Conclusion
p. 347-352
Texte intégral
1Deux mouvements ont parcouru ce livre. Si l'objectivité des faits les entremêle, il y a aussi, avouons-le, le goût de l'historien pour la rencontre d'une problématique de longue durée et d'événements imprévus. Le premier concerne les juifs et leur histoire, surtout cette forme si particulière que représente la Communauté. L'autre est le rapatriement des juifs d'Afrique du Nord, qui apporte des réponses aux questions que se posait la judaïcité de France sur son avenir, sortant à peine du traumatisme de la guerre et à la recherche d'un équilibre nouveau au sein de la société tout entière.
2Le rapatriement tout d'abord, au sujet duquel il convient de souligner qu'il fut une chance pour la grande majorité des juifs, à l'image de ce qu'il fut pour l'ensemble des rapatriés. Au-delà des aspects strictement économiques, il témoigne d'une intégration réussie avec, sous-jacente, la réussite du modèle républicain qui la structure. Il y eut sans doute comme élément déterminant une aspiration républicaine partagée par des institutions étatiques, déterminées à fondre rapidement les nouveaux venus au sein de la communauté nationale, et d'autre part les juifs nord-africains, désireux d'une France des Droits de l'homme.
3L'étude sociale permet de nuancer le constat et révèle des échecs au nombre desquels on trouve les personnes âgées, mais aussi des actifs qui parviennent difficilement à se réinsérer. Le déclin de l'activité traditionnelle toulousaine (le textile, certaines branches du commerce) qui commence dès la fin des années soixante en est une des causes. Ainsi, à côté du groupe compact formé de classes moyennes, fonctionnarisées ou libérales, se maintient un prolétariat modeste.
4Du côté des individus, le rapatriement aura fourni l'occasion d'une émancipation à l'égard d'une société cloisonnée et aura accru leur possibilité d'ascension sociale, comme si des forces, en réserve depuis des siècles, avaient enfin trouvé leur voie. Cette insertion, largement analysée par les intéressés comme positive, s'accompagne d'un mouvement de fusion au sein de la population non juive, les mariages mixtes des années soixante en témoignent. Les nouveaux arrivants se mêlent étroitement aux populations des nouveaux grands ensembles, rapatriés comme eux, ou originaires de la région pris dans le mouvement d'exode rural. Plus tard, à mesure que se forme une classe moyenne, la population juive se disperse dans l'espace urbain, gagnant les banlieues. Le choix de l'habitation est alors guidé moins par les contraintes religieuses ou par le simple hasard que par des critères socio-économiques, le sentiment d'appartenance à une classe. Mais, et c'est peut-être la nouveauté par rapport aux années de l'avant-guerre, cette fusion n'est pas une assimilation, au sens de déperdition. Si l'intérêt porté à la religion décline, celui accordé à la culture juive s'accroît. La multiplication des ouvrages consacrés aux juifs d'Afrique du Nord, le succès qu'ils rencontrent, au-delà de la nostalgie d'une terre et d'une vie perdues, témoignent de la permanence d'une identité au contenu en partie renouvelé par l'installation dans une société différente.
5Le rapatriement n'est pas sans influencer aussi les structures, ici la Communauté, qui façonnent l'histoire des juifs en France. Pour en rendre compte, replaçons les années soixante dans une durée plus longue. La Communauté de l'Ancien Régime répondait à des fins cultuelles mais aussi sociales et politiques, assurant un certain ordre au sein du groupe, fonctionnant comme une sorte d'« interface » avec le reste de la société. Cette forme disparaît avec la Révolution et l'Empire. À sa place, naît la Communauté moderne, appelée confessionnelle, considérée comme une somme d'institutions religieuses, au même titre par exemple que l'organisation consistoriale des protestants. Dans ce cadre, elle continue à effectuer les services fondamentaux, le culte, la transmission et la tsédaka, mais sur un espace limité, intime. Le judaïsme est devenu une religion, le consistoire est l'organe principal de la Communauté.
