Chapitre 3. Les modes de sociabilité : vers une mixité des réseaux relationnels
p. 139-152
Texte intégral
1Au cours de ce chapitre, nous allons nous intéresser aux réseaux relationnels des parents. Ils constituent un des modes de sociabilité et révèlent les possibilités d'entrer en relation avec l'extérieur. La composition des réseaux relationnels aura aussi de nombreux effets sur la famille. Au même titre que les parcours résidentiels et professionnels, ces relations de sociabilité sont également significatives des modes d'installation au sein de la société française. Elles contribuent notamment à l'ouverture ou au contraire au repli de la famille. La maîtrise de la langue française est le plus souvent la condition indispensable à la plus ou moins grande hétérogénéité des réseaux relationnels.
2M. Gribaudi (1987) indique clairement que le volume des ressources dont disposent les familles immigrées lors de leur arrivée en ville est capital pour comprendre la manière dont elles s'y établissent. L'une des ressources majeures est composée du capital relationnel : il est considéré comme un indicateur des capacités à prendre place dans la cité. Ce sont parmi les sociabilités quotidiennes que chacun puise les ressources indispensables pour (se) construire son « nouveau monde », ses références, ses classifications, ses aspirations. Il faut alors attirer l'attention sur le fait que ce peut être à partir de réseaux communautaires et/ou de réseaux constitués avant même la migration (réseaux anciens liés au village d'origine, aux liens familiaux, à une appartenance linguistique et/ou religieuse commune, etc.). Il est donc à noter que la constitution de nouveaux réseaux ne constitue pas toujours un élément prépondérant. Mais ces réseaux de sociabilité peuvent être aussi composés de familles ou d'individus d'origine française. C'est donc avant tout la structure des réseaux dans lesquels chaque personne est insérée et la capacité à les utiliser qui se révèlent déterminants. Là encore, la diversité des situations au fil du temps et/ou d'une famille à l'autre s'avère être une indication précieuse pour appréhender les trajectoires sociales.
3La question de la sociabilité est aussi étroitement liée à celle du parcours résidentiel car le voisinage constitue un des modes privilégiés de sociabilité ; selon le lieu, il sera plus ou moins hétérogène socialement et culturellement (cf. § 1, IIe partie). De plus, à travers les modes de sociabilité des parents, on obtient quelques indications concernant ceux à venir de leurs enfants. S'il est indéniable que les réseaux de sociabilité des enfants seront beaucoup plus vastes et hétérogènes du fait qu'ils n'ont vécu (ou presque) qu'en France et en raison de la scolarisation, il apparaît aussi que la répartition entre les relations amicales et familiales, entre les personnes de même origine culturelle et les personnes d'une autre origne, est en partie fonction de ce qui a prédominé au sein de la famille au fil des expériences vécues dans la société d'installation1.
4De très nombreux travaux ont mis l'accent sur les regroupements communautaires, subis ou non, qui ont eu lieu lors de l'arrivée en France. Ils sont le résultat des réseaux migratoires : les émigrés d'une région ou d'un village empruntant la même filière, ils se sont retrouvés à proximité dans l'espace urbain français2. Ce phénomène, appelé la noria, est propre aux premiers temps de l'immigration (Sayad, 1977) : il consistait à émigrer pour rejoindre un frère, un oncle et le remplacer, tandis que celui-ci rentrait. Rares sont donc les familles qui se sont retrouvées isolées à leur arrivée. La plupart des familles ont donc continué à fréquenter soit des membres de la famille, soit des familles originaires de la même région, ou tout du moins des Algériens. Les conditions de leur installation résidentielle ont contribué à renforcer ce fait puisque les cités de transit, les bidonvilles, les garnis ou les quartiers de banlieue ont favorisé ces rapprochements. Ces relations ont-elles perduré, se sont-elles maintenues en parallèle d'autres réseaux relationnels, ou se sont-elles réduites au profit d'une ouverture à des réseaux plus hétérogènes d'un point de vue social et culturel ?
