, Appien ont été mis à contribution pour évoquer les différents peuples qui constituent l’armée des mercenaires, les institutions puniques, la ville, les sacrifices d’enfants…
7Si Flaubert a exploité à merveille toutes ces sources, il n’en est pas resté prisonnier pour autant. Par l’écriture, il les a transcendées pour toucher à l’âme même de Carthage. Ainsi, l’image de la cité qui transparaît à travers le roman est-elle le résultat d’une lecture bien documentée, d’une réflexion mûrie et d’une méditation profonde.
8La capitale punique est décrite comme une puissance orientale qui a hérité et développé une civilisation phénicienne. Les allusions et les références à la terre d’origine de Carthage, la Phénicie, sont fréquentes dans Salammbô5. Ce point de vue découle, sans doute, des lectures de l’auteur, de sa passion pour l’Orient et de son attitude à l’égard de son sujet. Contrairement à beaucoup d’archéologues et de voyageurs de l’époque, Flaubert n’était pas prisonnier d’un sujet particulier. Il n’était pas chargé d’explorer les sites, de recueillir des traditions et de relever des inscriptions et des sculptures. Son souci était de connaître, comprendre, et recréer Carthage. D’autre part, il était persuadé que les auteurs grecs ne lui permettraient pas d’atteindre ce but. N’avait-il pas écrit :
« … les Grecs ne comprenaient rien au monde barbare. S’ils y avaient compris quelque chose, ils n’eussent pas été des Grecs. L’Orient répugnait à l’hellénisme. Quels travestissements n’ont-ils pas fait subir à tout ce qui leur a passé par les mains d’étranger ! J’en dirai autant de Polybe. C’est pour moi une autorité incontestable, quant aux faits, mais tout ce qu’il n’a pas vu (ou ce qu’il a omis intentionnellement car, lui aussi, il avait un cadre et une école), je peux bien aller le chercher partout ailleurs »6.
9Or cette attitude n’a pas été celle de la majorité des chercheurs, qui ont traité de Carthage, jusqu’à une date récente, en s’appuyant sur le point de vue des auteurs gréco-romains. Il a fallu attendre les trente dernières années pour assister à la naissance d’une nouvelle tendance qui consiste à étudier Carthage dans son contexte oriental en général, et phénicien en particulier7.
10D’autre part, lorsque Flaubert montre Carthage comme une grande puissance ayant noué des relations avec nombre d’États et de régions, ce qui lui a permis d’être une plaque tournante en Méditerranée occidentale, il ne fait que suivre la tradition littéraire gréco-romaine. Mais en fait, il a aussi évoqué ses relations avec l’Orient au IIIe siècle av. J-C8. Or, longtemps après Flaubert, bien des historiens ont soutenu l’arrêt de toute relation commerciale entre Carthage et l’Orient bien avant le IIIe siècle. Cette opinion est infirmée actuellement par des études récentes qui ont démontré que les ponts n’ont jamais été rompus entre ces deux mondes phéniciens9. Flaubert avait eu la bonne intuition.
11Par ailleurs, Carthage est décrite dans le roman comme une république dirigée par une aristocratie représentée par un sénat et deux suffètes. Le peuple intervient dans la vie politique en délibérant par sections. Cette république connaît des luttes internes au sein du sénat, et l’aristocratie vit dans la peur de la tyrannie10. À ces éléments tirés en grande partie d’Aristote, Flaubert a rajouté la participation des chefs des prêtres à la prise des décisions, tout en insistant sur la relation étroite entre les pouvoirs civils et religieux11.
12La participation des autorités sacerdotales à la vie politique de Carthage n’est pas encore attestée de façon certaine, mais les inscriptions montrent effectivement une étroite relation entre les deux pouvoirs. De fait, les hauts magistrats pouvaient assumer la charge de grand prêtre. Les généalogies de certains d’entre eux indiquent des personnages ayant exercé des fonctions religieuses12. De plus, certaines épouses de ces hauts fonctionnaires étaient des prêtresses13.