6C'est ce dernier modèle, aujourd'hui encore référence pour les religions en France, qui se modifie après 1945. Sous le choc des persécutions, mais aussi du mouvement général des idées, les juifs s'éloignent peu à peu de la foi de leurs pères et des institutions consistoriales. Avec les événements de la guerre, les divers engagements militants, les expériences historiques diverses des juifs de France venus d'horizons multiples, donner une définition de la judéité devient de plus en plus complexe. La Communauté d'Ancien Régime reposait sur une définition que l'on peut qualifier d'ethnique, elle regroupait un peuple – on disait une nation – doté de caractères particuliers. La Communauté moderne issue de la Révolution considère le judaïsme uniquement comme une religion, et les juifs comme des coreligionnaires. C'est précisément cette définition qui entre en crise après guerre. Si les juifs se sentent de moins en moins des coreligionnaires, une Communauté confessionnelle perd son caractère polarisateur. Reste alors à savoir sur quelle conception des juifs et du judaïsme établir la communauté nouvelle. La marge de manœuvre est étroite. Elle doit assumer son héritage, perpétuer la transmission et assurer les besoins fondamentaux déjà évoqués, tout en restant dans le cadre républicain. Quelle forme lui donner, en tenant compte de cette double exigence, et en sachant qu'une Communauté ne peut être ni une Église, ni une institution politique, c'est-à-dire représentative d'une minorité ?
7Cette interrogation habitait déjà les institutions des années cinquante. La création de l'école d'Orsay en est un signe ; la décision de bâtir des maisons communautaires germe dans ces années-là. Partout se fait sentir l'ambition d'un renouveau que l'on peut mettre en parallèle avec l'aggiornamento qui traverse l'Église catholique au début des années soixante. On retrouve cette volonté d'adapter les structures aux temps présents. Il en va de la capacité des organisations à assurer leur pérennité et celle de leurs membres. Mais là encore, même si cela pouvait constituer une piste pour des travaux futurs, arrêtons la comparaison à la remarque de la coïncidence des dates. Doutons toutefois qu'elle soit fortuite.
8Débat donc, suscité, ouvert sur la Communauté nouvelle à bâtir. Chacun des principaux acteurs joue sa partie. Le FSJU fait entendre sa voix. Sa position est d'importance. Il prend sa part, au travers des directions régionales qu'il crée à Toulouse, à Marseille ou à Lyon, dans 1 accueil et dans l'insertion des juifs d'Afrique du Nord. On le retrouve comme l'un des principaux artisans des maisons communautaires. Mieux, il se déploie incontestablement par son effort de gestion des rapatriés. Déploiement régional d'abord, pour lequel, il faudrait certes, pour appuyer le propos, étudier le processus communautaire dans les autres points d'accueil, Lyon, Marseille... Il développe une vision, jusque-là largement parisienne, même si elle est diffusée par les publications de l'organisation qui, comme l'Arche, se régionalisent dans les années soixante-dix. Il suit en cela une préoccupation générale de la société ; on sait que sur le plan politique, le mouvement commence avec les années soixante. Déploiement idéologique ensuite, dans la mesure où il propage une conception nouvelle de la Communauté. Sous son impulsion, le cadre communautaire sort de son aspect confessionnel pour s’étendre à d'autres activités « plus laïques », sociales mais surtout culturelles. On voit alors se construire, dans la majorité des communautés de province, à côté du pôle religieux, traditionnel, et de la mouvance sioniste, un champ nouveau désigné comme communautariste, soutenu par des hommes, des techniques et des conceptions inédites. Les « communautaristes » appellent à dépasser le cadre confessionnel pour offrir des services multiples à une population aux attentes tout aussi diverses. Ils ne refusent pas la dimension religieuse du judaïsme, ils font la partie d'un tout, qualifié de culture juive. S'appuyant sur le constat de la diversité de la judaïcité, ils considèrent comme juif celui qui fait appel à la Communauté, y « milite », quelle que soit la nature de son judaïsme. Se fondant dès lors sur une définition basée sur l'autodésignation, ils donnent à la population juive un autre contenu. Groupe défini par sa culture, par son histoire, il s'apparente bien à un peuple, celui des Juifs avec une majuscule. Le terme n'est pas toujours clairement affirmé, mais on voit poindre l'idée de minorité. La Communauté devient l'émanation d'une minorité au sein de l'ensemble national. Face à cette conception, le pôle religieux résiste encore. Il défend la Communauté de type napoléonien, plaçant le rabbin en son centre, ce qui lui assure la légitimité de représentation des juifs auprès des autorités extérieures.
