Quelques réflexions sur les difficultés d’identification des porcelaines françaises au début du XIXe siècle
p. 221-230
Texte intégral
1Le XVIIIe siècle est le siècle qui vit l’épanouissement de la porcelaine en Europe. Après les essais faits à Florence à la fin du XVIe siècle, le reste de l’Europe chercha ardemment le secret de la fabrication de la porcelaine dure. Ces difficultés et les capitaux qu’il fallut engager dans les différentes étapes de cette découverte, en firent à cette époque un produit « princier ». Les principales manufactures qui s’ouvrirent au XVIIIe siècle en Europe, en Allemagne, en France ou en Italie notamment, étaient presque toutes protégées par des princes. Il s’agissait en effet d’un produit difficile à fabriquer. Il fallait tout d’abord trouver les matières premières nécessaires. Puis il fallait s’attacher les services de techniciens (peu nombreux alors) capables de maîtriser les secrets de fabrication, et ceci pour une matière qui fut au XVIIIe siècle l’objet de nombreuses passions.
2Tout au long des trois premiers quarts de ce siècle, la porcelaine française était uniquement de la porcelaine tendre, à tel point que les deux expressions étaient presque devenues synonymes. Mais pour répondre à la concurrence étrangère pourvoyeuse de porcelaine dure (en particulier l’Allemagne et la Chine), on s’efforça par tous les moyens de trouver en France le fameux kaolin qui permettait à la matière de cuire à de hautes températures et d’acquérir ainsi une dureté et un éclat particuliers.
3C’est à Limoges que l’on trouva les premiers gisements de qualité et en quantité suffisamment importante pour être exploités de façon industrielle. De telle sorte que ce matériau ne fut pas utilisé seulement en France mais aussi à l’étranger. On retrouve dans les archives les factures et une partie de la correspondance avec différentes manufactures étrangères y compris l’Allemagne et la Russie. C’est sans doute grâce à ce commerce que Limoges acquit sa première notoriété internationale et non pas par la fabrication de sa porcelaine. Celle-ci semble en effet ne s’être vendue qu’en quantité relativement modeste et essentiellement dans le Sud-Ouest de la France.
4Ce développement des manufactures de porcelaine en France correspond donc à la découverte de gisements de kaolin français dans le Limousin, mais aussi en Normandie, dans les Pyrénées, puis dans l’Allier. Deux autres raisons furent essentielles dans cette évolution : le besoin de répondre à la concurrence de la faïence fine anglaise, et l’élargissement de la consommation. On retrouve dans de nombreux courriers de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, cette difficulté de rivaliser avec cette production étrangère, élégante et bon marché. Cette situation fut confirmée en 1845 : « La fabrication de la porcelaine est devenue en France une des productions territoriales qu’en vain le reste de l’Europe cherche à nous enlever. Des fabricants vraiment négociants ont conçu la large pensée de mettre, dans le monde commercial, la porcelaine de France en rivalité partout avec les terres de pipe et les poteries diverses dont le commerce d’Angleterre exporte annuellement pour 100 millions de francs de produits ; tandis que nos livres de douane démontrent que nos exportations annuelles de porcelaine ne s’élèvent pas à plus de 1 500 000 francs à cause du prix de la production. Cette production est bien arrivée, il est vrai de la table du privilégié à celle de la grande propriété, mais il faut la faire descendre jusqu’à celle du prolétaire qui dans tant de pays d’Europe et des deux Amériques est couverte de terres de pipe anglaises. Il est évident que pour atteindre ce résultat il faut trouver un moyen de réduire le prix de nos productions nationales1 ». Le coût de la production tenait essentiellement aux frais de cuisson de la porcelaine dure qui cuisait jusqu’à 1 400° ; mais les techniques de fabrication, en s’industrialisant tout au long du XIXe siècle, permirent une baisse significative des prix. Les entreprises se développèrent dans les quatre coins de la France, mais elles eurent tellement de points communs qu’il est très souvent difficile de les différencier2.
5« Cette belle poterie qui ne fut longtemps qu’un objet de luxe est devenue d’un usage général et la consommation s’en est accrue avec la fabrication3 ».
