Remémorer le passé, planifier l’avenir : la femme et les stratégies familiales dans la Navarre moderne
p. 699-713
Texte intégral
Introduction. Époque de changements
1L’incorporation du royaume de Navarre à la Couronne de Castille en 1512 marqua le début d’une nouvelle étape dans la vie de ce petit territoire jusqu’à alors à cheval entre ses puissants voisins. Ce fait politique coïncidait dans le temps avec la naissance d’une nouvelle ère, riche en changements et transformations.
2Durant les temps modernes, en effet, les changements se font sentir dans tous les domaines de la vie, y compris la structure familiale. Transformations parfois subtiles ou profondes, lentes ou rapides, qui finiront par configurer un nouveau modèle. Celui-ci n’est pas exclusif, évidemment, de la Navarre, mais cet exemple constitue un intéressant point d’observation.
3Le milieu physique et social du monde pyrénéen et pré-pyrénéen pendant l’Ancien Régime nous est bien connu1. Des idées comme le contrôle de la croissance, le système rigide de l’héritier unique, le haut pourcentage de célibat, l’émigration... apparaissent souvent dans les travaux existants. La bibliographie est abondante, et nous ne manquons pas de monographies illustrant les diversités des différentes régions, époques ou pratiques. Dans une perspective historique, une étude récente sur la maison s’est proposé d’expliquer son origine et son évolution dans le temps2.
4Le premier changement dont nous allons parler est celui de l’organisation sociale de l’espace. Il est bien connu que, tout au long des temps modernes, les bourgs et les villes vont acquérir un rôle prépondérant sur les autres localités de caractère plus rural, comme les hameaux ou “lieux-dits”. Les grandes lignées - on le voit clairement dans notre région - vont alors fixer leur résidence habituelle dans les villes, délaissant leur terroir d’origine, dont elles conserveront le nom mais qui cesse d’être leur centre de vie et d’activités. Ces familles agirent, consciemment ou inconsciemment, comme modèle pour les habitants des villes où elles se fixèrent. Sans aucun doute, l’une des valeurs qui distinguait la noblesse des autres groupes sociaux était le rôle primordial accordé au mâle : primogéniture masculine, transmission du nom paternel, dot considérable accordée à la fille ou à la sœur pour se maintenir (ou monter) dans cette “échelle sociale”, très faible importance de la femme dans ce jeu complexe de décisions familiales - son rôle étant plutôt celui d’un “hôte de passage”3. Tout cela, comme nous le verrons, est complètement à l’opposé de ce qui était la pratique domestique courante dans les vieilles maisons rurales de la région.
5Cet établissement urbain eut une autre conséquence importante : la rupture entre l’espace domestique et l’espace productif4. En effet, dans le monde rural des hameaux (10 à 15 maisons ayant droit de résidence), la femme pouvait s’occuper simultanément des tâches domestiques, du jardin potager adjacent, de la basse-cour, de la filature et du tissage du lin et de la laine. En ville, au contraire, ces deux espaces sont dissociés, privant ainsi la femme de son rôle économique. D’après une étude récente, la stratégie des “maisons” urbaines sera de nommer un héritier mâle de façon à attirer des dots substantielles. La ville va ainsi attirer les richesses économiques de la région et forcer les propriétés rurales à suivre une autre stratégie, étant donné qu’elles ne peuvent lutter dans cette course aux meilleures dots5.
6Une troisième évolution se produit à un rythme rapide. Jusqu’à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe, l’identité d’un sujet et d’un groupe familial était marquée par son lieu d’origine. Les noms étaient simplement des toponymes qui désignaient le lieu de provenance : Juan de Orbaiz, par exemple. Ceci, comme l’a signalé Menant pour le bas Moyen Âge, est typique des régions d’habitat dispersé ou semi-dispersé comme celle étudiée ici6. Pendant les trente premières années du XVIIe siècle, le nom se fixe, se vidant de contenu7. Ainsi, Juan de Orbaiz ne voudra plus dire “natif de Orbaiz”, mais “fils de Orbaiz”. En même temps, s’affirme la tendance à prendre le nom du père. Dans cette norme de filiation de plus en plus patrilinéaire - tendance existante dans d’autres domaines - il faut signaler l’influence de l’administration royale.
