Chapitre IV. L’accueil des règles : la sociologie en question
p. 121-141
Texte intégral
« Dans ses Règles de la méthode sociologique qui ont paru sous forme d’articles dans la Revue philosophique, M. Durkheim essaie de construire – en l’air, je crois – une sorte de sociologie en soi et pour soi, qui, purgée de toute psychologie, aurait bien de la peine à se tenir debout, sans le remarquable talent du constructeur. »
« Cette prétendue science qui s’appelle sociologie n’a jamais abordé que des problèmes pour l’étude desquels elle n’est pas prête. Ce n’est pas sans regret que l’on est ainsi amené à souhaiter le discrédit pour des études qui à tout le moins s’attachaient à des objets concrets. Les essais ont été trop multiples de définir l’objet ou la méthode d’une science non faite* ; et ce n’est pas ainsi que les sciences se font. » (*note : « M. Durkheim dit (Règles de la méthode sociologique, p. 1) que la seule étude originale et importante sur cette matière est un chapitre de Comte. M. Durkheim fait preuve en cela d’une grande faculté de mépris. Mais il ne peut se piquer d’exactitude bibliographique. »)
1Gabriel Tarde1, tout d’abord, Charles Andler2 un peu plus tard. Il serait abusif de dire que le ton est donné. Mais il est clair que l’accueil réservé aux Règles lors de leur parution est pour le moins réservé.
2À notre connaissance, durant les deux années 1895-1896, le livre de Durkheim est évoqué de façon consistante huit fois : il donne lieu à deux recensions, dans l’Année philosophique3, dirigée par F. Pillon et dans la Revue de métaphysique et de morale, à la rubrique confiée pour la première fois à Paul Lapie : l’année sociologique4 ; quatre articles, de Gabriel Tarde, Marcel Bernés, Charles Andler et Célestin Bouglé5, introduisent dans leurs développements des références appuyées aux Règles. Ces dernières sont également évoquées dans deux ouvrages contemporains de Tarde et de Bouglé6.
3La première question est évidemment celle de l’évaluation des Règles fournie par ces divers textes. Mais, derrière les louanges et les critiques se dessinent non seulement des lectures, mais un emboîtement d’espaces constitutif de leur pertinence historique : espace épistémique de détermination de l’activité scientifique et d’insertion en son sein de la sociologie ; espace discursif et rhétorique de maniement de la discussion argumentative ; espace pragmatique de compétition pour l’imposition de la définition légitime d’une discipline à l’état naissant.
1. UN ACCUEIL RÉSERVÉ
4Suivons la chronologie. Les premières réactions au texte des Règles, édité en 1894 dans la Revue philosophique, sont très rapides. Dès 1895 les commentaires paraissent et esquissent le paysage des reproches qui seront adressés à Durkheim.
5Gabriel Tarde consacre deux développements aux Règles. Dans un article publié en février 1895 par la Revue philosophique, il s’en prend à la définition du crime donnée dans le chapitre III, dont il reprend la lettre : le crime est un phénomène social normal, c’est-à-dire « qu’il n’est pas seulement un phénomène inévitable, quoique regrettable, dû à l’incorrigible méchanceté des hommes, mais qu’il est un facteur de la santé publique, une partie intégrante de toute société saine ». Trois arguments successifs vont être utilisés pour récuser cette idée « neuve ». Le premier va consister à pousser ironiquement le paradoxe – « le crime en Angleterre, sous toutes ses formes, surtout chez les enfants, a diminué de 10 à 12 %. Pauvre Angleterre ! Elle est en train de devenir bien malade ! » (p. 154) –, à faire de la thèse durkheimienne une expression savante du laxisme judiciaire contemporain, et à brosser le tableau d’un état débarrassé de sa criminalité, dont on ne voit pas pourquoi, il deviendrait, selon le raisonnement durkheimien, un lieu d’intolérance extrême par le déplacement de la peine vers les plus infimes délits. Plus sérieusement, le deuxième et les troisièmes arguments s’efforcent de dégager le fondement de la position de Durkheim. C’est d’une part son refus du finalisme et d’autre part sa conception même de la science qui sont en jeu :
« Comment se faire une idée quelque peu nette du normal et de l’anormal, si l’on s’obstine à proscrire ce qui doit venir ici en première ligne, les considérations d’ordre téléologique et aussi d’ordre logique7 ? » (p. 159). « Je ne puis admettre (...) que la science, ou ce qu’il (Durkheim) appelle ainsi, froid produit de la raison abstraite, étrangère par hypothèse, à toute inspiration de la conscience et du cœur, ait sur la conduite, l’autorité suprême qu’elle exerce légitimement sur la pensée. » (p. 161)
6Cette opposition radicale se retrouve dans un développement bien plus bref de la préface à La Logique sociale, paru quelque temps après. Tarde y présente son propos et rappelle, contre la rhétorique en usage, qu’il n’est guère utile de se lancer dans de grands développements sur la nature de la sociologie, de « disserter sur les mérites de cet enfant qu’on a eu l’art de baptiser avant qu’il ne soit né » (p. VII). En revanche, « il convient de s’entendre sur le caractère propre et distinctif des phénomènes sociaux ». La condamnation est sans appel : en les caractérisant par la contrainte, – ce qui exclut les rapports de libre imitation – en leur donnant une existence extérieure, indépendante de leur manifestations individuelles,
« M. Durkheim nous rejette en pleine scolastique. Sociologie ne veut pas dire ontologie. J’ai beaucoup de peine à comprendre, je l’avoue, comment il peut se faire que « les individus écartés, il reste la Société ». Les professeurs ôtés, je ne vois pas bien ce qui reste de l’Université, – si ce n’est un nom, qui, s’il n’est connu de personne, avec l’ensemble de traditions qu’il exprime, n’est rien du tout. Allons-nous retourner au réalisme du Moyen Âge ? » (p. VIII)
7Les positions exprimées dans les autres textes parus cette même année 1895 sont plus nuancées. Les contextes discursifs sont également différents. La recension de l’Année philosophique sacrifie aux règles banales d’une présentation rapide en trois temps : résumé de l’ouvrage en quelques propositions, énoncé de sa thèse centrale, évaluation :
