La perception du corps de ville dans les stratégies familiales de l’échevinage nantais du XVIIe siècle
p. 153-172
Texte intégral
1Par le prestige qu’apporte la direction d’une communauté d’environ 40 000 habitants, le corps de ville de Nantes se trouve au cœur des stratégies des familles en ascension sociale venant renouveler une oligarchie régulièrement amputée par l’extinction biologique ou l’émigration proche ou lointaine. Cette métropole provinciale est à la fois un centre administratif, couronné par la chambre des comptes de Bretagne, et une place commerciale amorçant son décollage sous le règne de Louis XIV. Le bureau de ville, créé par François II et installé par Charles IX à la fin de 1564, est composé, depuis 1584, d’un maire et de six échevins, aidés d’un procureur du roi syndic.
2Cette étude s’inscrit au cœur de la réflexion actuelle sur le renouvellement des oligarchies municipales françaises d’Ancien Régime, qui paraissent bien obéir à des règles assez différentes de celles suggérées par l’utilisation fréquente, mais peu pertinente, du terme de “caste municipale“par l’historiographie classique1. La comparaison des situations sociales et professionnelles des échevins du XVIIe siècle avec celles de leurs frères et beaux-frères sur une même génération permet d’apprécier la considération attachée à cette fonction publique dans le temps d’exercice2. Une reconstitution des lignées dans la durée la plus longue situe mieux la responsabilité dans le destin des familles, ce qui ouvre sur la question de leur stratégie au sein de la dynamique sociale. La place octroyée au mandat échevinal permet ainsi de mieux cerner les dimensions lignagère et sociale de la culture politique urbaine française des temps modernes.
I - Les activités ayant intéressé les familles d’échevins
1) Le monde des arts et métiers
3La reconstitution des familles a simplement permis d’effleurer le milieu artisanal et boutiquier dans un certain nombre de généalogies ascendantes, sans représentativité statistique. L’insuffisance de documentation sur les origines des familles aux XVe et XVIe siècles aboutit naturellement au sous-enregistrement des références liées aux arts et métiers et il est assez logique de penser que bien des lignées de notables sont sortis de cette couche supérieure des métiers à la limite des milieux populaires et de la bourgeoisie urbaine.
Tableau 1. Lignées échevinales et arts et métiers
Echevins | Mandat | Professions | Position / mandat | Nbre gén. |
Ch. Maillard | 1614-1617 | Me apothicaire | avant | 2 |
N. Monnier | 1615-1616+ | Me apothicaire | après | 2 |
J. Caillaud | 1636-1637 | Me apothicaire | avant | 2 |
J. Caillaud | 1662-1665 | Me apothicaire | avant | 3 |
J. Bernard | 1656-1659 | Me apothicaire | avant | 1 |
Ch. de Faye | 1660-1663 | Me apothicaire |
| 0 |
L. Monnoir | 1683-1686 | Me apothicaire |
| 0 |
J. Gourdet | 1648-1651 | Me orfèvres | avant | 3.2.1 |
J. Gourdet | 1669-1672 | Me orfèvres | avant | 4.3.2 |
J. Burot | 1658-1660+ | Me maçon |
| 3.2 |
P. Burot | 1703-1706 | Me boulanger | avant |
|
|
| Me peintre vitraux |
| 4.3 |
A. Rolland | 1694-1695+ | Me vitrier |
| 1 |
P. Michel | 1703-1706 | Me tonnelier | avant | 5 |
L. Montaudoin | 1715-1718 | Me cordonniers | avant | 2.1 |
|
| Me tanneurs |
|
|
M. Butet | 1634-1637 | maître artisan ? | avant | 2 |
Cl. Guischard | 1610-1613 | tailleur des monnaies | avant | 4 |
4Reste une réalité sociale : la faiblesse des chiffres témoigne non seulement de l’impossibilité de voir un artisan nommé à l’échevinage, mais aussi d’un temps nécessaire de “décrassage“qui rejette souvent à deux ou trois générations antérieures l’appartenance au peuple “vil et mécanique“. Seule la profession de maître apothicaire porte en elle-même suffisamment de dignité pour justifier l’entrée directe dans le bureau servant ; et la relative fréquence de cette mention situe assez nettement cette activité sur la frontière de l’aire sociologique de recrutement des échevins. Les métiers plus “mécaniques“ apparaissent plutôt liés à des familles échevinales de la dernière phase, ce qui s’harmonise bien avec l’entrisme du milieu marchand.
2) L’importance des activités commerciales
5Les professions marchandes constituent la base essentielle à partir de laquelle les familles s’élancent vers les responsabilités publiques. Cette orientation économique joue donc le rôle de matrice à partir de laquelle se développent des progressions qui amènent une intégration plus ou moins rapide dans la “classe politique“nantaise. Cette origine fondamentale concerne au moins 73 % des familles étudiées, mais il se peut bien que la réalité soit supérieure à cause des insuffisances de connaissances sur les racines lointaines de certaines familles échevinales. Naturellement, ce chiffre global mélange des familles qui ont délaissé la marchandise avant la promotion municipale, des familles qui s’activent encore dans le trafic des denrées et des produits manufacturés et des familles qui ont prolongé ce type d’activité bien au delà de la génération échevinale3.
Tableau 2. Lignées échevinales et condition marchande
| Avant | Avant et | Avant et | Familles | |
1598-1639 | 11 | 6 | 8 | 25 | 67,5 % |
1640-1668 | 3 | 6 | 9 | 18 | 75 % |
1664-1720 | 2 | 9 | 19 | 30 | 77 % |
6Malgré la proximité des proportions globales, les différences de situation entre les trois grandes périodes sont bien mises en valeur. Dans les premières décennies du XVIIe siècle, presque la moitié des lignages concernés par l’activité marchande ont abandonné cette dernière lorsqu’un des leurs est nommé échevin, tandis que dans les deux autres périodes, les familles de ce type deviennent nettement minoritaires. Le phénomène, qui va en s’accentuant, s’accompagne d’une progression régulière des familles demeurant fidèles au commerce après la responsabilité municipale. C’est une autre conséquence du retour en force du négoce sous le règne de Louis XIV.
