Extraits des Cahiers manuscrits (1955-1990)
p. 175-197
Texte intégral
1Nous avons choisi dans les Cahiers « Méthodes » quelques textes qui témoignent, à la fois, du fait que Pierre Naville a gardé jusqu’à la fin de sa vie une activité intellectuelle intense, qu’il participait toujours aux débats scientifiques et qu’il continuait à « remettre sur le métier » toujours les mêmes questions : la logique, la dialectique, les questions de méthode, le behaviorisme, etc. Ces cahiers d’écolier, soigneusement paginés, qu’il a tenus, semble-t-il, depuis les années 40, contiennent les notes de lecture des nombreux livres qu’il lisait, des ébauches de textes, des plans, matériaux de travail précédant la mise en forme pour la publication. Nous les publions tels quels, comme témoins de sa pensée en acte, de son souci de prendre position sur ce qui se disait et s’écrivait, en lisant, comme il aimait à le dire, « la plume à la main ».
2Les quelques textes retenus ici ne sont qu’une toute petite partie de ces manuscrits. Ils sont, la plupart du temps, datés. Dans le cas contraire, nous avons estimé la date en faisant des recoupements. Les sujets qu’ils abordent sont en relation avec ceux des textes publiés. Le long commentaire sur Piaget montre que, pour Naville, la psychologie du comportement reste encore à construire, que la logique doit avoir pour base la mise en forme des comportements. Il estimait que cette recherche n’était pas à son terme car il doit être possible de faire entrer dans la logique des opérateurs plus puissants que ceux que nous avons jusqu’à présent. Naville poursuivait donc ce travail, en discutant les travaux de celui qu’il considérait comme le chercheur le plus avancé dans ce domaine, Piaget, et en revenant constamment à des sources qui paraissaient pourtant assez éloignées : Descartes, Leibniz, etc. Autrement dit, il faut constamment s’appuyer sur l’héritage du passé pour aller plus loin et non le rejeter. Il en allait ainsi pour le marxisme qu'il n’a jamais considéré comme un ensemble achevé, mais comme une méthode d’analyse à développer afin d’intégrer l’interprétation de données nouvelles. C’est ainsi qu’il considérait que la théorie de la valeur de Marx n’avait sans doute pas trouvé sa formulation complète mais que la solution n’était pas dans son rejet, elle était, au contraire, dans son perfectionnement.
3Les textes qui suivent témoignent d’une attitude intellectuelle constante pendant soixante-dix ans de recherche, et la mise en relation permanente de questions qui supposent l'appel à plusieurs disciplines justifient ce qualificatif d’encyclopédiste même si Naville n’aimait pas qu’on le caractérisât ainsi.
Contradiction1
41. Descartes (entretien avec Burman p. 59) :
« Sans doute les idées dépendent des choses, en tant qu’elles les représentent ; cependant, il n'y a pas de contradiction dans les choses, mais seulement dans nos idées, parce que ce ne sont que nos idées que nous joignons d’une façon qui les rend contradictoires. Mais les choses ne le sont pas entre elles parce que toutes peuvent exister2, et ainsi l'une n'est pas en contradiction avec l'autre. C'est le contraire dans les idées, parce qu'ici nous joignons des choses différentes : séparément, elles ne sont pas contradictoires ; mais, en les joignant, nous n'en faisons qu'une, et c'est ainsi que naît la contradiction. »
5Cette conception de la contradiction, courante de nos jours dans la philosophie, est donc fondée sur la division des choses et des idées, corps et âme, et sur l'espace comme juxtaposition, l'étendue physique considérée comme fondement de l'être, c'est-à-dire statique. Sans ces deux postulats, le raisonnement tombe. Si choses et idées ne sont pas hétérogènes, et si les unes et les autres sont en mouvement (transformation), la contradiction peut être aussi bien dans les choses que dans les idées, c’est-à-dire dans le comportement des êtres matériels, et il n'y en a pas d'autres.
6Descartes à Burman :
« l'imparfait ne se conçoit que du parfait, la négation que de l'affirmation, le néant que de l'être. »
7La contradiction est donc en la nature logique ; mais s'il y a une nature de la logique, il y a aussi une logique de la nature. C'est ce que Leibniz affirme après Descartes.
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82. Raymond Aron écrit ceci à propos de De la guerre (Clausewitz II, 263) :
« Il y a contradiction entre des propositions, il n'y en a pas entre les hommes ni entre des partis ni entre des États. L'incompatibilité des buts n'équivaut pas à une contradiction, concept de la logique, mais à un conflit, concept de la pratique. Celui qui confond le conflit avec une contradiction, celui qui pense et agit comme s'il ne peut survivre à moins que l’autre meure, rien ne l'empêchera d'aller jusqu'au bout de la logique de la lutte à mort, même si cette logique aboutit à la disparition simultanée des ennemis. Le seul sens humain de la lutte à mort, c'est la reconnaissance du vainqueur par le vaincu. »
9Curieuse attitude purement scolaire. C'est celle de Descartes : seul le langage peut comporter des contradictions, « logiques » par là-même ; les faits de nature ne sont jamais A v A. Hegel avait compris qu'il y a des modalités pratiques de la contradiction parce qu'il y a une logique de l'univers, et par suite, de la société. Entre les hommes, elle se traduit dans le drame. Toute règle sociale suppose l'existence de contradictions logiques dans un système déterminé. C'est pourquoi les choix sont les procédés de la conduite sociale.
10Il y a une forme simplifiée de la contradiction que manipule la logique classique (Aristote). Mais celle-ci se diversifie de bien des façons dans la logique mathématique ou symbolique, comme l'Inde, la Chine, les Arabes, et même les stoïciens l'avaient déjà vu. Dans la pratique (événements matériels et décisions humaines), il y a aussi diverses éventualités qui vont de la contradiction « pure » (postulée = A ou A) aux diverses modalités de négation. Reste à en faire le calcul.
