Chapitre 3. Le rôle de l'entourage et de l'institution scolaire
p. 183-192
Texte intégral
Un entourage familier qui « se substitue » aux parents
1En dehors des parents, d'autres membres de la famille ont également pu intervenir et favoriser la scolarité des interviewés : c'est en particulier le cas des aînés de la fratrie. Les frères et sœurs sont désignés comme ayant eu un rôle pour plus d'un quart des individus, principalement lors de la réalisation des devoirs. Ainsi l'absence des parents dans ce domaine a pu être palliée par l'aide apportée par les frères et sœurs. Ce soutien paraît avoir été tout à fait décisif pour les filles, situées parmi les aînées, qui avaient un ou plusieurs grands frères.
« Mon frère aîné venait pendant les vacances donc il me faisait un petit peu travailler, il me faisait réviser, surtout je me souviens en particulier d'une année, j'étais toute petite et il a fait un maximum pour me faire rattraper mon retard [...] il avait été choqué de voir mes résultats scolaires, il avait vu mon carnet et il m’a pris par les oreilles ! Et pendant les vacances il m'a fait réviser tout ce qu’on avait fait à l'école, durant toute l'année, et en fait grâce à lui, j'étais la première partout après ! Miracle ! ! La prof ne me reconnaissait plus ! »
2D'une famille à l'autre, les pratiques à l'encontre des filles sont très différentes et renvoient à la place accordée à la femme, c'est-à-dire à son rôle dans la famille et la société. Ainsi, dans les familles peu soucieuses de la place que peuvent occuper les filles en dehors de la sphère familiale, il apparaît préférable pour ces femmes d'avoir eu au moins un frère aîné. Ces aînés ont pu les aider à faire leurs devoirs, à rattraper leur retard ou à leur donner une avance scolaire. Mais ils ont aussi, plus fondamentalement, permis que la scolarité des filles soit rendue possible à l'intérieur de ces familles. En accordant du temps et de l'intérêt aux études de leurs sœurs, ils ont valorisé leur scolarité et incité les parents, qui le plus souvent ont encouragé les études de ce(s) garçon(s), à témoigner du même intérêt pour celles des filles. Les résultats n'ont pas toujours été à la hauteur des espérances.
3Si des parents se sont montrés peu enclins à encourager la scolarité de leurs filles, il n'est pas rare que les femmes distinguent l'attitude du père et de la mère à l'encontre de la poursuite des études et de l'entrée dans la vie active. En effet, parmi les interviewées, plusieurs ont souligné que les comportements des deux parents divergeaient en la matière, et pas toujours au profit de la mère. En effet, l'attitude du père et de la lignée paternelle a été décrite à de nombreuses reprises comme étant plus conciliante à l'égard des femmes que celle de leur mère. Ainsi, la famille paternelle et/ou le père peuvent être perçus comme étant plus tolérants, plus ouverts. Ce constat invite à se méfier d'une vision manichéenne qui consiste à penser que les pères représentent une entrave pour la scolarité des filles, tandis que les mères la faciliteraient. Dans cette perspective, on considère que si les filles parviennent à faire des études, c'est grâce à leur mère. Or, dans de nombreux cas, la scolarité des filles a été avant tout soutenue par le père. L'attention accordée aux femmes, à travers la possibilité qu'elles ont de s'exprimer, d'aller à l'école, de travailler, d'être reconnues, etc., bénéficie alors à l'ensemble des femmes de ces lignées paternelles. Cette attention particulière permet de comprendre le soutien considérable qu'ont apporté quelques pères à leur fille durant leur scolarité ; parfois contre l'avis de la mère.