« M. Durkheim a bien vu, nous semble-t-il, que la puissance contraignante qui caractérise les faits sociaux, ne peut résulter de la simple tendance à l’imitation, et qu’on ne peut, d’autre part, la supposer créée artificiellement par la volonté des individus. Mais il a tort de conclure, ces deux explications écartées comme insuffisantes, qu’elle n’a pas d’origine psychologique. » (p. 272)
8Ce rapport à la psychologie, déjà fortement présent chez Tarde, sera l’un des fils dominants de l’évaluation des autres commentateurs. Il prendra cependant des formes différentes. En mars 1895, Marcel Bernés, chargé de conférence à Montpellier, publie à son tour dans la Revue philosophique un fort article de 53 pages intitulé « Sur la méthode de la sociologie », dont l’ampleur requerra deux numéros. Saluant dès l’entrée en matière le texte de Durkheim et ses intentions à la fois théoriques et pratiques, il pose très nettement l’objet de la controverse auquel seront consacrés ses développements :
« Pour arriver à rendre la sociologie indépendante, exacte et vraiment pratique, il faut, (d’après Durkheim), en faire une science purement objective. (...) Je me propose surtout ici de critiquer cette assertion, dans laquelle je ne vois, en dépit des apparences contraires, qu’un postulat philosophique prématurément imposé à la sociologie. » (p. 234)
9La démonstration de Marcel Bernés, organisée comme une véritable disputatio, compte trois développements. Le premier, rapide, est une critique générique – et un peu obscure – de l’objectivisme. Celui-ci n’est qu’une « hypothèse interprétative », valable uniquement pour les sciences les plus abstraites et spécifiquement les mathématiques « qui sont le vrai type de toute science objective » (p. 235). « Dès que l’on sort du pur abstrait » il faut « faire une place à des idées qui ne désignent plus seulement le dehors des objets, mais les objets eux-mêmes, et que, sans pouvoir les définir, nous admettons comme pleines de sens et vraiment vivantes » (p. 236). De fait l’argumentation dans son ensemble paraît dominée par une série d’oppositions, abstrait/concret, simple/complexe, théorique/pratique, que l’objectivisme accuserait en ne retenant que le premier terme, alors qu’il s’agit, à l’inverse, d’en opérer la conciliation et la synthèse. La critique des positions de Durkheim est ainsi à la fois systématique et nuancée : dans le deuxième développement, intitulé « Qu’est-ce qu’un fait sociologique ? » Bernés s’en prend même à Tarde dont il trouve le jugement « un peu sommaire et bien sévère » (p. 237). Pour lui « tout fait qui, ayant lieu dans le groupe ou hors de lui, l’intéresse ou l’affecte en quelque façon, est sous ce rapport, fait social » (p. 242), et concerne aussi bien des manifestations externes que les idées et les sentiments qui lui sont associés :
« Les faits d’ordre pratique pris directement à la vie même ne sont ni simplement des choses, ni exclusivement des idées, et, si notre pensée est astreinte, chaque fois du moins qu’elle veut préciser ses objets, à se servir de ces expressions, ce ne sont plus, en matière sociale que des expressions par à peu près, qu’il faut compléter toujours l’une par l’autre et qui doivent partout se prêter un mutuel appui. » (p. 247)
10Appliquées aux « règles de la méthode sociologique » – c’est l’intitulé du troisième développement – ce point de vue relativise la portée d’une entreprise « analytique », par essence vouée à l’échec :
« Il est impossible en sociologie de réduire à quelques règles générales le mouvement de la pensée » (p. 372) ; « Des règles très précises sont encore plus éloignées ici qu’ailleurs des conditions vraies de la recherche. » (p. 373)
11Repris à diverses reprises, ce thème associant « sociologie objective » et décomposition analytique, engage une critique terme à terme, et cependant commune, de chacune des règles énoncées par Durkheim :
« Toutes les remarques que l’on peut faire (...) consistent seulement à reprendre sous plusieurs formes, à spécifier en opposition avec chacune des règles de la sociologie analytique l’affirmation fondamentale du caractère à la fois objectif et subjectif des faits sociaux, et à compléter ainsi la justification de leur antériorité réelle par rapport à cette distinction même de l’objectif et du subjectif. » (p. 375)
12La conclusion générale est à la mesure de ce principe commun :
« Pour résumer maintenant les critiques que j’ai dirigées contre la conception sociologique de M. Durkheim, je dirai que toutes mes objections se ramènent au fond à une seule : c’est que cette conception est trop exclusivement, trop obstinément objectiviste. » (p. 397)
13C’est à un exercice quelque peu différent que se livre Paul Lapie dans son inventaire critique de l’année sociologique 1894. Selon les règles du genre, il confronte les divers textes que la Revue de métaphysique et de morale lui a demandé de recenser. Les Règles figurent donc là au sein d’un espace éditorial composé de six ouvrages principaux parus en 1894 : La Logique sociale de Tarde, Les Lois psychologiques de l’évolution des peuples de Gustave Le Bon, De l’histoire considérée comme science de P. Lacombe, Les Gaspillages des sociétés modernes de Novicow, La Vie sociale, la morale et le progrès de J. Pioger et bien sûr le livre de Durkheim. Quelques autres auteurs sont également sollicités à titre de référence ponctuelle : Worms, Espinas, Bernés... Paul Lapie est à l’époque un jeune agrégé de philosophie, fraîchement nommé à Tunis (en 1893). Sa vocation n’est pas encore clairement assurée, bien que son intérêt pour la sociologie semble s’affirmer8. « Inondé » de livres par Halévy, le responsable de la revue, il prend le parti suivant : « Au lieu d’une analyse séparée en chaque ouvrage, j’ai traité successivement de l’objet et de la méthode de la sociologie »9. En fait l’article se développe sur cinq parties. La première s’en prend avec vigueur à l’organicisme :