9Les nouveaux venus s'inscrivent sans tarder dans le débat commun. Sur le plan religieux, avec la création de nouveaux oratoires, de Talmud Tora, ils apportent une foi ardente et exigeante, des rituels particuliers, et contribuent en cela à la pensée du judaïsme comme une diversité. Sur le plan institutionnel, ils fournissent des modèles et des hommes. Les cadres marocains sont largement utilisés par le FSJU pour mettre en place les nouvelles structures. Ils ont l'expérience et la volonté de contribuer à diffuser une vision et une pratique communautaristes des institutions. Le pôle communautariste y trouve un vivier de responsables, de même qu'un public élargi (par le biais des usagers de ses services sociaux, des mouvements de jeunes, des organisations féminines, etc.). Quant au pôle religieux, il prend appui chez les Algériens « scrupuleux », qui viennent d'un pays où, sauf exception, les organisations cultuelles sont les seules à représenter les juifs en tant que tels.
10De ces débats et apports multiples, se dégage une définition nouvelle : la Communauté se laïcise et se fonde désormais sur une définition non plus ethnique ou religieuse des juifs, mais culturelle. Le judaïsme devient culture, à la fois particulière et multiple. Les institutions se diversifient pour en épouser les mille facettes. Les modalités de l'intégration à la Communauté changent. Avec la Communauté laïcisée, il faut une mobilisation de la part du membre putatif, mobilisation issue de la conscience d'une appartenance, dans une société où, contrairement à celle de l'Ancien Régime, le fait d'être juif n'épuise pas l'identité. Cela implique des manœuvres de séduction de la Communauté à l'égard de ses membres, il faut les convaincre, les conquérir (« judaïser les juifs », comme le disait, parmi d'autres, le rabbin de Toulouse). Ce contexte permet de comprendre le redéploiement des institutions vers des secteurs nouveaux et la mise en place de « services », de façon concurrentielle avec ce qui est offert par la société globale.
11Cette Communauté laïcisée aura-t-elle permis de surmonter la crise de l'après-guerre ? Jusqu'à présent, il ne semble pas. D'une part, la Communauté se fragmente selon plusieurs pôles concurrents et rivaux, chacun briguant la représentation du groupe. Plus fondamentalement, en plaçant le lien sur le plan culturel, dans une période combien sensible aux revendications des groupes minoritaires, la tentation est grande d'en suivre la pente et de faire des juifs l'un d'entre eux. Celle-ci se profile nettement pour l'époque que nous avons étudiée. Toutefois, la revendication minoritaire n'aboutit pas, non seulement à cause de l'opposition du pôle religieux, mais aussi parce que cette conception pose l'inscription des juifs dans la nation en termes irrecevables. Il y a loin de l'affirmation de soi, en tant qu'individu juif, sans crainte au sein de la société française, à la volonté de constituer un groupe particulier, doté de structures représentatives. D'autant que les années soixante représentent, pour les juifs d'Afrique du Nord, une phase d'intégration et non de revendications. Entre le dessein des responsables communautaristes et le souci de prendre place dans la société française, se situe l'exigence avant tout citoyenne de la population juive. Ce décalage avec le rêve de certains dirigeants ou intellectuels de la Communauté explique par exemple l'échec dans la mise en place d'un vote identitaire juif à la fin des années soixante-dix1.