7Ces 73 % sont à opposer aux 48 % obtenus pour les lignages de maire, dont un seul, les De Bourgues, s’est maintenu dans ce type d’activités au-delà de la mairie Ces chiffres soulignent ainsi le décalage social séparant des familles qui postulent à deux types de fonctions inégalement sélectives.
3) Les finances : une orientation secondaire
8Les chiffres qui suivent doivent être pris pour une base minimale à cause du sous-enregistrement des activités fermières de certains marchands qui étaient aussi de véritables traitants. L’importance secondaire de cette orientation, encore plus nette pour les élus et leur parenté immédiate, est ici confirmée avec une proportion globale de 30 % qui se révèle très proche de celle observée pour les lignages de maire (28 %).
Tableau 3. Lignées échevinales et activités financières
| Avant | Avant et | Avant et | Total | |
1598-1639 | 2 | 6 | 6 | 14 | 37,8 % |
1640-1668 | 2 | 1 | 2 | 5 | 20,8 % |
1664-1720 | 2 | 2 | 7 | 11 | 28,2 % |
9Dans la plupart des cas, il s’agit de familles de tradition marchande prolongeant leurs activités dans les spéculations purement financières, ce qui explique pourquoi les mentions s’inscrivent plutôt après la responsabilité municipale. Reste une originalité de la première phase qui intègre plus facilement des officiers de finances au bureau de ville. L’évolution traduit surtout la convergence entre deux mutations du XVIIe siècle : une perte de prestige de l’échevinage dans le milieu de l’office en général et une meilleure reconnaissance sociale des activités financières dans la notabilité.
4) Professions libérales et offices inférieurs de justice
10Dans cette rubrique se trouvent rassemblés les avocats, les procureurs, les notaires, mais aussi les officiers seigneuriaux car il est apparu que ces notables cumulaient très souvent deux fonctions. Les juges des régaires de l’évêque, le plus recherché des grands tribunaux seigneuriaux puisque le siège n’éloigne pas de Nantes, y sont inclus. Les médecins y sont également associés, pour une formation universitaire partagée avec les plus notables juristes, et parce que l’étude des alliances matrimoniales et des parrainages a montré de fréquents échanges entre ces types sociaux qui tendent à former une strate assez homogène de l’élite urbaine4.
11Avec un coefficient global de 58 %, cet ensemble de professions constitue ainsi à côté du commerce la deuxième grande référence des familles ambitieuses qui s’infiltrent dans la sphère municipale. Pour préciser sur quelles générations ces activités se sont révélées les plus attractives, il est possible d’affiner le tableau de synthèse en distinguant tous les types possibles.
Tableau 4. Lignées échevinales et professions juridiques et médicales
| avant | avant | pendant | avant | pendant | après | avant | total |
1598-1639 | 3 | 1 | 2 | 3 | 1 | 7 | 2 | 19 |
1640-1668 | 3 | 2 | 1 | 2 | 2 | 6 |
| 16 |
1669-1720 | 2 | 4 | 6 | 4 | 3 | 4 |
| 23 |
12Cette répartition montre une phase professionnelle assez équilibrée de part et d’autre de la génération municipale, avec une différence entre les deux premières séquences et la dernière puisque en regroupant les mentions avant, pendant, après, la distribution donne 9, 7, 13 pour la première phase, 7, 7, 10 pour la seconde et 10, 17, 11 pour la troisième. Ce bon enveloppement est un signe de reconnaissance de la notabilité de l’état, surtout pour les familles illustrées par un passage dans les deux premiers tiers du XVIIe siècle pour qui les mentions postérieures dominent. Ces choix manifestent combien la charge échevinale est fortement associée à cette étape du cursus d’élévation sociale dont elle constitue un marqueur efficient.
13La ventilation différente pour les familles de la dernière phase surprend puisque le renforcement significatif du poids relatif de cette catégorie sociale dans l’échevinage aurait dû conduire à l’introduction de familles moins puissantes, donc moins mobiles. Paradoxalement, il semble se produire l’effet inverse, comme si cette ouverture vers les responsabilités municipales jouait un rôle d’accélérateur dans la mobilité sociale de cette judicature seconde. Toutefois, cette interprétation ne saurait être la seule. Sans compter les effets statistiques simplement liés aux variations dans le dynamisme biologique des familles, il faut envisager un retrait rapide vers une vie rentière ou, en tenant compte de l’hégémonie marchande sur l’échevinage sous Louis XIV, une plus grande fidélité de certains lignages marchands à leurs traditions professionnelles, limitant ainsi l’évasion vers la profession d’avocat, parfois perçue comme une étape préliminaire avant les offices.
14Par comparaison avec les résultats obtenus avec les lignages de maire où une proportion de 24 % avait pu être dégagée, le chiffre de 58 % souligne une fois de plus la dénivellation sociale qui sépare les deux ensembles. Manifestement la basoche, les professions libérales et les offices seigneuriaux correspondent beaucoup mieux à la responsabilité échevinale. Les familles, qui s’y sont maintenues, ont manqué de puissance sociale pour espérer le poste de premier magistrat.
5) Les officiers moyens de la justice royale
15Dans un premier temps, il s’agit de mesurer l’importance accordée par nos lignées aux offices de la cour des monnaies, de la prévôté, de la maîtrise des eaux et forêts, de la maréchaussée et de l’amirauté. Malgré un nombre de charges limité, 32 % des familles ont montré un intérêt pour ce niveau institutionnel, ce qui souligne leur attention. Les situations relevées étant assez équilibrées de part et d’autre le passage au bureau de ville, c’est donc une phase de progression où l’échevinage est particulièrement apprécié.