7L’anthroponymie offre un indice supplémentaire confirmant que ce n’est plus la terre qui joue le rôle principal pour définir l’identité des membres d’un groupe familial, mais plutôt la famille constituée autour du couple : le fait que, de plus en plus, chaque fils ou fille reçoit un prénom individuel et différent de celui de ses frères. Comme on le verra dans certains exemples, aux dates les plus anciennes de notre étude, les répétitions, même multiples, étaient très fréquentes ; de plus le choix se limitait à une liste de noms très réduite8. On peut admettre diverses interprétations, mais il paraît évident que cela témoignait d’une faible consistance des liens de fraternité, qui s’entendaient comme quelque chose de purement transitoire. Le destin des frères et sœurs, corroboré par l’étude de la généalogie des lignées, est de se séparer à un âge précoce, et même de se remplacer si l’un meurt précocement. De plus, surtout dans les familles les plus prospères, le prénom pouvait faire partie du patrimoine immatériel et pouvait être donné à plus d’un fils ou d’une fille pour préserver la mémoire des ancêtres9.
8Dans notre exposé nous voulons surtout nous centrer sur le rôle de la femme comme organisatrice des stratégies domestiques, et plus concrètement, comme héritière et gestionnaire du patrimoine familial, grâce à un indicateur : la transmission du nom à ses descendants. Un des objectifs de cet exposé est “de redécouvrir le facteur social individuel et sa tendance à l’autonomie face aux structures”10. Cette aspiration est toujours légitime mais à plus forte raison quand il s’agit, comme dans les cas que nous allons exposer, d’une réalité souvent sous-valorisée par les différentes sources, celui de la femme organisatrice des stratégies domestiques11. Dans le cas de la Navarre pré-pyrénéenne cette “occultation” obéit à un double motif : d’une part les différentes sources transcrivent des concepts de culture orale populaire dans une prose plus littéraire, d’autre part elles doivent traduire les termes basques en castillan.
9Notre hypothèse est que la femme, à l’intérieur de la maison pré-pyrénéenne navarraise de l’Âge Moderne, pouvait avoir une marge de manœuvre ou un poids supérieur à ce qui pourrait paraître à première vue. Il ne s’agit donc pas de contester tel ou tel jugement formulé précédemment sur les structures et les normes d’une lignée, mais plutôt de nuancer ce que nous en savons déjà.
10Tout d’abord nous avons étudié consciencieusement tous les contrats de mariage pour une zone délimitée, conservés dans les dépendances d’une étude de notaire, depuis les plus anciens (vers 1530), jusqu’à ceux de 1725, à la fin de la guerre de Succession d’Espagne12. Grâce à l’incommensurable richesse de ces sources, il nous a été possible de dresser des arbres généalogiques. Ainsi avons-nous pu reconstituer la trajectoire de bon nombre de “maisons” tout au long de plusieurs générations. L’étude de notaire choisie fut celle d’Aoiz, typique ville marchande enclavée dans une des vallées pré-pyrénéennes, entourée d’une zone d’influence constituée par des vallées plus montagneuses que la ville, chacune comprenant une série de lieux-dits, composés chacun de dix ou quinze “maisons”. Ces lieux-dits, à notre époque, se consacrent à l’agriculture alors que la ville dont ils dépendent a une activité économique plus diversifiée.
11Parmi toutes ces généalogies nous avons sélectionné quelques-unes des meilleures : celles où - souvent grâce à la conservation du nom de la “maison” - il a été possible de relier une plus grande quantité d’informations sur un plus grand laps de temps. On dispose ainsi d’une vaste série d’“histoires de familles”, correspondant à divers groupes sociaux, bien que ce soit surtout celles de familles possédant un certain patrimoine immobilier, vu que les familles plus modestes ne font pas de contrat de mariage et que leur identité n’est pas suffisamment précisé, de sorte que leur trace se perd.
12L’aspect de l’intervention de la femme sur lequel nous allons nous centrer plus concrètement est l’étude de l’usage et de la transmission du nom propre et de leurs irrégularités. En faisant l’étude de l’anthroponymie comme indissociable de celle de la société, nous chercherons ainsi à connaître le rôle exercé par la femme13.
L’appel de la terre. Étude de l’usage et de la transmission des noms
13Tout au long de la période étudiée, mais spécialement dans les cas correspondant au XVIe siècle et à la première moitié du XVIIe, on remarque qu’il n’y a pas de règle unique en ce qui concerne l’usage et la transmission des noms. Ce que l’on peut en déduire c’est que le système que l’on connaît maintenant – décidément patrilinéaire - est en voie de formation, ce qui provoque ces apparentes irrégularités.
