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Écrire pour lire

p. 191-205


Texte intégral

1Depuis une vingtaine d’années, très nombreux sont les discours et les colloques consacrés à la lecture et à son apprentissage. Plus rares sont ceux qui traitent prioritairement de l’écriture, qui reste encore, par rapport à la lecture, un continent noir. Et pourtant, les travaux actuels sur la didactique de la production d’écrits mettent en avant le concept d’interaction lecture / écriture, au point qu’un colloque vient d’être consacré à cette question par l’Université de Lille1.

2En tant que didacticienne ayant travaillé sur la production d’écrits à l’école primaire et au collège, je voudrais interroger la lecture sous l’angle de l’écriture en situant leurs places respectives dans les activités proposées par les recherches didactiques récentes. En quoi la mise en place de situations d’écriture peut-elle aider les élèves à lire davantage ? Comment, par confrontations entre leurs propres essais d’écriture et les textes d’auteurs, peuvent-ils être conduits à lire mieux, c’est-à-dire avec le regard de l’artisan interrogeant les procédés d’écriture, et ainsi à s’initier très tôt à l’analyse de textes littéraires ? Dans quelle mesure, au cours même de l’écriture, la lecture est-elle partie intégrante du processus d’écriture et intervient-elle à tous les moments de l’élaboration d’un texte ?

1. L’écriture, moteur de lecture(s)

1.1. Écrire pour cristalliser les attentes de lecture

3Comme l’ont montré d’autres contributions au cours de ces rencontres, lire suppose d’avoir des attentes, permettant de mobiliser le pacte de lecture adéquat : on ne lira pas de la même manière un roman et un article de journal, une nouvelle policière et un récit réaliste, un annuaire téléphonique et le pastiche qu’en propose André Breton. Dès le choix du livre, certains indices du paratexte (couverture, indication de la collection, nom de l’auteur...) orientent la lecture. Yves Reuter a montré, à propos de la nouvelle “quand Angèle fut seule”, comment l’indication de la publication de cette nouvelle dans une revue d’énigmes policières suffit à en modifier considérablement la lecture2. En apparence récit réaliste montrant le retour à la maison d’une veuve juste après l’enterrement de son mari, l’indication de la première publication de cette nouvelle dans une revue d’énigmes policières la fait reconsidérer comme le récit d’un meutre. Or les mauvais lecteurs ont parfois des difficultés à avoir des attentes de lecture. Bien souvent, ils négligent même la fonction du titre comme créateur d’attentes.

4L’écriture peut les aider à prendre le risque d’une interprétation, quitte à devoir la remettre en cause par la suite. C’est ce qu’ils font dans l’activité dite “livres fermés” que nous avons expérimentée avec des publics de divers niveaux : élèves de Grande Section de Maternelle, de CE1, de CM2, de 5e mais aussi enseignants du premier et du second degré en formation initiale et continuée3. Un ensemble de livres, en l’occurrence ouvrages de littérature de jeunesse supposés non connus pour le public, sont déposés sur une table. Chacun doit en choisir un et, sans l’ouvrir ni regarder la quatrième de couverture, rédiger la première page telle qu’il l’imagine. Ce n’est qu’ensuite qu’il pourra ouvrir le livre et confronter la “solution” de l’auteur à sa propre proposition. Où le désir de lire s’entretient par l’interdiction de lire ! Quelle surprise lorsqu’un tel découvre que 1’album choisi ne comporte pas du tout de texte ou bien que le texte est bien plus court que celui qu’il a lui-même proposé. Sans compter le cas où un ouvrage sur les pliages en origamis a été pris pour un album fictionnel ou bien où un livre animé documentaire sur les volcans a été pris pour un conte. Cette activité aide à devenir plus vigilant sur tous les indices de la couverture qui peuvent orienter le choix, indication de la collection (Folio Benjamin) ou du genre (“bande dessinée”), fonction du titre L’apprenti-lecteur apprend ainsi à dégager les caractéristiques du début d’une histoire, un incipit, en confrontant la présentation brutale du personnage principal telle qu’on l’a proposée et les premières lignes de l’auteur, qui installent un cadre et une atmosphère. Le livre ainsi “apprivoisé” est ensuite facilement emprunté et lu.

