Chapitre II. Principe de causalité et raisonnement expérimental chez Durkheim*
p. 75-105
Texte intégral
« Pour les phénomènes sociaux il faut choisir : ou les mettre résolument hors de la nature, c’est-à-dire admettre qu’ils ne sont pas soumis à la loi de la causalité et constituent un monde à part dans le monde, ou procéder avec eux comme avec les autres phénomènes naturels. »
E. Durkheim, L’État actuel des études sociologiques en France (1895).
1Quel est le statut du principe de causalité dans l’œuvre de Durkheim ? On peut s’interroger sur l’intérêt d’une telle question, que nombre de sociologues modernes qualifieraient de scolastique. Son intérêt historique est peu contestable, mais cela peut paraître insuffisant, voire paradoxal s’agissant d’un auteur qui se plaisait à rappeler que l’activité scientifique ne vaudrait pas une heure de peine si elle n’avait quelque utilité pratique. Deux arguments cependant militent en sa faveur :
- La question n’est pas aussi simple et classique qu’il y paraît. Se demander quel est le statut de la causalité dans l’œuvre de Durkheim réfère non seulement au dire, mais au faire ; cela implique de la saisir à la fois comme thème et comme schème, catégorie centrale du méta-discours épistémologique et noyau opératoire du discours sociologique ;
- Si depuis le début du siècle notre connaissance du social s’est fortement enrichie par l’expérience historique postérieure à Durkheim, par l’entreprise systématique de recueil et de traitement de données multiples et l’émergence de modes d’analyse divers, l’explication sociologique demeure un problème ouvert. C’est dans cette conjonction spécifique de l’intérêt théorique et de l’intérêt pratique que se situe cette réflexion.
1. UN PRINCIPE RECTEUR
2Posons que le noyau de toute explication peut être ramené à une relation du type : A rend compte de B, ou B est expliqué par A (A => B). Pour Durkheim le cœur d’une telle relation et ce qui lui donne sa valeur explicative, c’est la causalité. Instaurer la sociologie comme science, c’est admettre qu’elle est, comme les autres, soumise au principe de causalité :
« Tout ce que demande qu'on lui accorde (la sociologie), c’est que le principe de causalité s’applique aux phénomènes sociaux. » (Les Règles, Conclusion)
3Une telle affirmation revient, directement ou indirectement, comme un leitmotiv dans l’œuvre de Durkheim chaque fois qu’il a à s’exprimer sur la sociologie comme science. Ainsi la trouve-t-on présente dès son premier cours :
« Il faut choisir entre ces deux termes, ou reconnaître que les phénomènes sociaux sont accessibles à l’investigation scientifique, ou bien admettre sans raison et contrairement à toutes les inductions de la science qu’il y a deux mondes dans le monde : l’un où règne la loi de la causalité, l’autre où règne l’arbitraire et la contingence,1 »
4Dans Les Règles non seulement elle fonde les professions de foi rationalistes de la préface et de la conclusion, mais encore elle apparaît à diverses reprises comme définissant et bornant l’espace de scientificité où peut s’installer la sociologie ; en témoignent des formulations du type : « À moins que de nier le principe de causalité » (Les Règles, p. 40), « à moins que le principe de causalité soit un vain mot » (p. 42) auxquelles répondent, en un lointain écho, les vifs échanges avec Seignobos, lors de la séance de la Société française de Philosophie consacrée à l’explication en histoire :
« Si nous n’avons pas d’autre moyen de connaître [les causes en histoire], il n’y a rien à faire en histoire. Si l’on entend l’histoire comme vous l’entendez, ceux qui n’en font pas peuvent se consoler et se réjouir même de n’en pas faire.2 »
5Ainsi conçu, le principe de causalité est au fondement d’une opposition, d’une démarcation, qui parcourt elle aussi toute l’entreprise durkheimienne et qui s’exprimait adéquatement dans la première Règle : « La première règle et la plus fondamentale est de considérer les faits sociaux comme des choses » : la démarcation entre sociologie rationnelle, pratiquant « l’analyse idéologique » et la réduction des phénomènes aux catégories censées les gouverner, et sociologie expérimentale, reconnaissant l’opacité des choses et la nécessité de les saisir par leurs traits extérieurs avant de pouvoir les penser. Ce principe de non-transparence, opposant aux certitudes rapides de la subsomption catégorique l’exigence de l’établissement des faits et du contrôle des idées, est ce par quoi Durkheim ne cessera de définir l’objectivité, tant dans Les Règles, que, treize ans plus tard, dans sa réponse à une « Enquête sur la sociologie » :
« J’entends [par objectivité] que le sociologue doit se mettre dans l’état d’esprit où sont physiciens, chimistes, biologistes quand ils s’engagent dans une région encore inexplorée, leur domaine scientifique : il faut qu’il aborde l’étude des faits sociaux en prenant pour principes qu’il ignore absolument ce qu’ils sont, que leurs propriétés caractéristiques lui sont totalement inconnues comme les causes dont elles dépendent.3 »
6Principe de scientificité, le principe de causalité trouve enfin, au terme de l’entreprise durkheimienne, son statut anthropologique fondamental : il est au cœur de l’exigence de connaissance qui, s’exprimant d’abord par la religion, cherche à saisir un lien interne entre les choses, et le pense d’emblée sous les auspices d’une nécessité qui n’est que la transposition logique de la contrainte sociale. La thèse de la continuité de la pensée religieuse et de la pensée rationnelle, développée dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, ancre le principe de causalité dans les premières tentatives d’explication du monde (« Expliquer, c’est rattacher les choses les unes aux autres, c’est établir entre elles des relations qui nous les fassent apparaître comme fonction les unes des autres, comme vibrant sympathiquement suivant une loi intérieure, fondée dans leur nature », Formes, p. 339), et reconnaît dans les forces révérées par la pensée magique le premier modèle de l’idée de cause : « Ce qui est tout d’abord impliqué dans la notion de relation causale, c’est l’idée d’efficacité, de pouvoir producteur, de force active » (ibid., p. 519). Par cette « théorie sociologique de la notion de causalité » (ibid., p. 526), Durkheim pense même régler le problème de l’opposition entre empirisme et rationalisme en proposant une sorte de révision sociologique du kantisme : à la suite de Kant il distingue le niveau de l’intuition et celui des concepts, la « sensation de la régularité » et la « catégorie de la causalité » ; mais en tant que telle celle-ci n’est plus pensée comme élément de l’entendement pur, mais comme « œuvre collective » (ibid., p. 526). Par-là, la pensée collective apparaît comme le fondement de la pensée logique. Mais n’y a-t-il pas là alors un risque de relativisme ? Comment concilier ce qui dans Les Règles fondait l’intelligibilité causale, c’est-à-dire la « nature des choses », avec ce sociologisme logique ? La réponse de Durkheim n’est pas forcément satisfaisante : elle tient dans cette affirmation : « Le concept qui primitivement est tenu pour vrai parce qu’il est collectif tend à ne devenir collectif qu’à condition d’être tenu pour vrai » (Formes, p. 624). Le contrôle des faits impose aux concepts comme condition de persistance et de validation historique leur accord avec « la nature des choses » (ibid., p. 625). La prise en compte du fondement social de la pensée logique ne fait donc que renforcer la relation cardinale entre nature des choses et principe de causalité, sur laquelle s’édifie toute la conception durkheimienne de la science.
2. ANALYSE CAUSALE ET RAISONNEMENT EXPÉRIMENTAL
7Ainsi ancré, le principe de causalité, par la médiation de la référence à la méthode expérimentale, peut devenir opératoire et inaugurer en sociologie ce que l’on appellera classiquement l’analyse causale.
8Le chapitre VI des Règles doit nous servir ici et dans un premier temps de référence. Il a eu souvent mauvaise presse dans la littérature sociologique. On a notamment reproché à Durkheim des formulations confuses inspirées de la logique de Suart Mill. Or, s’il est vrai que ce dernier constitue à l’époque une référence commune, on a par-là négligé l’armature logique extrêmement serrée d’un chapitre dont l’objet est de fonder le programme d’une sociologie scientifique sur les possibilités d’application du raisonnement expérimental au social.
