Enseigner l’enseignement de la lecture et de l’écriture ou comment fabriquer un miel didactique à partir des recherches fondamentales
p. 207-226
Texte intégral
1Au terme de cette journée riche en informations scientifiques, passionnantes et rigoureuses, il me revient la tâche, essentielle ici dans ce lieu de formation d’enseignants, d’en dégager les retombées didactiques. Comment utiliser toutes ces recherches pour enseigner le métier d’enseignant, et notamment celui d’enseignant de la lecture/écriture... ?
2Les recherches actuelles sur l’apprentissage permettent de remettre en question la vieille conception transmissive des savoirs ; il semble aujourd’hui qu’on ne puisse plus parler de “transmission”, par l’enseignant, mais bien de “construction” par l’élève des savoirs requis par l’Institution. Si bien que “enseigner” devient non point l’action de faire passer des contenus, mais le fait de réunir les conditions nécessaires pour que les élèves apprennent. Et former des enseignants, c’est leur apprendre à réunir ces conditions.
3Enseigner la lecture, à la lumière de cette analyse, devient par conséquent, réunir les conditions pour que les élèves deviennent capables de lire et de produire des écrits ; or, lire, c’est comprendre, écrire, c’est se faire comprendre par écrit, donc enseigner la lecture, c’est réunir les conditions pour que les élèves apprennent à comprendre ; et enseigner l’écriture, c’est réunir les conditions pour que les élèves deviennent capables de se faire comprendre par écrit.
4Une conséquence apparaît d’emblée ici, c’est que la formation d’un enseignant, quelle que soit sa discipline, ne peut se borner à la maîtrise des contenus à enseigner ; cette maîtrise est certes une condition nécessaire, et même indispensable, mais ce n’est pas pour autant une condition suffisante. Il faut avoir appris à repérer les conditions nécessaires pour que les élèves s’approprient ces contenus ; il faut avoir appris à traiter les contenus en ce sens. C’est cette compétence de traitement des savoirs dits “savants” qui caractérise le métier d’enseignant, et permet de distinguer un géographe d’un professeur de géographie. S’il est vrai que le second doit être à la hauteur du premier, l’inverse ne l’est pas : le premier n’est pas vraiment capable d’exercer le métier du second. Il faudrait peut-être s’en souvenir si l’on veut pouvoir lutter efficacement contre l’échec scolaire, car, malheureusement, c’est loin d’être une idée admise par tous et par toutes les instances de formation d’enseignants.
5En fait, ce qui caractérise le métier d’enseignant, c’est d’avoir appris à pratiquer ce type de traitement que l’on nomme “analyse didactique” des contenus, condition absolue pour pouvoir s’y retrouver dans la jungle des manuels, méthodes et autres outils, proposés par les maisons d’édition et les divers partenaires ou supérieurs hiérarchiques.
6Et c’est là, dans cette analyse, que les conclusions actuelles des recherches fondamentales dans les diverses disciplines qui concernent l’enseignement / apprentissage, deviennent précieuses et même indispensables, mais sans être suffisantes, elles non plus : aucune recherche fondamentale ne peut avoir d’application directe dans les classes, d’abord, parce que l’enseignement se nourrit de disciplines diverses, psychologie de l’apprentissage, de l’enfant, psycholinguistique, sociolinguistique, sociologie, physiologie et biologie etc. etc. et que de ce fait, aucun modèle scientifique ne peut convenir seul à définir une démarche pédagogique : comme H. Romian l’a fort bien dit, la Didactique est une science à part entière, qui construit ses propres modèles, en se servant, certes, des autres recherches, mais sans leur être subordonnée.
