Introduction
p. 19-34
Texte intégral
1Les débats au sujet de ce qu'il est convenu d'appeler l'immigration ont pris un nouvel essor dans les années quatre-vingt. En filigrane de ces débats apparaissent une multitude de questions concernant l'arrêt des flux d'immigration, la capacité des populations à vivre dans la société d'accueil, l'obtention de la nationalité française, etc., que ce soit au sujet des immigrants eux-mêmes ou de leurs descendants. Dès lors on ne sait plus toujours de quoi il s'agit quand on évoque le thème de l'immigration. De plus, ce terme générique est le plus souvent utilisé au sujet de populations qui sont d'origine immigrée : en effet, les personnes ainsi désignées ont soit émigré depuis de nombreuses décennies, soit sont nées en France. Continuer à utiliser cette expression (« les immigrés ») donne en fait l'illusion que l'arrivée de ces personnes vient de se produire. De la sorte, la dimension de l'Étranger est accentuée et en permanence renouvelée, ce qui tend à occulter l'ancienneté de l'installation sur le territoire national, les cheminements, les enracinements, les confrontations à la société française. Autre conséquence, le manque de considération pour ces années passées en France indique que leur présence est toujours perçue comme temporaire, précaire, soumise à leur capacité à démontrer leur intégration. Il est en effet craint que leur présence soit la cause de nombreux problèmes sociaux.
2A. Sayad (1991, p. 63), qui a amplement contribué à fonder le champ de la sociologie de l'immigration, notait dès 1979 :
« C'est même toute la problématique dans la science sociale de l'immigration qui est une problématique imposée. Et une des formes de cette imposition est de percevoir l'immigré, de le définir, de le penser ou, plus simplement, d'en parler toujours en référence à un problème social. Cet appariement entre un groupe social et une série de problèmes sociaux (les immigrés et l'emploi ou les immigrés et le chômage, les immigrés et le logement, les immigrés et la formation, les immigrés ou les enfants d’immigrés et l'école [...] constitue l'indice le plus manifeste que la problématique de la recherche, telle qu'elle est commanditée et telle qu'elle est menée, est en conformité et en continuité directe avec la perception sociale qu'on a de l'immigration et de l’immigré. »
3Il ne s'agit pourtant pas de minimiser les difficultés bien réelles rencontrées par un grand nombre de personnes, que ces difficultés soient liées à leur histoire (on imagine aisément les difficultés que doivent rencontrer les personnes qui ne maîtrisent pas un ensemble de codes, notamment langagiers, et qui doivent vivre dans un pays étranger) et/ou aux attitudes racistes, discriminantes auxquelles elles sont confrontées (quand ces personnes se voient, par exemple, refuser un logement du fait de leur origine étrangère).
4Néanmoins, la manière persistante dont s'élabore le débat autour de la « question immigrée1 », paraît lier de manière intrinsèque leur présence à des problèmes sociaux. Le vécu de ces personnes paraît se réduire à quelques situations difficiles : leur présence n'est envisagée qu'à travers le prisme des difficultés qu'elles sont supposées rencontrer et/ou poser à la société2. Dans cette perspective, l'horizon de ces familles est nécessairement limité, leur quotidien paraît restreint à quelques préoccupations sociales. Si c'est le travail qui fait « naître » l'immigré, qui le fait être (Sayad, 1979), il ne peut pourtant s'y réduire. En effet, la réalité de ces familles recèle mille autres facettes. Les multiples domaines qui composent la vie quotidienne (la vie familiale, les pratiques culturelles et cultuelles, la vie associative, l'es pace résidentiel, les relations amicales, les déplacements quotidiens et ceux en direction du pays d'origine, etc.), doivent être aussi pris en considération et se surimposer à l'image du « travailleur immigré ». En effet, ces hommes ne sont pas uniquement des travailleurs : ils sont aussi des maris, des pères, des locataires/propriétaires, des membres d'associations, etc. Seule la prise en considération des histoires et des trajectoires familiales permet de se prémunir du risque d'appréhender les acteurs sociaux en référence à un contexte unique. L'analyse de ces différentes dimensions révèle alors la diversité des situations sociales au sein des familles et à l'intérieur de la société.