9Rappelons rapidement le mouvement du texte.
« Nous n’avons qu’un moyen de démontrer qu’un phénomène est cause d’un autre, c’est de comparer les cas où ils sont simultanément présents ou absents et de chercher si les variations qu’ils présentent dans ces différentes combinaisons de circonstances témoignent que l’un dépend de l’autre. » (Les Règles, p. 124)
10Cette introduction au chapitre VI des Règles semble bien connue : elle permet d’instituer en sociologie la méthode comparative comme expérimentation indirecte et par là de se distinguer de Comte et de Mill qui pensent l’expérimentation insuffisante ou impossible en ce domaine. Mais l’essentiel n’est pas ici d’ordre méthodologique mais d’ordre logique. Le problème premier n’est pas le procédé à mettre en œuvre, mais la condition permettant de « démontrer qu’un phénomène est cause d’un autre ». On comprend alors l’insistance de Durkheim sur le « raisonnement expérimental » et la nature des conditions qu’il pose :
- le rapport de causalité doit être déterminé (si je constate simultanément A => B et C => B, c’est soit que A et C se confondent, soit que B recouvre deux entités différentes Ba et Bb telles que A => Ba et C => Bb) ;
- ce rapport doit être intelligible, c’est-à-dire ne pas être une relation superficielle ou artificielle, mais résulter de la « nature des choses » (p. 126).
11Ces deux conditions sont liées l’une à l’autre et présentées comme les présupposés de l’approche scientifique : « Il n’y a que les philosophes qui aient jamais mis en doute l'intelligibilité de la relation causale. Pour le savant elle ne fait pas question, elle est supposée par la méthode de la science » (ibid., p. 126). Par là même est opposée à la thèse que l’on qualifierait aujourd’hui de « molle » de la pluralité des causes de Mill, la thèse « dure » suivante : « À un même effet correspond toujours une même cause », qui fonde l’exercice du raisonnement expérimental et la détermination d’un lien causal entre A et B sur l’implication réciproque entre l’un et l’autre. La condition logique de l’exercice du raisonnement expérimental et sa légitimation métaphysique (la nature des choses) étant établies, il reste à définir le procédé applicable en l’absence d’expérimentation directe. Là encore la référence au vocabulaire de Mill a occulté l’essentiel : si Durkheim emprunte à ce dernier le concept de variations concomitantes, il lui donne un statut privilégié tout à fait différent de celui de succédané qu’il a chez ce dernier. Il suit en cela, peut-être sans le savoir, Bacon dont on a pu dire que, sur ce point, il avait « mieux compris la manière dont procède effectivement la science expérimentale moderne »4. Or établir A => B à partir des variations concomitantes de l’un et de l’autre, c’est en dernière analyse user du paradigme suivant :
[A => B] <=> y [variations de B] = f (x) [variations de A]5.
12Durkheim n’explicite pas ainsi le noyau rationnel des variations concomitantes, pas plus qu’il ne fait référence à son lieu privilégié d’émergence et de mise en œuvre, la mécanique classique. Cependant trois éléments permettent d’affirmer que nous tenons là le cœur du raisonnement expérimental tel qu’il va le pratiquer.
13a) Durkheim affirme, d’une façon qui peut sembler curieuse, que la méthode des variations concomitantes atteint seule le rapport causal « par le dedans » (p. 129). Or il en donne la raison suivante : « La concomitance constante est par elle-même une loi, quel que soit l’état des phénomènes restés en dehors de la comparaison ». Un tel argument repose donc exclusivement sur le concept sous-jacent de fonction mathématique, puisque cette dernière est ce qui fonde la constance de la concomitance en loi6.
14b) Durkheim définit les données nécessaires à l’application de la méthode. Il ne s’agit plus ni d’accumuler les faits et les documents, ni d’illustrer une idée par un certain nombre de données sporadiques ou fragmentaires : il s’agit de choisir les faits de façon pertinente afin de pouvoir comparer leurs variations et de constituer des séries :
« Ce qu’il faut c’est comparer non des variations isolées, mais des séries de variations, régulièrement constituées dont les termes se relient les uns aux autres par une gradation aussi continue que possible et qui, de plus, soit d’une suffisante étendue. » (p. 134)
15c) Il est possible enfin de montrer que, quel qu’en soit l'objet, c’est à un raisonnement régi par ce paradigme qu’a recours Durkheim lorsqu’il veut démontrer une liaison causale. Cependant l’analogie mathématique s’arrête là où précisément commencerait le travail du mathématicien. Ce n’est pas la détermination mathématique de la fonction « f » qui intéresse Durkheim, mais le sens général de la variation ; et ce d’autant plus qu’il considère que les variations à étudier ne sont pas fondamentalement quantitatives mais qualitatives7. Ceci apparaît très clairement dans la partie III du chapitre étudié qui fournit un tableau raisonné à la fois des divers niveaux d’étude des phénomènes en sociologie et des divers procédés de mise en œuvre du raisonnement expérimental.
16Durkheim distingue trois modalités de construction des séries nécessaires à l’analyse, selon le schéma suivant :
Objet d’étude | Séries nécessaires |
I. | |
« Courants sociaux » présents dans toute l’extension d’une société et variant selon divers critères : suicide, divorce, etc. | Séries statistiques |
II. | |
Institutions, règles de droit, identiques au sein d’une même société, mais variant d’une société à l’autre de même espèce. | Comparaison des diverses formes prises par le phénomène d’une société à l’autre. |
III. | |
Institutions fondamentales présentes dans diverses espèces sociales (famille, religion, travail...). | Comparaison des diverses formes successives du phénomène, à partir de sa forme élémentaire. |
17Seul le premier niveau use de séries statistiques. Mais les données, quels que soient leur niveau et leur nature, sont soumises au même type de raisonnement. Ceci est décisif et a été trop peu souligné, en partie sans doute parce que Durkheim ne prend pas la peine de formaliser sa démarche et n’hésite pas à en sauter des étapes. Néanmoins l’identité logique de la procédure à chacun de ces niveaux est très nette :
181. Durkheim dans le premier cas prend l’exemple du suicide invitant à comparer « la courbe qui exprime la marche du suicide pendant une période de temps suffisamment longue, des variations que présente le même phénomène suivant les provinces, les classes, les habitats ruraux ou urbains, les sexes, les âges, l’état civil... » (p. 135). Il s’agit donc là :
- d’établir des séries temporelles (y) du phénomène B (le suicide) associées à certains facteurs particuliers (Al, A2, A3) ;
- de comparer entre elles ces variations et de repérer leurs écarts ;
- d’imputer ces écarts à l’action des facteurs impliqués, selon le modèle y = f (x) (où x désigne les variations d’un facteur A déterminé).
192. Durkheim passe sous silence cette dernière opération ; peu soucieux de formaliser, même de façon légère, son raisonnement il n’en retient que les étapes significatives. C’est encore plus net dans le paragraphe présentant le deuxième niveau, si elliptique qu’il peut paraître obscur. Or Durkheim, prenant comme exemple l’institution familiale dans le monde antique, procède rigoureusement selon le même modèle :
20a) On peut prendre un même phénomène dans divers peuples (soit Bl, B2, B3 désignant le même phénomène B dans trois sociétés différentes appartenant au même type) et « voir si, chacun d’eux pris à part, le même phénomène évolue dans le temps en fonction des mêmes conditions » (p. 135) (appelons celles-ci Al, A2, A3) soit :
yl = f (xl) ; y2 = f (x2) ; y3 = f (x3)
21où y (1, 2, 3) sont les variations – structurelles – de B dans les sociétés de même espèce 1, 2, 3 et où x (1, 2, 3) sont les variations (structurelles ou quantitatives selon sa nature) de A dans les mêmes sociétés.
22b) « Puis on peut établir des comparaisons entre ces divers développements. Par exemple on déterminera la forme que le fait étudié prend chez ces différentes sociétés au moment où il parvient à son apogée. » Soit : parmi les variations yl, y2, y3 de B dans chaque société étudiée on peut en isoler une, celle de l’apogée du phénomène ; appelons cette forme bl b2, b3.