« Mon père, il était un peu partagé entre sa culture, sa religion et puis ce qu'il aurait voulu, parce qu'au fond de lui, enfin je voyais bien qu'il aurait voulu me voir occuper un poste important [...] c'était un peu la consécration des efforts qu’il fournissait parce que quelque part il m'aidait, des fois il ne comprenait pas tout mais il m'admirait quand je faisais mes devoirs... il avait un peu cette... une attirance pour la culture, l'instruction... il était fasciné par ce qu'on apprenait à l'école mais de par son origine, son milieu, du fait que j’étais une femme c'était plus difficile à accepter [...]. Et on voyait bien qu'il se contredisait souvent [...] des fois il faisait tout pour que je fasse mes devoirs et puis par ailleurs il disait "écoute, de toutes façons, les femmes c'est fait pour s'occuper des maris, des enfants", mais je pense que la, derrière, il y avait ma mère, c’était surtout ma mère qui avait ce genre d’idées, qu'elle a toujours d'ailleurs ! »
4Les autres membres de la famille, comme les oncles ou les tantes, sont beaucoup moins fréquemment cités. Mais, lorsqu'ils l'ont été, ils paraissent avoir joué un rôle déterminant dans le parcours scolaire, allant parfois jusqu'à se substituer, sur cet aspect, aux parents. Ils paraissent notamment avoir fourni des motivations scolaires et professionnelles. Ces personnes sont alors citées en exemple et constituent des références à partir desquelles s'affirment les ambitions. Ce sont d'ailleurs eux qui ont le plus souvent été cités lorsqu'on a demandé aux enquêtés si des personnes de leur entourage ont constitué un modèle.
« Toute la famille du côté maternel a eu un rôle, ils étaient présents, prêts à nous aider s'il y avait un problème. Pour eux aussi c'était important d'avoir un diplôme parce qu'eux-mêmes avaient fait des études. [...] Ma mère est l'aînée, elle a trois sœurs, toutes mes tantes ont été des modèles du fait qu'elles continuaient leurs études, elles ont passé le bac et avaient du travail, elles se débrouillaient bien quoi. »
5Les tantes ont constitué un modèle du fait qu'elles étaient les premières « femmes actives » de la famille : elles rendaient possible son propre parcours professionnel, l'idée même qu'elle travaille. Alors que cette personne a été ouvrière lors de son entrée sur le marché du travail, elle a décidé de reprendre une formation pour travailler dans le secteur social. L'interruption des études avait été motivée par des raisons financières. Les aspirations suscitées par ses collatérales ont ensuite constitué les repères à partir desquels a été formulé le projet de reprendre des études afin d'obtenir une promotion sociale et d'obtenir un emploi dans le secteur du travail social.
6Pour comprendre l'incidence de l'environnement familial élargi, il faudrait également faire référence aux positions et parcours socioprofessionnels qu'ont eus des membres de la famille en Algérie. Des personnes, scolarisées dans des filières prestigieuses, ont par exemple contribué à forger une image très positive qui a rendu possible une identification lors de la scolarité des enquêtés. D'autres, qui ont développé leur propre entreprise, représentent la réussite entrepreneuriale, symbole d'indépendance et de richesse.
7D'autres formes d'aides ont émergé au gré des contextes, par exemple par l'intermédiaire du réseau relationnel des parents. Ainsi, le rôle et le soutien apportés par quelques voisins, des religieux ou encore des familles de « notables » (cf. § 3, IIe partie), ont pu procurer une aide importante lors du processus scolaire. Leur action qui a pu s'étendre au domaine parascolaire a contribué à élargir le champ des possibles et a eu de nombreuses répercussions. Cette aide, le plus souvent occasionnelle, a soit favorisé l'expression d'un certain nombre de qualités scolaires (par exemple le goût pour la lecture), soit permis d'apporter un soutien pour que la scolarité puisse s'effectuer dans de meilleures conditions (conseils pour l'orientation, encouragement, prêt de livres ou accueil des enfants pour faire leurs devoirs).
