Les relations de parenté dans la gendarmerie au xvie siècle
p. 141-152
Texte intégral
1Nous nous proposons d’ébaucher ici une observation, au XVIe siècle, des rapports de parenté au sein de la gendarmerie. Le premier instrument de pouvoir, en effet, est la force armée. Des expressions comme “Etat d’office“ et “Etat de finances“ font un peu oublier que la monarchie était d’abord un Etat de guerre. Depuis la fin du Moyen Age, la première composante de l’armée royale était l’armée régulière soldée, dont le noyau était la gendarmerie, c’est-à-dire la cavalerie lourde1. Au cours des deux premiers tiers du XVIe siècle, le nombre des gendarmes a oscillé autour de 6000 ; on prendra la mesure de l’importance de cette troupe en rappelant qu’en 1515, le nombre des agents civils du roi, officiers et commissaires, y compris le petit personnel des clercs et des commis, était compris entre 7000 et 8000. Quant à la solde de la gendarmerie, elle constituait à elle seule 29 % des dépenses prévues2 pour 1567, pourtant une année de paix.
2Comme la démographie, l’étude de la parenté doit combiner les dimensions diachronique et synchronique. D’un point de vue diachronique, il s’agit d’observer les mécanismes de reproduction des activités et de succession aux charges d’une génération à l’autre. D’un point de vue synchronique, il s’agit de déceler, dans le groupe professionnel à un moment donné, l’étendue des relations de parenté, et le rôle des solidarités dues à celles-ci dans l’accès aux emplois et aux commandemants3. On peut se demander enfin si les rapports de parenté n’avaient pas une incidence sur l’exercice de l’autorité militaire et la conduite des opérations. Nous mènerons l’observation selon l’ordre de déroulement des carrières et le nombre des compagnies a subitement augmenté, à partir de la fin des années 1560, passant de 66 à de sélection des hommes : le niveau des soldats, l’état-major des compagnies, enfin l’ensemble des capitaines.
1. Hérédité, mortalité, vénalité
3Les charges de capitaine n’étaient le plus souvent décernées qu’à des nobles de dignité et de fortune considérables, du moins avant les guerres de religion ; une dignité élevée leur conférait une autorité personnelle sur leurs hommes, et une grande fortune leur permettait de faire face aux coûts élevés de l’entretien d’une compagnie de cavaliers. Pour un capitaine, la possibilité d’appeler un proche parent à l’un des grades de l’état-major de sa compagnie dépendait d’abord du cycle de vie. Un jeune capitaine pouvait investir sa confiance en un frère4, mais ce n’était possible que dans les familles assez aisées pour établir plusieurs fils dans l’arme coûteuse qu’était la gendarmerie. Puis, lorsque son fils atteignait l’âge de quatorze ans environ, un capitaine pouvait confier l’adolescent à un soldat expérimenté5, ou l’employer déjà comme homme d’arme6. Plus tard encore il pourrait ainsi le choisir comme enseigne ou lieutenant7, comme fit Monluc qui parle de son second fils comme son “bras droit“. En son fils, un capitaine trouvait un homme de confiance ; il lui donnait l’opportunité d’acquérir l’expérience du commandemant et le préparait à devenir capitaine. Ainsi le père le “dressait“à parvenir au même état que lui. Encore fallait-il qu’un fils ait accédé à l’âge adulte, ce qui dépendait des contraintes démographiques.