11Dans le conflit militaire, armé, il y a un rapport variable, à étudier, comportant l'aléatoire, entre la négation (= annihilation) d'une volonté adverse (choix et décision de l'adversaire) et la « néantisation » des instruments de cette volonté (forces armées).
12Avec son point de vue, Aron est incapable d'expliquer les formes des contradictions (action réciproque de Clausewitz) pratiques, et ne parvient à aucune conclusion à un moment donné. Il ignore, par exemple, la logique déontique.
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133. Piaget s'est attaqué à la contradiction logique, après avoir discuté de la dialectique (Recherches sur la contradiction, 2 volumes, 1974). M. Oliva lui reproche de faire ses expériences (4-7 ans) ayant déjà en tête les principes acquis ailleurs (déséquilibres dus à ce mauvais ajustement réciproque de facteurs + et -). Ces principes tiennent-ils à une structure acquise de la « pensée », ou s'élaborent-ils dans l'expérience pratique en s'ajustant peu à peu ?
14Piaget admet les situations de déséquilibre de base :
- instabilité des effets d'une même action (identité) ;
- compensation incomplète de deux situations contraires (réversibilité) ;
- nécessité imparfaite des coordinations inférentielles.
15Sur cette base, on obtient trois grandes classes de contradictions :
- opposition apparente des résultats d'une même action ;
- opposition incomplète entre classes d'objets disjoints ;
- inférences erronées, fausses implications.
16Pour Piaget, l'affirmation est primordiale, « tandis que la négation, sous ses formes nécessaires, n'est le produit que d'élaborations secondaires et, sous ses formes contingentes, de perturbations occasionnelles ». Ainsi, Piaget pose des principes (tirés d'expériences ?), mais ne nous apprend pas grand-chose sur la genèse des priorités et ses incompatibilités, qu’il appelle déséquilibres. Il soutient que « la tendance spontanée de toute action, perception ou cognition en général, est de viser l'affirmation et les caractères positifs du réel... ». Mais cet axiome est des plus discutable. Quant à l'être humain, sa naissance, sa croissance et sa mort visent plutôt à affronter des obstacles. Cet affrontement suppose une résistance à l'action. L'affirmation se produit contre quelque chose. Sans obstacles, sans négation, les actions et attitudes affirmatives n'ont qu'un sens relatif, fallacieux. Lorsque Watson a fondé le comportement sur le stimulus avant la réponse, c'est parce que le stimulus est extérieur tout autant, et en fait bien plus qu'intérieur – ce que l'analyse des « instincts » montre.
17D'ailleurs, Piaget lorsqu'il se rabat sur les déséquilibres est implicitement obligé de recourir à une concordance de négations mutuelles et réciproques. Il écrit :
« Ce que nous appelons contradictions au plan de la pensée naturelle ( ?) ne consiste donc qu'en conflits ou oppositions virtuels ou actualisés, c'est-à-dire en déséquilibres dont les contradictions logiques ne constituent qu'un point d'aboutissement tardif. »
18En effet, qu'est-ce qu'un déséquilibre, sinon l'effet de deux forces (ou plusieurs) qui sont chacune un obstacle pour l'autre, c’est-à-dire de forces négatives. L'affirmation ne peut résulter – si c'est le cas – que d'une négation dominante.
19Il va de soi que le schéma S - R - S ne suffit pas à l'analyse des situations concrètes. Mais il doit demeurer à la base des raisonnements logiques. Sans lui, toute la pédagogie perd son sens. Bien entendu, le maniement des mots ou des langages codés (maths, logique, signes) fait intervenir un problème supplémentaire. Mais on peut se demander si ce n'est pas ce problème qui suscite plus d'erreurs et inconsistances que n'en soulèvent les situations concrètes qui exigent des réponses à des stimuli.
20Je parle des hommes. Mais les animaux obéissent à des exigences semblables. Et même la matière au niveau atomique suppose des questions du même ordre, surtout en géologie (voyez déjà Lamarck !).
21Les remarques que fait M. Oliva sont parfaitement justifiées, mais elle-même ne propose pas une procédure de type nouveau, et ne pose pas le vrai problème que posent les facilités de Piaget. Elle remarque que les questions que posent les interrogateurs des enfants équivalent à des facteurs d’orientation, en général dictés par des préalables logiques, qu'il faudrait voir naître plutôt que de constater leur écart avec les principes admis a priori. Ces questions ne sont ni des stimuli de hasard, ni des impératifs objectifs, mais ce qu'on peut appeler des stimuli orientés. En outre, elles concernent surtout des phénomènes d'espace physique extérieurs. La négation éventuelle est toujours considérée comme un écart par rapport à une norme dont dispose le questionneur. Lorsque l'enfant en vient, vers dix ans, à donner des raisons à ses affirmations et à ses refus, c'est plutôt en fonction de données acquises à l'extérieur de l'expérimentation que spontanément au cours de celle-ci. Des comportements comme l'imitation et l'habitude ne sont pas pris en compte.
22Les expériences présentées sont donc déterminées et limitées de plusieurs façons :
231. l'interrogateur oriente le sujet de façon à le maintenir dans la question ouverte, qui est une affirmation préalable. La question présuppose la réponse. Elle est une affirmation antérieure or, cette affirmation consiste à nier un obstacle, d'une façon ou d'une autre. C’est l’obstacle qui crée l'affirmation, et l'obstacle est une négation en ce qu'il s'oppose à l'affirmation préalable, et suscite l’explication (coordination). On peut imaginer des expériences où l'enfant n'est pas conduit par l'interrogatoire, qui est un stimulus, mais livré à lui-même devant une situation précise. C'est ce qui se produit lorsqu'on observe de tout petits (dès la naissance) placés dans telle ou telle situation. On verrait alors que l'affirmation victorieuse n'est que la prise en compte utile d'obstacles, négations naturelles.