Vers une nouvelle approche des trajectoires socioprofessionnelles
5À travers cet ouvrage, nous tenterons d'approcher cette pluralité des histoires vécues à partir desquelles se construisent les trajectoires sociales. Il s'agit tout particulièrement de comprendre celles des enfants de familles qui ont émigré d'Algérie, et parmi ces derniers, ceux qui connaissent une relative réussite professionnelle. Deux critères définissent cette réussite : l'un objectif, le fait d'appartenir à l'une des catégories socioprofessionnelles retenues, l'autre, plus subjectif, souligne le parcours qui conduit à leur reconnaître une place dans le monde du travail. À partir de là, parce que leur position socioprofessionnelle est valorisée, il est considéré qu'ils ont réussi dans la société. Ainsi, la population étudiée est composée d'adultes dont les parents sont originaires d'Algérie et qui, au moment de l'enquête, ont en commun d'appartenir aux catégories professionnelles qui regroupent les emplois salariés à forte qualification et les activités indépendantes. La première sous-population est composée de cadres qui appartiennent, selon la nomenclature de l'insee, aux « professions intermédiaires » et aux « cadres et professions intellectuelles supérieures ». La seconde sous-population est constituée d'entrepreneurs, ce qui correspond à la catégorie des « artisans, commerçants et chefs d'entreprise3 » (cf. § 2, IVe partie).
6Le diplôme obtenu, l'accès au marché du travail, l'éventuelle mobilité professionnelle, etc., constituent des indications précieuses mais néanmoins insuffisantes pour rendre compte des trajectoires socioprofessionnelles. En effet, le déroulement du cursus scolaire, l'itinéraire résidentiel, les modes de sociabilité, l'histoire migratoire apparaissent comme autant d'éléments supplémentaires à prendre en considération. L'une des hypothèses principales consiste donc à supposer que c'est le parcours social dans sa globalité, sa diversité et sa complexité, qui permet d'appréhender les différents aspects qui composent le parcours professionnel et par conséquent de comprendre ces « réussites professionnelles ». Retracer les cheminements de ces personnes dans la société française, ainsi que ceux de leurs parents, de l'Algérie à la France, constitue dans cette perspective l'approche que nous allons privilégier.
7L'enjeu étant de comprendre comment les personnes retenues sont devenues cadres ou entrepreneurs, nous sommes conduit à nous interroger sur la mobilité intergénérationnelle. En effet, leurs pères ont été très majoritairement ouvriers lors de leur arrivée en France et le sont souvent restés jusqu'à leur retraite. Leur position professionnelle, combinée à l'inactivité professionnelle des mères, au faible niveau scolaire des parents, voire à leur illettrisme, ont très souvent été invoqués pour expliquer l'échec scolaire, l'absence ou la faible mobilité sociale. Les corrélations maintes fois soulignées entre la position socioprofessionnelle des parents et les probabilités de réussite/échec des enfants ne sont pas propres aux populations d'origine immigrée (Bourdieu, Passeron, 1970). Elles conduisent à assigner a priori une place aux enfants en référence à celle du père. Si disposer de capitaux (en quantité et en qualité suffisantes) facilite indéniablement la mobilité sociale ou la reproduction des populations les plus favorisées, il n'en demeure pas moins que, parmi toute population (Mauger, 1989), de nombreux facteurs aux incidences variables peuvent se combiner les uns aux autres et intervenir pour favoriser la réussite scolaire et professionnelle. Des facteurs aussi divers que l'aspiration à quitter le monde ouvrier, la frustration de ne pas avoir suivi les études de son choix, la mobilisation des parents dans l'univers scolaire, la place dans la fratrie, le statut professionnel d'un grand-père, peuvent être co-présents et, certains, se révéler déterminants. À l'instar de ce qu'a observé J.P. Laurens (1992), au sujet de la réussite scolaire dans le milieu ouvrier, si aucune famille ne possède l'ensemble des facteurs décisifs, aucune n'en est totalement dépourvue. Ils constituent alors des ressources précieuses pour la mobilité sociale.