14Par rapport au problème de l’identification des personnes dans le passé, la première chose à signaler, bien que ce soit connu, est que le nombre et la qualité des informations augmentent avec le temps. Les faits que l’on peut certifier pour le XVIe siècle sont peu nombreux ; par contre, on connaît beaucoup plus en détail et avec plus de certitude la trajectoire des maisons au début du XVIIIe siècle, branches collatérales y comprises. De plus, l’univers mental de cette étape finale nous est plus proche et facile à comprendre que celui du XVIe. Et il faut en outre tenir compte du sous-enregistrement des personnes de condition défavorisée. Non seulement les pauvres apparaissent insuffisamment représentés, mais quand ils le sont, il est difficile de les identifier. Pour des raisons que l’on verra tout de suite, plus une personne possède de biens - en particulier si ces biens sont liés à la terre, le bien par excellence -, plus il sera facile de l’identifier et de l’individualiser, c’est-à-dire de relier tous les fichiers la concernant14.
15Comme nous l’avons signalé, au début de la période étudiée, le nom était encore pourvu de sens ; il pouvait indiquer le lieu d’origine du sujet - souvent différent de celui de résidence15-, se référer à un lieu de résidence prolongée ou au nom de sa maison. Il n’était pas rare que le nom d’un sujet changeât au cours de la vie, selon les différentes étapes de celle-ci, ce qui rend très difficile, et quelquefois impossible, l’identification des individus et la reconstruction de généalogies. Evidemment, cela coïncide avec le début de la formation de l’État moderne et avec l’absence de registres d’état civil des habitants du pays. En fait l’individu n’avait pas de nom officiel16. Il ne faut pas perdre de vue non plus que les textes écrits omettaient une bonne partie de la richesse des dénominations d’une personne17.
16Pendant cette période instable, les noms suivent aussi bien les règles patrilinéaires que matrilinéaires. Progressivement, et surtout tout au long du XVIIe siècle, toutes ces pratiques se normalisent. De plus en plus, le nom se vide de contenu et se voit utilisé comme indicateur neutre ; en même temps, la pratique d’adopter le nom paternel devient courante. L’utilisation des deux noms, paternel et maternel, dans cet ordre, est encore inconnue. Les noms doubles ne manquent pas, mais normalement ils ont été hérités ainsi d’un des parents, et l’ordre peut être aléatoire ou varier selon les moments. Parfois, comme on le verra dans quelques exemples choisis, il s’agit d’un mélange du lieu d’origine et du nom du domaine originaire.
17Sous l’influence de la trajectoire individuelle sur la dénomination, on peut trouver des frères dont les noms ne coïncident pas, facteur qui complique considérablement la reconstruction de généalogies et même de biographies personnelles.
18Malgré toutes les difficultés, l’approche du problème de la dénomination personnelle, surtout dans la période la plus éloignée dans le temps, peut nous éclairer sur la structure organisatrice de la maison, apportant une clarté qui manque peut-être en manipulant un autre type de documentation.
19C’est à Nagore, petit village de la vallée de l’Arce qu’on trouve un des exemples les plus clairs de la formation du système de dénomination personnelle. On y rencontre des renseignements très anciens sur la maison Enecorena (littéralement, “la maison de Eneco”)18, laquelle, en 1570, était aux mains d’une femme, María de Enecorena (voir arbre généalogique 1). Après la mort de son premier mari, Sancho de Lacabe, elle se maria en secondes noces avec Miguel de Meoz, pratique habituelle chez les héritiers veufs. Les autres actes concernant María qui nous sont connus vont être de bons exemples de la stratégie suivie par la maison. Elle avait eu deux fils de son premier mariage, María et Juan. En 1570 elle nomma María héritière, et elle déshérita Juan19. La première épousa Juan de Elizalde, habitant de Orbaiz, et on sait par son contrat de mariage qu’elle était connue sous le nom de María de Enecorena, c’est-à-dire le même nom que sa mère, qui vivait toujours. Le nom de son père a donc disparu ; à sa place on utilise le nom de la maison maternelle.