13L’importance de la religion chez les Carthaginois est longuement évoquée dans Salammbô. L’auteur a parlé, en effet, du panthéon de Carthage, de l’origine syrienne de la déesse Tanit, des représentations de cette dernière et du dieu Baal Hammon, et il a consacré un chapitre aux sacrifices d’enfants. Il a fait également allusion à l’organisation des prêtres en collèges14. Malgré la rareté des documents relatifs à cette époque15, l’auteur a su les exploiter tout en les complétant par des références à la Bible. Les recherches postérieures ont confirmé les intuitions de Flaubert. Les études d’onomastique16 confirment la hiérarchie interne du panthéon punique qu’il avait pressentie. Les tarifs sacrificiels édictés par des magistrats confirment que les sacrifices ordinaires étaient quotidiens17. Enfin, l’origine phénicienne de Tanit a été établie récemment par des trouvailles épigraphiques18. Avant cette découverte, l’origine de cette divinité avait fait l’objet de plusieurs hypothèses et on la supposait parfois libyque19.
14Par ailleurs, en considérant la Vénus de Sicca comme une déesse carthaginoise20, Flaubert n’a pas tenu compte des témoignages littéraires21 qui concordent pour voir en elle la Vénus sicilienne d’Eryx. Or, les découvertes récentes faites en Tunisie centrale rapprochent cette Vénus de Sicca de la déesse Ashtart de Carthage, confirmant ainsi l’intuition de l’auteur de Salammbô. En outre, la piété religieuse des Carthaginois est fort bien exprimée dans le roman, non seulement à travers la pratique des sacrifices, mais surtout à travers l’amour qu’avait Salammbô pour Tanit. Elle a consacré sa vie à la déesse, son humeur et sa santé dépendent du mouvement de l’astre lunaire, la figuration de cette déesse emplit son âme et sa vie. Elle désirait la connaître et percer son secret22. Ce dévouement et ce lien personnel avec les dieux, qui n’étaient pas perceptibles dans la documentation de Flaubert, hormis chez les auteurs chrétiens d’Afrique, se perçoit actuellement très bien à travers l’onomastique23.
15À cette image fondamentalement orientale de Carthage, l’auteur a ajouté des couleurs africaines, notamment par les allusions qu’il a faites à la population de la cité. Il a, par exemple, donné des noms autochtones, libyques, à des sénateurs carthaginois24, à des partisans du général Hamilcar25, à un lieutenant du suffète Hannon26, à un gouverneur de province27. Il a attribué à la nourrice de Salammbô une origine gétule28.
16Encore mal connu à l’époque de la rédaction de Salammbô, cet aspect dualiste de la société punique est révélé par des inscriptions découvertes pour l’essentiel après la parution du roman. Parmi ces documents, certains renferment des généalogies où alternent des noms puniques et des noms libyques, à tel point qu’il est permis de se demander si les noms puniques eux-mêmes ne cachent pas des noms d’origine autochtone29.
17Africanisée par le mélange de sa population, Carthage a influencé les Libyens de son territoire et ceux des royaumes limitrophes. La guerre des mercenaires – fondement du roman – a bien été exploitée par l’auteur pour décrire les relations entre Carthage et les autochtones (expansion aux dépens de leur territoire, instauration au moment des guerres d’une fiscalité très sévère, et recrutement d’un grand nombre de soldats)30. De même, il a bien décrit à travers son héros, Mâtho, la fascination culturelle et religieuse que Carthage a exercée sur eux. Ce chef des insurgés avait peur du moloch, craignait les dieux carthaginois, jurait par Tanit, était au courant de son secret et de son voile, il aimait et haïssait Salammbô – la figuration de Carthage –, il voulait détruire cette cité mais en même temps, préserver Salammbô31.
18Par cette évocation de l’acculturation des Libyens par la culture punique, Flaubert a su aller au-delà de sa documentation, car, les sources littéraires relatives à ce sujet ne sont pas très explicites et les documents épigraphiques étaient rares à cette époque.