8Il ne s'agit donc pas de découvrir le facteur qui explique à lui seul la « réussite » professionnelle4 et qui rendrait possible la mobilité intergénérationnelle, mais bien de comprendre les multiples aspects qui, au sein de la famille et dans la confrontation avec l'univers extérieur, y contribuent. Au-delà des effets conjoncturels, il importe de saisir l'ensemble des éléments matériels et symboliques qui interviennent car la mobilité sociale, loin de se limiter à un processus mécanique, résulte aussi de l'histoire familiale (Bertaux, Bertaux-Wiame, 1988). En d'autres termes, il s'agit de considérer les transmissions, les aspirations et les mobilisations familiales, sous-jacentes aux processus de socialisation familiale, qui interviennent dans la construction des trajectoires socioprofessionnelles « réussies ».
9À un niveau méthodologique, cela consiste à accorder toute son attention aux dimensions intergénérationnelle et diachronique. De manière générale, elles ont peu été prises en considération depuis vingt ans dans les nombreuses recherches en sociologie de l'immigration, ce qui a notamment eu pour effet de considérer le migrant uniquement comme immigré et non comme émigré. Son histoire passée, que ce soit le statut socioprofessionnel dans le pays d'origine, l'éventuelle scolarité, les raisons du départ, ont été le plus souvent occultés, voire niés ; attitude qui interdit de percevoir toute forme de transmission. Pourtant ces personnes ne peuvent être totalement dépourvues d'histoire(s) – des histoires transmises et à transmettre à partir de leurs multiples expériences, de leurs positions dans le champ professionnel, de leur communauté d'origine, de leurs aspirations, etc. C'est à partir de ces transmissions intergénérationnelles que l'on peut comprendre ce qui relie l'histoire individuelle de ces pères ouvriers en France et de leurs enfants cadres ou entrepreneurs.
10Le travail réalisé à partir de la famille et de son histoire introduit cette dimension temporelle et par conséquent la dimension lignagère. De plus, les histoires de famille soulignent le rôle des processus internes, par opposition aux processus externes (marché du travail, opportunités, événements historiques...), qui sont à l'œuvre dans la formation des trajectoires sociales. En effet, loin de n'être que le résultat de décisions et d'étapes successives et extérieures à la sphère familiale, les parcours scolaires et professionnels s'enracinent aussi dans la famille, à travers les processus de socialisation. Il reste alors à considérer la manière dont ils interviennent, quelles mobilisations sont transmises et comment elles sont réappropriées. En effet, il n'en va pas de même d'un individu à l'autre, y compris au sein d'une même famille. Le concept de transmission permet de reconnaître que « il y a à la fois et inséparablement conservation et transformation » (Bertaux, Bertaux-Wiame, 1988, p. 22).
11L'histoire et le contexte familial constituent donc un mode d'interprétation des parcours sociaux ayant une valeur heuristique certaine car il permet de prendre en considération les mobilisations familiales5, les univers de références, les aspirations, les positions sociales, les représentations (au sujet par exemple du parcours migratoire), etc. C'est à partir de ces différents éléments que seront appréhendés les cheminements socioprofessionnels. Ainsi, seul un travail mené à l'intersection de plusieurs domaines de la sociologie (famille, immigration, travail, éducation...) et dans une perspective longitudinale est en mesure de révéler le phénomène étudié dans toute son ampleur.
