Choix du métier et efficacité de la famille : ce que les travailleurs sociaux doivent à leur parentèle
p. 887-897
Texte intégral
1Au sein de bien des familles, l’orientation scolaire et professionnelle des enfants demeure une vive préoccupation. L’heure des choix est aussi l’heure des dilemmes, des valses-hésitations, des conseils fébrilement sollicités. Les options à prendre seront, tous les parents le savent bien, déterminantes pour l’avenir, au moment où les jeunes sont encore largement renvoyés vers les « petits boulots » de l’intérim et de la précarité. Dans le texte qui va suivre, je m’intéresserai à certains fondements de ces choix parentaux.
2Au fil de recherches sur les déterminants du choix du métier, au sein de la nébuleuse des professions sociales (éducateur spécialisé, assistante sociale, conseillère en économie sociale et familiale…), j’ai régulièrement croisé les influences multiples de familles qui ont produit « l’envie » chez leurs fils ou chez leurs filles de devenir travailleur social. Je n’ai que très rarement relevé une exhortation à se diriger vers ces professions. Par contre, par imprégnation précoce, par ce qu’Anne Muxel1 nomme des « obstinations durables ou en éclipses », les parents se sont donnés en modèle, et les convictions, les valeurs humanistes, les engagements militants qui étaient les leurs ont en quelque sorte déteint imperceptiblement. Les enfants en sont venus à se dire : « Ce métier me convient, je me sens fait pour », sans la plupart du temps d’ailleurs relier cette attirance un peu ineffable à tout ce qu’ils ont reçu en héritage.
3Au-delà de l’étude des déterminants de l’occupation d’un poste au sein de tels secteurs professionnels, ma réflexion, on l’aura compris, est une invite à pénétrer dans les arcanes de toute cette économie cachée, de tout ce jeu, de toutes ces stratégies, que les uns et les autres s’évertuent plus généralement à déployer, qui pour « faire choisir » à leur enfant la bonne filière — discrètement élitiste au besoin —, qui, par exemple, pour le « faire rentrer » par la petite porte dans telle ou telle de ces « administrations » tant convoitées. Ainsi vais-je être amené à parler « histoire de famille », histoire de solidarités familiales, de liens tissés entre parents et enfants, liens aboutissant à ce qu’entre les générations le fossé ne soit sans doute pas aussi grand qu’on l’affirme ici et là.
4Une question sera en filigrane à tout mon propos. Quelle est la nature des transmissions entre parents et enfants, et plus précisément de quoi sont faits ces « biens de famille » dont héritent les enfants ?
5De prime abord, on pense invariablement aux biens matériels qu’on laissera « derrière soi », patrimoine immobilier, capitaux... En fait je n’évoquerai pas vraiment tout cet ensemble. Certes cela compte et cela est compté, mais il me semble bien que le plus important, peut-être le plus délicat à saisir aussi, porte sur tout ce que les parents ont en quelque sorte déposé imperceptiblement en leurs enfants. Traits de caractère, traits de personnalité, ce qui va faire d’un jeune un adulte à part entière, il le devra plus qu’à l’école, plus qu’à ses amis, il le devra à sa famille. Les biens dont on hérite sont assez aisés à évaluer quand ils sont « sonnants et trébuchants ». Par contre, bien plus subtile est la mesure de toutes ces valeurs apportées par les uns et reçues par les autres.
6Biens au soleil ou chaises bancales, riches manoirs ou maisons encombrantes, le patrimoine, au sens notarial du terme, ne représente qu’une petite part de l’héritage que les enfants reçoivent. Ce qui donne une sorte d’immortalité aux parents, c’est tout ce qu’ils ont transmis plus ou moins à leur insu. Ensemble d’idées, de visions du monde, de schèmes de perception, de façons de voir, cet héritage immatériel se prolonge, façonne durablement. Les parents modèlent leurs enfants et il est assurément bien hâtif de brocarder la famille. Elle se porte finalement assez bien et si sa taille se réduit, le kaléidoscope des trois — voire quatre — générations que l’enfant a sous les yeux continue à imprimer sa marque.
7L’héritage moral, culturel, idéologique reçu sera certes transformé, adapté, mis quelquefois provisoirement sous le boisseau, mais avant cela il aura forgé les personnalités. Ce patrimoine-là est donc durable. Les parents ont des rêves inachevés. Régulièrement ils feront en sorte que leurs enfants les prolongent.