4Dans l’armée, à la différence de la finance et de la justice, la vénalité des charges n’était pas encore pratiquée pendant les trois premiers quarts du XVIe siècle. Il est significatif que l’édit de 1604 n’institue pas la paulette pour les charges militaires, et que la première interdiction8 des ventes des charges et des emplois militaires ne date que de 1618. J.B. Wood n’en dit mot dans son livre récent qui porte sur les années 1562-1576. On peut donc considérer que les charges militaires ne sont devenues vénales qu’à la fin du XVIe siècle9. La perspective d’une vacance suscitait une âpre compétition et des pressions sur le roi. Le pouvoir royal était enclin à nommer à la tête de la compagnie le fils du précédent titulaire10, et une certaine hérédité des compagnies était pratiquée sans qu’elle fût provoquée par une vénalité, du seul fait, donc, des mentalités. Mais la mortalité spécifique des militaires était relativement élevée et ne permettait pas si souvent une telle succession : quand un capitaine décédait avant que son fils fût prêt à lui succéder, ce dernier devait attendre une autre opportunité pour devenir capitaine. Ainsi en 1553, à la mort de Gabriel de La Guiche, son fils aîné n’avait que quinze ans, et le roi donna la compagnie La Guiche à Monluc11 ; le fils La Guiche devint capitaine d’une nouvelle compagnie en 1575. Cependant, si l’hérédité des compagnies était entravée par la mortalité, la reproduction de la charge de capitaine de père en fils fut grandement facilitée par la croissance du nombre des compagnies12, qui favorisa aussi la promotion militaire de familles de noblesse moyenne : de quinze en 1445 à quarante-trois en 1483, soixante-six en 1560 et cent quatre vingts en 1568.
2. La parenté agnatique dans les compagnies
5A la différence de l’infanterie, dont le recrutement était surtout roturier, et dont les chefs seulement étaient issus de la petite ou moyenne noblesse, la gendarmerie restait une arme noble. Les ordonnances de janvier 1561 et mai 1579 stipulent que les hommes d’armes et les archers devaient être nobles. L’emploi d’archer, vers 1520, selon Monluc, n’était pas dédaigné même par de “grands seigneurs“13. Ces emplois étaient accessibles surtout à la moyenne noblesse, et plus difficilement, à la petite noblesse. 64 charges de capitaine et 6275 emplois de gendarmes (en 1560) étaient donc offerts essentiellement à la noblesse, dont nous avons estimé l’effectif dans le royaume entre 41.000 et 50.000 foyers14. En outre, chaque compagnie d’ordonnance était recrutée sur un petit nombre de provinces ; sur dix compagnies étudiées par R. Harding15, 75 % des hommes d’armes étaient issus du même gouvernement que leur chef. Du fait que le recrutement était limité à la fois à une aire régionale et, surtout, à une catégorie sociale très minoritaire, il y avait de fortes chances pour que les recrues se connaissent ou se trouvent avoir quelque proximité, du fait de relations de voisinages, de parenté ou de clientèles. Cette communauté d’origine et ces connaissances personnelles conféraient aux compagnies un facteur de cohésion dont l’infanterie n’avait pas l’équivalent.
6Les relations de parenté dans l’armée n’ont été observées jusqu’à présent qu’en comptant les gendarmes dont le patronyme apparaît au moins deux fois dans le rôle d’une compagnie. Leur proportion, par rapport à l’effectif total, montait à 40 % dans la compagnie de Blaise de Monluc16, mais seulement de 7 à 13 % dans plusieurs compagnies recrutées principalement dans des provinces de l’Ouest, Poitou, Bretagne, Normandie. Ces variations sont sans doute significatives des pratiques propres aux noblesses des provinces. Les fréquences les plus élevées se trouvent en Gascogne, en Champagne et en Bourgogne, des provinces où la noblesse avait l’habitude de prendre fréquemment de l’emploi dans l’armée royale. En revanche les familles nobles du nord-ouest établissaient moins souvent leur fils dans l’armée, où donc, a fortiori, la présence de frères était plus rare encore.
Tableau 1 : fréquence de la parenté agnatique dans les compagnies de gendarmes
Province principale | capitaine | date | soldats dont le patronyme |
de recrutement |
|
| apparaît plusieurs fois |
|
|
| % |
| Monluc | 1562 | 40 |
Champagne17 | Guise | 1515-1528 | 22 |
| Saulx-Tavanne | 1553 | 17 |
| Crussol18 | 1560 | 11 |
Poitou19 | La Tremoille | 1530 | 8,5 |
| Jarnac | 1574 | 13,6 |
Bretagne | Du Breil | 1570 | 10,4 |
| Bouillé | 1574 | 12,1 |
Normandie20 | Matignon | 1569 | 7,3 |
7Ce type d’observation n’est pas sans intérêt à condition d’en identifier précisément le contenu ainsi que les limites. La communauté de patronyme, qui a l’avantage d’apparaître immédiatement, ne révèle que la parenté agnatique, c’est-à-dire exclusivement par les mâles. Elle comprend les relations entre proches (père-fils, frères, oncle paternel-neveux) et, à plus grande distance, les relations entre cousins en ligne paternelle.