Le quartier de résidence : la possibilité d'accéder à un réseau relationnel mixte
5Si le parcours résidentiel a contribué au maintien des liens communautaires, c'est également au cours de celui-ci que se sont noués d'autres liens avec des personnes d'origine culturelle et sociale distinctes. Généralement, ces liens ont été d'autant plus nombreux et intenses que la présence de familles appartenant à la communauté d'origine était faible. Il faut rappeler que dans certains cas les parents ont préféré s'éloigner des autres familles maghrébines, notamment en quittant ou en refusant un logement dans un quartier de logements sociaux. Des habitudes quotidiennes se sont ainsi élaborées au cours des années, tant au sein de la famille qu'avec l'environnement extérieur, en fonction des modes relationnels privilégiés, recherchés ou permis.
« Ça a été un choix de mes parents de ne pas intégrer des zones de regroupements [...] parce qu'on habitait dans le sixième arrondissement [quartier central aujourd’hui fortement valorisé] et à l’époque dans le quartier dans lequel on habitait il y avait un grand nombre de familles maghrébines [...] par contre quand l’heure de la rénovation du quartier est arrivée, il y a plein d'immeubles qui ont été détruits et toutes les familles ont été relogées à Mermoz [quartier du huitième arrondissement], à Bron et puis à Vaulx-en-Velin [communes du sud-est de l'agglomération lyonnaise], moi je me souviens bien que mon père ne voulait pas qu'on parte dans ces structures, il ne voulait pas, pourtant on avait un appartement qui n'était pas super, il était petit mais il ne voulait pas qu'on parte, donc on est restés [logement qui était contigu au commerce]. [...] Pour lui c'était des lieux de perdition, il ne voulait pas qu'on vive en banlieue et même pour voir ma grand-mère qui vivait, qui vit toujours à Mermoz, on y allait extrêmement rarement, ce n'était pas un quartier dans lequel il souhaitait qu'on aille. »
6Deux formes principales de sociabilité coexistent : d'une part avec les personnes appartenant à la communauté d'origine et d'autre part avec les personnes d'origine française, notamment les voisins, les membres d'association, les collègues de travail. Mais ces deux formes de sociabilité sont loin d'être antinomiques, elles peuvent coexister au sein de la famille et varier au cours des espaces/temps fréquentés (suivant les domaines professionnel, syndical, associatif, etc.). Il faut néanmoins noter que les relations entretenues en dehors de la sphère communautaire sont relativement réduites, et cela pour plusieurs raisons : le manque de disponibilité, la difficulté à s'exprimer en français, la proximité entre le lieu de résidence et le lieu de travail qui réduit les possibilités de rencontres et/ou l'absence d'engagement dans la vie sociale. Si des relations amicales sont par exemple entretenues avec des personnes d'origine française, elles se déroulent presque toujours dans le cadre des relations de voisinage, ce qui témoigne d'une faible porosité des relations sociales en dehors du quartier résidentiel.
7En outre, les relations entretenues avec des personnes d'origine française paraissent souvent avoir eu un rôle déterminant. Elles ont notamment contribué à faciliter l'installation de la famille, que ce soit à travers l'accès à la culture française par le biais de nombreux échanges (langagiers, culinaires, etc.), le soutien apporté dans des moments difficiles ou l'amélioration des conditions de logement, d'emploi, etc. Une partie des mobilités engagées par les parents (au niveau résidentiel, professionnel) a en effet pu être favorisée par ces réseaux relationnels. Les relations de sociabilité font donc véritablement partie intégrante des trajectoires sociales. En ce sens, elles ont pu marquer durablement le parcours des familles.