20Quarante-trois ans plus tard, en 1613, il fut procédé dans la vallée de Arce à une estimation de tous les biens mobiliers et immobiliers, ces documents nous permettant de confronter cette information avec celle obtenue grâce aux actes notariés20. À cette époque, l’héritage était passé à la génération suivante, on ne sait pas dans quelles circonstances. À ce moment-là, l’héritier du patrimoine et de la maison Enecorena est le fils de la deuxième María, appelé Juan de Orbaiz. C’est-à-dire que pour l’identifier, contrairement à ce qui se passait à la génération précédente, c’est une règle patrilinéaire qui s’applique, même si le fils n’est pas connu par le nom paternel, mais par celui du village d’origine, Orbaiz. De plus, et très significativement, la déclaration appelle le propriétaire Juan de Orbaiz Enecorena. À notre avis, le fait exceptionnel qu’à une date si précoce un sujet porte le “premier nom” paternel et le deuxième maternel pouvait s’interpréter comme une détermination de l’officier royal chargé de la réalisation de l’arpentage, ignorant ce qui pourrait être la dénomination par laquelle le sujet était connu, qui finalement apparaît annotée pour que le patrimoine soit reconnu. Le fait que, au moins depuis 1600, la deuxième María de Enecorena fût également veuve contribua aussi au maintien du nom “Enecorena”21.
21Comme on l’a dit, il s’agit d’un cas très clair de la manière dont se forme le système de dénomination personnelle. On peut peut-être y voir aussi le rôle encore hésitant de l’État dans l’application de règles patrilinéaires, ainsi que l’importance du texte écrit22. Dans cet exemple, les éléments qui marquaient l’identité d’une personne paraissent évidents : la propriété ou maison ; le lieu d’origine ; le nom ; de même que la fugacité de la trace des conjoints rapportés, dont le souvenir ne survit pas dans la dénomination. C’est un autre bon indicateur de la faible importance donnée au nom lui-même ; par exemple, le fait de savoir exactement de quelle personne concrète on parle quand on dit “María de Enecorena” (mère ou fille), ou “Juan de Orbaiz” ne paraît pas important. Ce qui importe, c’est l’ensemble, la propriété, la maison.
22Un cas significatif se présente au lieu-dit d’Arizcuren, dans la maison qui finira par s’appeler Remonena, bien que dans ce cas notre information date du milieu du XVIIe siècle En 1653 est passé le contrat de mariage de l’héritier, Miguel Joanco Alemán, fils de Ramón et de Graciana de Arizcuren, elle-même probablement héritière de la génération précédente. La mort prématurée de Graciana détermina peut-être le mariage du fils qui se trouvait à ce moment-là en situation propice. L’épouse élue fut María de Rala, habitante de Rala, qui apporta une dot de 160 ducats23 (voir arbre généalogique 2). L’héritier avait au moins une sœur, María Alemán, certainement plus jeune de quelques années. Sept ans plus tard, en 1660, celle-ci quitta la maison pour se marier avec un héritier, Juan de Iribarren, de Elcoaz. Son frère Miguel lui donnera alors comme dot 80 ducats, la moitié de ce qu’il avait reçu pour son propre mariage. À cette génération, la maison était connue sous le nom de “Pelairearena”, la “maison du cardeur ou tisseur de drap”.
23Nous n’avons pas beaucoup d’informations sur la génération suivante - celle des enfants de Miguel, l’héritier -, mais tout semble indiquer que la maison reprit la stratégie sans doute préférée, celle du choix d’une femme comme héritière. Dans ce cas, María Juan, fille de Miguel, se maria avec Pedro de Aristu. Un trait intéressant est qu’à ce moment-là le nom composé a évolué et apparaît dans le contrat matrimonial de 1707 comme “Colomán”, contraction de “Joanco Alemán”24. Une deuxième donnée est qu’à cette même date, l’héritière de María Juan se mariant, la maison va être appelée “Remonena”, celle de Ramón, ce conjoint rapporté qu’on retrouve trois générations plus tôt. Une fois de plus on a l’impression que la mort prématurée de la maîtresse de maison, María Juan Colomán, put accélérer le mariage de l’enfant désigné pour lui succéder ; dans ce cas, la progéniture était nombreuse (deux fils et quatre filles dépendaient de la maison), et le choix se porta sur une des filles, María Josefa de Aristu, qui se maria avec Pedro de Mina. Celui-ci apporta une dot convenable, 136 ducats, bien qu’inférieure à celle apportée deux générations auparavant. Des autres sœurs, significativement, on sait que deux d’entre elles, Juana et Gracia, servaient à Pampelune, sans doute pour financer leur propre dot et pour alléger les charges de leur famille.