242. Les expériences de Piaget sont toutes des manipulations de l'espace, sous sa forme physique : longueur de bâtonnets, surfaces de papier, ressorts, pendules, miroirs. Rien ne concerne le temps. Or, l'espace, géométrie, est d'essence affirmative pour le corps physique, et facilite les interprétations de ce que Piaget appelle la réversibilité. Mais si l'on fait intervenir le temps, c'est-à-dire une séquence, une succession, un ordre d’apparition, la réversibilité y prend le caractère d'une rétroaction, comme par exemple dans le feedback. Or, on peut ramener la rétroaction dans le temps à des calculs logiques, mais ceux-ci nécessitent une extension de la forme des opérations en cause qui équivaut à une négation active, ou si l'on veut à une contradiction surmontée.
25Les expériences à la Piaget négligent cela. On saute avec lui, dans les réponses des enfants spatialement pratiques, aux axiomes d'une logique pure dérivée du principe d'identité (si A = B, B = A) – encore qu'Aristote estimait que A et A ne pouvaient exister simultanément dans les mêmes conditions « et sous le même rapport ».
263. Piaget s'en tient au dialogue de l'enfant et de l'adulte (ou plutôt de l'interrogatoire de l'enfant par l'adulte) sans jamais se demander s'il ne peut exister qu'en fonction du langage que l'on apprend à l'enfant humain dès ses premiers mois. Si c'est oui, que signifient les comportements et modes d'influence et de communication des animaux, et même finalement des plantes ? Là-dessus, Piaget est muet. Il tient à « l'esprit », la « pensée » de l’homme, et cherche la génétique de leur mise en forme. Mais, même si l'on admet une sorte de primauté au comportement humain, et si celui-ci parvient à dominer le comportement des animaux, sous une forme d'ailleurs limitée, rien ne permet d’universaliser les procédures décrites par Piaget chez l’homme. L'inverse serait plus vraisemblable. Les comportements animaux sont faits de réponses à des stimuli, à des obstacles, comme les nôtres. L’action affirmative, chez eux comme chez les hommes, est une réponse à un défi, à un déficit primaire, immédiat, qui peut être compensé par des comportements adéquats. Que ces comportements où le conflit, la contradiction, le refus, le « contre », sont primordiaux, ne s'expriment pas par un langage de communication aussi autonome que le nôtre, c’est un fait. Mais que les hommes aient pu élaborer des signes-langages dépendant d'une logique calculable, dont les animaux ne paraissent pas disposer, ne signifie nullement que nous soyons dépositaires de normes innées (esprit ou pensée) exclusifs à notre espèce.
27Piaget écrit :
« S'il existe au cours des stades initiaux un manque de compensation entre les affirmations et les négations, ce n'est pas en vertu d'une sorte d'état primitif de désordre ou de chaos (ou, pis encore, de ce péché cognitif originel qu'imaginent certains dialecticiens qui voudraient mettre contradictions, conflits et oppositions à la source de toute connaissance en devenir) : c'est, de façon beaucoup plus naturelle, parce que la tendance spontanée de toute action, perception et cognition en général est de viser l'affirmation et les caractères positifs du réel, tandis que la négation, sous ses formes nécessaires, n’est le produit que d'élaborations secondaires et, sous ses formes contingentes, de perturbations occasionnelles... »
28Pour Piaget, la négation est une sorte de correction qui permet de mieux affirmer ; rien de fondamental ou d'essentiel. Ainsi, la contradiction n'existe pas en elle-même – ce n'est qu’un déséquilibre passager entre deux affirmations ; mais dont Piaget ne vérifie pas la réalité propre, identifiant celle-ci, de façon axiomatique, à une affirmation permanente. Il est curieux que cette façon de voir, qu’il croit saisir expérimentalement dans ses discussions avec les enfants, le rapproche de la conception traditionnelle en Asie, qui ne conçoit le négatif qu'à titre d'une incorrection. Le réel, c'est le correct, un dasein permanent. Que ce dasein soit une confrontation permanente, les protagonistes de « l'empire », et que cette confrontation soit la forme propre de la vie, ils ne l'acceptent pas facilement. Leurs Tao et Zen ne sont qu'une contrefaçon du négatif, comme le déséquilibre de Piaget. Même le fameux O (zéro) des hindous n'a qu’un statut ambigu, bien qu'il ait été à la source de l'arithmétique occidentale.
29Piaget a pourtant un mérite exceptionnel : c'est d'avoir tenté de saisir expérimentalement les procédés par lesquels l'enfant exprime ses inquiétudes sur ce qui est et ce qui n'est pas. Mais sa génétique n’est pas assez radicale.
« Quant aux attitudes du sujet, on peut invoquer le passage connu des effets déformants de centration et de décentration objectivante. Or, dans le domaine des affirmations et négations le sujet, en vertu de telles lois, est d'abord centré sur l'actuel, donc sur le donné positif, occupant alors le premier plan, tandis que les classes complémentaires, les limites de l'extension, etc., font figure de virtualités périphériques, et donc sont moins valorisées » (mais qu'est-ce que le virtuel ? sinon un négatif préalable tout autant qu'un positif possible – voyez le calcul des probabilités).