« J'ai eu aussi quelqu'un qui a eu une grande importance, c'est le père d'un ami qui était instit à l'époque, j'étais assez souvent avec ce copain de classe, et on allait assez souvent travailler chez lui, et c’est vrai que son père m'a donné accès a des ouvrages, c'est vrai que c’était une personne très très intéressante, aujourd'hui ça peut paraître bête... » (Homme, cadre)
8Ces opportunités extérieures mettent l'accent sur le rôle de l'entourage qui a pu se substituer aux parents sur ces questions scolaires. Même si ces aides n'ont finalement concerné qu'un faible nombre d'individus, elles mettent en évidence d'une part les effets de la localisation résidentielle et, d'autre part, l'insertion des parents dans ces réseaux de sociabilité. Ces fréquentations, assorties d'aides aussi épisodiques que symboliques, ont pu contribuer à marquer durablement ces individus en leur offrant de nouvelles perspectives. De manière générale, l'aide apportée par des personnes extérieures à la sphère familiale a procuré un sentiment de reconnaissance et de légitimité à l'ensemble de la famille qui s'est sentie soutenue et qui a ainsi pu, par la suite, accroître sa propre mobilisation.
Le rôle des enseignants : des aides diverses mais déterminantes
9Quand les individus enquêtés ont été interrogés sur les éventuelles aides procurées par le milieu enseignant, plus de la moitié des individus ont déclaré que cette aide a été effective dans les classes de l'école primaire et celles du lycée. Ces deux niveaux correspondent à deux stades de la scolarité où leurs interventions ont pu se révéler déterminantes, soit en termes d'orientation (dans le secondaire ou l'enseignement supérieur), soit en termes d'encouragement ou de remise à niveau pour poursuivre dans le cycle supérieur.
10Ces aides ont pris des formes diverses, témoignant d'un soutien plus ou moins appuyé. Néanmoins, les intéressés insistent sur le caractère décisif de ces interventions, qui vont de la prise en charge de la destinée scolaire à la valorisation de l'enfant afin de lui insuffler un sentiment de confiance, en passant par des cours particuliers de rattrapage. Concernant les jeunes filles, pour quelques-unes d'entre elles, l'encouragement et la valorisation de leurs résultats se sont révélés un soutien incontestable pour la poursuite de leur scolarité, en particulier dans l'enseignement supérieur. Une fois encore, l'incitation à poursuivre les études, d'autant plus si elle est relayée dans l'environnement familial, se révèle être un élément simple mais efficace.
11C'est le cas de cette personne qui, suite à un arrêt-maladie de plusieurs mois, est contrainte à la fin du collège à revoir ses souhaits d'orientation : ses résultats étant moins bons, elle ne peut plus tenter un baccalauréat scientifique, comme elle l'avait escompté. Elle est orientée vers un bac G. Néanmoins, depuis la quatrième, classe où elle a été malade, plusieurs enseignants l'ont encouragée à poursuivre et à avoir confiance en elle, d'autant plus qu'elle avait parallèlement de graves problèmes familiaux. Ce soutien se poursuit durant le bts comptabilité qu'elle entreprend. Après son obtention, elle occupe un emploi salarié tout en suivant simultanément deux formations dans le cadre de la formation continue. Elle obtient ainsi un bts supplémentaire en informatique et le diplôme d'expertise comptable dect. Là encore ce sont les enseignants rencontrés durant ce cursus qui l'ont encouragée et soutenue par divers moyens dans cette voie. Ses parents étaient quant à eux complètement absents de son parcours scolaire. Les enseignants ont constitué l'appui nécessaire à la poursuite de ses études dans le cycle supérieur tout en lui permettant d'entrevoir de nouvelles possibilités de formation en cours d'emploi. Ces formations lui ont ensuite permis de compenser la déception qu'elle a subie lors de sa réorientation scolaire.
12Ce cas, pour exemplaire qu'il soit, est atypique. Généralement, le rôle des enseignants se révèle d'autant plus déterminant qu'il s'inscrit dans une pratique familiale d'investissement scolaire. En effet, comme le note J.P. Laurens (1995), le surinvestissement parental, qui est le fait de parents présents et demandeurs vis-à-vis de l'institution, donne une ampleur supplémentaire à la mobilisation des enseignants.