La pluralité des parcours révélatrice des processus de socialisation
12Si les familles auxquelles appartiennent les personnes rencontrées sont toutes d'origine immigrée algérienne, elles ne disposent pas pour autant de la même histoire ni des mêmes ressources. Elles ne peuvent par conséquent pas se mobiliser dans les mêmes termes. Certaines vont pouvoir se mobiliser pour encourager la scolarité de leurs enfants (sachant que les formes d'encouragement peuvent être là encore très variées), tandis que d'autres vont contribuer au développement d'une activité économique ; d'autres encore chercheront avant tout à se mobiliser pour assurer une cohésion familiale. Cette multiplicité rend caduque la tendance à homogénéiser les parcours des familles d'origine algérienne. La démarche adoptée contraint au contraire à reconnaître la pluralité des modes de mobilisations et de socialisation, par conséquent des contextes à partir desquels se forment les trajectoires sociales. Ces contextes témoignent des processus de socialisation multiples, parfois contradictoires, à partir desquels tout individu chemine dans l'espace social : ils constitueront la matière première de notre analyse.
13Si le concept de reproduction sociale est opérant à un niveau microsociologique, au niveau individuel et familial, les concepts de socialisation et de transmission paraissent préférables. En effet, ils ont l'avantage de souligner le fait que les transmissions sont plus ou moins conscientes, qu'elles sont plus ou moins intentionnelles. Du côté de ceux qui les reçoivent, elles sont aussi plus ou moins appropriées, transformées, interprétées, rejetées ou niées. C'est la rencontre entre ce qui est transmis d'une part et réapproprié d'autre part, sous l'effet des multiples interactions sociales, qui apparaît au centre des processus de socialisation.
14Dans cette perspective, retracer les parcours sociaux est une manière de révéler la superposition des processus de socialisation entre la famille et toutes les autres instances socialisatrices (école, groupes de pairs, marché du travail, associations, etc.). Les trajectoires socioprofessionnelles présentées dans cet ouvrage sont donc le résultat de ces histoires singulières entre ces différents espaces/temps de socialisation à partir desquelles les expériences se confrontent, se heurtent, se confortent, s'enrichissent... Les nombreuses différenciations observées entre ces parcours expriment les fortes distinctions entre les familles, au premier rang desquelles se trouve la relation spécifique que chaque parent a entretenue avec la société française (tant en Algérie qu'en France), selon ce qui le caractérisait (le fait ou non de parler français, d'occuper telle position sociale, etc.).
15Si l'une des caractéristiques du processus de socialisation est son caractère multidimensionnel, il est amplifié dans le cadre de la population étudiée du fait qu'il s'élabore à partir des deux sociétés à travers lesquelles elle se déplace (physiquement et/ou symboliquement). En revanche, l'incidence du passé6, notamment le passé familial, reste commun à toute population. C'est parce que toute personne s'inscrit dans une histoire familiale que les processus de socialisation7 prennent forme et peuvent donner sens aux trajectoires sociales. À travers la multiplicité des expériences, est ainsi dévoilée la pluralité des trajectoires sociales. Seule cette dimension permet de révéler les ressorts de l'action8, c'est-à-dire de comprendre comment chaque individu appartient simultanément à différents milieux et agit à partir de cette pluralité d'appartenances. Adopter cette posture théorique modifie profondément les habitudes du sociologue, en même temps qu'elle lui permet d'enrichir considérablement son travail. Privilégier l'approche diachronique et transversale est alors une condition indispensable. Loin d'être contradictoire, cette double approche permet d'étudier l'individu à l'intersection des différentes sphères dans lesquelles il est inséré simultanément et au fil du temps. La pluralité des dimensions (temporelles et transversales au niveau individuel et/ou familial) rend alors possible l'étude des histoires singulières qui se construisent dans la négociation, la confrontation, l'enrichissement, la contradiction et la multiplication des expériences sociales.
16De cette manière, l'approche mise en œuvre s'éloigne de la conception défendue dans les travaux qui visent à démontrer l'intégration des populations d'origine étrangère (en tant qu'elles optent pour des attitudes, des pratiques sociales conformes au modèle républicain d'intégration). De nombreuses recherches, tout particulièrement au sujet de la population d'origine maghrébine, s'attachent en effet à vérifier, parfois à mesurer, à partir d'indicateurs (mariage, croyance religieuse, pratique alimentaire, etc.), l'éventuelle intégration de cette population, d'ailleurs régulièrement suspectée de ne pas parvenir à réaliser cette intégration. Plus qu'un véritable défaut d'intégration9, cette population paraît avant tout souffrir de la manière dont elle est perçue. C'est pourquoi il importe d'étudier les manières dont elle vit, chemine, prend place dans la société française, plutôt que de vérifier si cette population est (ou non) intégrée. Dans cette perspective, la prise en considération d'un passé en (et avec la) France tend à donner une tout autre ampleur aux trajectoires vécues dans la société française. Ce sont les parcours individuels resitués dans le temps long des trajectoires familiales qui contribuent à leur donner sens et à appréhender une éventuelle mobilité sociale.