8C'est le cas par exemple de cette personne qui signale la présence d'une seule famille maghrébine dans son immeuble, en dehors de la sienne (cf. § 2, IIe partie). Avec ses frères et sœurs, scolarisés dans l'établissement privé de leur quartier, elle a participé à de nombreuses associations (principalement sportives et caritatives) au sein desquelles se sont nouées de solides amitiés, en particulier avec des personnes d'origine française et catholiques. La mère s'est par ailleurs engagée très activement dans une association du même type et a exercé une activité salariée dans le domaine hospitalier après avoir suivi une formation professionnelle. Le père est quant à lui resté de très longues années dans la même entreprise, ce qui lui a permis de nouer de nombreuses relations dans son milieu professionnel. Les amis de l'interviewée ont toujours été d'origine française, tout comme le sont aussi, pour partie, ceux de ses parents. En revanche, les relations familiales sont absentes puisque aucun membre de la famille élargie n'a émigré, ce qui peut aussi contribuer à expliquer les choix privilégiés dans le domaine relationnel.
Les aides procurées par le réseau relationnel
9Pour prendre la mesure des relations que la famille a éventuellement entretenues avec des personnes d'origine française, la question a été posée aux enquêtés afin de savoir si une personne d'origine française a eu un rôle important auprès de leur famille. Plus du tiers a répondu par l'affirmative. Les personnes citées sont très différentes : en premier lieu apparaissent les voisins, puis le personnel de structures socio-éducatives (animateurs de centre social, assistantes sociales, voire enseignants) et ceux que l'on appellera les « notables ». Ces différentes personnes ont joué un rôle fort différent d'une famille à l'autre, le point commun entre elles étant d'avoir marqué l'enquêté, sa famille ou une partie de ses membres, par leurs implications dans la vie quotidienne de la famille ou par l'élargissement de l'horizon des possibles qu'elles permettaient. Ces relations ont notamment procuré de nouvelles références, l'élargissement du réseau social et le sentiment que les relations avec la communauté française étaient possibles, peut-être souhaitables, agréables et valorisées... car aussi valorisantes. Les individus dont il va être question ont généralement été connus peu de temps après l'arrivée de la famille en France. C'est d'ailleurs très souvent au cours des premières années que leur action s'est révélée prépondérante et qu'à ce titre leur rôle a été souligné.
Les voisins français
10Progressivement, des liens très intenses ont pu s'établir entre la famille et une ou plusieurs familles d'origine française. Ces liens étaient très généralement établis par l'intermédiaire des femmes. Ces voisins ont constitué des relais avec la société française, c'est le plus souvent pour cette raison que leur rôle a été mentionné. Ces relations ont permis, notamment à la mère, de côtoyer de plain-pied l'univers français. Les voisines françaises ont par exemple encouragé les mères à suivre des cours de français, elles leur ont appris la cuisine française, elles ont pu intervenir pour tempérer des conflits familiaux, etc. Ces voisin(e)s ont alors constitué une nouvelle référence pour la famille, qui a servi en priorité aux enfants. Ils ont par exemple pu contribuer à faciliter la communication au sein de la famille, entre les modes de vie « empruntés » à la société française et les pratiques culturelles des parents (par exemple, renégociation des rôles traditionnels attribués selon le sexe ou l'âge). Le rôle des voisins s'est aussi manifesté en direction des enfants à travers l'aide aux devoirs, le soutien scolaire, le prêt de livres, l'accueil lorsque certains étaient malades, en cas de coups durs, etc. Au-delà des aides apportées, ou échangées, c'est la confiance et la complicité qui se sont instaurées qui ont constitué le ciment de ces relations privilégiées.
11Les relations amicales, qui se sont tissées et qui ont contribué à rendre proches ces personnes, ont permis que des liens de sociabilité quotidienne s'établissent. Ces derniers ont alors eu de nombreuses répercussions dans la vie familiale et sociale. Les relations avec les voisins d'origine française se sont généralement développées quand les familles ont vécu dans des espaces résidentiels hétérogènes. Il va de soi que ces relations impliquaient la maîtrise de la langue française. Nous avons vu précédemment le cas d'une personne dont la famille a vécu à son arrivée dans une cité ouvrière et qui a évoqué les liens amicaux entretenus entre sa mère et une voisine (cf. § 1, IIe partie).