Un contexte scolaire favorable
13Il faut également souligner l'importance du contexte dans lequel ces parcours scolaires se sont réalisés. La moyenne d'âge de la population étant de 35 ans au moment de l'enquête, elle a été scolarisée en grande partie entre les années soixante et les années soixante-dix. Les quartiers périphériques des banlieues ouvrières n'étaient pas en proie aux difficultés actuelles. Ils n'étaient de surcroît pas l'objet d'une stigmatisation, telle qu'elle pèse aujourd'hui sur les populations qui résident dans ces quartiers. La faible proportion de familles d'origine étrangère conduit les enquêtés à souligner le fait qu'ils étaient souvent les seuls enfants d'immigrés dans la classe. Cette situation a contribué à produire un contexte favorable puisque les enseignants les ont tout particulièrement aidés.
14Il faut néanmoins mettre en garde contre une interprétation abusive que ce discours pourrait soulever : la moindre concentration de ces familles contribuerait à solutionner les problèmes qu'elles rencontrent dans ces quartiers. Or, il semble que c'est moins la question de ce que certains appellent la « concentration ethnique » qui est en jeu que le regard porté sur ces familles, sur l'Autre qui, parce qu'il est considéré différent, est stigmatisé, ce qui tend à l'exclure. De plus, dans ces quartiers en proie à de multiples difficultés, on assiste à une revendication récurrente en termes de mixité sociale afin de limiter cette concentration. Or cette mixité est conçue de manière unilatérale : elle suppose l'arrivée de nouvelles familles, non étrangère, aux PCS plus élevées, dans les quartiers dits difficiles, et non l'installation de ces familles dans des quartiers plus valorisés et hétérogènes d'un point de vue des positions sociales et des origines culturelles. On voit par là que la question posée ne dépend pas seulement du nombre de familles dans une zone géographique déterminée mais bien de la place qu'on leur accorde, des droits auxquels on leur donne accès.
15En plus de l'effet de période, les conditions de scolarisation varient suivant le contexte résidentiel. Ainsi, quand les familles se sont installées dans une petite ville ou un village, la composition des classes était relativement homogène quant à l'origine sociale et nationale des enfants. Ces conditions se sont modifiées au fil du temps, ce qui fait dire à quelques enquêtés qu'au sein de leur fratrie, les aînés et les cadets n'ont pas connu le même contexte scolaire. Pour les plus grands, ils étaient « l'exception » au sein de la classe ; pour les plus jeunes, ils se retrouvaient dans une classe composée très majoritairement d'enfants d'origine étrangère. Dans le premier cas, une majorité d'enseignants ont considéré comme une mission le fait de favoriser l'instruction de ces enfants. Plusieurs ont en effet souligné les pratiques particulièrement positives et attentives de la part des (ou de quelques) enseignants à leur égard. Ils ont alors été l'objet d'une attention toute particulière ; même si cela paraît correspondre quelquefois à une démarche misérabiliste et paternaliste.