23c) « On aura ainsi une nouvelle série de variations qu’on rapprochera de celles que présente, au même moment et dans chacun de ces pays, la condition présumée. » Là encore Durkheim ne pousse pas le raisonnement. Mais il est clair : bl, b2, b3. peuvent être, d’une part, comparées entre elles, d’autre part, référées à l’état de leur condition présumée A au même moment, soit al, a2, a3.
24Si alors on constate qu’il y a des différences entre b 1, b2 et b3 (ce qui est prévisible puisque chaque société a son « individualité ») et qu’elles correspondent rigoureusement à des différences liées de al, a2, a3 on pourra en conclure que b = f (a), et, en reprenant la série totale des variations, que :
[y (1, 2, 3) = f (xl, 2, 3)] => [A => B].
25Les variations y du phénomène B dans les sociétés 1,2, 3 dépendant des variations x du phénomène A dans ces mêmes sociétés, A peut-être dit cause de B.
263. Le dernier niveau concerne les grandes institutions présentes dans diverses espèces sociales. Durkheim présente sous le nom de « méthode génétique » une démarche consistant à remonter « aux éléments simples dont ces institutions sont composées » et à en suivre ensuite « pas à pas » la complexification croissante.
27Cette méthode a pu paraître marquée par l’évolutionnisme spencérien. Sans doute l’est-elle, mais, au niveau logique, elle constitue une application rigoureuse du paradigme expérimental à des covariations historiques. Schématisons le développement suivant :
« Cette méthode, que l’on pourrait qualifier de génétique, donnerait d’un seul coup l’analyse et la synthèse du phénomène. Car d’une part elle nous montrerait à l’état dissocié les éléments qui le composent, par cela seul qu’elle nous les ferait voir se surajoutant successivement les uns aux autres, et, en même temps, grâce à ce large champ de comparaison, elle serait beaucoup mieux en état de déterminer les conditions dont dépendent leur formation et leur association. » (p. 137)
28Soit I une institution et I°, I1, I2, In, etc., sa forme primitive et les ajouts successifs apportés à I du moment t° au moment tn ; soit C la condition sociale rendant compte de I, et respectivement C°, C1, C2, etc. ; soit M enfin le milieu social qui, se complexifiant de t° à tn, passe d’un type social à un autre, M°, Μ1. M2, Mn. On peut alors élaborer le tableau suivant qui pourra d’autant plus apparaître comme un programme d’application du raisonnement expérimental à l’étude des institutions sociales fondamentales qu’il situe très clairement les grands travaux ultérieurs de Durkheim :

29On retrouve ici le paradigme expérimental des covariations à travers la formule suivante :
[C ϵ Μ] => I.
30Le milieu M constitue le substrat social où s’intègre la condition sociale C de l’institution I ; le rapport d’imputation causale entre I et C est établi au moyen de la comparaison entre les variations de I constituées à partir de sa décomposition et de sa recomposition et celles de C mises en évidence selon la même méthode.
31L’histoire est ainsi instituée comme source fondamentale de variations. Son statut n’est pas ontologique (il n’y a pas de théorie de l’histoire chez Durkheim et l’on connaît sa répugnance pour cet aspect de la sociologie de Comte), mais logique et méthodologique. On tient là le principe des analogies entre l’histoire dans les sciences sociales et le microscope dans les sciences de la nature, ainsi que celui de l’extension du raisonnement expérimental et de la recherche des causes des institutions historiques8.
32Cette extension du principe de causalité suppose cependant que soit adjointe à l'affirmation de l’unicité de la relation causale celle de sa permanence. Suis-je garanti que les mêmes causes demeurent tout au fil de l’histoire ? Durkheim ne relève pas cette objection – pourtant inscrite dans la tradition philosophique. Il fait du postulat de la permanence un corrélat de celui de l’unicité, qu’il exprime explicitement dans Les Formes à travers des formulations comme « À mesure qu’elle [la pensée religieuse] progresse dans l’histoire, les causes qui l’ont appelée à l’existence, tout en restant toujours agissantes... » (p. 10), ou : « Ce que nous voudrions, c’est trouver un moyen de discerner les causes, toujours présentes, dont dépendent les formes les plus essentielles de la pensée et de la pratique religieuse. » (ibid., p. 11)
33Ainsi, fondé sur le postulat métaphysique de continuité, d’homogénéité et de cohérence des choses, clos par la règle logique de l’implication réciproque, le principe de causalité permet d’établir rigoureusement l’explication d’un phénomène A par un phénomène B, à partir des trois critères suivants :
- covariations de A et de B ;
- antériorité temporelle ou logique de A par rapport à B ;
- intelligibilité de la relation A => B,
34dont la seule condition opératoire est que l’on puisse saisir des variations pertinentes de A et de B. Par là même, soumettre un problème à ces trois critères, c’est le soumettre au raisonnement expérimental, et ramener toute relation d’explication d’un phénomène A par un phénomène B à sa norme causale. Dans l’œuvre de Durkheim, cela engendre une procédure fondamentale d’analyse à la portée critique et heuristique.
3. PORTÉE CRITIQUE ET HEURISTIQUE DU RAISONNEMENT EXPÉRIMENTAL CHEZ DURKHEIM
A) Portée critique
35On trouve dans l’œuvre de Durkheim de nombreux développements consacrés à réfuter une théorie existante. Le plus souvent c’est le raisonnement expérimental qui assure cette tâche, en interrogeant la relation explicative à l’œuvre dans la théorie étudiée sur les conditions de sa validité. Un très bon exemple est fourni, dans Le Suicide, par la réfutation de la thèse de l’hérédité9. Les nombreux cas de suicides survenant au sein d’une même famille suffisent-ils à fonder l’explication :
H (Hérédité) => S (Suicide) ?
« Il ne suffit pas (...) de citer certains faits favorables à la thèse de l’hérédité. Mais il faudrait encore que ces faits fussent en nombre suffisant pour ne pas pouvoir être attribués à des causes accidentelles – qu’ils ne comportassent pas d’autre explication – qu’ils ne fussent contredits par aucun autre fait. Satisfont-ils à cette triple condition ? » (Le Suicide, p. 71)
36En posant cette exigence, Durkheim n’en appelle pas à tous les faits, mais seulement à ceux rendus pertinents par leur insertion dans une logique de la preuve :
371. Pour que la relation H => S soit vraie il faudrait que, dans le nombre total des suicidés, le nombre de ceux ayant un antécédent qui s’est suicidé soit nettement supérieur a celui de ceux qui n’en ont pas. Est-ce le cas ? Les dénombrements existants montrent que non.
382. Néanmoins, pour la minorité dont un ou plusieurs antécédents se sont antérieurement suicidés, ne peut-on penser que, dans ce cas, l’hérédité est cause du suicide ? Or :
39a) Il s’agit, le plus souvent d’une population d’aliénés : est-ce alors la tendance au suicide ou l’aliénation qui est héréditaire ?
40b) α) Les suicides d’aliénés imitent de façon très fidèle celui de l’antécédent : doit-on en conclure à une tendance héréditaire à se suicider par l’eau, le feu, la strangulation, etc. ?
41β) On trouve par contre le même phénomène d’imitation dans des cas de suicides collectifs de gens sans lien de parenté.
42Ainsi le fait « a » affaiblit l’hypothèse et les faits « b a et b β » en suggèrent une autre plus satisfaisante : celle de la contagion par l’exemple permettant de rendre compte aussi bien de suicides liés à un antécédent (α) que non liés à lui (β).
433) Si la tendance au suicide était héréditaire, elle devrait se manifester à peu près également entre les sexes, et de façon plutôt précoce. Or, dans chaque cas, on constate le contraire : prééminence nette du sexe masculin et accroissement régulier avec l’âge. Ainsi, malgré l’absence de données statistiques nombreuses et systématiques, la thèse de l’hérédité est légitimement falsifiée. Le raisonnement utilise bien comme paradigme logique et non comme outil mathématique la formule des variations concomitantes :
[A => B] ↔ [y [variations de B] = f (x) [variations de A]].