Tableau 5. Lignées échevinales et cours secondaires de justice
| avant | avant | pendant | avant | pendant | après | avant | Familles |
1598-1639 | 1 | 1 | 1 |
| 2 |
| 5 | 10 |
1640-1668 |
|
| 3 | 1 | 1 |
| 5 | 10 |
1669-1720 | 1 |
| 1 |
| 3 | 1 | 6 | 12 |
16La recension des mentions des offices de la sénéchaussée et du présidial met en valeur 27 familles. La comparaison des trois phases jette une lumière crue sur la dégradation régulière de l’image de l’échevinage dans le monde des officiers moyens5. Au début du XVIIe siècle, les achats d’offices correspondent assez nettement à la génération municipale, mais ensuite, tout en faiblissant considérablement, ils sont nettement reportés dans les générations postérieures. Il s’agit d’une véritable réaction officière face à la dévalorisation d’une fonction affectée par les pratiques de la monarchie administrative : rétrécissement de l’autonomie de gestion, mais surtout suppression du privilège d’anoblissement par Colbert en 1667. Le divorce final a été préparé par un penchant naturel à mimer tous les comportements des officiers supérieurs. De plus en plus, l’intégration dans la première cour royale de justice ordinaire ne peut s’opérer qu’après le passage par l’échevinage. Le décrochage n’est d’ailleurs pas définitif car ce petit monde, une fois digérée la perte de noblesse de cloche, a redécouvert les vertus d’une présence au bureau de ville lorsque les questions d’urbanisme sont arrivées au premier plan à partir des années 1720.
Tableau 6. Lignées échevinales et sénéchaussée-présidial
| avant | avant | pendant | pendant | après | avant | total | |
1598-1639 | 2 | 1 | 5 | 3 | 2 |
| 13 | 35,1 % |
1640-1668 |
| 1 | 2 | 1 | 3 |
| 7 | 29,1 % |
1669-1720 | 1 |
|
| 1 | 5 |
| 7 | 17,9 % |
17Lorsqu’on se souvient de la proportion des deux tiers pour les lignages de maires, on mesure ici encore l’écart qui sépare les deux ensembles de familles puisque seul un gros quart des lignages échevinaux est parvenu à associer son destin au présidial de Nantes. Le dédain n’explique pas tout : il faut aussi compter avec la résistance des familles en place, mais surtout avec le manque d’intérêt des nouveaux riches du monde négociant, dans un amusant renversement de perspective, pour un passage dans une cour non anoblissante.
6) La chambre des comptes
18Pour 41 % des lignages, la cour souveraine provinciale installée à Nantes a constitué une étape importante de leur cheminement. Cette institution a donc exercé une influence bien plus forte que le présidial sur la “classe politique“ nantaise, ce qui s’explique bien sûr par une différence d’échelle dans l’autorité administrative, mais surtout par les perspectives d’anoblissement graduel attaché à l’exercice de ses charges. La répartition chronologique des citations montre à la fois le caractère roturier du recrutement des échevins nantais et la difficulté d’accès à l’illustre compagnie puisque dans la grande majorité des cas ces entrées s’effectuent dans les générations postérieures à celles de l’échevin6. Le XVIIe siècle n’est d’ailleurs pas homogène : il convient de souligner l’originalité des quatre premières décennies où le nombre d’officiers contemporains du mandat municipal se révèle bien supérieur à ce qu’il devient après 1640. Ensuite, les familles ne négligent pas la célèbre compagnie, mais ne sont capables de prétendre à ces offices que dans une phase plus tardive de leur cheminement.
Tableau 7. Lignées échevinales et chambre des comptes
| avant | pendant | pendant | après | avant |
| total | |
1639 | 1 | 5 | 2 | 12 | 1 |
| 21 | 56,7 % |
1640-1668 |
| 2 |
| 3 | 1 |
| 6 | 25 % |
1669-1720 |
|
| 2 | 12 |
|
| 14 | 35,9 % |
19Bien que cette proportion de 41 % reflète un grand intérêt pour la cour souveraine, les lignages échevinaux ne peuvent rivaliser avec ceux qui ont donné un maire à la cité (70 %). Pour la moitié des exemples, c’est le maire lui-même qui a siégé dans le tribunal royal.
7) Les fonctions judiciaires ou administratives supérieures
20Par rapport aux 21 maires dont les familles sont parvenues jusqu’au parlement de Bretagne, l’échantillon d’échevins retenu n’offre que quatre exemples de promotion administrative aussi élevée7. Dans la première période analysée, la famille Guischard est la seule à placer plusieurs de ses membres dans la cour souveraine de Rennes.
21Maître Guillaume Guischard, notaire royal vers 1560, puis successivement procureur du roi des eaux et forêts de Nantes, puis greffier civil du présidial, pousse son fils aîné Mathurin au parlement et son cadet Claude, échevin en 1610-1613, au présidial de Nantes. Le premier a bénéficié de la création d’un parlement ligueur par le duc de Mercœur. Reçu le 4 avril 1594, maintenu grâce à la politique de réconciliation en 1598, il est à l’origine d’une dynastie de parlementaires qui a donné six officiers sur quatre générations, dont deux présidents au XVIIIe siècle.
22Il est cependant possible d’y associer les Doudard de La Grée sur la filiation desquels la documentation est incomplète. Jean Doudard, receveur général du taillon en Bretagne, est admis au bureau servant en 1635 pour un mandat qu’il n’a guère le temps d’avancer (décès : 10 mai 1636). La famille, émigrée vers 1750 dans le Dauphiné, donne un procureur général à la chambre des comptes dont le fils entre au parlement de Grenoble à la veille de la Révolution.