« Le déséquilibre dont témoignent les carences initiales dans le réglage du tous et du quelques tiendrait, dans notre hypothèse, à une inégalité initiale entre la force des affirmations et le caractère secondaire des négations, d'où l'absence des compensations logiquement nécessaires et la fréquence des contradictions virtuelles. D'une façon générale, cette inégalité des forces entre les affirmations et les négations tient, tant du point de vue de l'objet que de celui du sujet, à cette raison essentielle que les caractères positifs des objets ou actions sont donnés directement, en tant qu'observables, tandis que les caractères négatifs comportent à des degrés divers des mécanismes inférentiels ou des mises en relation avec les résultats attendus de l'action, avec les propriétés anticipées de l'objet ou des oppositions par rapport à d'autres objets. »
30À partir de là, Piaget admet que
« si l'on définit l'univers logico-mathématique comme le monde des possibles, indépendamment des contrôles du réel (puisque la déduction formelle se passe des vérifications expérimentales) et que l'on conçoit les travaux virtuels comme la marge des possibilités ouvertes de proche en proche pour les situations réelles, alors la conquête d'une logique naturelle due aux actualisations des travaux virtuels de nature cognitive peut tendre asymptotiquement vers cette connaissance des possibles que constituent les sciences logico-mathématiques ; en ce cas la rencontre entre les deux termes du réel et du possible devient intelligible, sans que des structures purement formelles soient invoquées comme facteurs causaux (ce qui serait contradictoire) et préexistants d’un développement historique et réel. »
31Tout cela n'est que verbiage. Piaget parle de « passage à la limite du virtuel et de l'actuel », mais ne veut pas admettre que son virtuel, si ce n’est qu'un possible, est tout aussi observable dans le comportement pratique que dans des expressions formelles du calcul logique. Les négations, dans les deux types de situations, sont des affrontements d'obstacles, et non des possibles ou des virtualités floues. La négation, l'acté de refus, est une réalité tout autant qu'une affirmation, et même dans certaines conditions, beaucoup plus contraignante que ce que Piaget appelle l'affirmation (qui pour lui est une vérité primitive).
32Piaget écrit naïvement :
« Les contradictions sont dues au défaut d'équilibre entre les additions et les soustractions et leur équilibration suppose leur compensation exacte, autrement dit la réversibilité opératoire... qui ne s'acquiert que par approximations ou régulations successives... »
33Cela ressemble à un processus par « essais et erreurs », classique dans tout comportement. Mais une équilibration conséquente n'est pas un effacement, une disparition, c'est plutôt une nouvelle affirmation qui équivaut à une double négation-opposition, et cet équilibre peut être saisi par un calcul, de balance ou bilan (dont l'universalisation est d'ailleurs la source de la comptabilité économique !). Mais une balance n'est pas un formalisme logique. Piaget ne voit guère que la réversibilité dans le formel, mais ce n'est qu’une des opérations de la formalisation, et pas toujours (topologie).
34Piaget mène la discussion avec les enfants en les plaçant dans les situations où ils doivent « corriger » peu à peu leurs gestes. Mais il exige toujours une formulation dans son sens et ne se contente pas d'observer le comportement spontané en l'enregistrant. Il lui faut l'explication verbale. Alors, les jeunes animaux, qui ne « parlent » pas, comment parviennent-ils à se comporter conformément à leur nature ?
35Piaget ne s'intéresse qu'à ce qu’il appelle le « développement cognitif ». Mais que signifie cette « connaissance » ? Peut-elle être isolée d'un comportement pratique ? Non, si l'on juge d'après le genre de « problèmes » qu'il soumet aux enfants. Mais ces problèmes préjugent d'états de fait génétiques indéfinis. Par exemple, le « vide » d'une bouteille est le contenant non rempli, et n'existe que si ce contenant existe. Le vide en soi ne peut être qu'un rien, une négation abstraite. Or, celle-ci peut être formalisée = 0. Mais cela suppose l'acquisition d’une arithmétique du nombre. Et comment cette arithmétique est-elle acquise, sinon par une éducation, une pratique corrigée, et une utilité qui devient apparente dans la pratique. C'est cette correction (essais et erreurs) qui peut être établie comme négation positive prioritaire. La correction, la rectification, sont les formes positives du négatif : l'obstacle est la forme pratique d’un contradictoire, d'une négation prioritaire, qui engendrent une logique. Il suffit d'observer les progrès de la station verticale et de la marche chez le petit enfant pour s'en rendre compte.
36Piaget écrit :
« Si la contradiction d'espèce « naturelle » n'est pas de nature formelle et s'il n'existe pas de logique de dépassement, il en résulte assurément que la première ne consiste qu'en opposition et conflits, donc en déséquilibre, et que le dépassement est une rééquilibration. »
Or, « en fait il semble bien que les contradictions, parfois ressenties comme telles, mais surtout inaperçues et demeurant inconscientes, abondent surtout aux niveaux préopératoires et caractérisent une sorte d'état chronique du niveau IA... Il y donc bien là un problème : de quels facteurs dépendent de tels déséquilibres de départ ? »
37Piaget admet alors trois classes de contradiction :
- une même action peut sembler aboutir à des résultats considérés comme opposés ;
- opposition incomplète entre classes d'objets qui devraient être disjoints parce que l'une comporte la négation de certaines propriétés de l’autre ;
- inférences erronées, fausses implications.
38Ces trois situations consistent en compensations incomplètes entre les affirmations (attribuant la qualité a à la classe A) et les négations (attribution de a à la classe complémentaire A').
39Il y a aussi les pseudo-contradictions, mais elles relèvent de l'erreur ?
40Les dépassements se font : en extension et en compréhension.