24On se trouve donc face à un exemple de maison qui opte pour une ligne matrilinéaire, quand il est possible de choisir, et qui régularise le système de noms - alors que la première héritière, Graciana de Arizcuren, utilisait encore le toponyme du lieu d’origine. De plus, le nom de la maison est lui-même en processus de formation : il finit par se référer en effet à l’un de ses propriétaires ; alors que la contraction du nom souligne la modernisation du système, sanctionnant ainsi la perte de référence à l’espace, manifestée aussi dans ce cas par la corruption de la forme. Finalement, l’histoire de la maison Remonena nous rappelle que pour accéder à une même maison, une femme doit payer une dot supérieure à celle de l’homme.
25Nous avons un excellent exemple de la prédominance de la femme quand celle-ci a été héritière du patrimoine avec la reconstruction de la maison Adisquide25. Il s’agit d’un domaine situé dans un des lieux les plus montagneux, pauvres et éloignés : Ayechu de la vallée de Urraúl Alto. Là aussi les règles du système s’accomplissent parfaitement.
26La reconstruction de cette maison commence à une date tardive, 1656, mais elle va nous permettre de vérifier comment, dans les endroits très isolés, les traditions se conservent longtemps (voir arbre généalogique 3).
27Le premier maître de maison dont nous avons connaissance, Iñigo Adisquide (qui utilise comme nom propre celui de sa maison), et sa femme, Graciana de Iribarren, eurent cinq enfants survivants : María, qui serait l’héritière ; Juan, destiné à la carrière ecclésiastique ; un deuxième Juan, nommé Pérez de Adisquide, demeuré célibataire, “restant” à la maison ; Martín et Graciana, dont on ne sait rien.
28María, l’héritière, mariée à un homme de la même vallée, Juan Calvo, eut une famille nombreuse : quatre filles (María, Juana, Graciosa et une autre Juana) et quatre fils (Juan, Ignacio- problable hispanisation du prénom de son grand-père maternel26-, Martín et Juan). De nouveau, pour cette génération, l’héritière fut une fille, María. En 1679, quand celle-ci avait à peu près 22 ans, se produisit une situation difficile pour la maison : Juan Calvo, le mari de l’héritière, décéda, laissant la place du père de famille vacante, et beaucoup d’enfants encore jeunes. Le choix se porta rapidement sur une solution classique dans de tels cas : le mariage comme “monnaie d’échange” de la maîtresse de la maison, veuve, et de sa fille héritière, avec deux hommes eux aussi père et fils. Les élus furent Juan Ibáñez, habitant du village voisin d’Ezcániz, veuf, et son fils homonyme, qui se maria avec l’héritière, María Calvo, en apportant une dot plutôt modeste, 100 ducats27.
29Des autres enfants on sait seulement que, seize ans après, une des plus jeunes sœurs, Juana, épousa l’héritier d’une maison de Aós, un village plus prospère, dans la plaine de la vallée de Lónguida. Martín de Aranguren, l’héritier, reçut de sa femme une dot de 50 ducats, la moitié de ce qu’avait encaissé la maison Adisquide pour le mariage de l’héritière28.
30Jusque là nous avons affaire à une maison qui suit des règles tantôt patrilinéaires, tantôt matrilinéaires en fonction des besoins du moment. L’usage du nom, au moins jusqu’au mariage “en échange” célébré en 1679, suit une règle patrilinéaire. Du moins c’est ce qu’on déduit des documents de notaire. Mais on peut supposer qu’à l’usage le poids du nom Adisquide, qui est aussi le nom de la maison, l’emporterait sur celui du conjoint rapporté.
31Ce fait est mis en évidence quand María Calvo, l’héritière, maria son fils héritier, Juan, en 1717. Dans le contrat de mariage elle est désignée comme María de Adisquide, preuve, comme on l’a dit, de la prépondérance du domaine maternel sur le nom paternel, malgré la date tardive. À cette occasion, la fiancée, María de Garde, apporta une bonne dot, 150 ducats, ce qui allait améliorer les perspectives de ses six beaux-frères célibataires.
32Le respect de règles traditionnelles par cette maison reste manifeste dans la faible différenciation des noms propres donnés à la nombreuse progéniture de cette génération. Les quatre hommes s’appellent Juan, Juan Martín, Juan et Juan ; les trois filles, Juana, María Miguel et Graciosa29. Comme il a été observé dans un autre travail, le fait de négliger de donner un prénom bien différencié à chacun des enfants est un trait d’archaïsme et il faut sans doute le mettre en relation avec la faiblesse des liens de fraternité. Le nom de la maison, du domaine, est ce qui permet d’identifier les descendants comme membres de la maison30.