L'origine en question
17Depuis peu s'est développé un débat autour de l'enquête dirigée par M. Tribalat (1995, 1996) à l'ined : peut-on ou, plus exactement, doit-on prendre en compte la variable de l'origine ? De manière sous-jacente est posée la question de l'ethnicité des rapports sociaux, d'une tendance à l'ethnicisation des questions sociales, qui serait préjudiciable aux populations étudiées. Or, on assiste le plus souvent à un glissement sémantique entre les deux notions : origine et ethnicité, notamment perceptible dans les débats entre chercheurs (Tripier, 1999 ; Tribalat, 1999). Si comme le démontre A. Blum (1998)10, on peut mettre en doute le pouvoir explicatif de la variable « origine », telle qu'elle a été utilisée dans l'enquête de M. Tribalat, on ne peut prétendre confondre les deux notions. Tandis que la notion d'origine permet de recourir au contexte social et migratoire d'une population et introduit ainsi une dimension dynamique11, celle d'ethnicité tend à figer les parcours, les rapports sociaux.
18De plus, placer l'ethnicité au centre de l'argumentation peut aboutir à une hiérarchisation des populations12 ; ce qui peut conduire au classement des populations immigrées et de leurs descendants selon leur plus ou moins grande propension à s'intégrer dans la société française. L'approche en termes d'ethnicité, largement critiquée du fait de son caractère substantialiste, paraît également préjudiciable du fait qu'elle exclut implicitement la dimension diachronique et transversale aux différents domaines de la vie sociale. De plus, est posée la question de la définition de la population française et de la population étrangère au regard des enjeux politiques et démographiques : dans ce contexte, la comptabilisation de la population issue de l'immigration apparaît encore plus ardue (Richard, 1999).
19À ce titre, il faut souligner la difficulté à mener des travaux quantitatifs auprès de populations d'origine étrangère lorsqu'on ne dispose pas de la nationalité d'origine. Or, ne pas mener de recherche sous prétexte que la population est française n'empêche pas les préjugés à son encontre, ni qu'elle soit régulièrement identifiée par son origine. Cet argument a d'ailleurs été évoqué par M. Tribalat (1995) pour justifier sa démarche13. En effet, il paraît difficile dans le même temps de limiter la recherche scientifique du fait de cette contrainte institutionnelle tandis qu'une forte médiatisation d'événements tend à mettre en exergue les difficultés, la marginalisation, l'exclusion d'une partie de la population d'origine maghrébine. On se trouve alors face à une situation ambivalente qui paraît préjudiciable. D'un côté une forte visibilité, par l'intermédiaire des médias, des situations d'échec au sein des banlieues, de l'école, du marché du travail... de l'autre, peu d'images, de travaux, de témoignages qui évoquent les parcours du plus grand nombre, ceux qui ont obtenu des diplômes, qui travaillent, qui votent, qui revendiquent leur appartenance à la société française... Le fait que seules les images a priori négatives de la population d'origine maghrébine soient le plus souvent médiatisées, que ce soit par l'intermédiaire des recherches ou des médias, a pour effet d'insinuer un doute sur la présence même de ceux qui ont « réussi14 ».