41Piaget n'hésite pas à parler du passage de l'obstacle de fait (contradiction) à la formalisation comme d'un glissement inévitable, mais qu'il ne parvient pas à saisir clairement. Il y a, dit-il, toute « une gamme d'intermédiaires entre ce qu'il faut appeler les contradictions dans l'action et les contradictions dans la pensée ». Il admet qu'il y a des contradictions propres à l'action ; mais « il ne s'agit là naturellement alors que de démarches sensori-motrices qui se favorisent ou se contrecarrent, ce qui caractérise des processus d’équilibration et non pas de formalisation... ». Il se demande alors pourquoi des actions simples provoquent d’emblée tant d’oppositions :
« Plus les actions sont simples, moins elles devraient provoquer de conflits ; et effectivement, au plan de l’action pure, ou sensori-motrice, les oppositions en jeu ne proviennent guère que d’obstacles ou de perturbations de sources extérieures. »
42Pourquoi alors
« les déformations dues aux centrations illégitimes aboutissent-elles à des contradictions et non pas simplement à des erreurs de fait, faciles à corriger ? »
43La raison en serait que les négations sont plus « difficiles à construire et à manier » que les affirmations qui s'imposent par définition. Dans l'action sensori-motrice, il n’y aurait pas de « conduites négatives endogènes, mais seulement des mouvements destinés à écarter un obstacle, donc subordonnés à la poursuite d'un but positif, toute action complète poursuivant de tels buts » ; ce qui serait vrai même en cas de feed-backs. Et il répète :
« L'activité de tout schéma d'actions revient à assimiler des objets dans le double sens de les utiliser en vue de la satisfaction (positive) d'un besoin et de leur conférer ou de reconnaître en eux des propriétés également positives. Certes, dès qu'interviennent des conduites interindividuelles, avant même le langage, il se produit des réactions de refus, mais il s'agit à nouveau d'écarter un obstacle ou une gêne, et non pas encore de négations endogènes. »
44Impossible de se contenter de telles affirmations. Piaget ne veut pas admettre à tous les niveaux d’activités de mouvement, y compris intra-corporel (système nerveux en particulier), qu’affirmer et nier ne sont que les deux faces, ou moments, d’un même processus. Il lui faut une génétique « cognitive » qui présuppose un primat de la connaissance-affirmation.
45Piaget admet qu’il y a des niveaux des deux aspects affirmations et négations comme « fonctions cognitives » :
- affirmation : 1- action consistant à modifier l'objet et l'assimiler, 2- dégagement de caractères communs (relations, classes, systèmes), 3- jeu des opérations, formes nouvelles, prédicats.
- négations correspondantes : 1- négation motrice ou pratique, compensation des perturbations, déséquilibres, 2- refus d'appartenance à une classe ou la participation à une relation. Constat de variations fonctionnelles. Exclusion de certaines relations. Rôle occasionnel et momentané. Peu d'extension et de compréhension. 3- structures opératoires : à chaque affirmation correspond une négation, soit A suppose toujours Ā) (complémentaire de Boole).
46Ces 1, 2 et 3 entraînent trois types de contradictions :
47A- Contradiction entre actions. Toute action (physique + énoncé) entraîne une détermination précise qui exclut toute autre. Ensuite,
« le résultat positif de toute action est toujours et nécessairement solidaire d'un transfert à partir d'une situation négative de départ : introduire une modification en un objet c'est, en effet, tout à la fois et de façon indissociable, l'enrichir d'un état nouveau et (en ce sens) positif, et abolir l'état antérieur ou initial, ce qui consiste en une négation ou soustraction ». « Toute action, si positif que soit son but, est solidaire de deux systèmes de négations, l'un externe, qui l'oppose à ce qui n’est pas elle en tant que caractérisée affirmativement par ce but, et l'autre interne, qui rend le caractère positif du transfert, dans la direction du but. »
48B- Contradiction entre sous-systèmes. Il répète le même raisonnement.
49C- Contradictions et opérations :
« La pensée naturelle porte essentiellement sur le contenu de l'action et des jugements, tandis que le principe logique de son contraire se borne à nous interdire d'affirmer simultanément a et non-a, ou d'appliquer à la fois une opération et son inverse, mais sans pouvoir décider par lui-même de la vérité ou de la fausseté des contenus ainsi structurés. Seulement, comme la pensée naturelle ou son développement spontané aboutit à conférer à ceux-ci une forme opératoire et comme la formalisation logique consiste à enrichir cette dernière d'une procédure exacte qui la complète, il y a finalement convergence entre eux, de telle sorte que contradictions et non-contradictions logiques peuvent être considérées comme les cas limites des contradictions et non-contradictions propres à la pensée naturelle. »
50N'empêche que ce fameux passage du naturel au formel n'est en rien résolu ni expliqué. Et comme le dit M. Oliva, c'est parce que Piaget pose d'abord l'existence de la logique formelle, dans une phase où elle n’existe pas chez l'enfant. Et j’ajoute : Piaget ne met en avant que le b, a, ba d’Aristote (principe d'identité), sans tenir aucun compte des logiques mathématiques modernes. Il ne tient pas non plus compte de la zoopsychologie, ni des travaux récents de neuropsychologie. Il parle de « la pensée » sans que l'on sache vraiment à quoi il se réfère. Comme le dit Oliva :
« l'analyse des mécanismes cognitifs des jeunes enfants, sans référence à des modèles logiques déjà établis, pourrait, non seulement révéler des données nouvelles, intéressantes en soi, mais aussi ébranler les théories cognitives existantes. »
51Attitude très justifiée. Piaget a le grand mérite d'être un des premiers à tenter une démonstration expérimentale des processus de raisonnement chez l'enfant. Mais son insuffisance tient à deux préalables : l'un est de poser comme point d'arrivée une logique formelle tellement simplifiée qu'elle ne répond même pas aux problèmes débattus par les logiciens eux-mêmes ; l'autre est la méconnaissance de la signification pratique de ce qu'il appelle le stade « préopératoire ». En outre, il ne tient pas assez compte du rôle de l'adulte questionneur, et il ne s’intéresse pas assez aux processus de la « logique naturelle ». (sur ce dernier point, cf. les recherches de Grèze et de Windisch).
De Condorcet à Quetelet3
52Condorcet, Mathématique et société, Textes choisis, Introduction de R. Rashed.