6Les manufactures de porcelaine s’ouvrirent tout d’abord à Paris où se trouvait une clientèle capable de s’offrir un matériau encore très luxueux. Puis peu à peu les entreprises s’établirent en province. Il y eut à cela plusieurs raisons. Outre le prix de la main-d’œuvre parisienne, l’acheminement jusqu’à la capitale des matières premières, le kaolin (qui était transporté par des chars à bœufs) mais aussi et surtout le bois, coûtaient cher. Par ailleurs la fabrication, avec ses fours indispensables à la cuisson, demandait une place importante et était source de frais importants. C’est pourquoi l’on vit des manufactures s’ouvrir un peu partout en province, soit par des créations pures et simples comme à Limoges par exemple ou à Bayeux, soit par des mouvements de départ de Paris pour des régions comme le Berry, région plus proche du kaolin limousin, et où l’on trouvait du bois en abondance. Rappelons que le bois était indispensable pour la cuisson, mais aussi pour la fabrication des caisses nécessaires pour le transport.
7On vit donc se préciser dès les premières années du XIXe siècle cinq grandes implantations pour la fabrications de la porcelaine en France. Le Berry où des usines s’ouvrirent en particulier à Noirlac, Champroux, Vierzon ou Mehun-sur-Yèvres. En Normandie c’est Valogne puis Caen, Bayeux et Isigny qui reçurent plusieurs entreprises. La Bourgogne vit également l’installation de porcelainerie à Giey sur Aujon et à Fours, tandis que des manufacture s’ouvraient dans le Sud-Ouest à Toulouse puis à Saint-Gaudens qui utilisaient le kaolin exploité dans les Pyrénées. On trouve également mention de manufactures en Bretagne, puisque vers 1800 le marchand limousin Alluaud vendait du kaolin à Lorient4. Parmi ces manufactures plusieurs venues de Paris s’organisèrent de façon à fabriquer leur blanc en province, mais à poursuivre la décoration à Paris où il était plus facile de trouver une main-d’œuvre artistique de qualité. On peut citer parmi eux Denuelle qui racheta une manufacture à Saint-Yrieix-la-Perche avec l’intention d’y fabriquer son blanc ou bien Honoré qui fabriqua son blanc à Champroux. Mais à l’inverse la plupart des fabricants importants en province avaient leur dépôt de vente à Paris où se concentrait une clientèle potentielle importante tant de consommateurs que de décorateurs qui recherchaient de la porcelaine blanche à décorer. On peut citer parmi eux les fabricants limousins Alluaud ou Bonneval. Il faut également noter le cas de décorateurs parisiens qui partirent en province s’essayer à fabriquer leur porcelaine blanche afin de les décorer ensuite à Paris. Ainsi Gosse à Bayeux était originellement décorateur à Paris.
8« Fabricant presque tous de la même manière, avec les mêmes fours et les mêmes ouvriers, très peu ont osé croire qu’ils se distingueraient suffisamment de leurs concurrents5 ».
9Cet article écrit au moment de l’exposition des produits de l’industrie qui se tint à Pairs en 1844 s’appliquait aux porcelainiers limousins. Mais on peut sans hésitation l’étendre à l’ensemble des autres manufactures françaises. Quelques exemples nous suffiront à le montrer ! Jusqu’à l’organisation des expositions universelles vers 1850, les manufactures, sauf à de rares exceptions, ne marquèrent pas leur production et utilisèrent toutes dans les premières années du XIXe siècle les mêmes kaolins provenant la plupart du temps du Limousin, où il était alors le plus abondant et de la plus belle qualité6. Toutes ces petites entreprises suivaient la mode et produisaient des formes très semblables répondant aux besoins du marché. Cherchant à pénétrer le marché parisien très exigeant, leur production était le plus souvent de bonne qualité.
10Les difficultés d’attribution commencèrent dès les dernières années du XVIIIe siècle. C’est le cas de deux petites tasses à moka, dite « mignonnettes » dont l’une a été fabriquée dans la manufacture protégée par le comte d’Artois à Paris et l’autre dans celle qu’il protégeait depuis 1774 à Limoges. Elles présentent toutes les deux un décor de jetés de fleurs et un filet dit « en dentelles d’or » très courants à cette époque7. Seule la marque permet de les attribuer si précisément à deux entreprise différentes (ill. 1).