20En outre, s'il faut éviter d'utiliser des variables qui ont pour effet de distinguer les populations entre elles, de nombreuses variables peuvent être mises en cause (ce qui est notamment le cas des variables jugées « classiques » en sciences sociales, telles que l'âge, le sexe, la pcs). On se trouve en fait dans une situation paradoxale qui nécessite de poursuivre des recherches à partir de l'origine des populations (de la même manière que l'on interroge l'origine sociale), sans toutefois recourir à l'ethnicité, c'est-à-dire interpréter en référence à un groupe ethnique qui fige l'individu dans une seule forme d'appartenance. En effet, il nous faut prendre en compte les multiples appartenances qui composent l'identité ; appartenances qui sont aussi liées aux origines (sociale, nationale, culturelle, religieuse) et qui sont tout aussi plurielles. L'origine nationale, en tant qu'élément constitutif de l'identité, se doit donc d'être prise en considération : elle est une manière d'être identifié et de s'identifier. Il semble alors urgent de renforcer nos connaissances afin de rompre avec des préjugés, des classifications arbitraires qui, elles, tendent à ne fournir qu'une dimension partielle de l'identité, et par conséquent des parcours singuliers et collectifs.
Une mobilité sociale spécifique ?
21Face au présupposé qui considère que « les liens familiaux favorisent une reproduction quasi à l'identique des situations tandis que l'individu, dégagé du poids conservateur des traditions familiales, pourrait être source de changement social » (Bertaux-Wiame, 1991, p. 185), force est de constater qu'il est également opérant pour la population étudiée. En effet, il est couramment admis que, pour réussir, c'est-à-dire s'extraire du milieu ouvrier et/ou des valeurs culturelles propres à leur origine, les personnes d'origine algérienne doivent rompre avec leur famille. Au sens où leur salut, notamment socioprofessionnel, proviendrait de l'autonomie qu'elles parviendraient à acquérir vis-à-vis de leur famille. De plus, la conformité avec les principes républicains, reconnus pour leur fonction intégratrice, serait propice à favoriser cette distanciation vis-à-vis de leur origine (familiale, culturelle, cultuelle, etc.), ce qui faciliterait à terme leur mobilité sociale.
22Or, et c'est ce que cet ouvrage se propose d'analyser, le rôle de la famille se révélerait déterminant grâce aux multiples mobilisations à partir desquelles se réalisent les trajectoires sociales à travers l'histoire intergénérationnelle. Face à un préjugé tenace qui considère que la famille « populaire » peut constituer une entrave au parcours de mobilité sociale, il nous faudra étudier son parcours social à travers l'histoire migratoire. La mobilité sociale au sein de la population étudiée ne proviendrait ni du hasard ni de la nécessité (de s'intégrer) mais résulterait, comme dans tout groupe social, de la combinaison d'un ensemble de facteurs individuels, familiaux et conjoncturels. L'histoire de ces mobilités sociales, à travers le parcours de plus de cent vingt individus, est aussi celle de leurs familles durant leur installation dans la société française. Nous nous intéresserons donc plus spécifiquement à ce qui se déroule au sein des familles, afin de saisir de quelle manière les ressources matérielles et symboliques qui ont été transmises aux enfants contribuent à leur mobilité sociale.
23Il ne s'agit pas de trajectoires exceptionnelles, atypiques, qui pourraient être à ce titre médiatisées, ce sont des trajectoires « classiques », « normales » de ceux qu'on appelle les « secondes générations » et qui ont pour caractéristique d'avoir des parents qui ont émigré en France au cours des années cinquante pour occuper les emplois les plus déqualifiés. Il reste à préciser que les résultats développés dans le cadre de cet ouvrage ont été produits suite à un travail d'enquête, réalisé essentiellement dans la région lyonnaise durant les années 1994 et 1995, à partir d'entretiens biographiques approfondis et de questionnaires15. Les quelques tableaux présentés ci-après nous aident à décrire succinctement les caractéristiques principales de cette population. Seuls deux critères (le fait d'occuper une profession parmi les catégories socioprofessionnelles retenues et d'avoir des parents qui ont émigré d'Algérie majoritairement à partir de 1940) ont contribué à délimiter notre population. C'est donc une fois l'enquête achevée que la composition par sexe, par âge et par nationalité laisse apparaître les résultats suivants pour les 100 individus enquêtés par questionnaire.