8Parmi les cousins, il semble que les agnats aient bénéficié d’une solidarité préférentielle. Souvent le lieutenant, l’enseigne ou le guidon21 était un parent co-lignager du capitaine. Dans la compagnie de l’amiral d’Annebaut22 en 1552, sur les 23 teneurs de fiefs du grand bailliage de Caen qui y avaient trouvé de l’emploi, le patrilignage du lieutenant, Harcourt, avait quatre représentants : outre le lieutenant, deux fils d’un cousin germain (l’aîné officier et le cadet homme d’armes), et un cousin issu de germain qui était homme d’armes. Un cinquième co-lignager put devenir lieutenant dans une autre compagnie. Cette solidarité préférentielle était une pratique concrète qui incline à voir dans le patrilignage noble non seulement une abstraction formalisée par les généalogies descendantes, mais un groupe social réel. En outre les patrilignages étaient bien identifiés grâce à la richesse des modes de désignation que la noblesse avait créés à cet effet, notamment ce discours visuel de la parenté qu’est l’héraldique. L’identité était conçue comme patrilinéaire23. Lieu de solidarités préférentielles, un patrilignage pouvait susciter de l’attachement, et donc mobiliser les énergies.
9Reste que dans l’ensemble des gendarmes, la parenté agnatique n’était pas très fréquente, ce qui résultait de deux causes. D’une part les parents agnatiques ne peuvent être très nombreux dans une société monogamique ; au degré des cousins germains, les cousins agnatiques ne constituent qu’une des quatre sortes de cousins germains24. En outre il n’existe un cousin agnatique que si, à une génération précédente, on a marié un fils cadet, et qu’il ait fait souche. Or un certain malthusianisme prévalait quant au mariage des cadets, dans le but de ne pas réduire le patrimoine de la ligne aînée, alors qu’on mariait toujours au moins une fille, si bien que les cousins issus d’un oncle paternel étaient moins nombreux que les cousins issus d’une tante. La parenté se présente donc comme un iceberg : la partie visible est la moins volumineuse, et on sous-estimerait grandement l’importance des relations de parenté si on réduisait celle-ci à la fréquence des homonymes.
Figure 1 : Le patrilignage d’Harcourt dans la gendarmerie

3. La parenté cognatique dans les compagnies
10Il y avait donc des parents cognatiques au niveau des hommes d’armes et des archers, bien qu’il soit très difficile de les déceler. C’étaient d’abord des parents du capitaine ou du lieutenant, pour qui c’étaient des recrues toutes trouvées ; c’étaient aussi des parents des hommes d’armes eux-mêmes qui pouvaient les recommander efficacement, comme ces deux cousins germains croisés qui furent recrutés comme hommes d’arme dans la même compagnie à quelques années d’intervalle25. Au niveau de l’état-major des compagnies, l’appel aux parents cognatique devient très visible. Encore qu’il devait composer avec ceux de son prédécesseur, un capitaine choisissait ses adjoints ; Monluc, par exemple, fit appel à de jeunes parents de toutes sortes. En 1557, c’est un neveu de sa femme, Clermont, qui porte sa cornette, et deux autres neveux de sa femme sont à “sa suite“en Italie. Dans les années 1560, son lieutenant est son second fils, le guidon est son gendre, et l’enseigne est un “parent“. Lorsque son fils se fait tuer au combat, c’est son gendre qu’il choisit comme lieutenant26. Un peu plus tard, plusieurs de ces officiers deviennent capitaines à leur tour et ont l’occasion de collaborer sur le théatre d’opérations. Puis, ayant une responsabilité plus étendue, celle de lieutenant général en Guyenne au début des guerres de Religion, c’est à de nombreux commandemants que Monluc doit nommer des hommes dignes de confiance. En 1567, ayant découvert un complot huguenot, il met son troisième fils à la tête de quinze enseignes de gens de pied, non sans obtenir du roi la confirmation de cette charge, et il confie la levée de trois cents gens de pied au jeune frère de sa femme. A partir de 1568 c’est son neveu, fils de sa sœur, Leberon, qui commande régulièrement des enseignes de gens de pied.