8On ne choisit pas le métier d’éducateur ou celui d’assistante sociale par hasard, et chez les hommes et les femmes qui optent pour de tels exercices se rappelle ce qu’ils ont puisé insensiblement tout au long de leur enfance et de leur jeunesse. S’il fallait donc à la fois donner le ton et résumer à l’extrême les questions auxquelles je vais répondre, je retiendrais volontiers les interrogations génériques suivantes : Comment devient-on travailleur social ? Quelle influence la famille exerce-t-elle dans ce « choix » ?
9Tentons donc quelques instants de soulever un coin du voile et d’élucider les entrelacs de l’insertion dans le champ des métiers de l’intervention sociale.
10On pourrait croire que, pour appréhender les déterminants de l’arrivée dans ces métiers, il faut et il suffit de demander aux uns et aux autres, impétrants ou confirmés, ce qui les a ainsi poussés à entrouvrir la porte, qui ici en devenant stagiaire dans tel établissement ou service social où « peut-être sera-t-on gardé », qui là en se présentant à une sélection ou à un concours, qui là encore en saisissant l’occasion d’un remplacement tombé à pic. Ce serait trop simple. Les récits de mémoire ont certes une grande valeur pour le chercheur, mais il faut bien les prendre pour ce qu’ils sont. La mémoire, rappelle Pierre Nora2, est en évolution permanente, ouverte à la dialectique du souvenir et de l’amnésie, inconsciente de ses déformations successives.
11Je me suis permis alors de risquer un regard dans les dossiers de sélection, à l’entrée en école d’éducateurs notamment. On y évoque le goût pour les enfants, l’attirance, un peu ineffable d’ailleurs, pour « s’occuper des autres », et au final on semble chercher le passage du Nord-Ouest entre vocation récusée et passion suspecte. On rationalise ainsi dans une écriture convenue, en puisant dans le registre des expériences précoces ou des modèles entrevus.
12Curieusement, et cela je l’ai relevé à maintes reprises lors des quelque deux cents entretiens réalisés, les récits qui se donnent à entendre sont composés très souvent de la même manière. On y évoque des rencontres pour ainsi dire miraculeuses avec des intercesseurs providentiels qui ont fait découvrir, sinon « se découvrir ». On y croise des passeurs qui ont initié. On y parle encore d’« événements déclencheurs », et puisque c’est difficile d’aller au fond des choses, on tente d’exprimer avec les mains cet élan où se profile bel et bien une métaphysique de la personne et de son projet.
13Dans ce que les individus se donnent ainsi à attendre, et qui positionne à un moment donné leur identité, j’ai pu repérer trois types de récits ; mais précisons d’emblée que ces trois catégories, ces trois types d’argumentaires ne renvoient pas à des profils sociaux préétablis ou à des façons d’avoir négocié sa scolarité, etc. D’ailleurs, façon peut-être de se jouer de ceux qui voudraient ainsi faire de telles correspondances, les récits peuvent très rapidement faire appel à l’un puis à l’autre registre et l’interlocuteur s’étonner même de la perplexité du chercheur face à ce qu’il perçoit comme des contradictions.
14J’ai d’abord relevé des représentations faisant la part belle au vocationnel, et ce y compris chez de jeunes professionnels. L’éveil, l’appel, l’élan sont ici bien présents. C’est difficile à dire, difficile à expliquer semble-t-il, et seule la caméra pourrait saisir les mouvements des mains qui tentent d’exprimer ce que les mots ne peuvent pas dire : « Je crois que je n’avais pas de vue précise, ni d’opinion concernant ce métier, j’ai réagi, comment dire… C’est intérieur, ce n’est pas du tout une démarche intellectuelle, en disant il y a quelque chose à faire pour x ou pour y, des raisons idéologiques, confessionnelles ou je ne sais pas quoi, non, c’est un truc viscéral, cela m’est venu comme ça en tête, la veine éducateur » ; « Pour moi, être éducateur, c’est une vocation. Je ne sais pas d’où elle vient, et c’est sûr qu’il n’y a pas que la vocation, il ne suffit pas de l’avoir, mais si on n’a pas la vocation, on n’a pas le contact avec les enfants ou les ados. »
15On ne peut pas dire que ce type de récit soit à rapporter à ceux et à celles — il est quand même plutôt féminin — ayant eu une socialisation religieuse marquée. Cela ne ressort pas nettement. On ne peut pas dire non plus qu’il soit à rapporter à un âge du métier. J’ai recueilli ainsi — je sors un peu du cadre — des récits de jeunes infirmières3 qui s’y apparentaient, avec des réflexions ensuite : « Mais, qu’est-ce que je dis là, si on m’entendait, moi qui suis contre la religion et tout ce qu’on trimbale sur notre métier, à vos cornettes, à votre bon cœur. » J’ai aussi collecté de tels récits auprès de futures assistantes sociales a priori à mille lieues d’avoir été élevées sur les genoux de l’Église.