« En trois ans j'ai rattrapé tout mon retard scolaire et à l'âge de quatorze ans, donc trois ans après mon arrivée, j'ai passé mon certificat d'études et j'ai fini troisième du canton, vous vous rendez compte ? ! Pour quelqu'un qui était arrivé sans savoir ni lire ni écrire, enfin qui débarquait dans cette jungle et tout ça en partie aussi grâce à ce prof parce que c’est un type..., je me souviens quand tous les autres sortaient, quand c'était l'heure de la sortie, il passait une demi-heure avec moi, peut-être trois-quarts d'heure en m'expliquant des choses, en me faisant apprendre, en me faisant travailler pour pouvoir justement rattraper tout ça, ça c'est formidable qu'il y ait des gens comme ça, c'est quelqu'un qui m'a beaucoup marqué, qui me marque encore, quand j’en parle c'est avec beaucoup de tendresse et d'émotion, je crois que je l'ai eu deux ans, c'était quelque chose qui était là, qui était important dans ce qui allait devenir mon itinéraire scolaire, et professionnel par la suite. »
16L'idée selon laquelle les enfants de familles immigrées seraient aujourd'hui à l'origine des perturbations de l'ordre scolaire, qui succède à l'idée selon laquelle ils contribuent à la baisse du niveau scolaire, repose sur des représentations qui ont de fortes incidences dans la manière même d'appréhender la scolarité de ce public (Payet, 1996). Les difficultés que rencontre l'institution scolaire au sein des établissements situés en périphérie des grandes villes n'auraient-elles pas aussi pour cause les représentations des enseignants qui, on le sait, varient selon les contextes et les origines des enfants (Dubet, 1989) ? Elles sont en tous les cas le plus souvent préjudiciables aux enfants d'origine maghrébine.
17Au-delà des titres délivrés par l'institution scolaire, ces enseignants qui ont procuré divers soutiens ont permis d'inscrire ces enfants dans un nouvel univers social. Ce dernier contribue à la formation des identités individuelles à partir desquelles les choix s'élaborent et rendent possibles des trajectoires sociales. Ainsi, les univers de référence qui se construisent durant ces années de socialisation contribuent à forger des aspirations dont le parcours ultérieur continuera de s'alimenter. L'école permet alors que s'expriment et s'expérimentent les principes de classement et l'image de soi, à partir de ce qui se construit au cours de ces interactions socialisatrices (Berthelot, 1993).
18Plusieurs enquêtés ont aussi fait part des comportements discriminatoires qu'ils ont subi de la part de quelques enseignants. Dans quelques cas néanmoins, ils ont finalement eu un effet bénéfique puisque, en réagissant vivement à ces pratiques, des adolescents ont cherché à démontrer ce dont ils étaient capables. L'esprit de combativité a pu constituer un formidable élément de motivation. En effet, ce sentiment d'injustice a pu faire émerger un désir de revanche en comparaison du statut subalterne dévolu au père, tant dans le pays d'origine que dans la société d'installation.
« Mais il faut dire qu'on sortait de la guerre d'Algérie, l’indépendance c'était 1962, quand j'étais en primaire moi c'était dans les années 1967-1970 [...] et on avait des instit qui nous disaient : "Oh vous n'importe comment vous ferez les poubelles comme vos pères !" Voilà ! Pour vous situer un peu l'ambiance [...] donc tout ça pour dire que si je n'avais dû compter que sur la seule et bonne école républicaine, assimilationniste, je ne sais pas ce que je serais devenu, il faut replacer les choses dans leur contexte, parce que moi j'ai souvenir d'avoir eu un instituteur pied-noir... »
19Par ailleurs, la compétition qui s'est s'engagée entre ces enfants et des enfants d'origine française a également pu être un élément favorable et stimulant pour ceux qui ont su en tirer partie. De la même manière, le refuge dans la lecture a procuré une ouverture et un goût pour le savoir qui se sont révélés déterminants lors de la poursuite des études.
Des orientations forcées, une discrimination subie
20Ils sont aussi près de la moitié des enquêtés à estimer avoir rencontré des difficultés à poursuivre les études de leur choix, et parmi eux la moitié pour des raisons relevant d'une mauvaise orientation ou d'une discrimination, voire d'actes racistes. Dans ces deux cas de figure, les enseignants sont mis en cause et rendus, en partie, responsables de leurs difficultés scolaires. La forte proportion de cap et de bep, y compris parmi ceux qui ont poursuivi par la suite des études supérieures, semble être révélatrice de ces orientations « forcées » en direction des filières techniques courtes. Pour la majorité d'entre eux, les origines sociale et culturelle auraient justifiées les orientations vers ces filières « de relégation ». Les personnes concernées déclarent que les enseignants les auraient ainsi orientées, prétextant un faible niveau scolaire, pour les exclure du cycle général.