23Il en est de même des Merceron, une famille de marchands qui parvient à son apogée au milieu du XVIIe siècle. Claude, frère cadet de Jean, échevin de 1650-1653 et candidat malheureux à la mairie en 1668, qui a quitté Nantes pour les Antilles, est promu conseiller au Grand Conseil de la Guadeloupe.
24La famille Fresneau de La Couronnerie ou de La Templerie, qui donne deux échevins marchands en 1685-1688 et 1705-1708, avant de s’orienter massivement vers la chambre des comptes au XVIIIe siècle, fournit aussi un préfet de Corse, puis du Pas-de-Calais au milieu du XIXe siècle.
8) Les carrières militaires
25Il existe une assez grande ressemblance entre les attitudes des lignages des maires et ceux des échevins puisque 28 % des premiers fournissent des exemples d’officiers militaires contre 25 % des seconds. Le décalage peu significatif ne permet pas, comme pour certaines autres orientations, d’opposer deux profils sociaux différents. Dans les deux ensembles, ces orientations sont quasiment toutes placées après la génération municipale, avec un décalage dans le temps assez important 7. La seule nuance, de faible ampleur quantitative, vient de la présence de militaires dans les ascendants de maires appartenant à une noblesse ancienne.
26La répartition des 25 lignages d’échevins dans les trois phases classiques est assez inattendue puisque la première période en compte sept (18,9 %), la seconde sept (29,2 %) et la dernière onze (28,2 %). Etant donnée la prépondérance du milieu officier sur l’échevinage au début du XVIIe siècle et son remplacement par des marchands et des procureurs à la fin du siècle, il était plus logique d’imaginer une évolution inverse. Ce bilan montre donc qu’il est impossible de lier cette orientation à une origine sociale précise des échevins, ce qui semble finalement très normal puisque plusieurs générations séparent souvent la participation au bureau de ville et l’entrée dans l’armée, ce qui met en scène des lignages particulièrement résistants, ayant eu largement le temps de changer plusieurs fois d’orientation pour se conformer finalement au modèle le plus traditionnel.
Orientations professionnelles des lignées échevinales du xviie siècle

Orientations professionnelles des lignées échevinales du xviie siècle selon la phase de passage au bureau de ville

Légende : col. 1 : 1598-2639 ; col. 2 : 1640-1668 ; col. 3 : 1669-1720
II - Caractéristiques de la mobilité sociale des familles échevinales
1) La longévité
27La première donnée qui influe sur le profil d’un cheminement dans la notabilité demeure naturellement le dynamisme biologique du lignage qui lui permet de défier le temps ou le fait disparaître prématurément. Les mesures effectuées sont ainsi dépendantes d’un corpus fort hétérogène où cohabitent des lignages étoffés ou squelettiques, des météores et des dynasties. Cette analyse statistique n’est qu’une approche imparfaite d’un temps social car elle souffre d’imperfections liées aux limites de l’enquête généalogique. Elle doit être considérée comme une base minimale, par suite d’une sous-estimation des ancêtres des temps lointains. La reconstitution d’un grand nombre de familles sur les XVe et XVIe siècles reste une opération particulièrement difficile, soumise au hasard de l’irrégularité de la documentation.
28En se limitant à la durée de la notabilité, notion plus aisée à mesurer bien que le seuil de départ puisse naturellement prêter à discussion, certains résultats sont paradoxalement trop riches puisque quelques généalogies ascendantes ont été remontées jusqu’aux arts et métiers. Rappelons que cela ne concerne que quinze exemples sur cent et que, dans cette minorité, se trouvent sept échevins cités pour eux-mêmes ou pour leur parenté comme maîtres apothicaires et deux échevins sortis d’une dynastie de maîtres orfèvres, toutes situations pouvant être placées sur la frontière séparant la fraction supérieure du “bon peuple“de la notabilité.
29Les chiffres cités ont simplement pour but de fixer un ordre de grandeur afin de souligner les grandes inégalités qui séparent les familles quant à leur capacité à se maintenir dans la notabilité, à partir d’un échantillon représentatif de l’échevinage nantais du XVIIe siècle.
Tableau 8. Nombre de générations connues. Lignages échevinaux
générations | phase 1 | phase 2 | phase 3 | 1598-1720 |
1 | 3 |
| 1 | 4 |
2 | 4 | 3 | 2 | 9 |
3 | 1 | 1 | 3 | 5 |
4 | 7 | 4 | 10 | 21 |
5 | 4 |
| 7 | 11 |
6 | 7 | 5 | 3 | 15 |
7 | 4 | 5 | 7 | 16 |
8 | 2 | 1 | 1 | 4 |
9 | 3 | 2 | 1 | 6 |
10 | 2 |
|
| 2 |
11 |
| 2 | 3 | 5 |
12 |
| 1 | 1 | 1 |
14 |
|
|
| 1 |
30Globalement, les chiffres les plus fournis s’inscrivent entre quatre et sept générations, avec un total de 63 exemples sur cent. Dans la première phase, cet ensemble intermédiaire se partage systématiquement en deux sous-groupes de onze exemples. Dans la deuxième phase, il est nettement tiré vers les niveaux supérieurs, tandis que, dans la troisième phase, il est plutôt aspiré vers les niveaux inférieurs. Ces tendances sont délicates à interpréter et il est préférable d’insister sur l’équilibre global : 32 exemples sur les niveaux quatre et cinq contre 31 sur les niveaux six et sept.