16Le second type de récit renvoie à des événements déclencheurs, à ce que j’ai appelé dans mon premier ouvrage « le miracle de la rencontre4 ». Cet événement interférent, cet impensable déclencheur mis en scène, voire un peu théâtralisé, ce peut être la rencontre avec telle ou telle personne, mais aussi tel ou tel événement, telle ou telle lecture, et Chiens perdus sans collier de Gilbert Cesbron est l’ancêtre, dans les propos recueillis, d’une longue lignée de lectures « révélatrices » ni plus ni moins. Dans tous les cas, c’est affaire de basculement et de renouveau. Une nouvelle vie commence. Dans l’extrait que j’ai cité tout à l’heure, il est notable que cet homme, a posteriori, convoquait des qualités qui étaient en lui, qui ne demandaient qu’à s’exprimer en somme. Assurément on n’en a pas fini de l’analyse. Je suis par exemple intéressé par la façon dont, dans son dernier livre, Paul Fustier5 puise dans des entretiens annexés à ma thèse — qui pourtant date un peu — et en propose une interprétation originale, à la mesure de sa discipline psychologique.
17Le troisième type de récit s’appuie sur ce que j’ai appelé, de façon sans doute discutable, « l’imitation ». On a affaire là à la façon dont des individus prennent position vis-à-vis d’une arrivée dans un métier identique ou très proche (trop proche ?) de celui de l’un (ou des deux) parent(s). Il s’est agi régulièrement d’un récit biographique de mise à distance, de légitimation que c’est un choix propre : « Que si je les avais écoutés, j’aurais fait autre chose, et que si effectivement le nom est le même, ce que je fais, cela n’a rien, mais alors rien à voir ! » Conquête d’une identité narrative, expropriation de l’héritage, c’est ainsi que le « je » se dégage, voire résiste au sociologue, sur le mode explicite : « Je te vois venir. » Chez les infirmières, filles d’infirmières, que je sollicite actuellement, je continue à entendre les marques de la subjectivité d’un itinéraire perçu, renouvelé, fait aventure. Pourtant un tiers d’entre elles ont un proche parent déjà dans le métier.
18Ces trois types de discours, mais ici il s’agit nécessairement d’une simplification, peuvent s’aménager : j’ai recueilli des récits qui, sur deux heures d’entretien, sont passés sans y voir malice d’un type à un autre, le « Je ne sais pas si vous pouvez comprendre » s’accompagnant bel et bien de l’aspiration à y donner du sens présentement.
19Quels enseignements ai-je pu retirer de ces discours que d’aucuns nomment des « romans sociaux » ? On peut s’en douter, c’est toujours une gageure que de synthétiser, en quelques lignes, options méthodologiques, partis pris théoriques, constats émaillés de précisions, de prudence aussi. Dès que l’on évoque le choix du métier et les raisons qui font qu’un individu opte pour telle ou telle voie, chacun a son idée, son mot à dire, son illustration à donner. Parce que l’on touche là à un « domaine sensible », celui de la filiation, on n’est pas prêt à s’en laisser compter, et le chercheur se heurte à des résistances, à des réticences, à des objections bien difficiles à lever. Les travailleurs sociaux cultivent assez fortement une vision que l’on pourrait dire « autodidaxique » de leur arrivée dans le métier. Plus que la reconnaissance de tout ce qu’ils doivent à leurs racines, ils ont souvent le sentiment d’être parvenus là, envers et contre tout, à une insertion somme toute honorable, grâce à leur obstination, à leurs ressources propres, ou, pour le dire plus trivialement, « à la force de leurs poignets ». Ce rêve de parthénogenèse est ainsi très présent dans les récits biographiques.