Le personnel des structures socio-éducatives
12Ces personnes ont eu un rôle d'une part auprès des mères, généralement dans le cadre des cours d'alphabétisation et, d'autre part, auprès des enfants, notamment pour l'aide aux devoirs et l'orientation dans les filières scolaires. Des assistantes sociales ont aussi pu intervenir pour aider les familles à obtenir une aide financière. Ces exemples, pour autant qu'ils soient significatifs, sont tout de même plus courants que les précédents car relativement fréquents dans les quartiers où résident des familles immigrées et/ou ouvrières ; ces relations relèvent avant tout de la fonction professionnelle. Il n'empêche que l'intervention de personnels socio-éducatifs, à des moments décisifs, a constitué une aide importante pour ces familles. Cette présence a contribué à la formation ou à l'élargissement de l'univers des possibles et des systèmes de références propres à la société française. Le rôle plus spécifique des enseignants sera développé dans le chapitre consacré à la scolarité des enquêtés (cf. § 3, IIIe partie).
Les notables
13Les « notables » sont des personnes qui appartiennent aux « grandes familles lyonnaises », des religieux, ou des personnes qui, du fait de leur statut professionnel (l'employeur du père, des médecins, des avocats...), disposaient d'un pouvoir. Le terme de notable désigne en fait ici les personnes qui ont, grâce à leur statut prestigieux, facilité des démarches ou soutenu la famille dans des moments difficiles. Leur action a par exemple été décisive lors de la recherche d'un appartement, d'un travail salarié ou durant la période de la guerre d'Algérie.
« Je ne sais pas de quelle manière s'est faite la rencontre avec cet avocat mais cet avocat lui a permis de trouver des petits boulots et puis un boulot, c’est lui qui nous avait trouvé un appartement aussi, le premier appartement qu'on a occupé, ils [l'avocat et sa femme] ont apparemment aidé mes parents au démarrage à leur installation [...] ce sont des gens que j'ai toujours connus, et puis mon père en parlait beaucoup, moi je les connaissais peu mais mon père avait une très grande reconnaissance parce que je crois que c'est des gens qui l'avaient beaucoup aidé. »
14Parmi ces notables, quelques-uns ont également eu un rôle tout particulièrement actif lors de la guerre d'Algérie. Plusieurs enquêtés signalent l'aide apportée par des « grandes familles lyonnaises » qui se sont engagées politiquement pour l'indépendance du pays d'origine. Ce soutien a été tout particulièrement important lorsque des pères ont été arrêtés puis emprisonnés, quelques-uns durant de nombreuses années. L'aide apportée par ces personnes a consisté principalement à procurer un soutien financier et moral à la mère et aux enfants. Elles ont pu les accueillir, leur prêter divers biens, ou encore leur faciliter diverses démarches auprès des institutions. Ce réseau relationnel, étendu et riche symboliquement, a contribué à élargir l'horizon de ces enfants qui associent les personnes ainsi rencontrées aux possibilités qu'elles leur ont offertes (soutien scolaire, prêt de livres, références à de nouvelles valeurs, etc.).
15Au-delà des aides directes et déterminantes que ces personnes ont pu apporter, ces relations ont contribué plus généralement à rendre la société française plus accessible, les amitiés françaises « naturelles », leurs parents moins « étrangers » puisqu'ils entretenaient des relations avec ces « personnalités ». C'est le cas pour l'une de ces mères qui signale le rôle d'un médecin, élu politique, qui leur a permis d'avoir un logement hlm dans les premiers grands ensembles de la périphérie lyonnaise. La famille a ainsi pu quitter le logement insalubre qu'elle occupait depuis son arrivée ; insalubrité qui avait rendu les enfants malades. La famille a également été très soutenue par un réseau de familles lyonnaises lors de la guerre d'Algérie, tandis que le père passait plusieurs années en prison.