11Un des enjeux de cette problématique, c’est que l’existence de relations de parenté pouvait avoir une incidence sur le cours des opérations, car les potentiels de solidarité et de conflit qu’elles déterminaient entre les individus pesaient sur les motivations et les initiatives. On sait qu’au Parlement, les conseillers apparentés s’entr’aidaient et que les liens familiaux étaient utiles au fonctionnement de la cour elle-même27. Sur le champ de bataille, une situation de danger dans laquelle se trouvait un proche parent pouvait susciter un acte de bravoure pour le sauver28. La parenté avait aussi une incidence sur la chaîne de commandemant. Comme un souci des plus récurrents était d’obtenir l’obéissance des soldats, il est arrivé plusieurs fois au capitaine Monluc de faire appel spécifiquement aux compagnies de ses parents. En 1545, pour construire un fort devant Boulogne, et comme les pionniers manquaient, il fallait les remplacer par les soldats, mais ceux-ci refusèrent de travailler. “Pour les convier par mon exemple, je prins ma compagnie, celle de mon frère [cadet], et celles des capitaines Leberon, mien beau frère, et Labit, mon cousin germain ; car ceux là ne m’eussent osé refusé“29. Monluc compte donc sur place trois parents parmi les capitaines de compagnie, et les relations de parenté qu’il a avec ceux-ci, d’ailleurs diverses, lui donnent un ascendant sur leurs soldats. Cet exemple montre que les relations de parenté étaient associatives : elles permettaient de mobiliser les énergies.
4. Le haut état-major : un réseau
12En 1495, presque toutes les compagnies d’ordonnance françaises se trouvaient en Italie, au nombre de quarante30. Quelques-unes avaient déjà pour capitaines des hommes de noblesse moyenne31, comme les baillis de Caen, Dijon et Vitry, qui n’avaient pas encore noué d’alliances avec les autres. Mais au moins seize capitaines, issus de lignées de très riche noblesse, étaient reliés à un même réseau de consanguins et d’alliés (figure 2), qui constituait le cœur du haut état-major ; trois devinrent maréchaux (n° 5, 12, 27), et deux autres (n° 16, 19) eurent un frère ou un fils maréchal de France. En outre, trois capitaines formaient un autre groupe d’alliés, dont il n’est pas exclu qu’il fût raccordé au réseau principal (n° 25, 23, 29)32.
13Douze ans plus tard, en 1507, une nouvelle expédition occasionna la mobilisation d’une nouvelle armée33. Sur dix-neuf capitaines de gendarmes, dont dix-sept bien identifiés, onze au moins étaient apparentés. Douze capitaines étaient nouveaux par rapport à l’expédition de 1495, mais sept au moins se raccordent au même réseau de parenté, dont un fils. Ainsi le réseau de parenté se perpétuait comme ossature du haut état-major.