« Le dernier chapitre de la sociologie fut écrit le premier (...) Cette métaphore flattait le matérialisme des uns, l’esprit scientifique des autres ; elle semblait réduire la vie morale à la vie physique et mettre l’unité dans la science : elle séduisit presque tout le monde. Aujourd’hui le charme se rompt. » (pp. 308-309)
14Cette entrée en matière permet d’épingler Novicow et Pioger, représentant cette tendance, mais aussi Durkheim et Tarde, dont Lapie note les concessions aux « analogies organo-sociales » (p. 310). Elle permet surtout d’évacuer ce type d’interrogations générales sur la nature des sociétés : que les sociologues « renoncent à ces problèmes et se mettent à l’étude des faits » (p. 313). Quels faits ? Lapie, dans son deuxième développement, passe en revue les positions de Durkheim, de Lacombe et de Tarde, et aboutit à cette formule lapidaire :
« L’objet de la sociologie est déterminé : les faits sociaux sont une variété des faits psychologiques. » (p. 319)
15Cette thèse est bien évidemment en contradiction avec celle des Règles et s’appuie sur une critique contestant la dissociation durkheimienne entre l’individuel et le collectif. Certes les coutumes préexistent à l’individu et le contraignent, « mais nous les interprétons : elles prennent un sens nouveau dans chaque conscience » (p. 314). Certes nous sentons la pression collective et risquons le désaveu public si nous allons à l’encontre du sentiment général. Mais, « ma révolte n’est-elle donc pas un fait social ? faut-il rayer de la sociologie les initiatives individuelles ? » Durkheim « généralise à outrance » (pp. 315-316). Préférant suivre Tarde tout en le corrigeant, Lapie n’hésite pas à conclure son développement par une définition de son cru :
« Deux conditions sont nécessaires pour qu’un fait individuel devienne social : il faut qu’il s’exprime et que son expression suscite un désir ; la sociologie est la science des désirs suggérés. » (p. 319)
16Les trois développements suivants traitent de l’explication de ces faits sociaux. Lapie critique les explications évolutionnistes pour leur préférer des lois logiques et une déduction des faits sociologiques à partir des lois psychologiques. Sur les quelques vingt pages consacrées à ce point (319-339), une vingtaine de lignes visent Durkheim : il est le seul à ne pas admettre la réduction des faits sociaux à des lois psychologiques et s’il est légitime de vouloir distinguer la sociologie de la psychologie, il est tout aussi impossible de vouloir couper la première de la seconde que la physique de la mécanique (p. 325).
17L’année 1896 verra encore trois références fortes aux Règles. Critiquant dans un article de la Revue de métaphysique et de morale un texte précèdent de Célestin Bouglé, consacré à la démocratie, Charles Andler fait un procès au vitriol de la sociologie : « prétendue science », « nouvelle mythologie »... les dissensions entre auteurs y ont « tout juste l’importance d’un dissentiment littéraire » ! (pp. 243-245). Durkheim y est plus spécialement maltraité. Andler ironise sur « l’âme collective » et l’extériorité des faits sociaux :
« De grandes ombres, qui ne sont pas des êtres vivants individuels, errent parmi nous, planent sur toute société d’hommes et la dirigent. Des actes se font en nous qui ne sont pas accomplis par nous. » (p. 245)
18Le verdict est sans appel et particulièrement cinglant :
« On ne soupçonne pas que l’on énonce ainsi une chose que l’on ne prouve pas, qui est même absolument impensable, et qu’on se montre grandement imbu de ce mysticisme qu’on se plaît à critiquer chez des adversaires. » (p. 245)
19Directement pris à parti après cette entrée en matière éloquente, Célestin Bouglé ne pouvait que répondre. Sa position était cependant délicate. Il venait juste de consacrer à Durkheim, auquel il était fortement assimilé dans l’opprobre lancé par Andler, un commentaire critique dans la conclusion de son ouvrage sur Les Sciences sociales en Allemagne. Le télescopage imposé par l’actualité entre la critique et la défense pouvait paraître acrobatique. Dans sa conclusion antérieure, cependant, le propos était mesuré. Il s’agissait davantage de situer Durkheim et de problématiser sa position que de l’attaquer. Le programme durkheimien était défini comme développant une sociologie « objective, spécifique et mécaniste », c’est-à-dire comme traitant les phénomènes sociaux « en choses » et se défiant des idées, les considérant en eux-mêmes et indépendamment des faits de conscience individuels et rejetant les explications téléologiques au profit des explications mécanistes (pp. 147-148). Sur ces trois points, Bouglé s’interroge : l’observation externe suffit-elle à nous faire appréhender les faits sociaux ? Sommes-nous assurés de « pareilles correspondances » ? Rompre avec les prénotions implique-t-il de se priver du secours de l’introspection, de « l’observation intérieure » ? Si les faits sociaux existent indépendamment des consciences individuelles, ne retombe-t-on pas dans un certain réalisme scolastique comme le reproche Tarde à Durkheim ? Et si l’on admet, comme le fait Durkheim, que les faits sociaux ne s’exécutent pas d’eux-mêmes et nécessitent les consciences individuelles pourquoi se priver ainsi du recours de la psychologie ? Vouloir enfin que toute explication soit mécaniste, n’est-ce pas se détourner d’une appréhension de l’action humaine ? En bref :
« On se demande si, en voulant traiter comme des choses extérieures les phénomènes sociaux, on n’en laisse pas échapper tout l’essentiel. » (pp. 149-156)
20La ligne de clivage est ici clairement le rapport entre la sociologie et la psychologie que Bouglé voyait traiter de façon fort différente en Allemagne. Une autre apparaît plus loin, concernant le rapport de la science à l’action. Rappelant la profession de foi rationaliste exprimée par Durkheim dans la préface aux Règles, Bouglé s’interroge sur l’analogie médicale du chapitre III : suffit-il au médecin de vouloir restaurer l’état normal ou son action est-elle guidée par quelque chose d’autre, un idéal ? La première position risque d’aboutir à des contradictions insolubles – si la mort est un phénomène normal que fait le médecin en luttant contre elle ? – la seconde implique un langage psychologique et téléologique : un idéal est une réalité psychologique, une fin (pp. 166-170). Plus proche de Tarde que de Durkheim sur ces points, Bouglé, dans sa réponse à Andler, aurait pu insister sur la marginalité de Durkheim pour s’en dissocier. Il n’utilise cet argument que sur le point des rapports entre la sociologie et la psychologie :