53Condorcet applique le calcul des probabilités à la statistique, dans la tradition de Bernouilli et Moivre, à la société, ou plus exactement aux sciences politiques et morales. Mais ses définitions de la société sont étroitement celles de la société bourgeoise. Il s'en tient à Rousseau, au Contrat social et à Locke. Mais il affirme en même temps que dans une société contractuelle, c'est la majorité qui suffit à faire la loi. Cette question primordiale, à laquelle va se heurter la Révolution française, est en effet à la racine de la valeur du suffrage. Or, Condorcet écrit :
« On a senti que les moyens d'assurer les droits de chacun, devant être soumis dans chaque société à des règles communes, le pouvoir le choisir ces moyens, de déterminer ces règles, ne pouvait appartenir qu'à la majorité des membres de la société même ; parce que chaque individu ne pouvant, dans ce choix, suivre sa propre raison sans y assujettir les autres, le vœu de la majorité est le seul caractère de vérité qui puisse être adopté par tous sans blesser l’égalité. »
54Cela n'est pas une preuve ni une démonstration, d'autant moins qu'une majorité peut être relative, plus ou moins 50 %.
55En outre, les unités d'un ensemble social peuvent être inégales sous bien des rapports. C'est justement ce que formule Condorcet lorsqu'il établit qui sont les suffragants. Pour le faire, il affirme que les droits essentiels
« sont la sûreté de leur personne et de leur famille, la liberté et surtout la propriété. L'homme a, sur les fruits du champ qu'il a défriché, sur le logement qu'il a construit, sur les meubles ou les instruments qu’il a fabriqués, sur les provisions qu'il a rassemblées, un droit qui est le fruit de son travail ; et l'espérance qu’il a nourrie de conserver ce fruit de ses peines, la douleur de les perdre, plus grande qu'une simple privation, donne à ce droit une sanction naturelle qui oblige tout autre homme à le respecter. »
« La libre disposition de la propriété renferme le pouvoir de vendre, de donner, d'échanger ce qui est à soi, et si cette propriété consiste dans les denrées qui se reproduisent, de régler cette reproduction à son gré, et de jouir comme on le voudra. La seule borne à cette libre disposition, est de ne rien faire qui puisse nuire à la sûreté, à la liberté, à la propriété et en général aux droits d'un autre. »
56En somme, c'est la société bourgeoise, qui devient capitaliste. D'où les limitations... Quant aux relations de travail-salariat, cela entre dans les conditions générales. Le droit de suffrage ne peut être accordé qu'à ceux qui ont droit de Cité :
« L'idée de n'accorder l'exercice du droit de cité qu'à ceux qui possèdent un revenu en propriété foncière, suffisant pour leur subsistance, et de donner seulement à ceux qui ont une propriété moindre le droit d'élire un représentant qui exerce en leur nom le droit de cité, paraît mériter la préférence sur toutes celles qui ont été mises en usage ou proposées jusqu'ici ».
57Cela dit, le tableau que fait Condorcet de ce que devrait être une mathématique sociale est justement celui qui s'est réalisé tout au long des XIXe et XXe siècles : statistique et calcul des probabilités. On peut regretter que Marx n'ait jamais considéré Condorcet, ni Quetelet et se soit embarrassé de Hegel. Comme Condorcet, il relève Petty comme fondateur de cette mathématique, mais il se fourvoie dans la critique des mathématiques que fait Hegel, et ne s'intéresse qu'au calcul différentiel, et nullement à la probabilité. Ce qui le fait bafouiller.
58Condorcet ne parle pas encore de « planification », mais il est à la limite, alors que Marx n'en dit rien. Il a fallu la Révolution russe.
À propos du chaos, forme du désordre4
59Supposons un joueur de tennis : la balle est réglée par le bond changeant que lui fait faire la raquette. Admettons qu'un automate fasse la même chose, mais avec la régularité d'un même geste. La balle s'élèvera-t-elle synchroniquement avec la raquette toujours à la même hauteur ? Oui, si l'amplitude des oscillations de la raquette est assez juste ; mais, si l'amplitude varie selon des intervalles plus ou moins longs ? Le mouvement reste régulier mais avec répétition de deux bonds. L'écart même des deux bonds peut se multiplier, jusqu'à la répétition infinie qui écarte complètement deux bonds. C'est la réponse chaotique de la balle au mouvement parfaitement régulier de la raquette. Étant données la position et la vitesse de la balle à un seul moment, l'ordinateur calculera vite la position et la vitesse de la position de la raquette dans une position ultérieure, puis à la suivante jusqu'à ce qu'on l'arrête. Position et vitesse sont un point sur un graphe. Aucun point n'est atteint deux fois. On aura une distinction entre le hasard et le chaos.
60L'expérience montre que le chaos prévaut plus souvent que le hasard. Ce chaos est à rapprocher de la nouvelle géométrie fractale. Un tableau d'un homme qui fait une peinture où un homme fait une peinture est un exemple de géométrie fractale (poupée russe). Les structures sont les mêmes sans se joindre, par leur forme itérative. Cela peut se produire dans la vie ordinaire. C'est le cas des fluides qui peuvent entraîner des structures de flux qu'on appelle turbulences. Les comportements incohérents d'éléments qui pouvaient paraître indiscernables par similitude relèvent d'un système chaotique. La prédictibilité devient courte. Par exemple dans la prévisibilité du temps (athmosphère) on peut faire des prévisions à moyen ou long terme, mais pas court.
61C'est la difficulté pour les sociologues.
« L'état chaotique de l'organisme social ne serait-il que l'effet de régularités discernables que personne ne veut reconnaître, tant que toutes les réponses aux questions d'intérêt vont au-delà de l'horizon de la prédictibilité ? »
Le cognitif5
62La grande mode c'est le cognitif ! Quel terme ! Il signifie « connaissable », ce qui est ou sera connu. On en parle non comme un objet et/ou d'un sujet, mais d'une activité, disons : d'un comportement. Mais ce comportement cognitif, qui est-ce qui l'exerce, le cultive, etc. ? D'après ces protagonistes du cognitif, on trouve surtout des psychologues idéalistes à la recherche de termes qui puissent se substituer à celui de conscience, à le remplacer avantageusement en se rapprochant de la biologie, notamment des systèmes neuraux, et de modalités physiologiques comme le sommeil, la mémoire, l'intention, les réflexes, les rêves, etc. En somme, sous un terme nouveau, pseudo-érudit, il s'agit simplement de revenir au fameux cogito cartésien en écartant les discours bien usés de la psychanalyse. Mais on ne sort pas du « psychisme » qui ne fait aucun progrès depuis... Aristote.