Tableau 2 : les capitaines de gendarmerie en Italie en 1495 (membres du réseau seulement)
2 | Jean | d’ALBRET | Foix | x 1494 Cath. de FOIX |
3 | François | d’ALEGRE | Précy | frère d’Yves |
4 | Yves | d’ALEGRE | Alègre | x 1474 Jeanne de CHABANNES |
5 | Charles II | d’AMBOISE | Chaumont | futur maréchal de France |
6 | Hugues | d’AMBOISE | Aubijoux |
|
7 | Jacques d’ | ARMAGNAC | Guise | Grand-mère maternelle : |
9 | Gilbert de | BOURBON | Montpensier |
|
10 | Mathieu, bâtard de BOURBON |
| fils duc Jean II | |
12 | Jacques de | CHABANNES | la Palisse | futur maréchal de France |
13 | Jean de | CHALON prince | d’Orange | x Jeanne de BOURBON, |
15 | Enguilbert de | CLEVES | Nevers | x 1490 Cath de BOURBON-Vendôme |
16 | Jacques de | COLIGNY | Châtillon | x 1496 Avoye de CHABANNES |
17 | Louis de | HALLWIN | Piennes | fils Jeanne de LA TREMOILLE |
20 | Louis de | LA TREMOILLE |
| fils M. d’AMBOISE |
21 | Jacques de | LA TREMOILLE | Mauléon | frère de Louis |
22 | Louis de | LUXEMBOURG | Ligny | fils Marie de SAVOIE fille Louis, duc |
23 | Louis de | MYOLANS | Serne | fils Françoise de POLIGNAC, |
24 | Louis | d’ORLEANS | Orléans | 1498 : Louis XII. |
25 | Jean de | POLIGNAC | Beaumont |
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29 | Pierre | d’URFE | Urfé | marié à Catherine de POLIGNAC |
Tableau 3 : Les capitaines de gendarmerie en 1507
A | Jean | d’ALBRET | Orval | (Vindry, p. 8) |
5 | Charles II | d’AMBOISE | Chaumont |
|
B |
| d’AMBOISE | Ravel | frère du précédent, chef de 100 |
C | Jean | d’ASTARAC | Fontrailles | (Anselme, 2, p. 623). |
D | Charles de | BOURBON | Bourbon | chef des pensionnaires (Vindry, p. 74) |
E | Charles de | BOURBON | Vendôme | (Anselme, 1, p. 328). |
F | Louis de | BREZE |
| petit-fils de Charles VII (Vindry, p. 96) |
G | Adrien de | BRIMEU | Humbercourt | (Vindry, p. 97) |
12 | Jacques de | CHABANNES | la Palisse |
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H | Claude de | CLERMONT | Montoison | (Anselme, 8, p. 919). |
16 | Jacques de | COLIGNY | Châtillon |
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I | Gaston de | FOIX | Nemours | neveu matrilatéral du roi (Vindry, p. 181) |
J | Robinet de | FRAMESELLE |
| ancien lieutenant de la compagnie |
K | Guill. de | LA MARCK | Montbazon | (Vindry, p. 326) |
20 | Louis de | LA TREMOILLE |
|
|
L | François d’ | ORLEANS | Dunois | (Vindry, p. 380) |
27 | Robert | STUART | d’Aubigny |
|
(références numériques : personnages déjà capitaines en 1495 ; références alphabétiques : personnages devenus capitaines après 1495)
14Sans former un corps, le haut état-major était une strate socioprofessionnelle dont le recouvrement par un réseau de parenté semble assez analogue à celui qui existait au XVe siècle au Parlement. La constitution de tels réseaux résultait de la conjonction de l’endogamie socio-professionnelle et de la reproduction familiale d’une génération à l’autre. Comme, d’une part, les pères “dressaient“leur fils à exercer le même état qu’eux-mêmes, le fils se voyait souvent décerner des lettres de capitaine, même si ce n’était pas nécessairement à la même compagnie. D’autre part, l’endogamie socioprofessionnelle était une tendance générale34 très prégnante, comme on le vérifie avec les grands seigneurs étrangers qui vinrent servir le roi ; leur lignée se vit bientôt donner en mariage la fille d’un capitaine : Clèves-Nevers en 1490, Coligny dès 1496, Lorraine-Guise en 1513 (en la personne d’une fille de Bourbon). Les lignées de la moyenne noblesse champenoise ayant des capitaines de gendarmerie s’allièrent de même dans la première moitié du XVIe siècle35. Comme la strate au sein de laquelle étaient choisis les capitaines formait une aristocratie peu nombreuse, l’endogamie socio-professionnelle reliait assez vite entre eux les membres de l’état-major par des liens d’alliance qui devenaient, aux générations suivante, des liens de consanguinité.