44Il ne s’agit pas de déterminer des fonctions f telles que y = f (x), mais de trouver les manifestations empiriques de la relation A => B telles que celle-ci puisse être établie légitimement ; en ce sens, la formule fonctionne comme matrice de procédés d’établissement de la preuve, dont Durkheim use intuitivement mais systématiquement. Dans l’exemple analysé, la relation de covariation se ramène à un espace d’attributs du type :
H+/-=> S+/-
45Pour aller plus loin il faut, selon les règles du raisonnement hypothético-déductif, dégager les implications résultant de la liaison H+ =>S+, c’est-à-dire déterminer les propriétés de H que l’on doit nécessairement retrouver en S ou celles de S dont doit rendre compte H. Ce procédé n’est rien d’autre que le développement et la mise à l’épreuve de l’idée de lien causal entre H et S. Il s’appuie en effet sur l’intelligibilité de la relation A => B, pour définir les propriétés qu’elle implique nécessairement et celles qu’elle exclut. Selon que l’on constate les unes ou les autres l’hypothèse est ou non validée.
B) Insertion dans le modèle causal de relations explicatives non causales
46Si Durkheim use systématiquement du raisonnement expérimental pour invalider de pseudo-théories, il y est en quelque sorte aidé par la nature même d’un raisonnement qui ne fonctionne jamais mieux que dans la mise à l’épreuve d’une hypothèse. Il initie ainsi en sociologie un rationalisme critique, dont on mesure mieux la portée lorsqu’on lit la littérature de l’époque et l’usage intempestif qu’elle peut faire des métaphores (le courant organiciste), de l’accumulation aveugle des faits (la criminologie italienne), ou encore de certains indices transformés en outils fétiches d’une pensée sociale malade (l’« anthroposociologie » et l’indice céphalique)10
47Cependant, le plus étonnant est sans doute la manière dont Durkheim institue, dans l’approche de relations explicatives d’emblée définies comme non causales, le raisonnement expérimental et le paradigme de la causalité comme seuls garants de la preuve ; entreprise d’autant plus singulière qu’elle n’use pas d’un procédé de réduction mais de fondation obligeant à assumer la tension résultant de l’appel à des formes explicatives différentes.
48Soit les deux exemples suivants :
49L’institution scolaire remplit une fonction de socialisation clairement définie par les articles généraux de Durkheim sur l’éducation : elle permet à la société d’assurer sa survie par la transmission d’une culture commune et de compétences diversifiées11. Si cette institution est le phénomène à étudier, la relation [A explique B] a la forme suivante : c’est la fonction de B par rapport à A (la société) qui rend compte de B. Les caractéristiques de A permettent de préciser les caractéristiques de B du point de vue de l’effet attendu du fonctionnement de B. L’analyse fonctionnelle peut donc considérer qu’elle a rendu compte d’un phénomène ou d’une institution quand elle a dégagé son rôle au sein du système, c’est-à-dire quand elle a montré la nécessité de son effet pour le système.
50La religion se compose de manières d’agir et de manières de penser, de rituels et de croyances. Mais comment analyser un système de croyances si ce n’est en commençant par prendre en compte leur nature propre ? Des croyances expriment quelque chose. La relation [A explique B] est ici de constitution de sens : ce sens peut être une représentation, une transfiguration, une idéalisation de tel ou tel élément du réel ; il implique une démarche interprétative, le plus souvent recherche d’une signification cachée et de son fondement. Là aussi l’herméneutique peut se suffire à elle-même et considérer l’explication achevée lorsque est découvert l’élément A exprimé par l’ensemble représentationnel B.
51Mais comment donner à ces deux types d’explication la rigueur expérimentale ? Dès Les Règles, où il ne retient d’ailleurs que l’analyse fonctionnelle et l’analyse par les causes, Durkheim souligne que, s’il y a là deux ordres de recherches, l’un doit être soumis à l’autre : « Faire voir à quoi un fait est utile n’est pas expliquer comment il est né ni comment il est ce qu’il est » (p. 90). L’approche par la fonction, et plus tard par le sens, ne dispense pas de la recherche des « causes efficientes » qui font que c’est précisément l’élément B qui est porteur de cette fonction ou de ce sens. Mais comment procéder ?
52Durkheim ne donne pas directement la réponse. Il faut donc aller la chercher à l’œuvre dans ses analyses. Or, que l’on prenne L’Évolution pédagogique en France ou Les Formes élémentaires de la vie religieuse, on constate un même procédé, celui-là même que Durkheim appelait dans Les Règles la « méthode génétique », mettant en œuvre les trois opérations suivantes de passage d’une analyse non causale à une analyse causale :
- Pour qu’un phénomène B ait une fonction ou un sens, il faut qu’il soit déterminé à les avoir (application du principe énoncé dans Les Règles) ; cette fonction, ce sens renvoient donc à une condition du milieu social qui les détermine à être tels ; par là même, la fonctionnalité ou le sens passent du statut d’explicans à celui d’explicandum ;
- Pour saisir ce rapport de détermination causale il faut analyser la forme originelle du phénomène B, de façon à saisir sa cause discriminante A : cette application de la méthode génétique n’est pas réductrice des dimensions fonctionnelles ou symboliques du phénomène B ; elle tend par contre à saisir ces dernières dans leur forme initiale, « germe », « premier embryon », « cellule germinative » (Evolution pédagogique, p. 26), « forme la plus primitive et la plus simple » (Formes, p. 4) et par là à définir l’objet empirique de la recherche : le totémisme ; les écoles cathédrales et claustrales du haut Moyen Âge. Disparaît alors le caractère de généralité philosophique auquel était souvent associée, antérieurement, l’explication par les fonctions ou par le sens – fonction de l’éducation, sens de la religion–, au profit d’une analyse concrète dont le paradigme n’est rien d’autre que celui du raisonnement expérimental appliqué, selon le principe des Règles, à des institutions fondamentales ;
- Recherche des causes déterminantes et des processus mis en œuvre.
53Comment une organisation pédagogique déterminée, caractérisée par un certain « idéal pédagogique » a-t-elle pu apparaître et se développer ? La réponse occupe les chapitres II et III de L’Évolution pédagogique ; elle peut être résumée ainsi : dans le monde bouleversé de la fin de l’Empire romain, une seule institution subsiste capable d’exercer une puissance culturelle unificatrice, l’Église. À la fois elle puise profondément dans la tradition latine et offre aux peuples barbares une prédication simple et accessible. Placée ainsi en situation de médiation, l’Église, de par la nature propre de son message, plus centré sur la doctrine que sur le rituel, doit, pour accomplir sa tâche prédicatrice, ouvrir aux textes de sa foi, et par là enseigner. Ainsi s’expliquent non seulement la naissance des premières écoles cathédrales et claustrales, mais leur esprit ; à l’acquisition de talents divers auprès de maîtres différents, qui caractérisait l’idéal antique, l’Église oppose l’acquisition d’une attitude morale fondamentale dont le sens est fourni par l’idéal chrétien de la conversion.
54L’explication est donc ici de la forme suivante : un certain état du milieu M (désorganisation politique, bouleversements sociaux, immigration brutale, hétérogénéité culturelle, instabilité générale) fait d’une part qu’une condition C de ce milieu (l’existence d’une institution telle que l’Église) engendre l’institution A (l’école) pour assurer son propre développement, d’autre part que cette institution A va se développer et perdurer, parce que son effet utile à B est simultanément utile à M, pour lequel il se trouve remplir une fonction de socialisation.
55On pourrait dire que, contrairement à notre propos, cette explication est fondamentalement fonctionnaliste : n’est-ce pas finalement un besoin de M (l’unification culturelle) qui engendre le rapport Église => École ? Et celui-ci à son tour ne renvoie-t-il pas à un besoin de l’institution Église ? Ceci est, en fait, une illusion ex post ; le besoin d’unité culturelle aurait pu ne pas être rempli par l’Église (trop faible, trop divisée) ; l’Église aurait pu dégénérer vers des formes où le rituel l’emportant sur la doctrine, l’initiation l’aurait emporté sur l’éducation... Bref la fonction ne suffit pas à engendrer l’effet, il faut en chercher les causes déterminantes, même si, une fois produit, l’effet tend à réagir sur sa cause et à se maintenir, du fait de son utilité : « Si l’utilité du fait n’est pas ce qui le fait être, il faut généralement qu’il soit utile pour pouvoir se maintenir » (Les Règles, p. 96).