Un modèle d’analyse didactique
7Les recherches menées avec les équipes INRP, et notamment avec le groupe de Toulouse, ont permis d’élaborer un modèle d’analyse, très simple, mais qui semble déjà fort efficace, autour de quatre questions, dont les réponses à chacune, produisent les données suivantes :
8Enseigner pour que les élèves apprennent : les questions auxquelles il faut répondre pour préparer sa classe :
9Si l’on applique ce modèle à la lecture et à l’écriture, on découvre que les réponses à la première question permettent de définir ce qu’on appelle “situations fonctionnelles de lecture et d’écriture”, c’est-à-dire les situations où la lecture et l’écriture ont une des fonctions qu’elles peuvent avoir dans la vie sociale, ainsi que le font apparaître les tableaux suivants :
Situations fonctionnelles de lecture
Fonctions de la lecture : | Types d’écrits et de séquences textuelles rencontrées | Situations possibles : |
Communiquer avec des partenaires absents | Toutes les formes de courrier : type dit “dialogal” | Toutes situations de correspondances sociales professionnelles, administratives ou personnelles, en vue de projets de réalisations diverses. |
S’informer et apprendre | Toutes formes d’écrits d’information : | *Tous projets sociaux nécessitant des informations extérieures : production de journaux, informations documentaires pour l’écriture de romans ou de nouvelles etc. |
Comprendre le monde qui nous entoure | Toutes formes d’écrits d’information, et de documentation ; type dit “explicatif” | *Trouver les réponses aux questions qu’on se pose, qu’il s’agisse de questions sociales, économiques, politiques, personnelles ou scolaires. |
Se faire une opinion personnelle | Toutes formes d’écrits d’analyses et de démonstration type dit “argumentatif” | ‘Toutes situations de débats, de discussion, de production d’écrits destinées à convaincre, à sensibiliser, à faire agir autrui par conviction. |
Pouvoir faire | Fiches diverses, de cuisine, de productions techniques, de règles de jeu et règlements ; type dit “injonctif” | ‘Tous projets de réalisations matérielles sociales ou ludiques : cuisine, fiches techniques, notices et modes d’emploi ; règles de jeux etc. |
Rêver et imaginer | Écrits de fiction, poésies, littérature ; types “narratif” et “descriptif” ; type dit “rhétorique” ou “poétique” | Toutes situations de lecture personnelles, dont les projets sont souples et non contraignants. |
Situations de production d’écrits
Fonctions | Situations possibles |
Fonction de communication avec des partenaires absents | Correspondance avec des partenaires divers : demandes d’information, d’autorisation etc. Élaboration de journaux de classe ou d’école ; |
Fonction mémoire | Archivage de tout le vécu scolaire : les projets, les analyses, les acquis scolaires ou non |
Fonction de mise en forme de la pensée | Rédactions des constats effectués en toutes disciplines, formulation de règles ; |
Fonction ludique | Activités de jeux d’écriture à partir de règles ; |
10Pour les autres questions, nous nous bornerons à l’analyse de la lecture.
11C’est sur les réponses à la deuxième question : “quelles opérations mentales permettent d’obtenir ce résultat ?”, que s’opposent, pour la lecture, les partisans des pratiques traditionnelles et les équipes INRP. À cette question, en effet, la tradition (parfois soutenue par quelques chercheurs actuels) répond : “Pour comprendre un texte, il faut d’abord identifier les mots de ce texte, et cette identification est facilitée par le repérage des unités sonores que les signes graphiques traduisent...”. D’où nécessité d’apprendre à utiliser tout de suite la combinatoire, afin de rendre possible la prononciation qui apparaîtrait comme l’élément facilitateur de compréhension ; c’est l’intérêt du déchiffrage, comme première activité de lecture, suivie ensuite de la compréhension.
12Pour vérifier cette affirmation, prenons un exemple. Comment fait-on pour comprendre la mention suivante :
DIÉTHYLAMINOÉTHYLTHÉOPHILLINE
13Point n’est besoin d’une longue analyse pour découvrir que la stratégie utilisée par chacun de nous est fort différente du schéma esquissé plus haut. En réalité, le premier mouvement du lecteur adulte a été de repérer non pas le mot (comment serait-ce possible puisqu’on ne le connaît guère !), mais le type d’écrit où ce mot se rencontre. Et chacun de se dire” Bon ! Voilà un mot de pharmacie, voilà un mot savant de chimie etc. ; etc.” et, à partir de ce constat, de mobiliser les savoirs qu’il possède dans ce domaine : un tel qui a des problèmes d’asthme a identifié d’emblée “théophylline”, tel autre a des souvenirs sur “éthyl” ou “amino” etc. et à partir de ces savoirs mobilisés, a reconstitué le mot, un peu à la manière d’un puzzle. C’est seulement après ces opérations qu’il a été en mesure de prononcer le mot, en détachant bien “di-étyhl...”, alors que sur :
DIÉSÉLIFICATION
14la reconnaissance du mot “diesel” entraîne la prononciation “die-sel” ; et de même, le repérage du mot savant “encéphale” dans le mot suivant :
DIENCÉPHALE
15entraîne, comme pour le premier mot, la prononciation “di-en..” Où l’on voit que le repérage des unités sonores n’est jamais premier, et qu’il ne peut se faire qu’à partir de la compréhension. Le problème reste donc entier : comment fait-on pour comprendre ?