« M. Andler dit plusieurs (sociologues), mais il n’en cite qu’un », or « le sociologue qu’il cite s’est justement fait à l’égard de la psychologie, une situation particulière, pour ne pas dire unique parmi les plus récents sociologues. » (p. 364)
21En revanche Bouglé développe une défense en deux points : d’une part tous les sociologues sont d’accord pour penser que les faits sociaux, qu’ils soient de nature psychologique ou non, ont une spécificité justifiant une discipline particulière. D’autre part isoler des phénomènes n’est pas les hypostasier et Durkheim « pourrait justement se plaindre » de la lecture d’Andler :
« Trop souvent, ainsi, la mythologie dont on accuse la sociologie est imputable aux lecteurs plutôt qu’aux auteurs. Parce que ceux-ci emploient des substantifs, cela ne veut pas dire qu’ils posent des substances. » (p. 369)
22Cette perspective cavalière sur les textes évoquant Les Règles juste après leur parution, en 1895 et 1896, manifeste donc bien un accueil assez peu enthousiaste. Les seules évaluations positives sont superficielles ou générales, comme celle de l’Année philosophique et de Bernés, ou imposées par une sorte de logique de champ comme la réponse que Bouglé consacre aux attaques frontales d’Andler. Il est nécessaire d’aller maintenant plus loin et de porter plus précisément l’attention sur les points de désaccord : quelles lignes des Règles privilégient-ils ? De quels enjeux sont-ils l’expression ?
2. FORMES D’UNE CONTROVERSE
23Un texte peut être lu de multiples façons. Que révèlent les critiques précédentes ? De quelle nature épistémique sont les points autour desquels se concentrent les oppositions ? En quoi la réponse à ces deux questions permet-elle de mieux saisir la dimension cognitive de l’espace de confrontation où se jouent Les Règles ?
24Précédé d’une préface, le texte publié par Durkheim dans la Revue philosophique comporte six chapitres. Ceux-ci sont très inégalement présents dans les divers commentaires qui ne se soucient guère de restituer la démarche d’ensemble de Durkheim. Les deux seuls auteurs qui réfèrent au texte dans sa totalité le ramènent arbitrairement à une succession de propositions plus ou moins fidèles (Pillon) ou n’en suivent les règles successives que pour y confronter leur propre point de vue (Bernés). On aura une idée de la fidélité de tels résumés avec l’extrait suivant, correspondant théoriquement aux deux premiers chapitres des Règles :
« Tout fait social se reconnaît au pouvoir de coercition externe qu’il exerce ou qu’il est susceptible d’exercer sur les individus (p. 15). Quand le sociologue entreprend d’explorer un ordre quelconque de faits sociaux, il doit s’efforcer de les considérer par un côté où ils se présentent isolés de leurs manifestations individuelles (p. 57). »10
25Références allusives au texte malgré l’indication des pages, ni vraies ni fausses citations, ces énoncés laissent de côté les thèses cardinales des chapitres qu’ils sont censés résumer. Dans les autres recensions, le rapport au texte des Règles est à la fois plus sélectif et plus aigu : si, globalement, ce sont les chapitres I, II et V qui sont évoqués, il n’est pas rare que des allusions précises y soient faites. Il en va de même pour le chapitre III sollicité dans l’article de Tarde et la conclusion du livre de Bouglé.
26Cette lecture particulière laisse presque totalement hors de son champ les chapitres IV et VI, relatifs à la constitution des types sociaux et à l’administration de la preuve. Au sein même de ceux qu’elle évoque, elle ne retient le plus souvent que certains thèmes et semble très nettement déterminée par un nombre limité, mais fort, de points d’affrontement. Ces derniers peuvent être ramenés aux oppositions suivantes : réalisme/nominalisme (Tarde, Andler, Bouglé), sociologie/psychologie (Tarde, Bouglé, Lapie), objectivisme/subjectivisme (Bernés, Bouglé), mécanisme/téléologie (Tarde, Bouglé). Ces alternatives peuvent se recouvrir et situent toutes, globalement, Durkheim dans la première branche : réalisme, objectivisme, sociologisme, mécanisme. Elles ne forment cependant pas système. Outre qu’il serait, dans ce cas, difficilement compréhensible que de fervents défenseurs du fondement psychologique des faits sociaux comme Lapie et Bouglé, bien plus proches des positions de Tarde que de Durkheim, aient pu, sans se déjuger, devenir les fidèles collaborateurs de ce dernier au sein de l’Année sociologique, le caractère non systématique de ces oppositions tient fondamentalement à la différence des niveaux où elles peuvent jouer : définissent-elles des positions radicalement incompatibles, engageant des procédures de pensée antagoniques, ou simplement des polarités opposées mais susceptibles de complémentarité ? De fait chacune d’entre elles, malgré la contradiction logique qu’elle semble receler, peut être lue à un niveau ou à un autre. Ainsi l’accusation de réalisme portée par Tarde et Andler est pour eux rédhibitoire et justifie les termes invalidants de « mythologie » et de « mysticisme » utilisés par ce dernier. À l’inverse Bouglé, sensible à l’argument dans la conclusion de son livre, se refuse à le constituer en ligne de démarcation dans sa réponse à Andler. De la même manière, les oppositions entre mécanisme et téléologie, objectivisme et subjectivisme, pourraient constituer des clivages absolus. Bien au contraire, un auteur comme Bernés s’efforce de les concilier alors que la position d’un Lapie et d’un Bouglé n’est pas de montrer que l’objectivisme et le mécanisme sont faux, mais qu’ils sont insuffisants à l’intelligence des phénomènes sociaux.