56On pourrait dire par ailleurs que l’explication historique de Durkheim déborde largement le raisonnement où nous voulons l’enfermer et vaut par elle-même et non par lui. Sans doute. Mais cette explication n’est pas faite au hasard, et il n’est pas inintéressant de remarquer qu’elle met en œuvre le schème [(C ϵ M) => A] dégagé de la troisième procédure d’analyse exposée par Durkheim dans Les Règles et qu’elle rend possible une double approche comparative : génétique (comment l’évolution de M agit-elle sur C et sur C => A ? – c’est l’objet même de l’ouvrage) et spécifique (pour un type social donné caractérisé par M, la condition sociale de l’institution (A) – l’école – est-elle l’institution C – l’institution religieuse – et avec quelles différences et variations ? On est ici dans la deuxième procédure d’analyse dégagée plus haut).
57Comment une représentation déterminée du réel, opposant le sacré au profane, a-t-elle pu naître et s’autonomiser pour devenir corps de croyances et de pratiques ?
« Puisque le totémisme est dominé tout entier par la notion d’un principe quasi divin, immanent à certaines catégories d’hommes et de choses, et pensé sous une forme animale ou végétale, expliquer cette religion, c'est essentiellement expliquer cette croyance ; c’est chercher comment les hommes ont pu être déterminés à construire cette idée et avec quels matériaux ils l’ont construite. » (Les Formes, p. 293)
58La réponse à cette question est la suivante. D’une part, la puissance qui s’exprime dans la croyance totémique à travers divers objets et représentations symboliques n’est rien d’autre que le clan lui-même : c’est la société (et non la nature ou l’âme) qui, par la dépendance dans laquelle elle tient les individus et par l’autorité morale qu’elle exerce sur eux, secrète les croyances religieuses. D’autre part, ce sont les expériences émotionnelles fortes, exaltation, délire, transes, vécues par le groupe lors de ses cérémonies d’effervescence rituelle qui, en opposition à sa vie de tous les jours, produisent l’idée de deux mondes et de deux réalités : « La vie pieuse de l’Australien passe donc par des phases successives de complète atonie et, au contraire, d’hyper-excitation, et la vie sociale oscille suivant le même rythme » (Les Formes, p. 313). Les croyances religieuses résultent donc d’une « idéalisation » (p. 602) qui admet elle-même comme conditions définies une intensité suffisante de la vie sociale, permettant le rassemblement et la concentration au moins périodique, et une expérience psychique et émotionnelle exceptionnelle, résultant d’états d’effervescence où l’homme « se sent comme transformé » (p. 603).
59Le noyau de l’explication ne résulte donc pas de la simple assignation du sens, même si ce dernier doit être essentiel à la compréhension du phénomène et autorisera une véritable sociogenèse de la pensée logique. Encore faut-il, pour Durkheim, expliquer la production même de ce sens, plus précisément, sa production extra-sémantique. On retrouve alors, dans le raisonnement mis en œuvre et la procédure démonstrative suivie, le schème précédent : un certain état du milieu social M (rassemblement du groupe, concentration au moins périodique de ses membres) rend possibles des rituels et des cérémonies, porteurs d’expérience émotionnelle collective forte (C), engendrant des représentations idéalisées, transfigurées et hypostasiées de M, A.
60Là comme plus haut, par-delà le sens ou la fonctionnalité (car A ici permet à M d’accéder à une conscience de soi assurant sa perpétuation), c’est un schème causal, élargi qui guide le raisonnement de Durkheim. Et, là comme plus haut, les deux opérations de comparaison diachronique et synchronique sont, par la rigueur d’application du schème, rendues possibles.
4. UN RATIONALISME « ENCLAVÉ »
61On peut, sans trop schématiser, dire que la période de référence de Durkheim semble bornée par le double déni de ses présupposés épistémiques : de Comte, qui, en faisant des « lois naturelles invariables » l’objet exclusif de la science positive, renvoyait à la métaphysique la recherche des causes12, à Le Roy qui, en ce début de siècle, considérait ces lois mêmes comme « des définitions conventionnelles ou des recettes pratiques »13, la conception de la science défendue par Durkheim semble bien mise à mal. Faut-il en conclure que son armature logico-théorique est par là même remise en cause ? Cette question intéresse directement l’histoire des sciences : l’enracinement d’une œuvre dans un paradigme dépassé implique-t-il ipso facto son invalidation ? Certains recourent parfois à cette inférence facile. Peut-être est-il plus intéressant d’étudier cet enracinement lui-même.
62Nous retiendrons deux points : d’une part, l’univers de référence de Durkheim est bien plus complexe qu’un survol rapide ne le laisse percevoir et, en son sein, l’auteur et le courant dont il est le plus proche sont loin d’être si facilement invalidables ; d’autre part, la grande caractéristique de Durkheim est la distance dans laquelle il se tient vis-à-vis du débat épistémologique de son temps, refusant nettement dans ce domaine la position du théoricien au profit de celle du praticien, c’est-à-dire, dans son vocabulaire, celle du philosophe au profit de celle du savant ; cette distance se marquant dans la défense intraitable et la réalisation opiniâtre d’un programme épistémique conçu par tous comme aberrant : l’application du rationalisme expérimental aux faits sociaux.
A) Un univers de référence complexe
63Quelle est la conception de la causalité et de la science à l’époque de Durkheim et dans son univers de référence ? On peut distinguer deux périodes et trois thématiques. L’année 1900 sépare bien, malgré l’arbitraire inévitable d’une telle datation, deux époques : l’une dominée par les dernières avancées de la science classique et le développement des disciplines nouvelles liées à elle, l’autre enregistrant les prémices du bouleversement de la science moderne ; si les mathématiques non euclidiennes datent déjà de quelques décennies, la logique moderne naît au tournant du siècle, tandis que s’y élaborent, avec la théorie des quanta (1900) et celle de la relativité (1905), les bases de la physique non newtonienne. Cette seconde période est marquée en France par le renouvellement de la réflexion sur la science opéré aussi bien par des philosophes et historiens des sciences (Milhaud, Couturat, Tannery, Le Roy, Goblot, Lalande) que par des savants (Poincaré, Duhem)...
64Durkheim sera totalement absent des débats liés à cette seconde période. Si l’on peut penser qu’il ne sera pas insensible à l’air du temps, et que la théorie socio-génétique de la pensée logique à l’œuvre dans Les Formes y participe d’une certaine manière, nulle référence ou influence directe n’y est décelable. C’est donc vers la première période qu’il faut se tourner. Celle-ci, sur le plan logique, est en fait moins dominée par Comte que par Mill dont Le Système de logique déductive et inductive paraît en France en 1866 et s’impose rapidement comme référence obligée, comme en témoignent aussi bien le manuel de logique écrit par Louis Liard en 1884 que Les Règles elles-mêmes. Cependant l’empirisme logique de Mill et la lecture qu’il opère du positivisme aboutissent à faire resurgir le vieux débat entre Hume et Kant du siècle précédent, autour des trois problèmes liés de l’induction, de la causalité et de la nature des lois.