« Mon père militait au fln [raison pour laquelle il a été emprisonné] avec des réseaux de catholiques, et parmi ces gens qu'il a connus par cet intermédiaire [de l'engagement politique], il y avait une famille de soyeux qui avait une bibliothèque familiale avec des milliers de livres. Et cette femme m'a apporté une fois par semaine une valise de livres [alors que l'interviewée a été alitée durant plusieurs mois], ça a été très important parce que ça m'a vraiment mis dans une espèce de routine du travail intellectuel. »
16Des religieux, généralement des sœurs catholiques, ont également été cités à plusieurs reprises pour le soutien qu'ils ont apporté à la famille lors de la naissance d'un enfant ou par la suite.
« Cette sœur catholique représentait l'ouverture sur le monde extérieur que je n'avais pas, quand j'étais jeune, je vivais énormément en vase clos, entre l'école et la maison, et elle c'était l'ouverture sur autre chose, et c'est la seule qui a su comprendre mon intéressement, cette curiosité que j'avais pour les choses qui étaient hors ce qu'on apprenait à l'école [...] elle savait que j'étais d'une famille musulmane et il était hors de question pour elle de m'inculquer quelque truc au niveau religieux [...] elle me donnait des jeux je n'avais rien chez moi, pas de bouquins rien ! [...] Il se trouve que cette personne a connu ma mère quand elle était toute petite car elle a vécu en Algérie, elle a même pris la nationalité algérienne, on lui a donnée parce qu'elle avait combattu, elle était infirmière dans les maquis. »
17Malgré le caractère temporaire de ces relations, elles ont eu un rôle important dans la trajectoire familiale. En plus de l'aide concrète qui fut apportée, c'est l'univers de références sous-jacent à ces personnalités qui a constitué un repère déterminant pour la suite des parcours sociaux.
Les incidences perceptibles au sein de la famille
18L'ensemble de ces relations a eu pour effet de rendre la société française plus accessible. En effet, les mobilités qu'elles ont favorisées et l'ouverture sur la société française qui a été initiée par ce biais ont bénéficié très fortement aux parents et aux enfants. La société française a alors été perçue comme accueillante, non hostile ; élément qui a toute son importance lors de l'installation dans une société étrangère. Ce sentiment, si diffus soit-il, donnait l'assurance de relations possibles, voire souhaitables, qui allaient être établies avec la communauté française. La fréquentation d'un réseau relationnel d'origine française a alors été perçue comme naturelle et constitutive de l'identité familiale. C'est par le biais de ce réseau que les familles ont également eu accès aux « notables », ce qui dénote leurs capacités à mobiliser de nouvelles ressources.
19L'ensemble de ces relations de sociabilité révèle une volonté de maîtriser le destin, au sens de se donner les moyens pour agir. Les relations avec les voisins français témoignent également de l'usage de la langue française dans les relations quotidiennes et de l'ouverture de ces familles à des relations extra-communautaires. Par conséquent, de nouvelles pratiques peuvent faire leur apparition dans l'univers domestique : en s'ouvrant sur l'extérieur, les parents prennent le risque d'être confrontés, de devoir adopter d'autres attitudes. Favoriser l'ouverture à la société française, par le biais de la culture (à travers la littérature, la musique, la nourriture) et de l'immersion dans un univers français, exprime alors une attitude qui refuse le repli sur les seules références communautaires. Les multiples « possibles » parmi les horizons probables des enfants se trouvent ainsi élargis et marqués par ces expériences.