16Autre question : commence-t-on vraiment par les mots pour comprendre un message ?
17Que l’on compare : le mot Forget dans ces deux messages, le premier dans un journal sportif à la rubrique “tennis” : Forget revient de loin et le second, trouvé dans la revue “Télérama” :
22. 10 • ARTE 23. 20 Forget about me
18Où il apparaît clairement que le sens des mots dépend absolument du contexte, c’est à dire, à la fois du support, du type d’écrit et des mots qui sont autour de lui. En fait, on ne va pas des mots vers le texte, mais bien à l’inverse, du sens général du texte, vers les mots qui, seuls, n’ont que des potentialités de signification. Il faut avoir compris de quoi il s’agit pour qu’ils prennent sens.
19La question reste donc toujours posée : comment fait-on pour comprendre ?
20Quelles sont les opérations mentales qui conduisent à la construction du sens ?
21Pour répondre à ces questions, prenons un autre exemple :
22D’emblée, chacun, avant même de savoir de quoi parlent ces documents, a identifié une affiche et une page de journal. Notons au passage que cette identification s’est effectuée à partir d’indices non linguistiques : le format, la gestion générale de l’espace du premier message, sa complexité (une photo, des mots écrits avec des graphismes et des tailles de caractères différents) conduisent à penser qu’il s’agit d’une affiche – ce que confirme l’expérience de ceux qui l’ont effectivement vue sur les murs de leur quartier.
23Tandis que la mise en page du second message, mise en relation avec l’expérience personnelle de chacun, permet de poser l’hypothèse du journal.
24Et Ton découvre que c’est bien à partir de ces hypothèses que le même mot présent dans les deux messages va être prononcé différemment. On voit ici clairement que Toralisation ne peut apparaître qu’après la compréhension ; il faut avoir compris le message, pour savoir s’il s’agit de prononcer “resigner” (signer une deuxième fois, ce qu’avait fait la ville de Tarbes en 1989), ou s’il s’agit de se “résigner”. Quant à la phrase qui se trouve au bas de l’affiche, si elle permet de reconnaître l’origine de l’affiche (et encore, à condition que Ton connaisse “Amnesty International”), elle n’est guère explicite sur la signification du message : quel est cet appel auquel on nous demande de répondre ? et comment faut-il répondre ? En signant, mais en signant...quoi ? Si Ton ne signe pas, il faudra se résigner à quoi ? Quel rapport entre la photo de ces deux jeunes gens, avec une bougie entre eux, et les mots écrits ? Que vient faire la mention du 40e anniversaire de la déclaration des droits de l’Homme ? Autant de questions auxquelles on ne peut répondre avec les seules informations perçues dans le message : il faut mettre en relation les détails reconnus avec ce que l’on sait par ailleurs ; il faut aussi les mettre en relation entre eux, et chercher des liens là où apparemment il n’y en a pas, tout en maintenant la spécificité des divers codes mis en jeu : la photo ne double pas le texte : l’un et l’autre se complètent et s’éclairent mutuellement ; en fait, c’est le texte qui éclaire la photo.