31Par comparaison avec la longévité des lignages de maires, la situation paraît plus homogène car ces derniers se distinguent par une dispersion statistique plus grande sur une échelle plus ouverte8. Tout spécialement, les lignages égaux ou supérieurs à huit générations occupent une place nettement plus importante, environ 44 % contre seulement 19 % dans le cas des lignées échevinales. Cette originalité peut être attribuée à une différence de fécondité, mais peut-être en partie à une insuffisance de documentation sur les familles échevinales, conséquence et traduction des différences de notoriété entre deux strates de notabilité fournissant aux deux types de fonction.
2) La diversité des cheminements.
32Les familles simplement illustrées par une seule orientation restent très marginales, mais il en est de même pour celles qui s’inscrivent sur plus de cinq types différents. Les attitudes les plus communes sont exprimées par cet ensemble intermédiaire qui correspond à trois, quatre ou cinq types d’activités par lignage, ce qui représente 65 % de l’échantillon étudié. Il n’existe pas de différenciation majeure entre les trois phases. Cette répartition des familles d’échevins paraît plus homogène que celle des familles de maires pour lesquelles il a été noté un pourcentage plus élevé de mentions supérieures à cinq orientations et pour lesquelles le regroupement sur les niveaux quatre/six est aussi significatif que celui sur les niveaux trois/cinq
Tableau 9. Diversification des évolutions des lignages échevinaux
Nombre de | Phase 1 | Phase 2 | Phase 3 | 1598-1720 |
1 | 6 | 1 | 2 | 9 |
2 | 3 | 5 | 8 | 16 |
3 | 12 | 2 | 7 | 21 |
4 | 8 | 6 | 9 | 23 |
5 | 5 | 7 | 9 | 21 |
6 | 2 | 3 | 4 | 9 |
7 | 1 |
|
| 1 |
| 37 | 24 | 39 | 100 |
33Certaines situations professionnelles apparaissent plutôt dans certaines phases de l’histoire des lignées qui se trouve ainsi décomposée en trois grandes périodes. Les mentions des arts et métiers, l’activité marchande, les professions d’avocats, procureurs, médecins, les offices de justice seigneuriale sont nettement liés aux premières générations où se marquent la naissance de la notabilité. Les acquisitions d’office, spécialement ceux des cours de la justice royale, caractérisent la phase intermédiaire des itinéraires familiaux. Une dernière étape, à laquelle tous ne parviennent pas pour des raisons diverses, mais qui semble être l’aboutissement logique de l’évolution des familles de l’élite politique et culturelle, se confond avec la vie rentière, qu’elle soit noble ou bourgeoise, avec une inclination notoire dans cet état vers le prestige de l’uniforme. En se limitant ainsi à une typologie simplifiée, on retrouve le processus classique de l’ascension sociale d’Ancien Régime.
34Il convient de classer les lignées selon l’adaptation plus ou moins grande de leurs itinéraires à ce schéma de base. En effet, certaines semblent n’être jamais sorties d’une certaine strate sociale plutôt caractéristique de l’enfance de la notabilité. D’autres, par choix personnels ou par insuffisance de fécondité et surmortalité, ne présentent que deux des trois grandes phases évoquées ci-dessus. Certains lignages, sur lesquels la documentation fait défaut, ont été prudemment écartés des autres mieux illustrés pour ne pas risquer une déformation excessive de la distribution quantitative.
35Ainsi, sur l’ensemble du XVIIe siècle (1598-1720), l’échantillon échevinal analysé se regroupe approximativement en trois tiers : 35 % des lignages ont un cursus classique complet, 33 % n’ont effectué qu’un parcours incomplet dans lequel il manque une des trois étapes fondamentales, soit la partie intermédiaire caractérisée par les charges de justice royale (12 %), soit, plus souvent, l’ultime phase rentière (19 %). Il est probable qu’avec une fécondité plus soutenue ou plus masculinisée ces familles auraient rejoint le premier groupe dans une évolution complètement achevée. Restent 32 % qui n’ont pas dépassé, mais il est plus sage de se contenter du chiffre de 20 %, mieux fondé statistiquement.
Tableau 10. Classement des lignages échevinaux selon l’allure de leurs évolutions
3 phases | 2 phases | 2 phases | 2 phases | 1 phase | 1 phase |
commerce | commerce | commerce | offices J-F | commerce | manque de |
et | et | et | - |
| renseignements |
professions | professions | professions | rentiers |
|
|
juridiques | juridiques | juridiques |
|
|
|
inférieures | inférieures | inférieures |
|
|
|
- | - | - |
|
|
|
offices J-F | offices J-F | rentiers |
|
|
|
- |
|
|
|
|
|
rentiers |
|
|
|
|
|
|
| 1598 | 1639 |
|
|
14 familles | 9 | 3 | 2 | 3 | 6 |
|
| 1640 | 1668 |
|
|
10 familles | 2 | 4 |
| 5 | 3 |
|
| 1669 | 1720 |
|
|
11 familles | 8 | 5 |
| 12 | 3 |
Bilan d'ensemble 1598-1720 (100 exemples) | |||||
35 | 19 | 12 | 2 | 20 | 12 |
36Dans cette pesée globale de tout un siècle, il convient d’opposer les deux premiers tiers, où les familles à l’évolution complète disposent d’une importance relative nettement plus assurée, au règne de Louis XIV qui a vu une entrée en force dans l’échevinage de familles dont l’évolution sociologique paraît bien limitée. Naturellement, il faut remarquer que le total des familles n’ayant pu assurer que deux temps du cursus classique est devenu supérieur à celui des familles au cheminement complet, tandis que dans les périodes précédentes il restait inférieur (1640-1668) ou tout au moins égal (1598-1639).