20Il n'empêche que la majorité des enquêtés ne déclare pas avoir connu de situation où une personne d'origine française a eu ce rôle auprès de leur famille. Dans quelques cas, il se peut que ce lien ait été plus ténu, indirect, voire qu'il n'ait concerné que l'un des membres de la famille. Toutefois, différentes indications laissent à penser que les relations ou les échanges ont été plus nombreux que ce qui a été recueilli, notamment ultérieurement, durant le parcours scolaire ou professionnel. Cependant, ces relations peuvent aussi avoir été absentes. Quand cela a été le cas, les interviewés ont été à leur tour plus enclins à développer des relations communautaires, que ce soit dans le cadre du milieu professionnel ou amical. Les modes de sociabilité paraissent aussi se constituer en référence au modèle des pratiques parentales. La question de la transmission, perceptible y compris dans ce domaine, souligne de quelle manière, selon l'histoire familiale, la vie sociale se construit dans un va-et-vient permanent entre les expériences de chacun et les processus de socialisation. En effet, ce qui est transmis par la famille est aussi confronté et/ou renforcé par le vécu à l'école, dans le groupe des pairs, auprès des médias, etc. C'est de cette articulation qu'émergent les actions individuelles.
Un double statut ici et là-bas
21Diverses caractéristiques familiales (au premier rang desquelles la langue parlée, la proximité affective et/ou spatiale avec des personnes d'origine française en Algérie, etc.), ont contribué à rendre les parents proches de la société française lors de leur arrivée. Les enfants, qui ont perçu ce lien, soulignent son importance pour expliquer de quelle manière l'expérience de leurs parents les prédisposait à vivre dans la société française. Ainsi, ces relations antérieures paraissent avoir facilité leur installation dans la société française, malgré le discours entretenu simultanément par les parents au sujet du retour dans le pays d'origine. Cette attitude, apparemment paradoxale, a suscité quelques difficultés auprès des enfants qui percevaient un double message s'apparentant à des injonctions contradictoires. En effet, malgré le discours et les nombreuses marques d'attachement envers l'Algérie, quelques familles entretenaient simultanément une relation étroite, chaleureuse, empreinte d'admiration et de complicité, avec la société française, sa culture, ses valeurs... C'est parmi ces familles qui témoignent de ce sentiment, teinté parfois d'ambiguïté, que d'emblée s'est modifié le projet migratoire : l'installation était envisagée sur un plus long terme, de manière explicite ou non. Il était par exemple prévu que l'immigration en France durerait le temps de la scolarité des enfants. Ces familles ont alors modifié leurs pratiques éducatives, elles se sont référées à de nouvelles valeurs concernant par exemple la place de chacun dans la famille.
« Moi j'ai une histoire personnelle un peu particulière parce que mon père, dans sa propre histoire, a toujours été en contact très tôt avec la France enfin avec la communauté française.
- Il a émigré il y a longtemps ?
- Oui il a émigré très tôt et puis d'autre part il s'est retrouvé orphelin à quatorze ans, il a été recueilli par des Français qui travaillaient dans un hôpital français, donc il a adopté d'une certaine manière... enfin il a été adopté lui-même par la France, par la communauté française en Algérie. Et il nous a quelque part transmis cet héritage-là... je dirais que nous on était plutôt une famille à interactions très souples, où les choses étaient possibles, y compris de résister donc, par exemple de commettre cette effraction par rapport au mariage qui aurait dû être celui que j'aurais dû choisir, enfin si j'avais accepté [...]. Ensuite il a travaillé avec un médecin, il était un petit peu un homme à tout faire chez lui, il s'occupait de sa maison, il était un peu le majordome, ça c'était la grande fierté de mon père, je me souviens, il parlait de ce médecin comme... vraiment... alors est-ce que c'est la fascination de la réussite sociale qui faisait que mon père était très touché ? Je me souviens qu'il nous en parlait toujours dans des termes élogieux, déjà je crois qu'il introduisait dans notre famille, chez nous, dans notre système, ce rapport à l'occident très ouvert, je crois que déjà quelque part il préparait une future intégration facile, parce qu'aujourd’hui nous sommes cinq enfants dans notre famille et nous sommes tous, nous avons tous fait des études supérieures, nous avons tous "réussi socialement", entre guillemets bien sûr [...] alors que nous aurions pu dériver et sombrer dans la délinquance mais je crois que notre famille était constituée de telle manière qu’il était difficile pour nous de ne pas être loyal par rapport à ce sentiment d'intégration que mon père a inculqué très tôt. »