25Où l’on voit qu’il faut à la fois rechercher des analogies et différencier les informations. D’autre part, on voit bien que la signification ne se borne pas à la somme des sens de chaque élément reconnu, même après mise en relation : elle implique la recherche de réponses à des questions comme : “qui parle ?” “dans quel type de situation ?”, “pour obtenir quel résultat ?” Les réponses à ces questions permettent de passer de ce que l’on appelle le “sens”, somme des éléments linguistiques mis en relation entre eux, à la “signification”, qui réintègre l’énoncé dans les conditions sociales de production du message ; et l’on comprend bien dès lors que la signification apparaît comme une construction, fortement dépendante de ce que sait le lecteur et de ses réactions personnelles : les adversaires de cette association ne feront pas la même lecture que les sympathisants, ceux qui ont souffert en prison ou dans des camps interpréteront les barbelés de la bougie autrement que ceux qui n’ont rien connu de tel, etc. En fait, la mise en relation de ce qu’on voit avec ce qu’on sait provoque des réactions et des attentes, qui alimentent à leur tour d’autres repérages et d’autres hypothèses si bien que la construction des significations apparaît comme une mise en relation de trois termes :
ce qu’on voit,
ce qu’on sait,
ce qu’on cherche.
26Toutes ces opérations mentales, qui n’ont rien à voir avec un mécanisme quel qu’il soit, sont loin de se limiter à l’identification des mots (qui, au demeurant, n’apparaît jamais en premier), et n’intègrent point la prononciation de ces mots. Elles requièrent au contraire le repérage du type d’écrit, des opérations de raisonnement par inférence, de mises en relation diverses, de formulation d’hypothèses et de vérification, opérations qui mettent en jeu des compétences diverses qui sont loin de se limiter à la connaissance, même intelligemment construite du fonctionnement du code linguistique. Un autre exemple pour confirmer ceci et faire apparaître une compétence, rarement évoquée jusqu’ici en matière de lecture, et dont l’importance apparaît chaque jour plus grande, notamment si Ton étend la notion de lecture aux messages audiovisuels, cinéma et télévision, qui sont, comme on sait, des objets non faciles à lire, et qu’il faut apprendre à décrypter.
Premier prix de beauté : 48900 francs
(Publicité de la dernière Polo de Volkswagen)
27Où l’on voit bien que la lecture ne peut s’effectuer de façon linéaire, et que la suite du message peut toujours modifier les hypothèses avancées au début : ici, le début du slogan, “premier prix de beauté” est bien sûr interprété d’abord à travers l’acception la plus fréquente : “la plus haute récompense accordée à une belle fille...” ; or, la mention “48900 F” qui suit oblige à rectifier cette première hypothèse, dont chaque mot prend alors un sens nouveau :
Premier ne peut plus signifier “le plus haut”, mais au contraire “le plus bas” ;
prix, n’est plus “la récompense”, mais désigne le montant à payer ;
de beauté ne renvoie plus à une belle fille, mais à la notion d’esthétique.
28Un bon lecteur est capable de faire ces réajustements sans revenir en arrière dans sa lecture ; cette opération, indispensable dans la lecture d’un film par exemple, ou d’une pièce de théâtre, porte le nom de rétrolecture. Elle met en jeu une compétence que la lecture linéaire, à base de déchiffrage, empêche absolument de se développer. C’est pourquoi, on peut dire que le déchiffrage semble bien plus nocif qu’autre chose, et qu’il serait préférable de l’éviter dès les premiers apprentissages.
29Si l’on passe à la troisième question, concernant les compétences mises en jeu dans ces opérations mentales, on aboutit à la conclusion qu’elles appartiennent à trois grandes familles de compétences au moins : compétences de repérage et d’orientation dans l’univers de l’écrit, compétences sémiotiques et compétences langagières, auxquelles il faut ajouter des capacités perceptives notamment visuelles, et des attitudes (curiosité, doute, exigence de rigueur scientifique etc.) qui constituent très exactement les contenus d’apprentissage des élèves et ce que l’enseignant aura à évaluer. Mais ces compétences ne pourront se développer que si les savoirs qui les composent, savoirs de type conceptuel et savoirs de type opératoire, – c’est la quatrième question de l’analyse didactique – sont enseignés en classe. D’où la nécessité de mettre à la disposition des enseignants la liste des savoirs en questions, compétences par compétences.