63Voyons deux livres récents (TLS)6.
64Willemj M. Levelt, Speaking : from intention to articulation (USA 1989). Le cognitif serait sorti du behaviorisme de Skinner, mais on y oppose (Chomsky) que la parole ne peut provenir de stimuli. Elle aurait sa source dans la représentation mentale (cogito ?). Ce serait une combinaison (très variable) d'inputs et outputs, dont je ne vois ce qu'ils auraient de différent de stimuli-intentions et de réflexes-produits, sauf qu'il s'agit d'abord de mouvements intérieurs, puis de contacts extérieurs avec d’autres mouvements.
65Parler, c’est ce qu'on fait constamment et sans effort et c'est pourtant ce qui est le plus complexe dans le comportement des humains (30 000 mots au taux de 2 à 5 par seconde, selon cet auteur). Et la coordination suppose l'emploi biologique de quelque cent muscles dans la production de quelques sons verbaux par seconde. Ce qui nous renvoie à une étude neuro-physiologique du comportement, et non simplement à une intelligence autonome.
66Levelt imagine trois sortes de sous-mécanismes : la conceptualisation (messages pré-verbaux), la formulation qui produit des structures primaires, et l'articulation qui entraîne l'expression extérieure. Cela se combine souvent plus que cela cohère, d'où les ambiguïtés. Voilà comment s'installe alors une « science cognitive », mais cette science reste descriptive de processus multiples plutôt qu'une explication de leur sens. Levelt a recours à des « propriétés » de la réalité psychologique, ce qui nous ramène aux thèses idéalistes classiques, dont l'explication reste vaine, instable et toujours à recommencer. L'intention communicative ne suffit pas à expliquer.
67Certains supposent qu'il y a communication de l'attente d'une réponse. Mais que se passe-t-il entre intention et expression ? Une « matière » conceptuelle est inévitable ? Il faudrait plutôt parler du processus d'acquisition de la parole, sur lequel existent de nombreuses recherches (métaphores, ironies ?). La syntaxe reste difficile. Et finalement on pourra se demander si la plupart des comportements humains, langage compris, ne sont pas inintentionnels.
68J. Taylor étudie les prototypes de la théorie linguistique, base de la linguistique cognitive. Il ne suffit pas de parler de « conditions ». Il n'y aurait pas de différence entre la linguistique et la connaissance non linguistique : (contre Chomsky et le pragmatisme). Il ignore le « langage de la pensée » et la différence entre ce langage et les expressions du langage naturel. Entre l'expression et les concepts le rapport n'est pas clair. On en reste à la distinction entre sémantique et pragmatique. Pourtant, il faut un passage de la structure générative et pragmatique au prototype-concept. Or, il n'y a pas de prototype de composants logiques et lexicaux. Comment une connaissance encyclopédique est-elle alors possible ? Le prototype ne serait possible que pour des catégories descriptives.
69En somme, tous ces cogniteurs ne nous apprennent pas grand-chose. Ils ne parlent que de linguistique à l'occidentale, oublient les langues asiatiques, arabes, africaines et ignorent l’écriture (avec les différences, chinois, cyrillique, arabe, latin-grec).
Sur le behaviorisme7
70Toujours le behaviorisme. Je lis dans TLS le 16 octobre 1985, à propos d’un livre qui prétend faire le bilan :
« L'auteur est critiqué parce qu'il suppose que le behaviorisme a échoué par suite de la façon de traiter (ou de ne pas réussir à traiter) de la conscience (consciousness). Mais le rival actuel du behaviorisme, la science cognitive, ne réussit pas mieux dans son traitement de la conscience. Il réussit toutefois beaucoup mieux, dans ce que les behavioristes auraient du faire (au lieu de se préoccuper du schème stimulus-réponse), à savoir de prévoir et d'expliquer le comportement. (Rappelons que le comportement est tout ce que nous pouvons faire et faisons, y compris ce que nous pouvons dire (la parole) et ce que nous pouvons dire indépendamment [apart] (perceptions, compréhensions) »
71Je retrouve là l’objection que j’ai affrontée dès 1922, et qui m’a conduit jusqu'à la critique de « l'idée-reflet » de Marx-Engels. Impossible de s'en tirer si l'on n'admet pas que dire n'est en effet qu'une façon de faire, mais ce genre d’acte n'implique nullement l'existence de cette sorte de corps inexistant que l'on appelle « la pensée », ou « le mental », ou « le psychisme », même si on ne les considère que comme des données probables tout en ayant une puissance axiomatique.
72Ce qui m'intéresse surtout, c'est de savoir dans quelle mesure le langage peut devenir une forme de comportement indépendante, autonome ; et comment le comportement individuel se relie au comportement collectif, social. Je lis dans une chronique (Le Monde du 23 août 1985) sur un grammairien réputé et spirituel :
« ...Il est permis de croire que la langue est avant tout l'instrument privilégié de la structuration de la pensée, et secondairement celui de la communication. »
73Autrement dit, on ne peut communiquer que des pensées... Voilà qui est spirituel, en effet, mais dans le sens métaphysique ! Mais, si « pensée » il y a, comment se fait-il qu'elle se fragmente indéfiniment, au point de créer dans sa propre vérité des antagonismes qui font la matière même de nos prétendues sciences sociales ! Cette pensée-substance peut alors être mise en doute, au même titre que tant d'autres de ces facultés fantômes dont la psychologie traditionnelle fait son bonheur. Si ces messieurs les idéalistes voulaient bien admettre qu'il n'y a au monde qu'une substance matérielle, susceptible de mouvements dont certains peuvent être désignés comme des comportements, on parviendrait peut-être à s'entendre sur l'ordre probable de ces mouvements. Même des logiciens qualifiés écrivent aujourd'hui que « dire c'est faire ». « Am Aufang war die Taht » écrivait déjà le cher Gœthe. Aujourd'hui je ne comprends pas comment on pourrait esquisser une sociologie comme science si l’on ne part pas de là. Au mieux pourrait-on nous dire que ce serait tout fonder sur un axiome, mais j'accepterais à la rigueur cette servitude méthodologique, qui a indiscutablement servi aux développements de la mathématique et de la logique. Ce serait déjà un progrès.