11Les tasses par leur nombre et le peu de diversité des formes sont une catégorie d’objets propices à notre démonstration au début du XIXe siècle. Prenons par exemple les tasses litron, forme en vigueur depuis la fin du XVIIIe siècle. Très peu d’entre elles sont marquées. L’une présente un simple décor à fond jaune ourlé d’un mince filet. Cette couleur jaune était très appréciée sur le marché et l’on en trouve aussi bien à Paris, à Limoges, et donc à Caen puisque cette tasse en porte la marque (ill. 2). Seuls à cette époque les objets marqués ou accompagnés d’une histoire attestée peuvent servir de points de repères. Les collections de musée sont dans ce domaine très utiles car on a parfois la chance de trouver de précieux renseignements dans les inventaires. Les résultats des fouilles sur l’emplacement des manufactures enrichissent également nos connaissances dans ce domaine.
12L’érudit limousin Camille Leymarie écrivait en 1894 « Vous n’ignorez pas que chaque jour il s’élève des manufactures de porcelaine blanche sur divers points du royaume. La perfection de la peinture est le seul moyen de l’emporter sur ces établissements et de recouvrer l’ancienne renommée des émaux de Limoges ». Pourtant la décoration ne suffit pas, généralement, à préciser un centre de fabrication8. Ainsi des vases bleu de four avec une réserve blanche destinée à recevoir des décors de fleurs ou de paysage. On connaît le succès de Valentine pour ces produits9. Et pourtant on trouve dans la fabrication limousine exactement les mêmes produits (ill. 3).
13Forme et décor s’entremêlent pour troubler les identifications. Deux bouillons couverts présentant des anses en forme de bustes de femmes illustrent parfaitement nos propos. L’un blanc et or est très certainement une production limousine. L’autre très proche avec un décor sur fond rose est indubitablement une production normande de Valognes10. Si leur provenance n’était pas précisée par leur lieu de conservation, quels arguments pourraient permettre une attribution plutôt qu’une autre ? Cela prouve seulement que l’on a produit des décors en grisaille et des décors de perles en relief dans les deux centres11 (ill. 4).
14Un autre exemple maintenant bien attesté est celui de certains modèles des artistes Jean-Baptiste et Christophe Windish. Formés à Paris où ils travaillèrent un temps en association avec Honoré, puis installés à Bruxelles, ils ont évidemment vendu des modèles à d’autres manufactures puisque l’on retrouve deux d’entre eux dans le catalogue de la manufacture de l’entreprise limousine de Coussac-Bonneval. Certaines des pièces produites portent le nom d’une manufacture12, d’autres sont sans marque. Comment alors déterminer le lieu de fabrication pour des objets qui présentent dans tous les cas une très belle qualité (ill. 5) ?
15Une autre production est encore plus difficile à attribuer. Il s’agit des vases « cornet », nom issu de leur forme aplatie. Cela les a longtemps fait passer pour des vases d’église. Mais des décors champêtres ou frivoles prouvent qu’ils n’étaient pas seulement destinés à décorer des autels. La plus grande partie d’entre eux ne porte pas de marque. Chaque centre de production en a réalisé. Leur décor de fleurs souvent très communs ne permet en aucun cas de les différencier. Même s’ils présentent des décors plus sophistiqués de personnages en relief, ceux-ci sont attestés tant à Valentine qu’à Limoges par exemple. Mais il est probable qu’on en fit également à Paris et dans le Berry (ill. 6).