30Le résultat final de cette analyse, telle que nous l’avons menée avec les étudiants sur la lecture et sur l’écriture, peut être synthétisé dans le tableau suivant : (document 4)
31C’est la maîtrise de ces savoirs à enseigner qui, seule, peut permettre à un enseignant de s’y retrouver dans la quantité d’instruments divers qu’il voit dans les classes ou aux devantures des libraires. Choisir un outil d’aide à la préparation de la classe, n’est en effet possible qu’à partir d’une analyse des savoirs que cet outil permet d’enseigner. Voici un exemple de ce type d’analyse, tel que nous l’avons proposé, Hélène Romian et moi, lors du Colloque INRP/DE de janvier 19851, en opposant, sur ce point, une page de manuel de lecture au C.P. et divers écrits sociaux utilisés dans une des classes du groupe de Recherche de Toulouse :
Un exemple d’analyse d’outils pour la classe
32Précisons d’abord qu’il s’agit d’une analyse dite contrastive, terme emprunté au vocabulaire de la linguistique et surtout de la phonologie. En phonologie, on propose de nommer contraste le rapport d’ordre paradigmatique qui existe entre unités alternatives. Dans le discours de la recherche pédagogique, la nécessité de caractériser des pratiques pédagogiques et de définir des modèles opératoires d’analyse, a conduit à utiliser le concept de “traits distinctifs” – ou différence pertinente – et donc à reprendre les termes de contraste et d’opposition en leur donnant une même acception2. L’analyse proposée est donc une analyse orientée vers la recherche de différences pertinentes, de traits distinctifs, par rapport à un objectif explicité : quels contenus, notamment langagiers, sont proposés à l’acquisition des enfants, dans l’utilisation d’un manuel d’apprentissage de la lecture et dans une pédagogie fondée sur la diversification d’objets à lire en situations fonctionnelles3 de lecture ?
33Nous avons ainsi opposé une page d’un manuel célèbre4, la leçon 14 très exactement, et quelques-uns des écrits explorés par une des institutrices du groupe de recherche de l’époque, à savoir :
la recette de la pâte à crêpes, telle qu’elle apparaît dans l’ouvrage La cuisine de A à Z (Éditions “Tout à Vous”) ;
la lettre d’un père d’élève, infirmier militaire, envoyé au Liban durant la guerre, et qui écrivait régulièrement à la classe ;
des chansons et des poèmes ;
la table des matières de l’Encyclopédie “Tout l’Univers”, pour un projet de recherches sur l’arbre et la forêt, projet mené par les enfants eux-mêmes ;
un prospectus distribué dans l’école sur la lutte contre les poux ;
un tableau de résultats sportifs des enfants lors d’une compétition de saut et d’endurance ;
une note envoyée aux parents pour annoncer une réunion d’information relative à la prochaine classe verte.
34On peut caractériser les deux termes de cette étude de la manière suivante :
d’une part, un outil didactique, conçu en tant que tel, et n’ayant d’autre fonction que de permettre l’apprentissage de la lecture ;
d’autre part, des objets et des écrits de toutes natures, conçus à des fins non didactiques, mais correspondant à des situations données, y compris scolaires (les résultats sportifs ou la note aux parents) dans un lieu social donné (dont l’école).
35Pour explorer les contenus d’apprentissage proposés par ces deux familles d’objets “didactiques”, nous avons posé trois questions :
Quelles sont les caractéristiques de l’objet à lire, à la fois en tant qu’objet social et en tant qu’objet langagier ? Si, comme on le sait, enseigner le français, c’est enseigner des pratiques sociales, il est légitime de prendre en compte ces aspects essentiels par rapport aux contenus enseignés.
Quelles connaissances implicites ou explicites sur la langue permettent-ils d’acquérir ? Ces connaissances sont à déterminer aux trois niveaux d’analyse : la situation de lecture et/ou de production de texte ; le texte lui-même ; la langue mise en jeu dans le texte.
Quels savoirs (opératoires et/ou conceptuels) d’ordre sémiotique, c’est à dire sur les stratégies de construction du sens, permettent-ils d’acquérir ?