27Tout se passe alors – et le présent éclaire ici bien évidemment le passé – comme si s’éprouvait, en ces temps de balbutiements de la sociologie, la construction de repères bornant son espace de connaissance et déterminant certaines de ses lignes de clivage ultérieur. Tout n’est pas en place, loin de là et les termes restent ambigus : admettre la téléologie est-ce référer au finalisme de structures organisées ou à l’intentionnalité de l’action des individus ? Bernés, invoquant le groupe, la vie, la complexité des phénomènes, serait plutôt sur le premier versant ; Lapie, inscrivant le désir au cœur des faits sociaux sur le second. Cette indétermination, cet univers diffus de paradigmes en constitution, l’absence de travaux empiriques auxquels se référer, expliquent cette sorte de concentration pulsive autour du thème dominant de la définition du fait social : la ligne d’argumentation durkheimienne de la contrainte extérieure, de la dissociation de l’individuel et du collectif, du fondement des phénomènes sociaux sur l’association, est ainsi arrachée à la trame du texte, à son lien interne avec le programme d’instauration du rationalisme expérimental, pour être transformée en un objet de débat académique, d’oppositions terminologiques, dont Bernés illustre au mieux la rhétorique fanée.
28Mais en revanche cette indétermination même laisse ouvert l’espace d’affrontement : habileté tactique ou conviction épistémologique, la manière dont Durkheim a géré la plus visible de ces oppositions, celle entre sociologie et psychologie, « la grande question litigieuse »11, est tout à fait éclairante.
29Il semble aujourd’hui établi que le lancement de l’Année sociologique et la constitution initiale de son équipe ait été une entreprise complexe dont l’initiative et le premier mouvement ne revinrent pas à Durkheim, mais à Bouglé12. Le rôle de Durkheim devint cependant très vite déterminant dans la définition du programme de la revue. La correspondance croisée qui s’établit entre Bouglé, Lapie et lui durant cette période montre comment se résolut la principale difficulté soulevée. Dans une lettre du 14 Mars 189713 Lapie s’ouvre à son ami Bouglé de la réponse qu’il vient d’adresser à Durkheim lui demandant de confirmer sa participation à la revue :
« Un second point sur lequel je désire te consulter est la question du programme. Il faut, me dit Durkheim, que les collaborateurs soient d’accord sur la "nécessité de faire de la sociologie sociologiquement, c’est-à-dire sans ramener cette science à une autre qu’à elle-même". Je lui ai répondu en disant que j’accordais à la sociologie parmi les sciences de l’esprit une indépendance analogue à celle de la physique ou de la biologie parmi les sciences de la nature, mais que cette indépendance n’allait pas, à mon avis, jusqu’à faire de la sociologie une science se suffisant à elle-même, ses liens avec la psychologie devant être affirmés. Cette profession de foi te va-t-elle ? ou crois-tu que j’aie eu tort de la faire ? »
30Dix jours plus tard, la situation semble s’être éclaircie. Durkheim a répondu à Lapie qu’il ne voyait dans la sociologie « qu’une psychologie, mais une psychologie sui generis » et ce dernier témoigne de son contentement à Bouglé :
« Il tient seulement – et il a raison – à ce que l’on insiste sur le sui generis. Je lui réponds que, de cette manière, nous sommes d’accord. »
31Accord fragile cependant. Une rencontre entre les deux hommes, peu après, laisse Lapie dubitatif, bien que contraint à rendre les armes devant la force de conviction de Durkheim :
« La visite de Durkheim a été longue et assez confuse. Il est moins nettement psychologue en parole qu’en écrit. Ce que je retiens de plus net de cette entrevue, c’est que, selon lui on doit faire de la sociologie sociologique, sauf à voir ensuite si les faits ainsi observés se ramènent à des lois psychologiques ou autres. Et encore, cette seconde partie de la recherche, il la laisse dans une ombre épaisse (...). Je n’ai que mollement protesté devant un certain nombre d’affirmations qui me paraissent contestables ; je n’ai pas la compétence voulue pour discuter avec un Monsieur aussi documenté et aussi sûr de ses affirmations actuelles. À part cela il est charmant. »14
32Ce ralliement de Lapie, porte la trace d’une certaine lassitude et n’est peut-être pas dénué d’arrières pensées intéressées. Néanmoins, il manifeste également la capacité argumentative de Durkheim et implique des points d’accord sur un autre registre.