37Il est donc clair que les modifications sociologiques qui ont affecté le recrutement des échevins au XVIIe siècle ont eu leurs retombées sur les itinéraires de la “classe politique” nantaise. Le remplacement progressif des officiers de la justice royale par des avocats ou des procureurs, mais surtout par des marchands, se traduit par une plus grande longévité dans une orientation professionnelle. Faut-il raisonner en termes de perte de puissance sociale ou plutôt d’émergence d’une nouvelle mentalité qui attache plus longtemps les négociants à leur trafic, même dans les plus belles réussites économiques ? Le simple effet du poids statistique et la prédominance du foncier dans les patrimoines des familles de judicature invitent plutôt à privilégier la seconde interprétation.
3) Lignages polarisés ou lignages dispersés
38Afin de mieux comprendre les différences d’attitude dans la recherche de l’ascension sociale, il convient d’affiner cette étude du degré de fidélité professionnelle en effectuant, pour chaque lignée, une pesée des catégories déjà utilisées pour les caractériser dans leur ensemble. Pour un premier repérage, on peut se contenter de pointer le nombre de familles parmi lesquelles une référence revient un nombre de fois significatif dans les lignages échevinaux. L’adoption de six mentions isole 37 exemples sur 100, respectivement 7 sur 37, 9 sur 24, et 21 sur 39 dans les trois phases retenues. Le décalage classique par rapport au profil des lignages de maires subsiste puisque les quatorze familles isolées mettaient en scène 44 % des premiers magistrats de Nantes. Le tassement sur la dernière période était naturellement attendu : il correspond aux mutations de recrutement déjà signalées.
39Le risque évident de déformation statistique entretenu par ce pointage oblige à recourir à une méthode plus fiable reposant sur le comptage des familles dans lesquelles un type d’activité représente la majorité absolue de l’ensemble des autres rubriques de la typologie dressée. Pour des raisons de fiabilité statistique, il est plus judicieux de soustraire à l’analyse des familles avec peu de références. Un seuil à six citations isole ainsi 15 exemples dans la première phase, 12 exemples dans la seconde et 24 exemples dans la dernière. Le simple rapprochement de ces 51 % avec les 24 % obtenus pour les lignées de maires sépare toujours deux réalités sociales. L’observation minutieuse de la répartition statistique montre pourtant que le seuil à six références n’est sans doute pas le mieux adapté à la réalité de l’échantillon analysé car cela revient à exclure arbitrairement quelques familles à cinq citations qui ont manifesté une nette prédilection pour une orientation professionnelle, tandis qu’aucune des familles avec quatre mentions n’obtient la majorité absolue pour l’une de ces composantes.
Tableau 11. Mesure de la polarisation en valeur relative
| 1598-1639 | 1640-1668 | 1668-1720 | |||
Intensité | Familles | Orientation | Familles | Orientation | Familles | Orientation |
90-100 % |
|
| 3 | 1 APNM | 4 | 4 com |
80-89 % | 4 | 2 com | 2 | 2 com | 6 | 4 com |
70-79 % | 2 | 1 com | 1 | 1 com | 5 | 4 com |
60-69 % | 4 | 4 com | 3 | 3 com | 5 | 4 com |
50-59 % | 8 |
| 4 |
| 5 | 4 com |
| 18 |
| 13 |
| 25 |
|
| 8/37 | 48,6 % | 13/24 | 54,1 % | 25/39 | 64,1 % |
40La superposition des deux images obtenues à partir des deux approches montre en même temps de profondes différences et de solides ressemblances. Dans les deux cas, la progression de la proportion des familles polarisées est confirmée sur l’ensemble de la période. La première phase (1598-1639) accuse les différences entre les deux listes, la plus large ne reprenant que dix des douze noms de la plus étroite. Par contre la superposition est presque parfaite dans la seconde phase, tous les noms de la liste étroite se retrouvant dans la plus large qui n’en ajoute que deux. Enfin, les résultats obtenus pour la dernière phase s’avèrent rigoureusement identiques.
4) Ampleur de la mobilité sociale
41L’historien, porté en cela par l’inégale richesse des sources, a une réelle inclination pour la description des familles en ascension. Pourtant, dans toute évolution sociale, même au niveau des élites urbaines, il n’y a pas que d’heureux élus en constante progression. Des paliers peuvent interrompre des élévations, parfois brusquement accélérées ou au contraire contrariées9. Les familles échevinales, doublement distinguées par l’oligarchie locale et le pouvoir royal, forment-elles une catégorie supérieure bien protégée par la solidité des patrimoines, à l’abri de telles mésaventures, ou sont-elles soumises aux aléas générationnels de l’inégale valeur de leurs membres ? Une telle enquête est en réalité fort délicate à mener car la simple mesure des changements de situation selon l’échelle des valeurs traditionnellement admises sous l’Ancien Régime ne saurait suffire. Le maintien pendant plusieurs générations dans une même activité peut naturellement s’accompagner d’une élévation considérable du niveau de fortune. L’histoire du commerce nantais des XVIIe et XVIIIe siècles en donne maints témoignages.
42Pour serrer la réalité au plus près, l’enquête a retenu non seulement les changements professionnels, mais aussi les signes extérieurs de richesse et le niveau des alliances matrimoniales. Une attention particulière a été portée aux attitudes des familles face à la réglementation mouvante de la noblesse de cloche, avec une distinction entre les familles intégrées sans difficultés dès la réformation de 1668-1669 et les déboutées, tant celles résignées à leur déclassement que celles décidées au contraire à retourner la situation en leur faveur grâce à une nouvelle intervention du parlement ou de l’intendance.
Ampleur de la mobilité sociale des lignées échevinales du XVIIe siècle

Légende
Colonne 1 : Total des familles (1598-1720)
Colonnes 2, 3, 4 : Familles des trois phases étudiées.