36On peut regrouper les résultats de cette comparaison dans le tableau suivant :
Questions | le manuel | les objets sociaux |
Quelles sont les caractéristiques de ces objets en tant qu’objets langagiers et en tant qu’objets sociaux ? | 1 - Objet dont la seule fonction est didactique et qui ne sert qu’à apprendre à lire. | 1 - Objets pluriels issus de la vie sociale (y compris scolaire) et inscrits dans cette vie. |
Quelles connaissances implicites et explicites sur la langue, permettent-ils d’acquérir ? (Quels savoirs d’ordre conceptuel…) | 1 - Au niveau de la situation de communication induite : | 1 - Au niveau de la situation de communication induite : |
Questions | le manuel | les objets sociaux |
Quels savoirs d’ordre opératoire sur la lecture et la maîtrise de la langue permettent-ils d’acquérir ? | 1 - L’objectif visé | 1 - L’objectif visé |
Quels savoirs d’ordre opératoire sur la lecture et la maîtrise de la langue permettent-ils d’acquérir ? | 2 - On observe : | 2 - On observe : |
37Alors, le “miel didactique”, qu’est-ce que ça peut être ?
38Tout ce qui précède permet d’affirmer que l’apprentissage du métier d’instituteur (professeur d’école ? professeur de collège ou de lycée ?) requiert impérativement trois conditions :
391) une formation initiale, qui, prenant appui essentiellement sur les données les plus récentes de la Recherche Scientifique dans tous les domaines concernés par l’enseignement, enseigne la pratique de l’analyse didactique telle que nous l’avons définie plus haut. La Recherche Fondamentale, sans laquelle, il est vrai, la Didactique ne pourrait exister, n’a jamais à être “appliquée” telle quelle dans les classes. Le “traitement didactique des savoirs savants”, selon une formule célèbre, constitue, doit constituer, le cœur de toute formation initiale, – et ce, pour n’importe quelle discipline. Précisons que ce traitement didactique ne peut être opérationnel que s’il est lui-même accompagné d’outils permettant de faire émerger les savoirs-déjà-là des enfants. Enseigner, c’est en effet leur permettre de faire évoluer leurs savoirs d’expérience. Apprendre à observer les stratégies des élèves, à utiliser leurs domaines de compétence (ils en ont toujours ; à nous de les trouver !), à valoriser leurs connaissances, quels que soient les domaines où elles s’exercent, afin de pouvoir définir l’itinéraire qui va mener les enfants là où il est nécessaire qu’ils arrivent, c’est l’autre versant de l’analyse didactique.
402) une formation continuée, régulière, importante, dont l’objectif majeur devrait être, non un humiliante “remise à niveau”, mais une rencontre nécessaire avec les recherches récentes, les remises en question d’ordre théorique que ces travaux suscitent, et la pratique collective de nouvelles analyses didactiques, sur la base de lectures commentées ensemble et dont les retombées pédagogiques sont éclairées et discutées en groupes de travail. Il me semble que c’est la formation continuée qui pourrait (devrait ?) favoriser la constitution d’équipes, travaillant sur un même établissement... On sait bien que si le travail d’enseignement ne se fait pas en équipes, rien ne pourra changer, et l’efficacité, malgré toute la bonne volonté des enseignants, ira en diminuant de façon inéluctable.
413) l’existence d’outils qui puissent aider la construction de la pratique pédagogique ; mais de tels outils ne peuvent aider véritablement un enseignant que si celui-ci est capable d’en analyser les contenus et présupposés théoriques. De plus, s’il est évident qu’ils sont indispensables, il n’en est pas moins vrai que leur utilité ne peut viser que les enseignants, non les élèves. Seuls des outils d’enseignement sont nécessaires ; du reste, des “outils d’apprentissage”, ça ne peut pas avoir grand sens : aucun outil en effet, ne peut permettre d’apprendre ; puisque apprendre, c’est construire son savoir, en transformant celui qu’on avait, le seul outil qui ait le pouvoir de faire apprendre, est le cerveau de celui qui apprend... !
42Ces outils, à l’élaboration desquels nous travaillons à l’INRP depuis de nombreuses années, et dont nous avons pu réaliser, grâce à la SEDRAP, quelques premiers exemples5 devraient, selon nous, avoir les caractéristiques suivantes :
être des outils d’aide à l’analyse didactique des contenus de lecture, en inventoriant les compétences, les savoirs et les obstacles à faire franchir aux élèves pour qu’ils acquièrent les seconds et développent les premières ;
être des outils d’aide à l’émergence et à l’utilisation des savoirs que les enfants ont construits dans leur expérience personnelle ;
être un réservoir, aussi riche et diversifié que possible, d’idées et de supports à utiliser, pour favoriser la prise en compte des savoirs personnels des élèves et la transformation de ces savoirs dans les directions attendues par l’Institution.