20En guise d’entrée en matière, je me propose de mettre l’accent sur quelques idées reçues.
Les différences évoquées entre générations de travailleurs sociaux sont discutables
21Faut-il rappeler ici les discours mille fois renouvelés sur les changements, les glissements, les ruptures, par exemple entre ceux et celles qui actuellement entrent dans le métier d’éducateur ou d’assistante sociale et leurs prédécesseurs qui ont pris poste il y a quinze ou vingt ans ? À écouter les uns et les autres, tout est bouleversé : la formation, le profil des étudiants, leurs motivations émoussées, etc. Les plus jeunes dans le métier perçoivent des aînés fatigués et manquant de fougue et d’audace, ceux-là même qui se vivent engagés et déroutés par des cadets immatures et inexpérimentés. La sociologie des générations, les travaux de Claudine Attias-Donfut notamment6, autorise d’abord à repérer que de tels discours sont éternellement reproduits, et ensuite à ne pas trop y accorder crédit.
22Contrairement à ce qui se pense et à ce qui se dit, les écarts ne sont pas fondamentaux. En effet, sur bien des versants, la donne n’a pas semble-t-il considérablement bougé depuis au moins vingt ans. Après une recherche sur les éducateurs spécialisés, je me suis penché sur les recalés, sur ceux et celles qui ont échoué aux épreuves de sélection d’entrée en école de travail social. Ensuite j’ai mené une étude comparative entre un millier d’assistantes sociales en poste et le tiers des élèves en formation dans l’Hexagone en 1998, soit environ 1 200 étudiants. J’ai poussé mes feux vers le métier de conseillère en économie sociale et familiale, vers les moniteurs-éducateurs, etc. Il y a peu, j’ai étudié empiriquement les profils sociaux des quelque 450 éducateurs recrutés exceptionnellement par la Protection judiciaire de la jeunesse. Certes on n’obtient des réponses qu’aux questions que l’on pose, et mes investigations portent essentiellement sur des variables sociologiques. Reste une stabilité qui détonne à l’heure d’un paysage dépeint comme en plein chamboulement. Les biographies sont quelquefois étonnamment proches et les expériences incorporées, les valeurs reçues avec toute la force d’une transmission échappant au conscient et au calcul, tout concourt à ce que, au final, les points communs l’emportent très largement sur des différences pieusement cultivées. Pieusement, puisque c’est ainsi que l’on se démarque : « Je ne suis pas comme... je suis », c’est le fondement de l’identité, y compris au sein du métier.
« Le champ des possibles » tend à circonscrire le choix du métier dans un faisceau assez étroit
23Régulièrement, au fil des entretiens que j’ai pu mener avec des travailleurs sociaux, ce hasard circonstanciel commode se révélait au locuteur lui-même pour ce qu’il était : un construction bien fragile. Pourtant il ne s’agissait pas de verser dans quelque volonté de surprendre en flagrant délit de passe-passe la personne invitée à décliner ce qui, pour elle, expliquait son choix. Ce qui est familier, rappelait à l’envi Hegel, n’est pas pour cela connu. Curieusement d’ailleurs, ce sont mes questions qui aboutissaient régulièrement à ce que, selon l’expression consacrée, les personnes interrogées « voient les choses autrement » : « Ma mère était institutrice dans le privé, et elle accueillait de temps en temps un jeune handicapé de 1’IME d’X, mais ça n’a rien à voir avec mon choix parce qu’elle était en retraite quand j’ai décidé de devenir éducatrice. »
24Rétrospectivement, de tels propos paraissent à la limite caricaturaux. Ils ne le sont pas. Plus le social est intense, moins il apparaît oppressif. Je pourrais ainsi rapporter maints discours de la même veine renvoyant à la farouche volonté de se présenter sans profondeur généalogique, quitte à occulter à soi-même tout ce à quoi, indubitablement, on est redevable.