15A la différence de celui qui structurait le milieu des parlementaires, qui était “uniforme“36, le réseau de parenté du milieu des capitaines de gendarmerie était hiérarchisé, et il l’était en fonction de la proximité par rapport au roi. La construction du réseau n’était pas entièrement aveugle. Le pouvoir royal tâchait de la contrôler par la désignation des premiers chefs, et par l’orientation des alliances matrimoniales. En 1495, le premier prince du sang, Louis d’Orléans (n° 24), commandait certes la compagnie la plus nombreuse, qui réunissait quatre-vingts lances, mais il apparait quelque peu isolé, ce qui n’était pas sans rapport avec les relations difficiles qu’il avait éprouvées avec Louis XI et Charles VIII. Le réseau était structuré par la maison de Bourbon (branche cadette de la maison de France), dont les alliances de ses différents rameaux permettaient de relier plusieurs capitaines jusqu’au roi. Le réseau était donc polarisé par le premier guerrier que la maison de Bourbon avait à ce moment, le jeune Gilbert, comte de Montpensier (n° 9). C’est très délibérément que dix ans plus tôt, la sœur du jeune Charles VIII avait marié la sœur de Montpensier à La Tremoille (n° 20), jeune seigneur qu’elle voyait “prospérer... en toutes vertuz appartenans à un chief de guerre“37, car ce mariage permettait de drainer la clientèle militaire de La Trémoille au service des Bourbon et, de là, du gouvernement des Beaujeu. La structuration du haut état-major au moyen de l’alliance matrimoniale était donc effectuée de façon très consciente.
16L’avènement au trône de deux collatéraux successifs, Louis XII et François Ier, provoqua deux fois un déplacement soudain de la parentèle royale proche. Louis XII institua capitaines et mit aux premiers rangs ses proches parents paternels (Dunois, François d’Angoulême en 1512) et maternels (le fameux Gaston de Foix, son neveu, qu’il fit généralissime, et les cousins co-lignagers de ce dernier, Lautrec, Lescun). Il y avait là une recomposition de l’état-major, consistant à rétablir une parenté étroite entre celui-ci et le roi. Cette recomposition était partielle puisque les branches cadettes de la maison de France (Alençon, Bourbon) occupaient toujours la même position privilégiée (le nouveau duc de Bourbon devint connétable en 1515)38.
17Nous ne pouvons suivre ici le constant renouvellement de l’état-major comme réseau de parenté au cours du XVIe siècle. Une certaine rupture est intervenue dès lors que l’on passe de soixante-dix à cent quatre vingts en huit ans, et que le pouvoir royal a dû chercher davantage de capitaines au niveau de la moyenne noblesse39. Auparavant, il semble déjà qu’au niveau du haut état-major comme à celui des compagnies, une relation de parenté avec le décideur fût la première voie d’accès aux commandemants. Le haut état-major constitué par les capitaines de compagnie était donc structuré par un réseau étroit de parenté. Les héritiers présomptifs du trône en faisaient partie, ainsi que plusieurs des principaux conseillers royaux (Montmorency40) et des personnages qui furent chefs de parti au milieu du XVIe siècle (Guise, Coligny...). Cette aristocratie foncière et militaire relativement étroite restait la première base sociale du pouvoir monarchique.
Figure 2 : Le réseau de parenté du haut état-major (1495)

Notes de bas de page
1 Wood (James B.), The King’s Army. Warfare, Soldiers and Society during the Wars of religion in France, 1562-1576, Cambridge University Press, 1996, p. 128. Cf aussi Potter (David), War and Government in the French provinces. Picardy, 1470-1560, Cambridge, 1993. J.A. Lynn, Giant of the Grand Siecle. The french army, 1610-1715, Cambridge University Press, 1997.
2 Doucet (Roger), “L’état des finances de 1567“, Bulletin philologique et historique (jusqu’en 1715) du Comité des Travaux historiques et scientifiques, 1928, p. 1-32.
3 Kettering (Sharon), “Patronage and Kinship in Early Modern France“, French Historical Studies, 16, n° 2, 1989, p. 408-435.
4 Ainsi dans les compagnies d’Angennes-Rambouillet, Apchon de Montrond, Vindry (Fleury), Dictionnaire de l’état-major français au XVIe siècle. I. Gendarmerie, Paris, Cabinet de l’Historiographe, 1901, p. 16-17, 25.