19Ce ne sont là que quelques remarques à ajouter au vaste dossier des rapports du roman Salammbô avec l’histoire et l’archéologie. Carthage était aussi une mosaïque dont le génie de Flaubert, en allant au-delà de la documentation accessible à son époque, a su pressentir et rendre la complexité.
Notes de bas de page
1 Les références sont faites à l’édition de Salammbô, Paris, Gallimard, 1970. Pour la documentation de Flaubert sur Carthage, voir les réponses de l’auteur aux critiques de Sainte-Beuve et de Froehner réunies dans l’édition mentionnée, p. 483-507, et surtout L.F. Benedetto, Le origini di Salammbô. Studi sul realismo storico di G. Flaubert, Florence, 1920.
2 Voir M. Salinas, Voyage à Carthage de Gustave Flaubert, Présentation et édition critique, Toulouse, 1992.
3 Sur ces questions, H. Lottman, Gustave Flaubert, traduit de l’anglais par M. Véron, Paris, 1989, p. 17-144.
4 Citation apud P. Adda, Introduction à Salammbô, Paris, Cluny, 1937, p. V.
5 Voir par exemple les pages consacrées à la religion : p. 138, 288, 289, 459, 460 ; aux relations internationales : p. 214, 286-287, 289 ; sans oublier les multiples références à la Bible.
6 Voir la réponse de l’auteur à Sainte-Beuve, p. 487, note 2 ; son attitude ne relève donc pas de la pure conjoncture comme le pense A. Karoui, « Salammbô et la Tunisie punique », Cahiers de Tunisie, t. 22, no 85-86, 1er-2e trimestre 1974, p. 174.
7 Voir en particulier M. Sznycer, « Carthage et la civilisation punique », dans C. Nicolet, Rome et la conquête du bassin méditerranéen, Paris, 1978, II.
8 Salammbô, p. 286 et 294
9 A. Ferjaoui, Recherches sur les relations entre l’Orient phénicien et Carthage, Carthage, 1992, passim.
10 Salammbô, p. 114-115,164-165, 204-205.
11 Salammbô, p. 195-196, 202.
12 A Ferjaoui, « À propos des inscriptions mentionnant les suffètes et les rabs dans la généalogie des dédicants à Carthage », Atti del II congresso internazionale si Studi fenici e punici, t. 2, Rome, 1991, p. 480-481.
13 A. Ferjaoui, « Les femmes à Carthage à travers les documents épigraphiques », dans La femme tunisienne à travers l’histoire, sous presse.
14 Salammbô, p. 98, 100-101, 104-106, 138, 141, 194, 284, 285, 355, 403.
15 Quelques rares inscriptions étaient connues à l’époque : Donner et Röllig, Kanaanäische und Aramäische Inschriften, Wiesbaden, 1962-1964, no 18, 32, 33, 35, 36, 46, 53, 55, 56, 59.
16 G. Halff, « L’onomastique punique de Carthage », Karthago, XII, 1965.
17 Corpus inscriptionum semiticarum, no 165, 167, 3915-3917.
18 J.B. Pritchard, Recovering Sarepta, Phœnician city, New Jersey, 1978, t. I, p. 104-108.
19 Sur les différentes hypothèses, F.O. Hvidberg Hansen, La déeese TNT, Une étude sur la religion cananéo-punique, Copenhague, 1979, p. 27-28.
20 Salammbô, p. 78.
21 Valère Maxime, II, 6, 15 ; G. Picard, Les religions de l’Afrique antique, Paris, 1954, p. 115-116.
22 Salammbô, p. 103-104.
23 A. Ferjaoui, Recherches…, p. 408-413.
24 Salammbô, p. 195.
25 Salammbô, p. 195.
26 Salammbô, p. 340.
27 Salammbô, p. 203.
28 Salammbô, p. 99.
29 A. Ferjaoui, Recherches…, p. 325-333.
30 Salammbô, p. 59, 73, 84, 89, 121, 122, 160, 345, 346.
31 Salammbô, p. 65, 80, 49, 129, 135, 136, 140.
Auteur
INAA, Tunis
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