25Deux exemples encore. Ce faisceau des possibles peut se lire dans les métiers exercés par la fratrie. Qu’observe-t-on ? Que près de 30 % des frères et des sœurs d’éducateurs et d’éducatrices sont employés, que près de 40 % appartiennent aux professions intermédiaires, et que parmi elles la proportion des instituteurs et des métiers du secteur médico-social est au bas mot douze fois plus forte que la moyenne nationale. Repérons que si des échappées sont bien entendu possibles, il reste un conjonction délimitant pensable et impensable, réalisme et irréalisable.
26Seconde illustration de l’enracinement familial : l’Action sociale des armées7 emploie constamment 700 assistantes sociales (dont une vingtaine d’hommes actuellement). Rien d’univoque dans les profils sociaux, mais cependant régulièrement une fréquentation précoce des casernes (c’est le cas de la majorité des 50 assistantes sociales recrutées il y deux ans), et avec une connaissance incorporée de tous les chemins de traverse d’une institution tout sauf monolithique. Dans les jeux de donnant-donnant avec les officiers qui sont leurs principaux interlocuteurs, les ressources dans lesquelles elles puisent, difficile de ne pas les rapporter à leur socialisation initiale. D’ailleurs il existait, jusqu’à il y a peu, très clairement des directives invitant les instances de recrutement à faire la part belle — dans les années 1950 c’était une part exclusive d’ailleurs très officiellement — aux filles de militaires. Alors social de vocation ? social de passage ? Rares sont celles qui pensent à une réorientation intra-professionnelle. Il est intéressant d’ailleurs de relever que ce milieu de l’armée, de la police, de la gendarmerie, des personnels des maisons d’arrêt, a toujours été un vecteur important, pour le recrutement dans les métiers d’éducateur et d’assistante sociale. J’ai pointé une forte proportion d’assistantes sociales issues de ces horizons professionnels, par exemple dès les années 1930, dans bien des secteurs tels les services sociaux en entreprise. Cela renvoie-t-il à des métiers d’ordre ajustés heureusement aux aspirations d’ordonnancement de ces jeunes sortis du rang ? L’analyse peut se faire plus prosaïque, mais la conjonction est troublante et cette surreprésentation vaut toujours en l’an 2000 dans les écoles et autres IRTS.
27On l’aura compris, c’est bien en amont qu’il faut rechercher. Assurément la famille de l’éducateur, de l’assistante sociale, a joué un rôle de tout premier plan. Quasiment jamais, elle n’a exhorté son enfant pour qu’il emprunte une telle voie. D’ailleurs, connaissait-elle ces métiers aux contours quelquefois mal délimités ? Rien n’est moins sûr. Alors comment cela s’est-il passé ?
28Ici, je vais d’abord rappeler, très brièvement nécessairement, tout ce qu’une famille transmet, tout ce que les enfants intériorisent. Le point de départ est là et pas ailleurs. Par la suite, je déclinerai quelques ancrages qui, au final, expliquent l’option professionnelle, et au-delà d’ailleurs certains traits de personnalité. L’attirance pour l’encadrement et l’ordre (qui cohabite de moins en moins avec un discours de désordre...), mais aussi cette ambition qu’on hésite à déclarer, mais qui se décèle pourtant bien quand il s’agit d’obtenir un poste hiérarchique... tout cela puise dans un héritage assimilé sur le mode de l’allant de soi et du « mais tout le monde est pareil ! » J’évoquerai d’abord la trajectoire des parents, puis les projets qu’ils avaient pour leur progéniture, le fait enfin qu’ils ont été des arpenteurs souvent résolus des allées latérales de l’Église. Puisqu’il faut bien s’arrêter quelque part, je soulignerai pour conclure ce que j’appelle le « transfert de militance » en relevant simplement une observation : la moitié des éducateurs ont été délégués de classe...