43De 1598 à 1639, les progressions jugées faibles concernent des familles qui n’ont pas placé plusieurs des leurs au présidial ou à la chambre des comptes ou pour qui l’achat d’un seul de ces offices ne correspond pas à un réel décollage, mais apparaît plutôt comme accidentel et périphérique. La progression indique le plus souvent un passage de la marchandise ou de la procure vers les offices des régaires ou de la prévôté ou encore vers les recettes de fouages ou de décimes des évêchés. Les familles caractérisées par la stabilité se trouvent dans le commerce (Sandon, La Pélonye), mais aussi dans les finances (Bernard de Portric) et le présidial (Berthelot). Les profils accidentés s’expliquent surtout avec un enchaînement entre un office au présidial et une profession libérale d’avocat (Blanchet, Le Breton, du Fouay), mais aussi avec un office de procureur fiscal aux régaires (Garreau) ou un office de juge garde de la monnaie (De Lisle). Les Le Masle sont en régression à la troisième génération dans la chambre des comptes.
44De 1640 à 1668, la plupart des exemples de progression limitée mettent en scène des familles qui sont passées de la marchandise au barreau ou à la procure, ainsi les Jarnigan, les Dureau, les Bureau, les Hallouin, les Merceron. Les de Faye glissent de la boutique d’apothicaire à la médecine et au barreau. La famille Babouard, seulement représentée par un marchand drapier, est citée à cause de ses filles qui épousent un avocat et un greffier des comptes. Pour les exemples de stabilité, relevons deux familles du commerce (Moreau, Gourdet) et trois familles du monde du notariat et de la procure (Bernard de Bazoges, Priou, Guignard).
45De 1669 à 1720, les dix exemples de progression limitée sont assez diversifiés. Pour les Dureau et les Nicollon, il s’agit d’un passage de la marchandise à la procure ou au barreau ; pour les De La Lande, du notariat à la recette d’imposition ; pour les Urien, du notariat et de la procure à un office de conseiller à l’Amirauté. Les De Cazalys se hissent de la chirurgie à la profession d’avocat et les Merlet à la faculté de médecine. Les Bizeul ont monopolisé pendant plusieurs générations l’office du procureur du roi à la Monnaie avant que l’un deux n’acquiert un office d’auditeur aux Comptes à la veille de la Révolution. Les Loppes et les Roland, qui viennent du commerce, ont en commun d’avoir misé sur les offices d’assesseurs pour accélérer une promotion sociale qu’ils ont ensuite poussée avec un office de finance. Parmi les dix exemples de stabilité, huit familles marchandes. Les trois autres (Fenice, Du Pas, Geffray) appartiennent à l’état des avocats, procureurs et notaires.
46L’itinéraire de la famille Mahot est l’histoire d’une occasion manquée qui a différé une réorientation sur plusieurs générations. Cette famille marchande originaire d’Angers, dont l’un des membre émigre à Nantes dans la décennie 1670, aurait un profil classique, à condition de mettre entre parenthèses une évolution mort-née à la fin du XVIIe siècle. Jacques Mahot, marchand droguiste, installé à Nantes depuis 1677, décide en 1692, à l’âge de 44 ans, d’acquérir un office de conseiller dans la cour d’amirauté qui vient d’être établie à Nantes l’année précédente. Cette évolution classique est cependant contrariée par le décès du nouvel officier le 8 novembre 1693. Ses fils Jacques (né en 1676) ou Isaac (né en 1680) sont beaucoup trop jeunes pour reprendre la charge et les besoins financiers familiaux justifient sans doute la vente de l’office. La descendance directe reste dans le commerce encore deux générations avant de s’échapper vers les offices avec une charge de juge au présidial sous le règne de Louis XVI.
47En considérant l’ensemble du XVIIe siècle, l’enquête réalisée oppose d’un côté trois quarts des lignages en ascension sociale plus ou moins rapide et un quart avec moins d’allant. Cette première constatation fondamentale n’est pas pour étonner puisqu’il s’agit de familles qui se disputent des responsabilités administratives, c’est-à-dire un certain pouvoir et des fonctions de représentation qui assurent dignité et réputation dans la cité. A côté de cette nette majorité de familles en progression, il n’y a guère que huit exemples de parcours contrariés ou atypiques. Leur concentration dans la première phase et leur localisation dans la judicature reposent le problème d’une connaissance peut-être trop limitée des familles marchandes qui pourraient cacher des régressions derrière une stabilité apparente dans la même profession.
48La comparaison des résultats obtenus entre les lignages de maires et ceux des échevins illustre une nouvelle fois le décalage qui existe entre deux ensembles sociologiques pourtant relativement proches à l’échelle de la société entière, mais nettement différenciés au sein de l’élite urbaine. La proportion des familles de maires en ascension rapide apparaît nettement plus importante puisqu’elle atteint les deux tiers, tandis que celles qui sont marquées par une certaine stabilité ne représentent que 13 %. Ces indications soulignent comment le poste de maire ne peut-être obtenu que par des lignages plus mobiles et plus hauts placés que ceux qui doivent se contenter des postes d’échevins. Rappelons que les familles fournissant des titulaires aux deux fonctions sont restées très minoritaires.
Conclusion
49Les familles valorisées par l’échevinage nantais du XVIIe siècle ont connu un cycle de notabilité variant de deux à neuf générations pour 87 % d’entre elles, le plus grand nombre (63 %) s’inscrivant dans la fourchette des quatre à sept générations. Les itinéraires familiaux confirment la prégnance du modèle d’ascension sociale qui mène du commerce à la vie rentière en passant par les offices de finances et surtout de judicature, même si toutes les lignées n’ont pu s’offrir le parcours complet, simplement pratiqué par le tiers d’entre elles. Le choix de l’échevinage correspond assez nettement à une phase de l’élévation sociale : soit pendant une belle réussite commerciale déjà reconnue par un passage au consulat du commerce, soit pendant l’exercice de professions libérales ou d’offices inférieurs de justice. Il précède souvent l’entrée dans les offices moyens des finances ou du présidial, et quasiment toujours l’admission aux cours souveraines ou le glissement vers la vie rentière10.