24Si pour des raisons de commodité nous retenons cette description statistique, le travail réalisé à partir des entretiens est tout aussi important. En revanche, les entretiens présentent l'inconvénient de fournir une lecture moins synthétique des faits, mais leur intérêt analytique sera grand pour les développements qui vont suivre. C'est d'ailleurs le travail réalisé dans un premier temps à partir des entretiens qui nous a permis de saisir la diversité, la richesse et la complexité des trajectoires que nous commencions à étudier. Sans cette dimension qualitative, le travail dont il va être à présent question n'aurait pu aboutir.
25Cet ouvrage se compose de quatre parties qui s'articulent chacune autour d'un temps de l'histoire familiale et individuelle. La description de ces familles en Algérie, avant l'immigration, va permettre de saisir la diversité des itinéraires familiaux. Ensuite, les modes d'installation dans la société française contribuent, à travers leur multiplicité, à définir les contextes à partir desquels vont s'élaborer les trajectoires des enfants qui grandissent dans cette société. Puis l'analyse des parcours scolaires permettra de comprendre comment se réalise l'insertion professionnelle qui sera abordée dans la dernière partie. L'ensemble se propose donc de contribuer à une meilleure compréhension des multiples formes de mobilité sociale qui sont concomitantes aux modes d'installation. En d'autres termes, à travers la réussite socioprofessionnelle des fils et filles d'immigrés algériens est posée la question des manières de prendre place dans la société française.
Notes de bas de page
1 C'est le titre d'un ouvrage qui, dans la lignée d'un très grand nombre de publications parues dans les années quatre-vingt, a eu pour objet de souligner les difficultés, les obstacles, les limites de la présence immigrée sur le sol français, en des termes plus ou moins hostiles selon les auteurs.
2 Délinquance, violence, dégradation des espaces urbains, échec scolaire, discrimination à l'embauche, ségrégation spatiale, mise à l'écart de la vie politique, etc., sont autant de thèmes auxquels ces personnes sont associées à travers les médias ainsi que de nombreuses recherches.
3 Cf. annexe 1 la nomenclature des pcs de l'insee : les professions retenues correspondent aux catégories 2, 3 et 4. Les trois catégories socioprofessionnelles pourront être désignées par leurs abréviations, soit cpis pour les cadres et professions intellectuelles supérieures, pi pour les professions intermédiaires et acc pour les artisans, commerçants et chefs d'entreprise (cf. annexe 2 la liste des sigles et abréviations utilisés). Les sociologues spécialistes des nomenclatures professionnelles (Desrosières, Thévenot, 1979 ; Desrosières, Goy, Thévenot, 1983) ont mis l'accent sur le caractère arbitraire de ces catégories. Néanmoins leur avantage incontestable est d'identifier des positions sociales et de permettre des comparaisons en référence à une nomenclature nationale. Nous nous appuierons donc sur ces classifications tout en cherchant à comprendre, plus fondamentalement, les parcours de mobilité. En d'autres termes, il ne s'agit pas de se limiter à ces positions socioprofessionnelles, mais bien de les appréhender dans une perspective dynamique et diachronique, notamment parce qu'il sera fait référence à l'histoire familiale à partir de laquelle elles se construisent.
4 On l'aura compris, il ne s'agit pas d'un traité sur les « 10 dés pour réussir quand on est enfant d'immigré ».
5 Entendues comme toute forme d'actions, de ressources mises à la disposition et/ou appropriées par des membres de la famille, que ce soit en termes financier, matériel, moral ou symbolique.
6 À travers les registres de la mémoire, de « la force de rappel » ou des « transmissions en cascade » qui sont évoqués par maints sociologues, notamment C. Thélot (1982), I. Bertaux-Wiame (1991).
7 À une définition en termes de socialisation primaire et secondaire (Berger, Luckmann, 1986), nous préférons l'expression de processus de socialisation afin de mettre l'accent sur le caractère permanent, superposé et simultané de ce processus, et non linéaire et juxtaposé comme le laisse entendre la première définition.