12Enfin, le lien culturel se révèle moins fédérateur qu'il ne le paraissait au début des années soixante. À partir des années soixante-dix, la référence culturelle se fragmente à son tour, faisant émerger les diverses facettes du judaïsme. L'histoire, la sociologie se penchent sur les particularités de chaque expérience juive. Les sépharades mettent en avant leur propre culture2. Quel lien trouver entre l'individu originaire de Varsovie et celui qui vient de Casablanca ? Les années quatre-vingt, avec le retour au religieux, ne révèlent-elles pas les limites de ce modèle de Communauté laïcisée, à la recherche d'une culture juive fédératrice ? Dans cette quête, la religion apparaît comme le seul ciment possible, parmi des expériences culturelles si contrastées – et l'air du temps pousse à l'introspection religieuse. Par ailleurs, ce modèle laïcisé se conjugue mal avec la conception républicaine de l'intégration citoyenne et risque de marginaliser les juifs dans l'espace politique, risque qu'ils ne veulent pas assumer en refusant toute conception trop « minoritaire » de la Communauté. De là, le retour à la notion de « Communauté confessionnelle3 » appelée par certains. La Communauté laïcisée a-t-elle vécu ? Difficile liberté, pour reprendre la formule de Lévinas, où la Communauté se confronte au réel et exerce son irréductible responsabilité. Oscillations et balancements certes, mais au-delà, la nécessité subsiste d'une Communauté pour le judaïsme diasporique. Ne nous dissimulons pas combien est délicate à construire une articulation entre l'héritage venu du fond des âges, la volonté de conserver cette part commune qui échappe à toutes les définitions (Église, entité politique, minorité...) et le cadre politique français. La judaïcité contemporaine cherche encore (cherchera-t-elle toujours ?) cette structure en laquelle se retrouver sans se séparer ni se marginaliser.
13Ces va-et-vient présentent au moins un mérite. Ils montrent que l'enjeu central du modèle français est à rechercher autant dans le rapport à la société globale que dans les caractéristiques internes de la Communauté. Aussi ancien que la Diaspora, le fait communautaire suscite une pensée sans cesse repensée du contour, du périmètre discontinu, qui répartit les prérogatives et assigne les rôles. Tracé d'un contour, qui veut dire non pas enfermement mais dialectique incessante de l'intérieur et de l'extérieur, négociation permanente de « Tentre-soi » et de « l'être-avec ».
14Et revient le leitmotiv initial : qu'est-ce qu'une Communauté ? C'est d'abord une structure historique originale que ni la définition politique ni la définition religieuse n'épuisent, et qui, tout en s'inscrivant à chaque fois dans un contexte particulier qu'il faut restituer, assure partout les mêmes fonctions (de culte, d'entraide, de transmission). On s'est attaché à en décrire un exemple, celui de la communauté de Toulouse. C'est ensuite un idéal collectif, se maintenir et tenir dans un monde changeant, dans un effort perpétuel vers le renouvellement, le recommencement, sans jamais s'abolir. Ne peut-on aller plus loin et le penser comme un concept, une sorte d’idéal-type weberien à définir, ainsi qu'on vient de le voir, comme un ensemble original de structures matérielles destinées à assurer les trois fonctions fondamentales évoquées, et la volonté (définie comme un ensemble de représentations collectives) d'un maintien de Tentre-soi négociant sa permanence au sein de la société globale ? Ainsi posée, la Communauté juive apparaîtrait comme un moyen privilégié de compréhension du fait juif dans la société et dans l'histoire, à partir d'une de ses formes les plus singulières.
Notes de bas de page
1 Chantal Benayoun, Les juifs et la politique. Enquêtes sur les élections législatives de 1978 à Toulouse, Paris, Éditions du CNRS, 1984
2 Chantal Benayoun, « Entre l'exil assumé et l'exil réinventé. Les Juifs d'Afrique du Nord, en France », Les Nouveaux Cahiers, no 110.
3 Shmuel Trigano, Un exil sens retour, Lettres à un juif égaré, Stock, 1996.
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