22Cet exemple montre que les relations entre ce père et la France sont anciennes et porteuses d'aspirations. Il est certes entré en relation avec la France en position de subordonné, à travers les contacts entretenus avec des individus français, médecins, qui représentaient un Savoir, un Pouvoir. Mais, à partir de cette première expérience, il va valoriser des pratiques qui doivent contribuer, selon lui, à favoriser le parcours à venir de ses enfants. La première décision consiste à demander à sa femme de le rejoindre en France avec leurs enfants. Le « rapport à l'occident », comme le nomme son fils, est donc instauré par le biais du père et cela antérieurement à la constitution de la famille. La mère de son côté aspirait à la « modernité », la France représentant par excellence cette qualité. Ces caractéristiques familiales ont donc constitué le socle à partir duquel se sont élaborés les projets, les pratiques, les mobilisations... Elles ont fait l'objet d'une transmission par le biais de la socialisation familiale. Et cet héritage, quelles que soient les modifications subies, est approprié par le fils qui a le sentiment que le projet migratoire, et ce qui lui est concomitant, sont intériorisés comme une donnée naturelle de la famille. Les relations entretenues avec des personnes et/ou des valeurs de la société française, avant même l'émigration, constituent, à ce titre, une ressource qui dispose à se sentir plus rapidement à son aise dans la société d'installation.
23Il n'en demeure pas moins qu'une partie des parents a acquis au fil des années une position qui confère un statut de reconnaissance particulier parmi les membres de la communauté d'origine. Ce cas est minoritaire : quand il existe, il est lié le plus souvent à une autorité morale qui s'exprime par le biais de la religion. C'est le cas de quelques personnes qui ont acquis le titre de « Hadj3 ». Ce titre de « Sage » procure une forte reconnaissance et un grand respect leur est témoigné au sein de la communauté. Il leur sera par exemple demandé de statuer lors d'un divorce, d'être présents aux différentes cérémonies communautaires, etc. Ces individus constituent des référents au sein de la communauté, sortes de figures emblématiques, auxquels on a recours pour tous types de conseil.
24Ce peut être également le cas de pères qui ont eu un rôle capital au moment de la guerre d'Algérie, occupant une place importante dans les réseaux clandestins. D'autres encore ont occupé un poste à l'Amicale des Algériens en Europe ou au Consulat. Ils peuvent de ce fait avoir encore un certain prestige au sein de la communauté. Enfin, il y a quelques pères qui sont, ou furent, militants associatifs, syndicaux ou politiques. Cet engagement est généralement valorisé et les retombées s'étendent à l'ensemble de la famille.
25Arrêtons-nous sur l'exemple d'une personne dont le père était considéré comme un « Sage » (Cheikh). Ses nombreux pèlerinages à la Mecque ont contribué à accroître son prestige. Il fut l'un des premiers émigrés algériens à s'être installé dans la région où la famille réside. Son ancienneté lui fournissait la possibilité de servir d'intermédiaire pour les nouveaux arrivants. Au fil des années, son âge imposait le respect aux plus jeunes. Il les introduisait dans l'entreprise où il travaillait, les aidait à trouver un logement, etc. De plus, il était celui qui circoncisait les garçons, qui coupait les cheveux des enfants, qui était sollicité pour donner un conseil... Il était invité à tous les événements familiaux et communautaires. Il a également combattu en tant que soldat français pendant la guerre de 1939-1940, puis s'est engagé activement dans un syndicat ouvrier jusqu'à sa retraite. De part et d'autre, il a donc occupé une place et une fonction qui lui ont valu une forte reconnaissance sociale. Cet exemple illustre le fait que la capacité à se mouvoir, à passer des frontières tant spatiales que symboliques, renforce la position sociale de chacun.