29La famille donc… Je ne serai pas très original en rappelant que les parents parviennent fort bien, aujourd’hui comme hier, à transmettre le centre de leurs systèmes de valeurs et de normes. Ce centre, on pourrait dire ce « noyau dur », touche bien entendu aux valeurs morales, éthiques, religieuses et politiques. Assimilé, cet héritage se rappelle chez les enfants dans les actes, dans les points de vue, dans les visions du monde, des plus anodins aux plus engageants. La nature des transmissions entre générations n’a rien de l’immédiateté, n’a rien de mécanique non plus. Les familles, sans s’en rendre compte, sans même le rechercher explicitement, se donnent en modèle ; et c’est tout ce qu’elles diffusent qui participe de cet « esprit de famille » avec une efficacité surprenante... D’autant plus surprenante que le réseau familial est silencieux, discret et à la limite invisible pour le non averti. D’ailleurs il échappe souvent au conscient et au calcul, ce qui autorise les uns et les autres à penser s’en dédouaner : « Mes parents, je leur dois rien ; d’ailleurs, je me suis fâchée avec eux longtemps ; j’ai claqué la porte en terminale et j’ai tracé ma route toute seule. J’étais déjà éducatrice quand on a renoué... J’avais eu un enfant et... »
30Les solidarités familiales, faut-il le rappeler, sont à l’ordre du jour. On les redécouvre et on fait mine de croire qu’elles s’étaient relâchées un temps. Illusion, bien entendu ! Les valeurs transmises ont représenté, au sens fort du terme, un capital dès lors que l’enfant a « choisi » un métier où ces mêmes valeurs ont un cours élevé. De plus, et cela aussi mérite d’être souligné, combien d’éducateurs n’ont-ils pas bénéficié des « relations » de leurs parents ? Cela, souvent, ils l’ont oublié.
Les trajectoires des parents
31Ces trajectoires, on s’en doute, sont à la fois complexes et variées. Sans prétendre avancer alors quelque trajectoire modale que ce soit, je convoquerai volontiers deux types d’itinéraires biographiques. Le premier est assurément minoritaire et j’y passerai rapidement. Il renvoie à ce qui a été l’un des premiers « viviers » de recrutement des assistantes sociales, à savoir la bourgeoise. Le second est beaucoup plus fréquent, chez les éducateurs et éducatrices, mais aussi au-delà, puisque les professionnels issus des « classes moyennes » sont de plus en plus fortement représentés dans l’ensemble des métiers sociaux de niveau bac + 3. Deux types de trajectoires donc.
32Les professionnels se rapportant au premier type ont eu assez clairement un cursus scolaire qui détonne avec ceux de leurs frères et sœurs même si, sur le registre de leurs recrutements matrimoniaux, que j’ai aussi étudiés, ces écarts ne sont pas vraiment visibles, pas plus qu’il ne le sont pour ce qui concerne la scolarité de leurs propres enfants. Ces hommes et ces femmes ont mis en avant dans leur sélection les multiples activités associatives, sur un registre nettement artistique, dans lesquelles ils étaient engagés — et c’est vrai qu’ils vivent leur métier comme vie d’artiste. Peu de plan de carrière, peu d’appétence pour des postes hiérarchiques ; ce qui compte c’est tout le loisir qui leur est laissé dans leur travail pour impulser des activités artistiques, pour sortir des murs, pour y faire entrer leurs amis artistes. Ils jouent les frontières et les hors-jeu, se moquent des enjeux institutionnels. Ils sont ailleurs, bien que très entreprenants. Ils sont aussi de passage et sont parmi les plus mobiles sur les postes et les détachements de postes. Contrairement alors à la très grande majorité des travailleurs sociaux, ils n’y font pas souvent carrière. Il est d’ailleurs malaisé de savoir vers quoi ils sont allés... un peu comme si de toute façon ce n’était pas vraiment leur monde. On dira qu’il y a eu de leur part stratégie de résistance au déclassement via des postes inclassables… Sans doute ; restent exemplairement des éducateurs, plus que des assistantes sociales d’ailleurs, rappelant bien des traits de ce qu’il est convenu d’appeler « une vie d’artiste ».
33Les travailleurs sociaux issus des classes moyennes — ils sont majoritaires aujourd’hui — ont un itinéraire qui, bien souvent, n’a rien d’anodin, et j’opte ici pour le rappel de traits qui, sans pouvoir être généralisés, se sont révélés cependant assez régulièrement présents. Généralement la carrière du père a été ponctuée de changements de métier ou de poste, et souvent sa direction est ascendante. Faiblement pourvu en capital scolaire, en diplômes, issu lui-même de milieu modeste, il a régulièrement dérogé au destin tracé, en quittant la ferme par exemple, en devenant ouvrier, en s’engageant dans l’administration. Quitter le rang, monter, progresser, « devenir autre chose », sont des leitmotive, et il faut reconnaître qu’en fin de carrière nombre d’entre eux seront contremaîtres, chefs d’équipe ou de chantier, chefs de bureau, etc. On pourrait penser qu’il n’y a rien là d’original. Statistiquement, leur itinéraire professionnel est portant plutôt atypique et tient à des dispositions morales qui se rappellent ailleurs.