43N’oublions pas en effet que tous les enfants ont des savoirs, et que le “mauvais” élève n’est point un élève qui ne sait rien, c’est un élève qui n’a jamais l’occasion d’utiliser ce qu’il sait, un élève dont l’École méprise les savoirs.
44Et puis, un enseignant, dont la tâche majeure est de développer l’autonomie des élèves, ne doit-il pas être lui-même autonome, s’il veut rendre ainsi les élèves ?
45Former un enseignant, cela ne peut donc pas être autre chose que l’aider à construire son autonomie professionnelle, condition indispensable de son efficacité et, plus indispensable encore, de sa dignité...
Bibliographie
PUBLICATIONS D’ÉVELINE CHARMEUX
- Apprendre à lire : échec à l’échec, éditions Milan, Toulouse, 1987.
- Le “bon” français... et les autres, éditions Milan, Toulouse, 1989.
- Le “Coffre à outils” pour apprendre à lire, 1990, (en collaboration avec D. Panteix et F. Monier), édition LA SEDRAP, Toulouse.
- Le “Coffre à outils” pour commencer l’apprentissage de la lecture, 1991, (en collaboration avec M. Grandaty, F. Monier, et D. Panteix), édition LA SEDRAP, Toulouse.
- Combinatoire et compétences langagières dans les apprentissages premiers de la lecture, supplément au Coffre à outils pour commencer l’apprentissage de la lecture, 1991 (en collaboration avec M. Grandaty, F. Monier, D. Panteix), édition LA SEDRAP, Toulouse.
- Deux cycles pour apprendre à lire et à écrire, 1992, Coll. “L’École en Questions...”, édition LA SEDRAP, Toulouse.
Travaux de recherche pédagogique, colloques
- “Lecture et construction du sens”, in La lecture et l’outil informatique, Colloque d’Albi, Langages et Signification, Actes publiés sous la direction de Georges Maurand, CALS.
- “Traitement didactique de la pluralité des normes et des codages”, in Didactique du français et recherche-action, 1989. Collection Rapports de recherches, par H. Romian et al, n° 2, INRP, Département de didactique du français (EFR1).
- “Quel Français enseigner en classe ?”, 1990, in Diversifier l’enseignement du Français écrit, IVème colloque international de didactique du français langue maternelle, sous la direction de B. Schneuwly, éditions Delachaux et Niestlé.
- “L’accueil des tout-petits à l’école : prévention de l’échec scolaire” (1990), in Les enfants d’abord, Colloque national sur la petite enfance, accueil et prévention, ARSEAA, Toulouse.
- “Dialogue et récit à l’école” (1991), in Le dialogue, actes du XIème Colloque d’Albi, Langages et Significations, actes publiés sous la direction de Georges Maurand, CALS.
- “Que signifie aujourd’hui : enseigner la lecture ?” (1991), in actes du Colloque : Les enjeux sociaux, psychologiques et pédagogiques de la lecture, éditions Milan.
- “Des programmes aux compétences”, 1991, in Maîtrise de la langue et cycles à l’école primaire, sous la direction d’H. Romian, INRP-D.E. Paris.
Revues et publications collectives de recherche
Revue : Repères, INRP, 29 rue d’Ulm, Paris :
- “Construire la notion de variation dès les premiers apprentissages”, 1987, Repères, n° 71.
- “Pour construire le concept de variation, structurer les savoirs expérienciels des enfants, ou... quand la météo vient au service des apprentissages”, 1988, Repères, n° 76.
- “Vers une construction continue de la notion de variation langagière du cycle 1 au cycle 3” (1992), Repères nouvelle série, n° 5.
- “Maîtrise du français et familiarisation avec d’autres langues”, 1992, Repères nouvelle série, n° 6.
Autres revues
“Normes et variations du français ; quelles représentations chez les enseignants ?”, Le Français dans tous ses états, n° 12,1989, publications du CRDP de Montpellier.