16Les vases de forme plus classique ne sont guère plus faciles à distinguer. Les trois vases (ill. 7 a-b-c-) présentent chacun la forme dite Médicis. Aucun d’entre eux n’est marqué. Seule leur histoire nous permet de les distinguer et de savoir que l’un est limousin, l’autre berrichon et le troisième de Valentine. On aurait pu penser que le troisième de par son décor de fleurs en relief aurait été plus évident à attribuer. Or on sait que les fleurs en porcelaine étaient en grande faveur dans toute l’Europe depuis que la manufacture de Vincennes s’en était fait une spécialité. On en trouve dans les manufactures parisiennes du début du XIXe siècle. On sait par une lettre du fabricant limousin Alluaud que dès les premières années du siècle, il en faisait venir de Belgique pour les vendre dans le Limousin. Puis à partir des années 1830 plusieurs manufactures limousines en produisirent d’une qualité extraordinaire13. Cet objet attribué à Valentine viendrait prouver que cette manufacture du sud-ouest en produisit également de très belles.
17Ces échanges permanents entre la province et la capitale, la difficulté de distinguer des produits très proches par les formes à la mode et leur décoration, l’absence presque systématique de marque avant 1850, amènent aujourd’hui à parler communément pour une grande part de ces porcelaines de « vieux Paris ». Et même si l’on comprend que cette généralisation est souvent discutable, il reste encore très difficile de le prouver pour une grande partie de ces pièces.
Notes de bas de page
1 Annales de la Haute-Vienne, 4 octobre 1833.
2 La concurrence établie entre les divers centres de fabrication fut salutaire pour la baisse des prix. On en veut pour preuve une lettre du 10 novembre 1846 du fabricant limousin Ruaud (publiée dans Le Courrier du Centre) : « Une usine importante du Berry a successivement remplacé le bois par le charbon de terre dans chacun de ses fours. Sa marche est régulière, ses produits aussi beaux que par le passé, et son nouveau procédé lui procure une prime de vingt-quatre pour cent sur la fabrication de Limoges […] aussi j’ai la profonde conviction que si les fabricants de Limoges ne s’occupent pas, dès ce jour, de l’application de ces procédés dans leurs usines, dans moins de dix ans on parlera de notre industrie comme on parle aujourd’hui de celle du papier ».
3 Jury de l’exposition des produits de l’industrie, Paris 1827.
4 On trouve aussi dans les archives limousines mention de commerce de kaolin avec des manufactures établies à Conflans, Plombières, Villedieu (dans l’Indre) et Orchamps.
5 Avenir national, 8 novembre 1845.
6 Une exception peut être faite pour Bayeux qui utilisait souvent du kaolin normand qui avait une forte teneur ferrugineuse, ce qui donnait une pâte un peu grisâtre.
7 On trouve cette appellation de dentelle d’or pour ce que l’on appelle aujourd’hui « dents de loup » dans le contrat passé en 1788 entre la manufacture de Sèvres et le nouveau directeur Alluaud qu’elle venait de nommer dans sa filiale de Limoges.
8 Le décor peut d’autant plus tromper dans l’attribution que nombre d’objets faits en province étaient décorés à Paris ou ailleurs. On en veut pour preuve un objet blanc et or conservé dans les collections du musée de Sèvres et portant la mention selon laquelle il fut décoré par André (décorateur parisien) sur une porcelaine de Limoges (sans autre précision de manufacture).
9 Voir R. Curnelle, Porcelaine et faïence de Valentine, 1999.
10 Voir J. Le Jeune, Les anciennes manufactures de porcelaine de Basse-Normandie, 1962.
11 Camille Leymarie avait pensé que les perles en relief avaient été une spécialité de l’entreprise limousine Baignol. Or il est prouvé par des lettres d’Alluaud qu’il fit également des perles en relief. L’objet de Valognes prouve qu’on en fit dans différentes manufactures françaises.
12 On connaît une pièce marquée Honoré, et une autre marquée Faber.
13 On peut citer la description de la coupe extraordinaire réalisée pour le duc et la duchesse de Nemours par la manufacture Valin. La manufacture Paturet et Parvy était également réputée pour cette production : « Les fleurs de Parvy sont plus que de l’art, c’est du sentiment ; il faut que cet artiste ait dans les doigts une souplesse particulière, dans le tact une finesse exquise, pour modeler des formes aussi fragiles ». (W. Ravenez, 1855).
Auteur
Conservateur en chef du Musée national de porcelaine Adrien Dubouché.
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