65Inaugurée par Comte, l’invalidation de la causalité se retrouve durant toute cette période chez divers auteurs, notamment chez Lalande qui, dans un article presque contemporain des Règles14, fait de la causalité une forme fruste et provisoire d’explication, devant nécessairement s’élever à l’identité mathématique pour prendre un réel contenu scientifique. Cette filiation rationaliste du rejet positiviste de la causalité, conçue non plus comme renvoyant à une métaphysique des causes premières ou finales, mais aux approximations du sens commun ou de la science naissante, se retrouve, de diverses manières, chez Boutroux15, Goblot16 et chez le physicien et père du positivisme allemand Mach, écrivant par exemple : « Nous nous représentons d’abord l’acide comme la cause qui fait rougir la teinture de tournesol ; plus tard, ce changement de couleur sera énuméré parmi les propriétés de l’acide. »17
66Si Durkheim n’est pas forcé d’avoir lu Mach, ni même peut-être la thèse de Goblot, il est très peu probable que les positions de Lalande et de Boutroux lui aient échappé. Cela signifierait-il que, dans ce débat, il se soit rallié à l’opinion dominante, c’est-à-dire à l’empirisme de Mill, réintroduisant le principe de causalité comme fondement de la science empirique, mais en l’« expurgeant » de toute réminiscence métaphysique :
« La loi de la causalité, qui est le pilier de la science inductive, n’est que cette loi familière trouvée par l’observation de l’inviolabilité de succession entre un fait naturel et quelque autre fait qui l’a précédé, indépendamment de toute considération relative au mode intime de production des phénomènes et de toute autre question concernant la nature des choses en elles-mêmes ? »18
67En fait, même si certaines formulations des Règles peuvent sembler prêter à confusion, la réponse est clairement négative. Sur trois points Durkheim se démarque très nettement de Mill : il ne réfère jamais au fondement logique (induction ou déduction) du raisonnement expérimental ; il privilégie et généralise le procédé des variations concomitantes que Mill considère comme un succédané et un complément à la méthode de différence19 ; il récuse expressément la thèse de « l’enchevêtrement des effets et de la pluralité des causes » selon laquelle un même effet peut procéder de diverses causes. Or, si les raisons pour lesquelles Durkheim se démarque ainsi tiennent à son engagement épistémique fondamental, il n’est pas anodin de constater qu’il retrouve là un de ses maîtres à penser, tenant rigoureux d’une poursuite de l’entreprise critique : Renouvier.
68Dans les Essais de critique générale (1861), remaniés et réédités en 1875 sous le titre Traité de logique générale et de logique formelle, Renouvier se place d’emblée sous l’autorité de Kant (« J’avoue donc nettement que je continue Kant », p. XV), tout en marquant son attachement à la thèse positiviste de « la réduction de la connaissance aux lois des phénomènes » (p. XVI). Considérant donc que la nature ne nous est donnée que de façon phénoménale, et entreprenant de mettre au jour les lois organisatrices de l’expérience, Renouvier établit une table de catégories où figure la causalité. Celle-ci, constituée comme « mode de représentation nécessaire » (p. 76), se déploie à deux niveaux : celui de la science, où une cause est une condition nécessaire, suffisante et déterminante d’un phénomène ; celui de la philosophie, où le principe « Tout changement implique une cause qui est dite le produire » (p. 56) joue un rôle recteur et contient l’idée de « force ». Cette distinction de niveaux permet à Renouvier de rejeter la thèse d’un fondement empirique du principe de causalité, tout en autorisant l’usage légitime de la recherche des causes dans la science. Mais ces causes doivent être distinguées de l’ensemble indifférencié des conditions que privilégie Mill et qui nécessite l’approche analytique des trois premières méthodes. Est cause l’antécédent lié à son conséquent par une loi mathématique de covariation. Ce faisant la méthode des variations concomitantes apparaît « comme plus et mieux qu’une simple méthode d’induction, c’est la méthode générale de l’établissement des lois des phénomènes physiques » (p. 25). Cette méthode substitue « l’idée de fonction à l’idée de cause », ce qui est le propre de la physique moderne. Cependant, bien loin d’invalider le concept de cause, nécessaire du point de vue de la rationalité des catégories, Renouvier le circonscrit par la fonction mathématique, réunifiant ainsi causalité et légalité :
« Si l’on entend par cause la condition ou les conditions nécessaires et déterminantes d’un phénomène, et si l’on joint au pourquoi, ainsi compris, le comment, ou l’ensemble des relations qui constituent ce même phénomène, et suivant lesquelles il varie lorsque sa cause varie, il est certain que la vraie science, en fait, n’a jamais été autre chose. Ces deux connaissances réunies, pour une certaine sphère de phénomènes, constituent la connaissance des lois de cette sphère. » (p. 77)
69Il y a donc dans le rationalisme critique de Renouvier une vigueur et une rigueur propres à étayer l’appel au principe de causalité. La notion de cause, clairement détachée de tout arrière-fond métaphysique ou substantialiste, se ramène à ce que Louis Liard dans son manuel appellera « la condition déterminante » d’un phénomène et sa recherche à la mise en évidence de la loi de cette détermination. On se trouve là au plus proche des positions de Durkheim, et l’habile distinction de Renouvier entre le niveau de la science comme établissement des lois, et de la philosophie, comme mise au jour des principes recteurs de la connaissance, n’est guère sujette à l’invalidation expéditive que nous évoquions plus haut.
B) Un défi épistémique
70Cependant, quelque éclairante que puisse être cette mise en perspective, elle est insuffisante. Si elle a le mérite de montrer que Durkheim ne s’inscrit pas dans un courant simpliste, aisément balayé par le devenir de la science, il est non moins vrai que le mouvement de critique des sciences inauguré par E. Le Roy20 invitait à remettre en cause des certitudes trop péremptoires sur l’objectivité de la connaissance scientifique. Les transformations des mathématiques, de la logique, de la physique et les nouveaux problèmes ainsi posés au rationalisme provoquèrent, à partir du tournant du siècle, débats et prises de position. La Société française de philosophie n’hésita ni à provoquer des joutes célèbres ni à inviter savants et logiciens21. Toute une ambiance de discussions et d’échanges fiévreux s’exprime ainsi à travers les colonnes de la Revue de métaphysique et de morale.
71Or de tout cela, Durkheim est extraordinairement absent. Non seulement les articles généraux qu’il est amené à écrire sur la sociologie après 1900 reprennent rigoureusement ses positions antérieures, mais encore à aucun moment ne transparaît dans ses écrits la moindre trace du débat en cours. Bien plus, membre actif de la Société française de philosophie, Durkheim est régulièrement absent des séances portant sur les sciences exactes ou sur la logique. Il y a là une distance volontaire au débat épistémologique contemporain qui étonne à première vue chez un auteur accordant tant de prix à une certaine conception de la science. Comment l’expliquer ? Nous avancerons la thèse suivante : c’est précisément parce que Durkheim est engagé totalement – et à tous les niveaux – dans un véritable défi scientifique qu’il lui est impossible d’être présent à un débat qui, en fait, se noue pour lui à l’extérieur de son champ.
72La distance qui nous frappe après 1900 est en fait tout aussi grande dans la période précédente : Durkheim ne cite qu’exceptionnellement philosophes, savants ou logiciens. Renouvier, Louis Liard, Claude Bernard (avec lequel on ne peut qu’être tenté de le comparer) n’interviennent que très ponctuellement et sur des points de détail22. Boutroux, directeur de sa thèse, Lachelier, Lalande, Goblot, Milhaud, bref toute cette génération de philosophes attirés par la réflexion sur la science avant 190023 et constituant sans aucun doute l’arrière-fond sur lequel pourra s’épanouir la réflexion postérieure, sont absents. En un mot, tout se passe comme si Durkheim ne prenait en compte que des auteurs ayant directement à voir avec la sociologie et les sciences sociales : Comte ou Mill eux-mêmes ne sont jamais évoqués pour leur conception d’ensemble, mais exclusivement pour leur apport à la construction d’une science du social.
73Cet espèce d’enfermement qui se lit dans l’univers des références et des citations prend cependant sens si on le réfère non seulement au programme que s’était fixé Durkheim, mais aussi au défi qu’il constituait : introduire le rationalisme expérimental dans les sciences sociales apparaît à tous les auteurs de son champ de référence comme une impossibilité, voire une incongruité : quels que soient leurs raisons et leurs arguments, Comte, Mill, Liard, Boutroux y voient une entreprise en quelque sorte insensée. La sociologie, quand bien même on veut lui donner figure de science, relève au mieux de l’histoire et de la psychologie, c’est-à-dire, en dernière analyse, de l’homme, comme genre ou comme individu24.