5De même, dans la démarche de lecture progressive d’une nouvelle présentée ici même par Madeleine Dimeglio (p. 177), l’écriture de quelques phrases aux points nodaux du récit entretient les attentes des lecteurs et les oblige à prendre en compte finement les indices figurant dans le texte. L’intérêt des enfants, même pour un texte long, est ainsi maintenu comme dans la lecture d’un feuilleton. Ils apprennent aussi à déjouer les fausses attentes que crée délibérément l’auteur. Ainsi dans cette nouvelle de Robert Boudet, intitulée “Cœur de Lion”4, il faut attendre le dernier paragraphe pour apprendre que ce “héros” qui “se promenait, la tête haute, la moustache arrogante, en répétant sans arrêt et très fort pour qu’on l’entende : “je m’appelle Cœur de Lion et je n’ai peur de rien ni de personne” n’est qu’“un mulot” et “finit son voyage dans l’estomac d’un chat”. Élèves de CE2 et enseignants en formation se font également “piéger”. Et pourtant, la nouvelle était extraite d’un recueil intitulé “la petite bête” ! On aurait pu se méfier !

6L’écriture personnelle à propos d’un livre ou d’un début de texte est ainsi une bonne mise en appétit pour la lecture intégrale du texte, dans la mesure où elle aiguise la curiosité et crée des attentes de lecture. Elle contribue à “apprivoiser” les livres.

1.2. Projets d’écriture longs et mise en circulation de réseaux de livres appartenant à un même genre

7C’est une dynamique comparable qui est mise en jeu dans la réalisation de projets d’écriture longs. Il s’agit de produire, souvent en petits groupes, de courts récits appartenant à un genre donné, contes, nouvelles policières, nouvelles fantastiques, récits d’aventures... Les créations de la classe font l’objet d’une publication, sous la forme de brochures, données ou vendues aux parents, aux autres élèves de l’école, voire aux habitants du village... Si l’on veut que le produit réalisé remplisse les conditions de qualité, il faut bien aller voir comment s’y prennent les auteurs et les éditeurs. Ainsi s’ouvre toute une dynamique de lecture.

8Le dispositif de semaine-lecture permet de dégager un temps massifié pour aider l’élève à se familiariser avec les caractéristiques d’un genre. Caroline Masseron le met en œuvre à propos des nouvelles fantastiques dans le no 59 de la Revue “Pratiques”. Sur un ensemble d’une centaine d’ouvrages mis à leur disposition, les élèves lisent chacun une dizaine de nouvelles selon un parcours en partie libre et en partie imposé (trois nouvelles auront été lues par tous les élèves). Une fiche de lecture succincte permet de dégager les éléments caractéristiques du genre étudié.

9De même, des élèves de CM, qui ont en projet de rédiger, par groupes de deux, des nouvelles policières, doivent, préalablement à l’écriture, dégager progressivement invariants et variantes de ce genre littéraire. Le maître met en circulation un grand nombre de romans policiers de longueurs et de difficultés diverses, ouvrages de la collection “Souris noire” chez Syros, Livres de Poche Jeunesse Policiers... Les enfants choisissent librement certains de ces livres, les lisent chez eux, puis les présentent à leurs camarades, sous la forme de montages d’extraits, pour leur donner envie de les lire. Parallèlement, l’enseignant engage l’étude en classe de trois nouvelles policières caractéristiques, pour dégager les éléments essentiels d’une énigme policière : énigme, suspects, indices, alibi... Les éléments ainsi collectés alimentent la création des enfants et leur permettent d’échapper aux stéréotypes télévisuels. C’est le projet de création qui a déclenché la dynamique de lecture. Tout au long du projet d’écriture, les enfants vont lire de très nombreux romans policiers pour y trouver des exemples de solutions aux problèmes d’écriture qu’ils se posent.

10Bien plus, ils vont les lire avec un regard d’artisan, en s’attachant tout autant qu’au contenu de la fiction, comme le font les enfants de cet âge, aux procédés d’écriture pour voir comment l’auteur a fait. La situation d’écriture aide ainsi non seulement à lire davantage mais à lire mieux.

1.3. Où l’écriture permet aux enfants de se poser ou de résoudre des problèmes d’écriture qu’ils ne se seraient pas posés

11Les enfants sont engagés dans la rédaction de leurs nouvelles policières. Mais les débuts sont plats : les personnages principaux sont présentés brutalement et l’énigme déjà à moitié résolue. Un retour sur les nouvelles policières déjà lues va permettre de rechercher des solutions.

12Comment commencer ? Qui raconte l’histoire ? Ce peut être un narrateur à la troisième personne mais aussi un personnage de l’histoire. Dans ce cas, les effets obtenus seront différents selon que ce narrateur est un simple témoin des événements, ou, comme souvent dans la littérature de jeunesse, le détective qui mène l’enquête, ou encore, comme dans l’un des romans d’Agatha Christie, le coupable lui-même. Les enfants découvrent l’importance de la notion de point de vue, inscrite d’ailleurs au programme du CM, bien plus efficacement que par la seule analyse des textes.