33Dans la maison Esparza ou Esparzena, également de Ayechu (vallée de Urraúl Alto), on rencontre un autre de ces exemples, typiques de la région où contrastent la force de la présence féminine, incarnée tout au long des générations par une série de femmes, souvent de même nom, et la position fragile de leurs conjoints “rapportés”, aux traits d’identité vagues, provenant bien souvent des hameaux les plus pauvres et montagneux. Comme on le voit, très souvent les traits de leur identité - de leur relation avec la terre - sont si faibles qu’il est difficile de les identifier, et que tôt ou tard ils finissent par être connus par le nom de la maison où ils sont entrés par mariage.
34Le cas qui nous occupe est tardif puisque nos informations datent de 1716. On sait ainsi que la maîtresse de la maison de Esparza, Isabel de Esparza Mugueta (on fait passer le nom de la maison avant un nom probablement paternel) était mariée avec Juan de Ayechu, qui soit était originaire du même lieu, soit utilisait celui-ci comme identificateur. On connaît deux filles : l’héritière, María de Ayechu, qui se maria avec Nicolás de Aristu, autre rapporté provenant du lieu le plus pauvre et le plus éloigné de la vallée ; et María Martina, qui reçut une bonne dot - 160 ducats - pour son mariage, en 1716, avec Juan de Echeandía, maître de la maison Echeandía de Arizcuren (voir arbre généalogique 4)31.
35L’héritière, María, transmit la maison à sa fille Isabel, homonyme de sa grand-mère. Celle-ci se maria en 1723, peu de temps après sa tante, avec un autre représentant typique de la figure du “rapporté” : Juan de Oroz, habitant du hameau de Guindano, de la vallée de Urraúl Alto également32. La dot qu’Oroz paya pour entrer dans la maison de Esparza, 140 ducats, fut légèrement inférieure à celle qu’avait apportée la maison pour le mariage de María Martina ; mais il faut tenir compte du fait que les dots féminines étaient souvent supérieures aux masculines. Cela corrobore l’hypothèse que les épouses de maisons patrilinéaires d’un niveau économique supérieur proviennent des vieilles maisons matriarcales, tandis qu’elles reçoivent comme maris des hommes qui n’ont pas de biens, seulement leurs bras33.
36De toute manière, la maison Esparzena se trouve en 1723 dans une situation très similaire à celle de la fin du XVIIe siècle : une propriétaire - connue sans aucun doute dans un cas comme dans l’autre sous le nom d’Isabel de Esparza - mariée à un montagnard. En général, le fonctionnement du système tend à renforcer cette impression de continuité, de verticalité : les personnes passent, la maison continue, personnifiée par des sujets qui semblent interchangeables. C’est peut-être pour cela que les maisons ont tendance à opter selon les cas pour une lignée patrilinéaire ou matrilinéaire. Dans ces dernières - comme dans l’exemple qu’on vient de voir - on peut résumer en disant que l’argent en sort et que la main d’œuvre y entre.
Conclusion
37En conclusion, ces exemples nous confirment que la période de temps retenue est une période de changement dans le système de dénomination personnelle : on passe d’un système basé sur la terre, où la propriété configure l’identité des membres de la maison, à un nouveau système, basé sur la filiation par voie masculine, dans lequel le nom, vidé de contenu, est hérité du père. Dans les exemples où survit plus clairement l’ancien système il est possible de détecter une plus nette prééminence féminine dans les maisons - nombreuses dans la région - où la femme a été l’héritière. De fait, non seulement celle-ci transmet son nom à ses enfants, mais encore son mari finit par prendre le nom de la maison. Il est fréquent que ces héritières, membres de lignées de tendance clairement matrilinéaire, se marient avec des hommes dont “l’identité” - dans le sens de relation avec la terre - est très estompée, ce qui se marque dans l’hésitation entre différents noms quand il s’agit de les dénommer, noms dont leurs fils n’héritent généralement pas. Ce sont des hommes arrivés généralement de petits hameaux des confins montagneux de la région, sans autre dot que celle accumulée par leur propre travail. Celle-ci était précisément la condition qui leur ouvrait les portes du mariage avec une héritière : leur travail à la tête de l’exploitation agricole, s’unissant totalement au patrimoine auquel ils avaient accédé, au point de prendre celui-ci comme nouveau nom. Ainsi observe-t-on chez eux une nette dissociation entre leur identité officielle et leur identité réelle34. Les exemples choisis confirment que, de plus en plus, ces hommes désavantagés finiront cependant par imposer leur nom aux anciennes dénominations des “maisons”, confirmant ainsi la valeur de plus en plus grande accordée au travail.