74Le programme et le défi de Durkheim sont donc, explicitement, de rupture, de fondation et de conquête. Cela privilégiait l’œuvre sur le discours, l’approfondissement têtu sur les grandes visions surplombantes, le travail acharné de lecture et de recension sur l’engagement institutionnel ou mondain. Si les premières œuvres réalisent et théorisent la rupture, l’entreprise de L’Année sociologique est simultanément de fondation, de rassemblement et de conquête. Diverses études ont remarquablement rappelé combien ceci n’alla pas de soi25. Mais, outre l’énergie qu’un tel projet demanda à Durkheim, il importe de saisir l’effet qu’il put avoir sur sa vision de la science. L’objectif de L’Année était de transformer, par un travail de recension critique systématique, le champ hétérogène et multiple des sciences sociales en une entreprise scientifique unifiée. Il ne s’agissait pas de faire fusionner les disciplines, mais de les enrichir mutuellement en insérant leur apport empirique dans le cadre rigoureux non d’une théorie générale du social, mais d’un paradigme commun : le rationalisme expérimental26.
75Un tel programme excluait tant théoriquement que pratiquement la remise en cause de son modèle de scientificité, quels qu’en fussent par ailleurs les présupposés27 ; théoriquement par la fonction unificatrice et mobilisatrice qui lui était dévolue, pratiquement par l’incroyable somme de travail qu’il nécessitait : de 1898 à 1907 Durkheim fera ainsi la recension de plus de 380 ouvrages...
76La distance, en fait croissante, aux préoccupations épistémologiques de son temps, semble donc bien résulter chez Durkheim de ce que l’on pourrait appeler, paraphrasant Bachelard, l’instauration d’un rationalisme régional, que les difficultés de sa mise en place vouaient à être dans un premier temps fermé sur soi, « enclavé ». Un tel programme pouvait difficilement éviter l’écueil d’une soumission à sa propre clôture, à ce que l’on a pu appeler le sociologisme. Or à stigmatiser par ce terme ce qui peut apparaître comme une entreprise d’imposition d’un paradigme exclusif, n’encourt-on pas le risque de méconnaître simultanément l’enjeu fondamental qu’il recouvre ? La pratique d’analyse scientifique de Durkheim ne relève, en fait, pas d’abord d’un modèle explicatif, qui serait l’analyse causale, mais d’une exigence épistémique : introduire le rationalisme expérimental, c’est-à-dire l’exigence des faits et de la preuve en sociologie. Que cette exigence ne disposât à l’époque que d’une modalité unique de réalisation (l’analyse des covariations), et qu’elle ne suffît pas à remplir tout le programme d’une explication du social, Durkheim en était conscient. En témoigne son élargissement de l’étude des covariations à des phénomènes qualitatifs et la dialectique qu’il accepte d’instaurer entre causalité, fonctionnalité et sens. Que cette exigence soit par contre considérée elle-même comme caduque est une position à laquelle on peut se refuser. Le problème est alors de savoir quelles ressources fournit le rationalisme expérimental contemporain à la connaissance d’un domaine dont il n’est plus possible de nier qu’il implique comme dimensions fondamentales non seulement les structures et le sens, comme le concevait Durkheim, mais également l’historicité et l’action.
Notes de bas de page
1 « Cours de science sociale, leçon d’ouverture » (1888), in La Science sociale et l’action, éd. par J.-C. Filloux, Paris, PUF, 1970.
2 Bulletin de la Société française de philosophie, séance du 28 mai 1908 : L’inconnu et l’inconscient en histoire, présenté par Seignobos, in E. Durkheim, Textes, t. 1, éd. par V. Karady, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 202.
3 « Remarque sur la méthode en sociologie », 1908, in E. Durkheim, Textes, t. 1, op. cit., pp. 59-60.
4 T. Kotarbinski, Leçons sur l’histoire de la logique, Paris, PUF, 1971. C’était également l’opinion de Ch. Renouvier, Premier essai : traité de logique générale et de logique formelle, 2e éd., Paris, 1875 (cf. infra).
5 C’est bien ainsi que Renouvier comprenait le procédé des variations concomitantes : « C’est plus et mieux qu’une simple méthode d’induction, c’est la méthode générale de l’établissement des lois des phénomènes physiques. Avec elle on s’élève au-dessus de la recherche souvent équivoque et obscure du rapport de causalité entre les phénomènes coexistants ou successifs. Causes ou non, effets ou non, il s’agit de déterminer comment et selon quelles mesures les uns dépendent des autres et affectent des valeurs correspondantes aux valeurs des autres. Ce mode général de dépendance exprime ce que nous connaissons réellement de la nature, là surtout où le genre des problèmes et l’état assez avancé de l’Investigation rend applicables la mesure et le calcul. La substitution de l’idée de fonction à l’idée de cause est le caractère de la physique moderne, encore trop peu reconnu par les logiciens », Ch. Renouvier, op. cit., chap. XXXV, p. 25 de l’édition de 1912. (Sur le maintien, néanmoins, par l’auteur du concept de cause et l’influence qu’il a pu exercer à cet égard sur Durkheim, voir infra, partie IV.)
6 Cette idée était assez remarquablement développée, au même moment par Boutroux dans son cours sur L’Idée de loi naturelle dans la science et la philosophie contemporaines (professé à la Sorbonne en 1892-1893 et édité chez Alcan en 1895). Il relevait que la science moderne avait su réaliser le programme auquel la philosophie s’était toujours achoppée, unir l’intelligible et le sensible (« elle a su allier les mathématiques et l’expérience, et fournir des lois à la fois concrètes et intelligibles », p. 9), et qu’ainsi s’était construite l’idée du déterminisme moderne (dont, pour sa part, il entendait montrer les limites et les insuffisances) : « 1° Les mathématiques sont parfaitement intelligibles et sont l’expression d’un déterminisme absolu : 2° Les mathématiques s’appliquent exactement à la réalité, au moins en droit et dans le fond des choses » (ibid., p. 136).
7 L’opposition entre quantitatif et qualitatif est bien évidemment relative et descriptive. Mais l’idée de covariation est pensée, à l’époque de Durkheim, comme s’appliquant essentiellement à des grandeurs continues : « L’application la plus large de cette méthode a lieu dans les cas où les variations de la cause portent sur la quantité » (J.S. Mill, Système de logique, traduit par L. Peisse, Paris, Librairie philosophique de Ladrange, 1866, t. 1, p. 445). A l’inverse Durkheim, privilégiant non pas l’outil mathématique mais le paradigme, ouvre le concept de variations, en y incluant des changements qualitatifs, c’est-à-dire des changements de forme ou de structure.
8 Cf. par exemple : « L’histoire joue ainsi dans l’ordre des réalités sociales un rôle analogue à celui du microscope dans l’ordre des réalités physiques », in « Remarque sur la méthode en sociologie », art. cité, p. 59.
9 Le Suicide, Livre premier, chap. II, 3.
10 Ces divers courants s’expriment notamment à la même époque dans la Revue internationale de Sociologie de René Worms. Jusqu’au tournant du siècle où un infléchissement très sensible vers une sociologie plus rigoureuse apparaît, de longues études sont ainsi consacrées à la défense et à l’illustration de l’organicisme : P. de Lilienfeld (La Pathologie sociale, 1894, 1895) ; M.-J. Novicow (La théorie organique des sociétés, 1898), et de l’anthropo-sociologie : G. de Lapouge (La Vie et la mort des nations, 1894) ; M. Golberg (L’Origine des races et la division du travail, 1895) ; H. Muffang (Études d’anthropo-sociologie, 1898) ; 0. Hamon (Histoire d’une idée : l’anthropo-sociologie, 1898) ; C.C. Closson (La Hiérarchie des races européennes, 1898).
11 Cf. l’article « Éducation » rédigé par E. Durkheim pour le Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire publié par F. Buisson en 1911 et réédité par P. Fauconnet dans le petit recueil Éducation et sociologie, Paris Alcan, 1922.
12 Cours de philosophie positive, 1ere leçon, IV.
13 Bulletin de la Société française de philosophie, séance consacrée à « La valeur objective des lois physiques », par E. Le Roy, 1901.
14 « Remarques sur le principe de causalité », Revue philosophique, t. XXX, septembre 1890.