21Au sujet des discriminations, il faut noter une distinction entre les filles et les garçons. Ces dernières semblent être l'objet de préjugés positifs qui auraient pour effet de ne pas entraver leurs parcours scolaires. En effet, le fait de se représenter les filles comme étant plus aptes à réussir leur scolarité les favorisent implicitement. A contrario, les hommes paraissent avoir subi des orientations en direction des filières techniques et manuelles. En tant qu'hommes, ils étaient désignés comme étant ceux qui prendront la relève de leurs pères, travailleurs manuels non qualifiés ; dans cette perspective un diplôme technique paraît bien suffisant. Les filles ont quant à elles été l'objet d'une plus grande attention : l'école devant leur permettre d'« évoluer », de rompre avec la société patriarcale dont elles sont issues. Cette représentation conforte l'image d'une école républicaine « libérant les femmes des archaïsmes musulmans » (Dubet, 1989). Ces représentations différenciées selon le sexe ont également été soulignées par M. Tribalat (1995) qui montre qu'elles perduraient jusqu'à l'entrée dans la vie active. Ces représentations favorables pourraient expliquer, en partie, la plus grande réussite scolaire constatée dans la population féminine d'origine étrangère.
22Les représentations à l'égard des jeunes filles sont le pendant des représentations négatives dont sont victimes les jeunes hommes qui, dans l'imaginaire collectif, sont associés à des images rebutantes étrangers/jeunes/délinquants. Quelques hommes, aujourd'hui cadres, se rappellent comment ils se sont retrouvés devant des enseignants qui les jaugeaient au regard de leurs caractéristiques physiques, afin de justifier une orientation scolaire vers une filière technique courte : « Tu es costaud toi, tu feras un bon maçon, comme ton père. »
23Les questions soulevées par ces attitudes différenciées à l'égard des jeunes hommes et des jeunes femmes révèlent avec force les représentations qui guident les pratiques sociales. Elles paraîtraient tout particulièrement virulentes dans le cadre de l'immigration algérienne puisqu'elles prennent racine dans le passé colonial. L'imaginaire collectif est encore empreint de ces représentations qui se sont instaurées dans le rapport colonial. J. Streiff-Fenart (1989, p. 135) développe à ce sujet une réflexion similaire au sujet des mariages mixtes, remarquant que ceux-ci sont toujours mieux acceptés quand c'est la femme qui est d'origine maghrébine.
« La méfiance à l'égard des filles, qui a toujours été un trait caractéristique des sociétés maghrébines, trouve sa contrepartie et son renforcement dans le rapport particulier qu’elles entretiennent avec la société d’immigration. Ce rapport est, qu’elles le veuillent ou non, qu’elles le recherchent ou s’en défendent, un rapport de complicité, basé sur la disposition d'une grande partie du corps social français à les aider à se libérer du joug familial et à conquérir leur autonomie. [...] Les filles de la deuxième génération sont les seules à bénéficier dans la société française d’un préjugé favorable. »
24Cette sociologue poursuit en révélant avec quelle force cette attitude différenciée s'inscrit dans l'histoire coloniale. Elle cite à ce propos un texte écrit en 1954 par le Docteur H. Marchand qui était membre de l'Académie coloniale.
« La femme musulmane est beaucoup plus près de nous que le musulman, son besoin d'émancipation, son rêve d'échapper aux dures lois sous lesquelles elle plie encore, en font pour nous une alliée naturelle, j’oserais même écrire la meilleure et la plus sûre des alliées. C'est par elle bien plus que par les mâles que se fera l’évolution. »
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La mobilité sociale dans l’immigration
Itinéraires de réussite des enfants d’origine algérienne
Emmanuelle Santelli
2001