5 “Le capitaine Charry... avoit nourry le capitaine Monluc tousjours auprès de soy depuis l’aage de douze ou treze ans, et, partout où il alloit, ce jeune garçon luy estoit tousjours pendu à la ceinture. Je n’eusse sceu luy donner un meilleur precepteur que celuy-là pour luy apprendre qu’est-ce que la guerre“. Les trois autres fils aussi ont suivi leur père “en ses guerres“(Monluc (Blaise de), Commentaires, Paris, La Pléiade, Gallimard, 1964, p. 224-225, 582, 768).
6 Ainsi François d’Alègre à quatorze ans en 1529, Vindry (Fleury), Dictionnaire... op. cit., p. 11, 115.
7 Vindry (Fleury), Dictionnaire... op. cit., p. 25, 115, 186.
8 Catalogue des imprimés de la Bibliothèque nationale, t. 2, n° 6354.
9 Bluche (François), Dictionnaire du Grand Siècle, Paris, Fayard, 1990, p. 673.
10 Ainsi en 1554, à l’appproche du décès d’Humière, le connétable alléguait “qu’il estoit plus que raisonnable que le fils aisné... en fust pourveu et préféré à tout autre ; et que seroit bientost oublier les grands services du père... que de l’en priver“ ; mais le roi avait promis une compagnie à Vieilleville qui sut le lui rappeler opportunément (“Mémoires de la vie de François de Scepeaux sire de Vieilleville“, in Petitot (C.B.) (ed.), Collection complète des mémoires relatifs à l’Histoire de France, Paris, Foucault, t. 27, 1822, p. 157-158.
11 Vindry (Fleury), Dictionnaire... op. cit., p. 235-236. Monluc (Blaise de), Commentaires, op. cit., p. 464.
12 Entre la fin du XVe et la fin du XVIe siècle, environ 500 individus en ont été capitaines.
13 Ce qui doit se comprendre en tant que début de carrière ; Monluc (Blaise de), Commentaires, Paris, La Pléiade, Gallimard, 1964, p. 30. En 1552, 23 soldats de la compagnie de l’amiral d’Annebaut étaient des nobles feudataires du grand bailliage de Caen, dont one étaient hommes d’armes, quatre au moins étaient archers, et sept de grade indéterminé. Les archers avaient des revenus nobles de trente, quarante et trois cents livres tournois (Travers (Emile), Rôle du ban et de l’arrière-ban du bailliage de Caen en 1552, Rouen-Paris, 1901).
14 Nassiet (Michel), “La noblesse en France au XVIe siècle d’après l’arrière-ban“, Revue d’Histoire moderne et contemporaine, 46-1, 1999, p. 86-116 (p. 115).
15 Harding (Robert R.), Anatomy of a Power Elite. The Provincial Governors of Early Modern France, New Haven and London, Yale University Press, 1978. De même en 1574, dans la compagnie de Jarnac, qui comprenait vint-quatre hommes d’armes et trente-cinq archers, 54 % étaient issus de Saintonge, 19 % d’Angoumois et 13 % du Poitou.
16 Harding (Robert), Anatomy... op. cit., p. 23-24.
17 Borquin (Laurent), Noblesse seconde et pouvoir en Champagne aux XVIe et XVIIe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, p. 32 et p. 228 (tableau 6).
18 Harding (Robert R.) Anatomy… op. cit., p. 24.
19 "Rôles de montres et revues (1387-1673)", Archives historiques du Poitou, t. 31, 1901, p. 81-116.
20 Rôles publiés par Dugast (Romain), Essai pour la détermination d'une noblesse seconde en Bretagne au XVIe siècle, Mémoire de mâitrise, Université de Nantes, 2000, p. 157-164.
21 Lieutenants, Vindry (Fleury), Dictionnaire... op. cit., p. 56, 60 ; guidons, ibid., p. 7, 19, 52 ; enseignes, ibid., p. 54, 55, 57.