33Les lettres qu’à la même époque Durkheim envoya à Bouglé permettent de mesurer cette acharnement à convaincre dont savait faire preuve l’auteur des Règles. Non seulement il y rend compte, non sans fausse naïveté, de sa correspondance parallèle avec Lapie :
« Je reçois à l’instant une lettre de Lapie d’où il résulte que l’accord entre nous sur la grande question litigieuse est aussi complet que possible et j’en suis très content. Je crois bien, n’est-ce pas, que, à des questions de forme près, il en est à peu près de même entre vous et moi ? »15
34mais encore, il s’y efforce en permanence, de réduire l’écart entre Bouglé et lui, sans jamais concéder à la réduction de la sociologie à la psychologie :
« Encore une fois je n’ai jamais songé à dire qu’on pouvait faire de la sociologie sans culture psychologique, ni que la sociologie fût autre chose qu’une psychologie ; mais seulement que la psychologie collective ne peut être déduite directement de la psychologie individuelle, parce qu’un facteur nouveau est intervenu qui a transformé la matière psychique, facteur qui est la source de toutes les différences et de toutes les nouveautés, c’est l’association. »16
35Aux remarques critiques de Bouglé sur Le Suicide, il répond :
« Il me paraît impossible, si vous allez jusqu’au bout de votre pensée, de ne pas arriver à la formuler plus ou moins comme j’ai fait. Si le social est autre chose que l’individuel, il a un autre substrat que l’individu, quoi qu’il ne puisse exister sans individus. Cela me fait l’effet d’un truisme. »17
36Si l’on sent parfois pointer l’irritation :
« Comment pouvez-vous supposer que je distingue la conscience collective de la conscience individuelle comme je ferais pour celle de Pierre et celle de Paul ? J’ai dit à vingt reprises que la conscience collective est à la conscience individuelle ce que celle-ci est par rapport à chacune des consciences élémentaires dont elle est formée. Or la conscience de Paul n’est pas un élément de celle de Pierre. »18
37le souci de réaffirmer les convergences semble toujours l’emporter in fine :
« Il y a particulièrement dans votre article une page où les expressions mêmes que vous employez se rapprochent singulièrement de celles dont j’ai usé et qui vous ont un peu offusqué. »19
38Ce double souci de convaincre et de minimiser les oppositions résulte sans aucun doute du désir de rassembler autour de l’Année une équipe homogène, ce dont Durkheim se félicite explicitement :
« L’Année sociologique est donc assurée d’être homogène très largement, sans que cette homogénéité coûte rien à l’indépendance de chaque rédacteur. »20
39Il exprime également, du moins est-ce la thèse que l’on peut soutenir, la mise en place difficile, mais néanmoins prégnante, d’un espace épistémique commun.
3. UN ESPACE DE CONFRONTATION COMPLEXE
40Les Règles paraissent à un moment où la sociologie non seulement est à la mode, mais procède déjà régulièrement à des bilans et des synthèses : dès 1880 Alfred Fouillée publie dans la Revue philosophique un article intitulé « Vues synthétiques sur la sociologie ». En 1882 Alfred Espinas écrit dans la même revue « Les études sociologiques en France ». L’année même de la parution en librairie des Règles, Marcel Bernés introduit la sociologie dans la toute jeune Revue de métaphysique et de morale par un article intitulé « La sociologie, ses conditions d’existence, son importance scientifique et philosophique ». On conçoit, à confronter ces intitulés ronflants à la précarité des connaissances sociologiques de l’époque, l’ironie mordante de Charles Andler. Mais, discipline balbutiante, à la recherche d’elle-même et de son statut, signifie également lutte au sein du champ qu’elle investit pour en accaparer la définition légitime.
41Intérêts politiques et déterminations épistémiques se nouent là en des figures diverses dont le mode d’énonciation des protagonistes ainsi que les stratégies argumentatives mises en œuvre témoignent clairement. Trois styles d’argumentation se dégagent nettement du corpus des textes consacrés aux Règles :
42– la distance ironique et mordante, condamnant l’adversaire à l’extériorité absolue. Charles Andler et Gabriel Tarde expriment au mieux cette attitude. Pour le premier c’est la voie dans laquelle s’est engagée la sociologie qui la voue à n’être qu’une prétendue science et une mythologie. Pour le second, l’affrontement à Durkheim est non seulement celui de deux modes d’approches et de deux conceptions de la sociologie ; il engage la définition légitime du champ. L’argumentation, rappelée plus haut, est émaillée de désignations ironiques, qui, pour appartenir au registre banal de la polémique universitaire, sont d’autant plus significatives qu’elles ne se retrouvent chez aucun des autres commentateurs : Durkheim y est tour à tour un « distingué sociologue », « le savant professeur de Bordeaux », « le distingué professeur », « mon subtil contradicteur »...
la rhétorique académique de la définition et de la spécification verbales, de la contradiction et de la synthèse, des valeurs théoriques et des valeurs pratiques... Marcel Bernés est le représentant typique de cette sorte d’annexion du projet sociologique naissant à une scolastique molle et à un formalisme verbeux dont les textes contemporains d’Alfred Fouillée et des tenants de l’organicisme révèlent qu’ils constituaient l’une des formes dominantes du discours sociologique naissant. L’un des traits de ce style est de privilégier en permanence une sorte de mouvement des idées, d’argumentation scolaire, au détriment des références et des faits ;
la tentative analytique de définition d’un champ à partir d’un état de travaux. Tentative imposée à Lapie par la commande d’une recension critique des ouvrages parus en 1894 ; tentative que s’était spontanément donné comme objet le jeune Bouglé, même si le choix qu’il avait opéré dans la littérature allemande des sciences sociales devait lui être reproché par la suite pour son étroitesse21.
43Il est clair cependant que cette typologie n’est qu’analytique. La rhétorique académique reste le fonds commun dont se détachent les deux autres modalités. Mais elle constitue précisément le style que dès Les Règles Durkheim fustigera sous le nom de « méthode idéologique », même si, à son corps défendant, issu de cette même tradition il s’en révèle également le porteur. L’entreprise d’imposition d’une définition légitime de la sociologie est ainsi le versant politique, pragmatique, d’un effort et d’un conflit épistémologique de constitution d’un espace de connaissance.