34Peu d’entre eux sont parvenus à franchir la barrière et à devenir techniciens. Par contre, l’armée, la police, le gardiennage en maison d’arrêt, et leur palette de métiers, sont au bas mot dix fois supérieurs à la moyenne, et ce quelle que soit l’origine géographique. Je suis trop bref, mais disons que l’ordre, en filigrane, et l’ambition, comme une évidence, puisent bien dans des modèles incorporés. On n’est pas ambitieux comme on est blond ou brun ; on hérite d’une disposition durable. De la même manière, on se fait gardien de l’ordre moral par imprégnation précoce.
35Au prix d’efforts consentis tout au long de leur vie professionnelle, les parents (j’évoque ici les pères, mais bien entendu les mères ont eu aussi un rôle de premier plan, surtout d’ailleurs auprès de leurs filles) sont parvenus à une position d’entre-deux : petits chefs, petits cadres, sous-officiers. Ils n’avaient absolument pas l’intention de voir leurs enfants dilapider ce versant particulier du patrimoine. Curieusement — et là encore cela se rappelle chez les travailleurs sociaux — ils ont pu avoir en quelque sorte des injonctions contradictoires : « Assure et grimpe ! », « Assure ! », en devenant fonctionnaire. En faire un enseignant, une enseignante, secondairement, pour les garçons, un agent administratif, pour les filles, une infirmière : tels étaient massivement les projets parentaux. « Grimpe ! », mais sans prendre de risque (ce qui peut être contradictoire...). De là, sans doute, le souci des parents de savoir, quand leur fils ou leur fille leur annonçait ce qu’il (ce qu’elle) comptait faire, en quoi consistait ce métier, s’il était « sûr », « si on pouvait monter par des concours ». Souvent ils étaient plutôt rassurés. Certes, éducateur par exemple, c’était presque instituteur, presque fonctionnaire, mais après tout, c’était toujours un bon début.
36Les projets parentaux laissent des traces. Ici, il m’est difficile de le développer plus avant. Disons simplement que ces projets, que ces désirs ont valeur d’exemple. Pour employer une métaphore marine, ils servent d’amers, c’est-à-dire de repères, de lignes de mire grâce auxquels on se dirige, à partir desquels on peut faire le point de là où on est, de là où on en est.
37Souligner la fréquente croyance, et au-delà la pratique religieuse très marquée d’une proportion significative de parents, fait figure de bouteille à l’encre. Encore aujourd’hui, d’où — indice parmi d’autres — ma défiance vis-à-vis d’un raisonnement mettant l’accent sur les écarts entre générations de travailleurs sociaux, cette intégration religieuse est forte (40 % de pratiquants occasionnels ou réguliers chez les familles des éducateurs en formation). Mais ici je voudrais plutôt mettre l’accent sur des particularités. De la JOC à la JAC. en passant par le MRJC, se donne à lire un activisme résolu : l’Église, on le sait, vacille sur ses bases (providentialisme, culpabilisation pécheresse...), et des laïcs, dès les années 1950, ont insufflé une lecture proprement sociale du message divin. Les parents d’éducateurs ont été de ces prosélytes sincères arpentant ses allées latérales. Leur engagement associatif aussi est remarquable quand on sait que 45 % d’entre eux ont assumé des responsabilités importantes. Pour une bonne part cela va représenter d’ailleurs l’antichambre pour des mandats d’élus locaux. Repérons aussi que, par la vie associative, les familles ont accumulé une forme particulière de capital social : les relations. Capital précieux et entretenu — on dit bien « entretenir des relations » — surtout quand on ne peut pas se targuer d’un fort capital scolaire ou financier. Ces relations seront mises à profit le moment venu.
38Le monde social est fait de ces stratégies invisibles pour le profane. I1 faudrait prolonger le propos et dépasser l’aggiornamento. Par le biais des associations de parents d’élèves et des occasions de côtoyer d’autres horizons, d’autres milieux, y compris au sein de l’école publique, l’alliance de conviction et de volonté de « faire quelque chose pour » a trouvé ces premières formes d’expression. Là aussi l’héritage se révélera tenace.