38Un autre facteur renforcera le rôle de plus en plus grand de l’homme dans la répartition des travaux. La rigidité de la documentation nous empêche de connaître, dans beaucoup de cas, le nom réel des personnes. Cependant, grâce à quelques anomalies dans les exemples cités (sujets nommés, d’après les “valoraciones”, “Esparza Mugueta” ou “Orbaiz Enecorena”), on peut avancer l’hypothèse que ces individus, interrogés sur leur nom, donnèrent comme tel le nom de la maison : c’est-à-dire, dans les exemples cités, la maison de la femme. Le fonctionnaire royal n’admettait sans doute pas cette réponse et essayait de vérifier le nom paternel ; dans la plupart des cas, le toponyme d’origine. Cependant l’identification des personnes n’étant pas claire de cette façon, il relevait certainement les deux noms de référence. Le nouveau modèle qui s’imposait était résolument patrilinéaire et se heurtait aux vieilles coutumes qui résisteraient cependant dans les endroits les plus isolés jusqu’au début du XVIIIe siècle au moins, fin de notre observation.




Notes de bas de page
1 La bibliographie est abondante. Pour le cas concret de Navarre, ce fut YABEN (Hilario) un des pionniers à mettre en relief l’importance de la “maison” comme sujet historique et de son rôle organisateur du tissu social : Los contratos matrimoniales en Navarra y su influencia en la estabilidad de la familia, Madrid, Ratés, 1916, 238 p. Du point de vue démographique, un travail qui s’occupe des différents régimes présents dans la région est celui de MIKELARENA PEÑA (Fernando), Demografía y familia en la Navarra tradicional, Pampelune, Gobierno de Navarra, 1995, 420 p.
2 MORENO ALMARCEGUI (Antonio) et ZABALZA SEGUIN (Ana), El origen histórico de un sistema de heredero único. El Prepirineo navarro 1540-1739, Madrid, Rialp, 1999, 431 p.
3 KLAPISCH-ZUBER (Christiane), La maison et le nom. Stratégies et rituels dans l’Italie de la Renaissance, París, 1990, 396 p., p. 249.
4 MORENO (Antonio) et ZABALZA (Ana), El origen histórico…, op. cit., p. 339-348.
5 Ibídem.
6 MENANT (François), “L’Anthroponymie du monde rural”, en VVAA, L’Anthroponymie, document de l’Histoire sociale des mondes méditérranéens médiévaux, Paris, École Française de Rome, 1996, p. 349-363, p. 354.
7 MORENO (Antonio) et ZABALZA (Ana), El origen histórico…, op. cit., p. 102-108.
8
Cet aspect a été étudié avec plus de détail dans ZABALZA (Ana), “Con nombre y apellido.
Casa, parentesco e identidad en el Pre-Pirineo de Navarra (1550-1725)”, Vasconia, 28 (1999), p. 317-332. Pour le cas castillan, voir GARCIA FERNANDEZ (Máximo), “El recurso al santoral en Castilla, del Barroco a la Ilustración, 1650-1834)”, Hispania Sacra, n. 101, 1998, p. 133-173, et en particulier p. 146-155.
9 KLAPISCH-ZUBER (Christiane), La maison et le nom, op. cit., p. 105.
10 Du texte de présentation de ce Colloque, en référence à la microanalyse appliquée à l’histoire de la famille.
11 Sur la confusion du “point de vue global” et “point de vue masculin” : ROGERS (Susan Carol), “Espace masculin, espace féminin. Essai sur la différence”, Études rurales, 74, 1979, p. 87-110, en particulier p. 89-91.
12 Notre échantillon est composé de presque 700 contrats de mariage, la totalité de ceux conservés à l’étude de notaire de Aoiz (Navarre) entre ces deux dates. Ils se trouvent à l’Archivo Histórico de Protocolos de Navarre.
13 On est ici d’accord avec l’optique de FOURNIER (Dominique), Aspects de l’anthroponymie féminine en France, Hambourg, Buske, 1990, 214 p., p. 4.
14 On coïncide pleinement avec ce qui a été signalé par WRIGLEY (E.A.), Identifying People in the Past, Londres, E. Arnold, 1973, 159 p., p. 2-15.