44Or il se trouve que de ce point de vue, quelles que soient par ailleurs leurs divergences théoriques, leurs difficultés à se détacher de l’univers discursif dans lequel ils ont été formés, les futurs collaborateurs de l’Année sociologique manifestent des convictions scientifiques sinon communes, du moins proches. Lapie, incertain sur sa vocation, confie à Bouglé son intérêt pour la science :
« Je fais des sciences avec quelques collègues, je répète les expériences de physique ou de chimie qu’il faut se rappeler pour avoir quelque teinture scientifique, dans l’espoir d’acquérir les idées générales sur les méthodes scientifiques qui sont nécessaires maintenant à la construction de toute métaphysique. »22
45Dans une autre lettre il marque son accord avec son ami sur le sens de la détermination des fins. Si les faits extérieurs, dit-il, ne deviennent causes sociales qu’à travers les consciences et les fins qu’elles posent, la connaissance de ces fins « n’est pas l’explication que doit chercher la science sociale ». Il faut à l’inverse rechercher « les causes de ces fins » :
« Mais chercher la cause d’une fin, ce n’est pas faire de la téléologie, c’est au contraire donner à la science des fins elle-même la forme des sciences mécanistes. »23
46Il est difficile de ne pas voir là une convergence forte avec la manière dont Durkheim exposait quelques mois plus tôt le problème dans le cinquième chapitre des Règles. Le même Lapie exprimant ses réticences pour tous « les bouquins relatifs aux sauvages » indique combien il serait plus opportun de se lancer dans des « enquêtes sur les faits sociaux qui nous entourent » :
« Pourquoi, par exemple, ne ferait-on pas une enquête précise sur les formes du sentiment religieux en France ? Une statistique des ex votos serait peut-être intéressante ; non que j’aie du goût pour les statistiques (...). Mais une statistique intelligente classant les faits d’après le sentiment qui les a provoqués, d’après la fin que s’est proposé l’agent, ne serait pas sans faire avancer la science sociale. »24
47Ce souci du fait, bien éloigné de la rhétorique universitaire, même s’il n’est qu’un vœu pieux explique sans doute aussi le bon accueil qu’au contraire de Bouglé, Lapie réserva au Suicidé25.
48On peut alors penser que, par-delà les divergences concernant le statut in fine des faits sociaux, se révèle une communauté d’appréciation en valeur des critères définissant l’activité de la sociologie dans sa prétention nouvelle à la scientificité. Les niveaux de lecture peuvent être variables selon les individus. Bouglé, à l’inverse, n’appréciera pas le Suicide, et, à en croire Lapie, le taxera d’étroitesse scientifique. Mais lorsque Andler attaque la sociologie et reproche notamment à Durkheim sa critique de la méthode historique, il rappelle qu’au contraire cette dernière s’inscrit dans le refus de la méthode idéologique et dans l’appel à « l’étude des faits » que « M. Durkheim réclame à tout propos ». De même enfin, François Simiand, qu’un positivisme intransigeant distinguera de Durkheim, manifeste, par la critique sans concession des ouvrages parus en 1896 qu’il donne à la rubrique l’« Année sociologique 1896 » de la Revue de métaphysique et de morale, un souci de rupture qui l’inscrit dans le même espace épistémique que Durkheim :
« Il convient de remercier, en terminant : René Worms, de nous avoir exposé la théorie organiciste des sociétés, de manière à en mettre définitivement en évidence l’insuffisance et l’inutilité scientifique ; M. de Lilienfeld, de nous avoir montré comment une construction toute personnelle, peut, en toute sincérité, donner à son auteur l’illusion d’une science objectivement établie ; M. Novicow, d’avoir laissé reconnaître combien des préférences subjectives s’imaginaient volontiers être scientifiquement justifiées pour avoir revêtu la livrée d’une pseudo-science ; M. Giddings, de nous avoir révélé le danger que courraient les sociologues à vouloir enseigner ce qu’ils ne savent pas encore ; M. Bernés enfin, de nous avoir prouvé l’insuffisance des conceptions antérieures de la sociologie, puis implicitement avoué, par la sienne propre, que la sociologie n’était pas, à proprement parler une science. »26
49Et de conclure, en écho à ce fonds commun de rhétorique verbeuse que nous évoquions ci-dessus :
« Sans doute, renoncer à parler de ce qu’on ne sait pas, serait, pour le moment, en sociologie, un trop grand supplice pour les bavards : mais ces bavards se tairont pourtant un jour, parce qu’on aura cessé de les écouter. La parole restera, ainsi qu’il en doit être en matière de science, aux silencieux. »
4. CONCLUSION
50Accueil réservé des Règles donc. Mais cet accueil ne prend sens que par rapport à l’état du champ disciplinaire dans lequel il s’inscrit. Science à l’état naissant, encore empêtrée de rhétorique académique, la sociologie française de la fin du xixe siècle est à la recherche des repères constitutifs de son espace de connaissance. Dans cette entreprise où coexistent et s’affrontent des discours de niveau et d’inspiration différents, l’accueil des Règles dessine en creux une ligne de démarcation qui ne cessera de s’approfondir. Malgré les réticences des uns ou des autres pour telle ou telle de ses formulations, malgré l’objectivisme et le sociologisme que définit sans ambages le texte, le livre de Durkheim pose avec force une définition incontournable de la sociologie comme science. Il dessine ainsi un espace fondamental de connaissance auquel pourront se rallier tous ceux qui, en dépit de discordances doctrinales ou théoriques, voudront faire de la sociologie scientifique.