“Apprendre, c’est faire évoluer des acquis”, 1986, Rencontres pédagogiques, n° 11 Recherches/pratiques, INRP Paris : Communiquer, ça s’apprend. Paris.
“Etat de la recherche-action sur la production d’écrits : quelles hypothèses vers la maîtrise par tous les élèves de la production d’écrits scolaires et non scolaires ?”, 1987, Cahiers de linguistique sociale, n° 11, Université GRECSO de Rouen.
“Apprendre, c’est faire évoluer des acquis”, 1986-7 in Dossiers de l’éducation, nos 11-12, Université Toulouse Le Mirail.
“Construire d’abord un sens sur l’environnement”, 1987, Éducation - Formation – Information en environnement et Écologie Humaine, actes des réunions scientifiques concernant le certificat d’écologie humaine, sous la direction de Philippe Lefebvre-Witier, Université Paul Sabatier, Toulouse.
“Et si on parlait un peu lecture...”, 1987, Cahiers pédagogiques n° 254-255 : “ La lecture”, CRAP, 5 impasse Bon-Secours, Paris.
“Les savoirs en lecture, ça se construit !”, ibid.
“Un travail sur les variations langagières”, 1989, Cahiers pédagogiques, nos spécial : Lectures.
“Apprendre à lire sur d’autres supports”, ibid.
“C’est quoi, bien parler ?”, 1994, Cahiers pédagogiques, n° 326 : La communication dans la classe
Publications diverses
“Apprendre à comprendre”, 1990 Lecture, édition ADPT/SNES, 237 bd Saint Germain, Paris.
“L’écrit et ses variations : le meilleur passage pour devenir grand !”, janvier 1990, Pratiques corporelles : les passages pour devenir grand.
“Le rôle de l’École Maternelle dans la lutte contre l’échec scolaire”, 1990, La maternelle : une grande école, n° spécial, SNI92, MAERP, 6 rue d’Argenson, Paris.
“Faut-il passer par la combinatoire pour comprendre ?”, 1991, La lecture, apprentissage, évaluation, perfectionnement, éditions Nathan, collection Praxis, sous la direction d’Alain Bentolila.
“La lecture à haute voix, est-ce de la lecture oui ou non ?”, ibid.
“Pour que les élèves maîtrisent l’orthographe, il faudrait peut-être l’enseigner autrement...”, 1993, Entretiens Nathan, Actes III, éditions Nathan.
“Éducation à la Paix ? une tautologie ridicule”, 1994, in L’éducation à la paix. Actes du IVème Congrès International pour la Paix, CNDP, Paris.
Notes de bas de page
1 Voir l’ouvrage “Actions et Recherches pour transformer les Écoles Maternelles et Élémentaires” ; Actes du Colloque INRP/DE, 28, 29, 30 janvier 1985. INRP Paris 1986, pages 84 à 93.
2 La théorisation de cette démarche peut être trouvée dans l’ouvrage d’H. Romian : pour une pédagogie scientifique du Fonçais, PUF 1979 ; de plus, le numéro 116 de la revue Recherches pédagogiques, (INRP Paris) en présente un exemple détaillé d’application
3 Par fonctionnelle, nous entendons : toute situation où la lecture a une des six fonctions qu’elle a dans la Société ; voir plus haut.
4 Il s’agit de Daniel et Valérie de chez Nathan.
5 Comme les “Coffres à Outils pour commencer et pour approfondir l’enseignement de la lecture” – voir bibliographie.
Auteur
Professeur à l’IUFM de Toulouse, chercheur-associé honoraire à l’INRP.
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Didactique de la lecture
Regards croisés
Claudine Garcia-Debanc, Michel Grandaty et Angeline Liva (dir.)
1996
Le système éducatif
À l’heure de la société de la connaissance
Martine Boudet et Florence Saint-Luc (dir.)
2014
Sur le chemin des textes
Comment s’approprier l’écrit de l’enfance à l’âge adulte
Catherine Frier
2016
Programmes et disciplines scolaires
Quelles reconfigurations curriculaires ?
Christine Vergnolle Mainar et Odile Tripier-Mondancin (dir.)
2017