8 Cette expression constitue aussi le sous-titre d'un ouvrage de B. Lahire (1998) qui a mené un important travail de redéfinition concernant la manière dont la pluralité des mondes et des expériences s'incorpore au sein de chaque individu.
9 Au sens de vivre selon des valeurs, des univers de références propres à la société française et/ou compatibles avec une vie dans cette société.
10 En effet, s'il y a une corrélation, il n'y a pas forcément de causalité entre, par exemple, l'origine d'une population et un fort taux d'illettrisme : la faible proportion d'immigrés originaires de Turquie sachant lire et écrire le français s'explique probablement par la durée de résidence plutôt que par une attitude de repli identitaire.
11 C'est en tout cas dans cette perspective que nous l'employons au cours de notre recherche.
12 Dans cette optique, la valorisation du métissage peut être également sujette à controverse. En effet, derrière l'idée qu'à travers le mélange, l'atténuation, voire la disparition des différences se réalisera l'intégration - ce qui explique notamment l'engouement pour les statistiques de « mariage mixte »-, on escompte de l'union entre un Français et un « étranger » la perte des traits caractéristiques du conjoint « étranger ». Leurs enfants seront nécessairement moins étrangers : couleur de peau plus blanchie, prénoms plus francisés, pratiques cultuelles plus atténuées, habitudes alimentaires plus françaises, etc.
13 L'enquête qu'elle a dirigée au sein de l'ined, intitulée « Mobilité géographique et insertion sociale » (mgis), a été la première à fournir un ensemble de données statistiques au sujet des enfants de familles immigrées nés en France, âgés de 20 à 29 ans et de nationalité française (jusque-là ils ne pouvaient pas être distingués dans les statistiques nationales). Les échantillons ont été constitués à partir de leur nationalité d'origine, suivant le pays de naissance des parents. Trois groupes de jeunes ont ainsi été désignés et comparés : nous reviendrons sur ces comparaisons entre jeunes d'origine algérienne, espagnole et portugaise (cf. § 3, IVe partie).
14 Cette réflexion « Ah bon ? il y en a ? » au sujet des cadres et des entrepreneurs d'origine algérienne a ponctué tout le travail de terrain, sous-entendant que nos interlocuteurs doutaient de leur présence ; si on pousse ce raisonnement, cela pourrait signifier qu'ils les imaginaient plutôt occuper des emplois d'ouvriers, d'employés, voire chômeurs ou sans emploi, sans qualifications... Réflexions entendues y compris parmi la population d'origine algérienne.
15 Le dispositif d'enquête a donc consisté à allier ces deux formes d'enquête. Les résultats chiffrés, cités au cours de cet ouvrage, ont été produits à partir du traitement du questionnaire. En revanche, le faible nombre de questionnaires (100) et la non-représentativité de la population (qui renvoie aux conditions de production de l'échantillon) ne permettent pas de généraliser les résultats, ni de procéder à un travail statistique. Ils ont en revanche l'avantage de dresser un cadre qui permet d'étayer l'analyse. Par ailleurs, les nombreux extraits d'entretien cités tout au long de l'ouvrage, en plus d'une fonction illustrative qui nous paraît nécessaire mais néanmoins insuffisante, témoignent de la place accordée aux récits, aux qualités heuristiques des recueils biographiques (une quarantaine) ; parmi les personnes qui ont participé aux entretiens, une vingtaine avait préalablement répondu à un questionnaire). En cela, cette démarche rejoint des préoccupations actuelles dans le champ sociologique, comme ces quelques publications récentes en témoignent (cette liste n'est, bien entendu, pas exhaustive). Toutes ont pour point commun de proposer une réflexion méthodologique à même de révéler la pluralité de sens de la réalité sociologique : S. Beaud (1996) ; E.C. Hughes (1996) ; J.C. Kaufmann (1996) ; D. Bertaux, (1997) ; D. Demazière, C. Dubar, (1997) ; B. Lahire (1998).
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La mobilité sociale dans l’immigration
Itinéraires de réussite des enfants d’origine algérienne
Emmanuelle Santelli
2001