39Rebond ou ricochet, reste à élucider de quelle manière ces dispositions, cette force de rappel alliant valeurs morales, aspiration à agir sur le monde, à s’engager, s’est prolongée chez les éducateurs. Les formes sont multiples, et l’on a, à vrai dire, l’embarras du choix. Les enfants de chœur sont pléthore ; la participation à des mouvements de jeunesse, au scoutisme en premier lieu, concerne encore par exemple plus d’un éducateur en formation sur trois (45 % chez les professionnels en poste !) au moment où il ne touche que 2 à 3 % d’une classe d’âge ; le monitorat de colonies de vacances n’inaugure pas l’arrivée dans la profession, il prolonge des dispositions qui font désormais partie de l’être.
40Je me propose de retenir simplement, à titre d’illustration, le fait d’avoir été délégué de classe, « chef de classe » disait-on aussi. On ne le pointera jamais assez, les éducateurs en particulier — ici des différences sont assez nettes avec par exemple les assistantes sociales, au cursus scolaire moins heurté —, ont souvent connu des redoublements, mais, compte tenu de leurs origines sociales, leur réussite scolaire est supérieure à la moyenne. Disons donc qu’ils étaient, que leurs familles étaient, « obstinés ». L’adolescent qui briguait avec succès, et souvent plusieurs fois de suite, un tel mandat, se manifestait, se faisait remarquer. Il cherchait sans doute inconsciemment à marquer une différence, à refuser l’étendue des verdicts scolaires... comme une manière de démontrer qu’il valait mieux, qu’il était autre chose que ses mauvaises notes. Brouiller les classements, inverser l’ordre des positions, se prévaloir de réussites, d’initiatives, de jeu égal avec les adultes, apparaissent en filigrane de leur aspiration à ne pas se fondre, à résister à la relégation et au déclassement, à rebondir (signalons au passage qu’une forte corrélation existe chez les éducateurs entre le fait d’avoir été délégué de classe et le nombre de redoublements).
41À elle seule, cette prise de position ne constitue pas, bien entendu, un déterminant majeur dans le choix du métier. C’est plutôt une façon de convertir positivement une intégration scolaire difficile. L’échec scolaire devient un événement déclencheur d’un processus de construction de soi, dans la logique d’une culture d’encadrement que les éducateurs ont héritée de leur famille, d’où le fait qu’ils ont été bien plus souvent que la moyenne délégués de classe.
42Ainsi, au-delà des décennies, ai-je repéré la prégnance d’un milieu d’origine des travailleurs sociaux, à la fois singulier et assez bien défini. Des fractions de classe en ascension, investissant largement certains versants du tissu associatif, s’engageant notamment au sein de réseaux très proches du catholicisme social, continuent depuis vingt ou trente ans de diriger leurs fils et leurs filles vers un secteur d’emplois où, plus que des savoirs scolaires authentifiés, ce qu’il importe de posséder, ce sont des dispositions éthiques, des convictions humanistes, voire une aspiration au dévouement. Les valeurs familiales qui se sont transmises, par imprégnation plus que par exhortation, par familiarisation plus que par inculcation, ont permis à des hommes et à des femmes d’obtenir un emploi en adéquation avec leurs motivations socialement constituées.
Notes de bas de page
1 Muxel (Anne), « Chronique familiale de deux héritages politiques et religieux », Cahiers internationaux de sociologie, LXXXI (1), 1986, p. 255-280.
2 Nora (Pierre), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984, t. 1, 423 p.
3 Vilbrod (Alain), « Les infirmières libérales sous la loupe des sociologues », Avenir et santé, n° 290, 2000, p. 3-7.
4 Vilbrod (Alain), Devenir éducateur, une affaire de famille, Paris, L’Harmattan, 1995, 302 p.
5 Fustier (Paul), Le lien d’accompagnement, Paris, Dunod, 2000, 238 p.
6 Attias-Donfut (Claudine), Les solidarités entre générations, Paris, Nathan, 1995, 352 p.
7 Vilbrod (Alain), L’assistante sociale et le militaire, Paris, L’Harmattan, 2000, 174 p.
Auteur
Maître de conférences de sociologie, Université de Bretagne occidentale et ARS, équipe d’accueil 3149.
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