51Mais cette sociologie, bien évidemment, n’est pas la seule possible. L’espace épistémique des sciences sociales ne peut se ramener à la projection sur les phénomènes sociaux des principes du déterminisme des sciences de la nature. De ce point de vue, les critiques formulées à l’égard des Règles par Lapie, Bouglé, Bernés sont loin d’être illégitimes et sans objet. Sous la rhétorique du dernier se manifestent des appels au vécu, au sens, à la pratique en lesquels il ne serait pas impossible de voir une sorte d’archéo-phénoménologie. Mais c’est précisément parce que l’espace épistémique de la sociologie est à la fois complexe et pluriel que ne peuvent y jouer un rôle structurant que des textes assez forts pour être porteurs d’un véritable programme ; si l’on définit ainsi non seulement la présentation d’un point de vue sur le domaine, mais la constitution d’un corps de principes et de procédures de construction de l’objet et de mise à l’épreuve des hypothèses interprétatives, alors, dans la littérature sociologique française de l’époque, Les Règles sont le seul ouvrage porteur d’un véritable programme scientifique pour la sociologie27.
52Mais il s’agit simultanément d’un texte immergé dans un espace discursif et idéologique marqué par la rhétorique académique de la philosophie française de la fin du xixe siècle et porté par les grandes convictions métaphysiques d’un rationalisme naturaliste et progressiste. Selon que sa lecture privilégiera tel ou tel niveau, selon l’enjeu d’insertion dans le champ dont elle sera peut-être également l’expression, le livre de 1895 sera loué ou rejeté. Sa réception postérieure, dans la sociologie française de l’après-guerre, en donne une très éclairante manifestation.
Notes de bas de page
1 « Criminalité et santé sociale », Revue philosophique, t. XXXIX, 1895, pp. 148-161.
2 « Sociologie et démocratie », Revue de métaphysique et de morale, t. IV, 1896, pp. 243-256.
3 1895, pp. 271-273.
4 1895, L’année sociologique 1894, pp. 308-339.
5 Gabriel Tarde, « Criminalité et santé sociale », op. cit. ; Marcel Bernés, « Sur la méthode en sociologie », Revue philosophique, t. XXXIX, 1895, pp. 233-257 et 372-399 ; Charles Andler, « Sociologie et démocratie », op. cit. ; Célestin Bouglé, « Sociologie, psychologie et histoire », Revue de métaphysique et de morale, 1896, pp. 362-371.
6 Respectivement, La Logique sociale, Paris, Alcan, 1895, et Les Sciences sociales en Allemagne, Paris, Alcan, 1896.
7 Souligné par l’auteur.
8 Cf. « Lettres à Célestin Bouglé du 13 décembre 1893 et du 11 novembre 1894 », in Revue française de sociologie, vol. XX, no 1, 1979, p. 33.
9 Lettre à Célestin Bouglé du 30 janvier 1895, ibid.
10 Recension de l’Année philosophique, op. cit.
11 Lettre de Durkheim à Bouglé du 6 Juillet 1897, éditée in E. Durkheim, Textes, Paris, Éditions de Minuit, 1975, t. II, p. 401.
12 Voir sur ce point l’article de Philippe Besnard, « La formation de l’équipe de l’Année sociologique », in Revue française de sociologie, t. XX, 1979, pp. 7-31.
13 Revue française de sociologie, t. XX, 1979, p.37.
14 Lettre du 7 mai 1897, in Revue française de sociologie, op. cit., p. 39.
15 Lettre du 6 juillet 1897, Textes, op. cit., p. 401.
16 Lettre de décembre 1896, ibid., p. 393.
17 Lettre du 6 juillet 1897, ibid., p. 400.
18 Lettre du 25 juillet 1897, ibid., p. 405.
19 Lettre du 23 août 1897, ibid., p. 406.
20 Ibid., p. 406
21 Voir sur ce point l’article de W. Paul Vogt, « Un durkheimien ambivalent : Célestin Bouglé, 1870-1940 », Revue française de sociologie, t. XX, 1979, p. 126.
22 Lettre du 13 décembre 1893, Revue française de sociologie, op. cit., p. 33.
23 Lettre du 18 février, 1895, ibid., p. 35.
24 Lettre du 20 novembre 1896, idem, p. 36.
25 Lettre du 9 juillet 1897, idem, p. 40.
26 Revue de métaphysique et de morale, 1897, pp. 547-548. Simiand y rend compte des ouvrages suivants, tous parus en 1896 : R. Worms, Organisme et société ; P. de Lilienfeld, La Pathologie sociale ; J. Novicow, Conscience et volonté sociale ; F.H. Giddings, Principes de sociologie ; M. Bamès, Sociologie et morale. F.H. Giddings est un sociologue américain, l’un des premiers, si ce n’est le premier à être traduit en français. René Worms, théoricien de l’organicisme, est à l’époque, le fondateur de la Revue internationale de sociologie ainsi que de l’Institut international de sociologie ; l’éclectisme et les fréquents dérapages idéologiques de ces entreprises les distingueront nettement de l’effort parallèle des durkheimiens. P. de Lilienfeld et J. Novicow sont non seulement des « théoriciens » de l’organicisme mais des représentants de la dérive que connaîtra ce courant en s’orientant vers le darwinisme social et l’eugénisme. La Revue internationale de sociologie de Worms sera précisément l’un des lieux d’expression de cette conception.
27 Sur le caractère pluriel de l’espace épistémique de la sociologie et sur l’intérêt du concept de programme pour rendre compte de ses clivages pertinents, nous ne pouvons que renvoyer à nos autres travaux : L’Intelligence du social, Paris, PUF, 1990 ; La Construction de la sociologie, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1991 ; Les Vertus de l’incertitude, Paris, PUF, 1995. Cf. également, supra, chapitre 3.
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La mobilité sociale dans l’immigration
Itinéraires de réussite des enfants d’origine algérienne
Emmanuelle Santelli
2001