15 Sur le phénomène migratoire dans la région étudiée : MORENO (Antonio) et ZABALZA (Ana), El origen histórico…, op. cit., p. 202-240.
16 L’exemple peut-être le plus connu est celui de Martin Guerre : DAVIS (Natalie Zemon), Le Retour de Martin Guerre, Paris, Robert Laffont, 1984. “Dans les villages et hameaux du XVI siècle ce n’était pas un fait exceptionnel qu’un homme change de nom et prenne une nouvelle identité. C’était quelque chose presque courant. Les Daguerre abandonnèrent Hendaye, se convertirent en Guerre et transformèrent leur mode de vie. Tous les campagnards (paysans) qui s’installaient à une certaine distance de leur pays d’origine étaient obligés de faire pareil. Et même s’il ne se déplaçait pas, il pouvait acquérir un surnom. À Artigat, le surnom dépendait de la propriété, à Sajas de la personnalité”.
17 Cette pluralité de dénominations fut étudiée par ZONABEND (Françoise), “Jeux de noms”, Études rurales, n. 74, 1979, p. 51-85. L’incapacité du texte écrit officiel pour la recueillir fut signalé par MENANT (François), “L’Anthroponymie du…”, op. cit., p. 354 ss.
18 IÑIGO ARIZTEGI (Andrés), “Nombres de oficios en la oiconimia navarra”, Fontes Linguae Vasconum, XXXII, n. 83, 2000, p. 139-149. Il s’agit d’une typologie des noms de maison référant aux métiers, mais sans traitement diachronique.
19 AHPN, étude de notaire de Aoiz, année 1570.
20 ARCHIVO GENERAL DE NAVARRE, section Comptos : autres documents de Comptos : “Estimation des biens mobiliers et immobiliers et du gros et petit bétail des villages du Royaume, faite sur ordre du Tribunal pour le procès des Merindades portant sur le partage de quartiers”.
21 Cette donnée se reprend dans la première “Valoración” (estimation), réalisée en 1600. En 1613 on en fit une deuxième où apparaît son fils à la tête de la maison.
22 MORENO (Antonio) et ZABALZA (Ana), El origen histórico…, op. cit., p. 107-108.
23 AHPN, étude de notaire de Aoiz, année 1653.
24 AHPN, étude de notaire de Aoiz, année 1707.
25 Le mot basque “Adisquide” signifie ami.
26 Cette “hispanisation” est peut-être une preuve du rôle important exercé par le secrétaire royal dans le texte écrit. Sur les noms Eneco, Iñigo e Ignacio : KNÖRR (Henrike), “Nombres de persona en el País Vasco : cuestiones históricas y de normalización”, Fontes Linguae Vasconum, XXXI, n. 80, 1999, p. 135-153, p. 137.
27 AHPN, étude de notaire de Aoiz, année 1679.
28 Dans la première partie de la période étudiée, les frères “parallèles” (du même sexe) ont tendance à recevoir des dots inférieures aux frères “croisés” (de sexe différent). Dans la pratique, ceci supposait la dégradation sociale des frères du même sexe. Bien que la reconstruction de cette maison soit tardive, on ne peut pas oublier qu’il s’agit d’un lieu éloigné, qui suit des règles traditionnelles, comme on peut voir par d’autres indices. MORENO (Antonio) et ZABALZA (Ana), El origen histórico…, op. cit., p. 357.
29 Il faut tenir compte du fait que ces noms figurent largement parmi les plus répétés dans la région à ces dates. Vid. ZABALZA (Ana), Con nombre y apellido…, op. cit., p. 323-324.
30 Même si ce n’est pas l’objet de ce travail, on ne peut pas oublier l’importance de l’usage des surnoms, dont une partie de leur fonction est celle de rompre l’homonymie en petites communautés qui manipulent une liste de noms limitée. Cfr. ZONABEND (Françoise), “Jeux de noms”, op. cit., p. 67-73.
31 AHPN, étude de notaire de Aoiz, année 1716.
32 AHPN, étude de notaire de Aoiz, année 1723.
33 MORENO (Antonio) et ZABALZA (Ana), El origen histórico…, op. cit., p. 364-365.
34 La multiplicité de noms et de surnoms recueillait la variété d’aspects de la personnalité d’un sujet tout au long de sa vie. Cfr. ZONABEND (Françoise), “Jeux de noms”, op. cit., p. 66-67.
Auteur
Docteur en Histoire. Département d’Histoire, Universidad de Navarra (Pampelune).
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