26Son fils estime que son père était « un petit ouvrier à l'usine et un grand chef de la communauté algérienne », précisant « nous, ça on le voyait, ces deux images du père ». Il poursuit en décrivant son père comme un homme grand, très droit, les « cheveux blancs des anciens », imposant le respect aux siens, mais, devant l'instituteur, il se tenait et restait le dos courbé, la casquette à la main.
27Les analyses d'A. Tarrius (1992, 1995), en termes de « petit sujet ici, notable là-bas » pour décrire la situation des immigrés, illustrent les propos de l'interviewé et soulignent le caractère exemplaire de la double position sociale qui caractérise les immigrés. Ce père, lui aussi, était un petit sujet à l'usine et un notable dans sa communauté. Cette situation démontre l'ambivalence et la complexité du statut d'immigré qui renvoient aux multiples facettes de l'histoire migratoire. Ce statut de notabilité, construit en référence à la société algérienne ou au sein de la communauté immigrée, peut-il être perçu en dehors de ses cadres ? Il ne semble pas : la société d'immigration ne parvient pas à considérer et à reconnaître l'identité plurielle de l'immigré et de sa famille. Pour la société française, il demeure un travailleur immigré qui oblige à trouver des réponses à de nombreux problèmes sociaux (accès au logement, dégradation des banlieues, illettrisme, échec scolaire, etc.). Si l'identité se construit et s'exprime à travers les multiples milieux d'appartenance, comment peut-on considérer qu'il en irait différemment pour les familles d'origine immigrée ? En effet, le monde du travail, la famille, la communauté algérienne, l'adhésion à une association, les réseaux relationnels, etc., sont autant de milieux sociaux à partir desquels s'élaborent les processus identitaires. Or, durant toutes ces années, la manière dont cette population a été appréhendée est exemplaire d'une tendance qui a consisté, par l'usage de catégories sociales (telles que « travailleur immigré, beur, ghetto, intégration »), à l'uniformisation de ce groupe social.
28La représentation du « petit sujet ici » prédomine parce qu'il n'est pas fait référence aux autres milieux d'appartenance dans lesquels les familles d'origine immigrée disposent d'une place valorisée et valorisante. Cette attitude contribue à occulter les mobilités entre les différents espaces sociaux et réduit les immigrés à « une force de travail ». Admettre de déplacer son regard impose de suivre les immigrés à travers les multiples territoires sociaux. Pour le dire autrement, c'est reconnaître que l'ouvrier immigré n'a pas toujours été ouvrier, qu'il n'est probablement pas seulement un ouvrier, ni un immigré. Les trajectoires sociales des individus issus de l'immigration peuvent dès lors être appréhendées au-delà du milieu ouvrier et d'une problématique qui réduit l'immigré à un travailleur. Les nombreuses distinctions observées parmi leurs trajectoires s'expliquent alors en référence à cette histoire migratoire et à ces multiples mobilités. La diversité des modes de socialisation, au sein des territoires sociaux traversés (pays d'origine, famille, quartier de résidence, groupes de pairs, école ; que nous aborderons dans la prochaine partie) illustre la manière dont se sont formées les trajectoires socioprofessionnelles.
Notes de bas de page
1 Cf. E. Santelli (2001b).
2 Cf. P. Videlier (1989) qui retrace des exemples lyonnais.
3 Celui qui a effectué le pèlerinage à la Mecque, qui se caractérise par la piété et la sagesse. Par extension cela peut être aussi le « sage » à qui on témoigne du respect. Le terme de « Cheikh » peut être aussi employé.
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La mobilité sociale dans l’immigration
Itinéraires de réussite des enfants d’origine algérienne
Emmanuelle Santelli
2001