74C'est de ce point de vue seulement que j'admets une priorité méthodologique à « la psychologie » devant « la sociologie ». Celle-ci ne serait que l'étude des comportements associés, sous une forme ou sous une autre. Foin des Robinsons – qui d'ailleurs trouvent chez tous les romanciers au moins un partenaire, ne fût-ce qu’un songe comme chez Tournier ! Cela signifie que tous les animaux, et même les plantes, c'est-à-dire toutes les espèces « vivantes », relèvent de comportements associés, et d’une sorte quelconque de sociologie. Dans ce cas, on peut discuter du caractère rigoureux éventuel d'une sociologie. S'agit-il vraiment d’une science à l'égal de la logique mathématique ou de la physique ? Ou bien faut-il se limiter à un art, au sens d'un moyen d'action, d'une intervention orientée dans le cours des choses, c'est-à-dire dans les comportements associés et dissociés ?
75Pour le moment, je ne m'en tire qu'en admettant qu'en pratique, il s'agit d’un art (politique), de même qu'en économie ; mais que l'on peut tenter, à partir de là, de découvrir les lois scientifiques auxquelles cet art doit obéir, ou tenter de se régler. Position que j'ai défendue dans mes ouvrages récents, mais qui ne paraît intéresser personne en France.
Leibniz8
76Leibniz. Celui qui nous apporte quelque chose encore aujourd'hui, c'est Leibniz, notamment dans sa critique de Hobbes. Il avait conçu l'utilisation du calcul des probabilités dans les sciences sociales, notamment le droit, la juridiction, grâce à une combinatoire qui conserve tout son sens aujourd'hui (1986).
77À Arnauld, il écrit :
« Si je trouve un jour assez de loisir, je veux achever mes méditations sur la caractéristique générale ou manière du calcul universel qui doit servir dans les autres sciences comme dans les mathématiques. J'en ai déjà de beaux essais ; j'ai des définitions, axiomes, théorèmes et problèmes fort remarquables de la coïncidence, de la détermination (ex de De Virico), de la similitude, de la relation en général, de la puissance ou cause, de la substance, et partout je procède par lettres d'une manière précise et rigoureuse, comme dans l'algèbre ou dans les nombres. Si on poursuivait cette méthode, il y aurait moyen de finir bien des controverses et disputes, en se disant : comptons. On en pourrait encore donner des essais en morale et j'en ai déjà dans la jurisprudence. Aussi ne sais-je point d'auteurs dont le style approche davantage de celui des géomètres que celui des jurisconsultes anciens dont les Fragments sont dans les Digestes. Dans les matières conjecturales on pourra au moins déterminer ce qui doit être jugé le plus probable et le plus sûr ex datis. »
78Dommage que Leibniz, dans ses derniers temps, se soit contenté de métaphysique, de sa monadologie. Si bien qu'aujourd'hui Hobbes est plus actuel que lui pour avoir consacré tout son effort à la République. Voilà ce que Leibniz, qui croit que la relation est le principe fondateur de toute science, aurait dû faire pour éclaircir les formes contractuelles et antagonistes des sociétés.
79Locke distingue trois espèces de sciences :
- la physique, ou philosophie naturelle, qui concerne tous les corps et esprits, y compris Dieu ;
- la philosophie pratique, c'est-à-dire la morale ;
- la logique, connaissance des signes, mots et paroles.
80Leibniz lui oppose que 3 et 2 tomberont en 1. Et les trois se disputent en pratique. D'après lui, [il n’y a] que trois dispositions principales :
- Synthétique et théorique « rangeant les vérités selon l'ordre des preuves, comme font les mathématiciens, de sorte que chaque proposition vienne après celles dont elle dépend » ;
- Analytique et pratique « commençant par le but des hommes, c'est-à-dire par les biens, dont le comble est la félicité, et cherchant par ordre les moyens qui servent à acquérir ces biens ou à éviter les maux contraires » ;
- Suivant les termes, qui ne serait qu'une espèce de répertoire, systématique ou alphabétique.
81Ce ne sont pas des sciences distinctes, mais les arrangements divers des mêmes vérités. Il faut y ajouter une division civile des sciences, selon les facultés et les professions, par exemple, la « faculté économique qui contiendrait les arts mathématiques et mécaniques, et tout ce qui regarde le détail de la subsistance des hommes et des commodités de la vie, où l'agriculture et l'architecture seraient comprises... »
82Et je m'aperçois que ce programme est un peu ce que j'ai proposé pour la sociologie, à la fin de mon ouvrage Sociologie et logique. Ce qui me rassure et me flatte diablement !

Pierre Naville par lui-même (dessin et légende)
Notes de bas de page
1 Ces trois textes ont été écrits entre 1955 et 1958 (Cahier Méthode I), entre 1973 et 1975 (Cahier Méthode II), entre 1983 et 1985 (Cahier Méthodes III).
2 Les passages en italique sont ceux soulignés dans le manuscrit.
3 Texte de 1985-1986, Cahier « Méthodes III »
4 Texte de 1989 ( ?), Cahier « Méthodes III »
5 Texte de février 1990, Cahier « Méthodes III »
6 Times Litterary Supplément.
7 Texte de 1985, Cahier « Méthodes III »
8 Texte de 1985, Cahier « Méthodes III »
Auteur
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La mobilité sociale dans l’immigration
Itinéraires de réussite des enfants d’origine algérienne
Emmanuelle Santelli
2001