22 Travers (Emile), Rôle... op. cit.. Vindry (Fleury), Dictionnaire... op. cit., p. 23.
23 Nassiet (Michel), Parenté, Noblesse et Etats dynastiques, éd. EHESS, Paris, 2000, chapitres 1 à 3.
24 Nassiet (Michel), Parenté... op. cit., p. 96.
25 Une fois leur enseigne devenu capitaine, en 1571 ils devinrent son lieutenant et son enseigne ; Vindry (Fleury), Dictionnaire... op. cit., p. 134-135.
26 Neveux de l’épouse : Jean-Jacques Isalguier et les frères de Hautpoul ; gendre : Philippe de La Roche seigneur de Fontenilles ; enseigne : Odet de Verduzan, bientôt sénéchal du Bazadais (Monluc (Blaise de), Commentaires, op. cit., p. 392, 397, 624. Vindry (Fleury), Dictionnaire... op. cit., p. 341).
27 Autrand (Françoise), Naissance d’un grand corps de l’Etat. Les gens du Parlement de Paris, 1345- 1454, Paris, Publications de la Sorbonne, 1981, p. 101.
28 Ainsi à Novare, les deux chefs commandant les gens de pied allemands, demeurés blessés au milieu des ennemis, sont sauvés par la charge d’une compagnie d’hommes d’armes, dont le capitaine n’est autre que leur père, Robert de La Marck (Anselme (Père), Histoire des grands officiers de la Couronne de France, 9 vol., Paris, 1726-1733, 7, p. 167 ; Brantôme (Pierre de), Œuvres complètes... op. cit. 3, p. 190).
29 Monluc (Blaise de), Commentaires... op. cit., p. 180. Le beau-frère est François de Gelas sieur de Leberon. Le sieur de Labit était un Lasseran, un cousin patrilatéral.
30 Liste publiée par Lot (Ferdinand), Recherches sur les effectifs des armées françaises des Guerres d’Italie aux Guerres de Religion, 1494-1562, Paris, SEVPEN, 1962, p. 194-195.
31 L’un d’eux était Gratien d’Aguerre, seigneur de Vienne à la limite de la Champagne et de la Lorraine. L’ascension des Aguerre et leur reconnaissance à la cour royale ne date donc pas de la première moitié du XVIe siècle, mais de la deuxième moitié du XVe. Il pourrait en être de même des Lenoncourt si Henri était dès 1495 le bailli de Vitry ; cf Bourquin (Laurent), Noblesse seconde... op. cit., p. 48-49).
32 Pour une liste des trente capitaines identifiés et les références, Nassiet (Michel), Parenté... op. cit., p. 100.
33 Robert de La Marck seigneur de Fleurange, “Histoire des choses mémorables advenues du règne de Louis XII et de François Ier“, in Petitot (C.B.) (ed.), Collection complète des mémoires relatifs à l’Histoire de France, Paris, Foucault, 16, 1820, p. 165.
34 Au Parlement de Paris, par exemple, au XVe siècle, les familles de parlementaires contractaient des alliances entre elles sans avoir rien d’autre en commun que l’appartenance au Parlement (Autrand (Françoise), Naissance... op. cit., p. 90.
35 Bourquin (Laurent), Noblesse seconde... op. cit., p. 50-51. Et le fils de Gratien d’Aguerre, lui-même capitaine de gendarmes, épousa une Lenoncourt.
36 Autrand (Françoise), Naissance d’un grand corps... op. cit., p. 92.
37 J. Bouchet, “Panegyric“, in Petitot (C.B.) (ed.), Collection complète des mémoires relatifs à l’Histoire de France, Paris, Foucault, 1826.
38 De même, René de Savoie, fils naturel de Philippe II de Savoie, et donc oncle de François Ier, était capitaine de gendarmes à Marignan.
39 Wood (James B.), The King’s army... op. cit., p. 128, 149.
40 A Marignan, le jeune Anne de Montmorency, enfant d’honneur du jeune François d’Angoulême, était lieutenant de René de Savoie, et douze ans plus tard il fut marié à la fille de celui-ci ; elle était cousine germaine du roi.
Auteur
Professeur d’Histoire moderne à l’Université de Poitiers.
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