15 L’Idée de loi naturelle, op. cit.
16 Essai sur la classification des sciences, thèse pour le doctorat ès lettres, Paris, Alcan, 1898.
17 La Mécanique, chap. IV, section IV, trad. française, Paris, Hermann, 1904, cité in R. Blanché, La Méthode expérimentale et la philosophie de la physique, Paris, Armand Colin, 1969.
18 Système de logique déductive et inductive, éd. française, op. cit., livre III, chap. V, § 2, t. 1, pp. 369-370.
19 « Bien que les plus saillantes applications de la méthode des variations concomitantes aient lieu dans les cas où la méthode de Différence proprement dite est impraticable, son emploi ne se horne pas à ces cas. Elle peut souvent être employée utilement après la méthode de différence, pour donner plus de précision à la solution obtenue par celle-ci. Quand, par la méthode de différence, il a été constaté qu’un certain objet produit un certain effet, la méthode des variations concomitantes peut intervenir pour déterminer suivant quelle loi la quantité où les autres rapports de l’effet suivent ceux de la cause », J.S. Mill, op. cit., t. 1, pp. 444-445.
20 La Revue de métaphysique et de morale publie en 1899 une série de quatre articles d’E. Le Roy, intitulée : « Science et philosophie ». Cela va ouvrir tant dans les colonnes de la Revue qu’à la Société française de philosophie un débat dont les principaux protagonistes seront, outre Le Roy, H. Poincaré et L. Couturat.
21 Painlevé intervient en 1904 sur « Les axiomes de la mécanique et le principe de causalité », J. Perrin en 1905 sur « Le contenu essentiel des principes de thermodynamique », Meyerson en 1908 sur « Identité et réalité », A. Rey en 1909 sur « La théorie de la physique chez les physiciens contemporains », B. Russell en 1911 sur « Le réalisme analytique » et, cette même année, F. Le Dantec sur « Stabilité et mutation » et P. Langevin sur « Le temps, l’espace et la causalité dans la physique moderne ». Même si cela représente un peu moins du l/10e des séances qui se déroulèrent de 1901 à 1911, il est clair que cela signifie une réelle présence au débat scientifique et épistémologique contemporain.
22 À notre connaissance, Renouvier n’est cité que dans un cours sur la morale de 1909 (connu d’après des notes prises par A. Cuvillier et édité in Textes, op. cit., t. 2, p. 292 et sq.), dans l’introduction de la première édition de De la division du travail social (Textes, t. 2, p. 263) et surtout une critique de 1913, parue dans L’Année, du livre de S. Degloise, Le Conflit de la morale et de la sociologie ; l’auteur soutenant qu’un certain nombre de thèses de Durkheim lui venait de Schmoller et de Wagner, celui-ci rappelait qu’il devait à Renouvier l’axiome « le tout est supérieur à la somme des parties » (Textes, t. 1, p. 405). C. Bernard est cité dans les premiers écrits de Durkheim (étude sur Schaeffle parue dans la Revue philosophique en 1885, cours d’introduction à la sociologie de la famille de 1888, respectivement in Textes, t. 1, p. 355 et sq. et t. 3, p. 7 et sq.). Les allusions sont très rapides : le mérite de Claude Bernard est d’avoir affirmé l’autonomie de la physiologie (par rapport à la philosophie, mais également par rapport aux disciplines voisines), et d'avoir montré que l’expérimentation ne se réduisait pas à la reproduction artificielle des phénomènes. Or C. Bernard n’est plus cité par la suite (notamment dans les textes à portée épistémologique ou méthodologique) alors qu’il est manifestement une référence commune à l’époque (Louis Liard l’introduit au même titre que Mill dans son manuel de 1884) et que les concepts de « raisonnement expérimental » et de « milieu interne » dont use Durkheim semblent très proches des siens.
23 Sur quelque 120 thèses de lettres concernant la philosophie, soutenues entre 1810 et 1900, on peut en retenir environ 25 renvoyant à la logique, la philosophie de la connaissance ou l’épistémologie. La moitié d’entre elles sont soutenues entre 1880 et 1900 (notamment celles de G. Milhaud en 1884 – Essai sur les conditions et les limites de la certitude logique – et celle de F. Martin en 1894 – La Perceplion extérieure et la science positive) dont 5 pour les seules années 1895 à 1898 : A. Hannequin, Sur l'hypothèse des atomes dans la science contemporaine (1895) ; L. Couturat, De l’infini mathématique (1896) ; L Brunschvig, La Modalité du jugement (1897) ; E. Goblot, Essai sur la classification des sciences (1898) et enfin A. Lalande, L’Idée directrice de la dissolution opposée à celle de l’évolution dans la méthode des sciences physiques et morales (1898) (source : A. Maire, Répertoire des thèses de doctorat ès lettres 1810-1900, Paris, 1903).
24 E. Boutroux, dans son cours déjà cité, déclare que « dans la détermination des lois sociologiques, il n’est pas possible de faire abstraction de l’homme ». Il émet, par ailleurs, en ce qui concerne l’utilisation des données statistiques, des réserves qui ne sont pas sans saveur si l’on songe que l’on peut les retrouver quasiment identiques un siècle plus tard : « Le nombre de personnes sachant lire et écrire est-il une mesure fidèle du développement de l’instruction d’un pays ? Le mouvement religieux peut-il être mesuré par le commerce des objets employés dans le culte ? Il se trouve que, dans ce domaine, des hommes de tact et d'expérience, arrivent, par des expressions littéraires et sans user de chiffres, à une vérité que la quantification mathématique est incapable d’atteindre » (op. cit., p. 132). Le même Boutroux, directeur de thèse de Durkheim, lui posait la question suivante à la soutenance : « Votre point de vue et votre méthode même, qui est la méthode scientifique, vous condamnent à raisonner, non sur les réalités mêmes, mais sur des signes de réalités, car la méthode scientifique consiste à voir les choses par le biais où elles prêtent à la démonstration, c’est-à-dire à leur substituer des symboles susceptibles de démonstration. Dans ces conditions quelle est la valeur de certitude de votre travail ? », cité in Textes, t. 2, p. 290.
25 Cf. notamment les diverses études rassemblées par P. Besnard dans le numéro spécial de la Revue française de sociologie, « Les durkheimiens », vol. XX, no 1, 1979.
26 Cette idée est clairement exprimée dans les préfaces aux t. I et II de L’Année. On la trouve également et de façon encore plus nette dans l’article « Sociologie et sciences sociales » de 1903 : « Dire que les différentes sciences sociales doivent devenir des branches particulières de la sociologie, c’est donc poser qu’elles doivent être elles-mêmes des sciences positives, s’ouvrir à l’esprit dont procèdent les autres sciences de la nature, s’inspirer des méthodes qui y sont en usage, tout en gardant leur autonomie propre. Or elles sont nées en dehors du cercle des sciences naturelles (...). Les intégrer dans la sociologie, ce n’est donc pas simplement leur imposer une nouvelle dénomination générique, c’est marquer qu’elles doivent s’orienter dans un sens nouveau. Cette notion de loi naturelle que Comte a eu la gloire d’étendre au règne social en général, il s’agit de la faire pénétrer dans le détail des faits, de l’acclimater dans ces recherches spéciales d’où elle était primitivement absente et où elle ne peut s’introduire sans y déterminer une complète rénovation » (in Textes, t. 1, p. 145).
27 Les présupposés de la pensée de Durkheim (ses convictions profondes ou ses themata, pour reprendre la perspective de G. Holton) sont complexes et à certains égards contradictoires : le thème de l’extériorité et de la dissociation qui étaye l’entreprise analytique et expérimentale, se conjugue avec un thème continuiste à connotation vitaliste, très présent par exemple dans Les Règles à travers la métaphore de la « cristallisation », et le thème holiste de la supériorité du tout sur la somme des parties, (cf. supra chap. 1).
Notes de fin
* Nous reproduisons avec l’aimable autorisation des Presses universitaires de France ce texte paru en 1989 sous le titre « Principe de causalité et raisonnement expérimental chez Durkheim » dans la Revue philosophique, t. CLXXIX, no 1, 1989, pp. 25-50.
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Emmanuelle Santelli
2001