50La puissance culturelle de ce modèle explique que ce ne sont pas les modifications de la composition sociale de l’échevinage au XVIIe siècle qui ont pu l’ébranler. Elle justifie au contraire la radicalisation d’appréciations différenciées sur le prestige de la fonction selon les diverses strates de l’élite urbaine. La désertion des officiers des comptes et du présidial sous le règne de Louis XIV se traduit, provisoirement, par un déficit honorifique du corps de ville. Les principaux moteurs de la redéfinition des équilibres sociaux dans l’échevinage - impact de la grande crise de l’Etat monarchique à la fin du XVIe siècle, réévaluation croissante du rôle commercial de la ville appuyée par le mercantilisme, perte du privilège d’anoblissement échevinal - n’ont pas modifié le schéma canonique de la réussite sociale. La perception d’une participation au pouvoir urbain, forme significative de culture sociale de l’élite, apparaît ainsi intimement liée à l’articulation entre l’évolution du fonctionnalisme urbain, le degré de construction de l’Etat absolutiste et la permanence d’un modèle de réussite sociale.
Notes de bas de page
1 Saupin (Guy), “Les oligarchies municipales en France sous l’Ancien Régime : réflexion méthodologique sur l’analyse historique de leur reproduction à partir de l’exemple de Nantes“, Claude Petitfrère, éd., Construction, reproduction et représentation des patriciats urbains de l’Antiquité au XXe siècle, Tours, CEHVI, 1999, pp. 95-112.
2 Saupin (Guy), Nantes au XVIIe siècle. Vie politique et société urbaine, 1598-1720, Rennes, PUR, 1996, pp. 11-14, 163-175, 194-207. Composition de l’échantillon de cent familles échevinales : de 1598 à 1639, 92 échevins sur 250 (1598-1720), donc 37 ; de 1640 à 1668, 61 échevins sur 250, donc 24 ; de 1669 à 1720, 97 échevins sur 250, donc 39.
3 Pour comparaison avec des échevinages marchands :
Garden (Maurice), Lyon et les Lyonnais au XVIIIe siècle, Paris, 1970.
Gascon (Richard), Grand commerce et vie urbaine au XVIe siècle . Lyon et ses marchands, Paris-La Haye, 1971.
Bayard (Françoise), Vivre à Lyon sous l’Ancien Régime, Paris, Perrin, 1997.
Kaiser (Wolfgang), Marseille aux temps des troubles. Morphologie sociale et lutte de factions, 1559-1596, Paris, EHESS, 1992.
Mouysset (Sylvie), Le pouvoir dans la bonne ville. Les consuls de Rodez sous l’Ancien Régime,
Rodez-Toulouse, Société des Lettres, Sciences et Arts de l’Aveyron, CNRS-Université Toulouse Le Mirail, 2000, pp. 355-393.
4 Pour comparaison avec des échevinages d’avocats et de procureurs
Sicard (Roger), L’administration capitulaire sous l’Ancien Régime. Toulouse et ses capitouls sous la Régence, Toulouse, 1952, pp. 9-24.
Schneider (Robert A.), Public Life in Toulouse, 1463-1789. From Municipal Republic to Cosmopolitan City, Londres, 1990.
Gresset (Maurice), Gens de justice à Besançon (1674-1789), Paris, 1978.
5 Pour comparaison avec des échevinages d’officiers moyens
Maillard (Jacques), Le pouvoir municipal à Angers de 1657 à 1789, Angers, 1984.
Petitfrère (Claude), “Les officiers dans le corps de ville de Tours aux XVIIe et XVIIIe siècles“, in Michel Cassan, éd., Les officiers moyens à l’époque moderne, France, Angleterre, Espagne,
Limoges, pp.121-138.
Pontet (Josette), “Officiers et corps de ville à Dax au XVIIIe siècle“, in M. Cassan, op. cit., pp. 97-120.
Constant Jean-Marie, “Pouvoir municipal et patriciat dans une ville de l’Ouest, de Louis XI à la Révolution : Le Mans », dans C. Petitfrère éd., op.cit., pp. 302-304.
6 Coste (Laurent), “La jurade de Bordeaux au XVIIe siècle“, dans Josette Pontet, dir., Des hommes de pouvoir dans la ville, XIVe-XXe siècle, France, Allemagne, Angleterre, Italie, Bordeaux, 1999, pp. 257-287. Id., “Une oligarchie à la tête de Bordeaux : intérêts politiques et économiques des jurats bourgeois sous le règne de Louis XIV“, Bulletin de la Fédération historique du Sud-Ouest, 1999, pp. 155-173.
7 Saupin (Guy), Nantes au XVIIe siècle..., op.cit.. Des précisions sont données sur ces familles. Utiliser l’index.
8 Saupin (Guy), “Considération sociale : les choix socioprofessionnels des familles des maires de Nantes du XVIIe siècle sur le temps long“, in Josette Pontet, dir., A la recherche de la considération sociale, Bordeaux, 1999, pp. 105-119.
9 Guignet (Philippe), Le pouvoir dans la ville au XVIIIe siècle. Pratiques politiques, notabilité et éthique sociale de part et d’autre de la frontière franco-belge, Paris, EHESS, 1990.
10 Mouysset (Sylvie), “Stratégies lignagères du corps de ville de Rodez aux XVIe et XVIIe siècles, dans C. Petitfrère éd., op.cit., pp. 113-122. Petitfrère (Claude), “Les maires de Tours aux XVIIe et XVIIIe siècles : patriciens ou hommes nouveaux ?“, dans C. Petitfrère éd., op.cit., pp. 123-131.
Auteur
CRHMA, Université de Nantes.
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