13Forts de ces constats, ils reprennent leurs débuts en adoptant souvent une narration à la première personne pour une histoire qui ne leur est pas arrivée. Il est alors facile de mettre en évidence la différence entre l’auteur, personne physique qui a écrit le roman et le narrateur, voix de papier qui relate l’aventure. Notion pourtant souvent délicate à faire percevoir aux jeunes élèves par la seule analyse des textes.

14De la même manière, dans la suite de l’écriture de la nouvelle policière, le retour sur les textes d’auteurs, avec un regard d’artisan sur comment cela est fait, permettra aux enfants d’améliorer leurs descriptions ou de créer des effets de suspense.

15L’écriture apparaît souvent comme un moteur de lecture : elle fait lire davantage.

2. Faire écrire pour faire observer le fonctionnement des textes

2.1. Transformer des textes littéraires. Un exemple : la notion de point de vue

16Comme nous venons de le voir, l’écriture peut engager une dynamique de lecture et favoriser une analyse des procédés d’écriture. De la même manière, la manipulation de textes peut constituer la première entrée dans l’analyse de textes littéraires, particulièrement avec de jeunes élèves.

17Voulez-vous faire percevoir à des élèves de 5e la puissante ironie de Maupassant ? Vous pouvez préparer l’analyse en leur demandant de réécrire le début de la nouvelle intitulée “Pierrot”5, comme s’ils étaient Madame Lefèvre, Rose, un voisin ou un journaliste rendant compte de l’événement pour un fait divers dans un journal local. Voici le texte original :

Madame Lefèvre était une dame de campagne, une de ces demi-paysannes à rubans et à chapeaux à falbalas, de ces personnes qui parlent avec des cuirs, prennent en public des airs grandioses, et cachent une âme de brute prétentieuse sous des dehors comiques et chamarrés, comme elles dissimulent leurs grosses mains rouges sous des gants de soie écrue.

Elle avait pour servante une brave campagnarde toute simple nommée Rose.

Les deux femmes habitaient une petite maison à volets verts, le long d’une route, en Normandie, au centre du pays de Caux.

Comme elles possédaient, devant l’habitation, un étroit jardin, elles cultivaient quelques légumes.

Or, une nuit, on lui vola une douzaine d’oignons.

Dès que Rose s’aperçut du larcin, elle courut prévenir Madame, qui descendit en jupe de laine. Ce fut une désolation et une terreur. On avait volé, volé Mme Lefèvre ! Donc, on volait dans le pays, puis on pouvait revenir.

Et les deux femmes effarées contemplaient les traces de pas, bavardaient, supposaient des choses : “Tenez, ils ont passé par là. Ils ont mis leurs pieds sur le mur ; ils ont sauté dans la plate-bande”.

Et elles s’épouvantaient pour l’avenir. Comment dormir tranquilles maintenant !

Le bruit du vol se répandit. Les voisins arrivèrent, constatèrent, discutèrent à leur tour ; et les deux femmes expliquaient à chaque nouveau venu leurs observations et leurs idées.

Un fermier d’à côté leur offrit ce conseil : “Vous devriez avoir un chien.”

C’était vrai, cela ; elles devraient avoir un chien, quand ce ne serait que pour donner l’éveil. Pas un gros chien, Seigneur ! Que feraient-elles d’un gros chien ! Il les ruinerait en nourriture. Mais un petit chien (en Normandie, on prononce quin), un petit freluquet de quin qui jappe.

Dès que tout le monde fut parti, Mme Lefèvre discuta longtemps cette idée de chien. Elle faisait, après réflexion, mille objections, terrifée par l’image d’une jatte pleine de pâtée ; car elle était de cette race parcimonieuse de dames campagnardes qui portent toujours des centimes dans leur poche pour faire l’aumône ostensiblement aux pauvres des chemins et donner aux quêtes du dimanche.

Rose, qui aimait les bêtes, apporta ses raisons et les défendit avec astuce. Donc il fut décidé qu’on aurait un chien, un tout petit chien.

18Rose, toute dévouée à sa maîtresse, ne pourra pas la désigner comme une “demi paysanne à rubans et à chapeaux à falbalas”, et le journaliste retiendra la position de la maison et la signification du fait de société plus que la réaction psychologique des personnages. De même, la transposition conduira à prendre des décisions sur la conservation ou la modification des longs passages en discours indirect libre.

19Des consignes d’écriture différentes sont distribuées dans la classe, de sorte que, à la lecture de chacun des textes rédigés par leurs camarades, les élèves devront deviner le point de vue adopté. Moyen de vérifier par une lecture critique la cohérence des points de vue retenus. Une analyse des transformations effectuées met ensuite en évidence les effets d’ironie. L’analyse du texte littéraire s’appuie sur la scrutation du texte qu’a imposée la tâche de réécriture.

20De la même manière, des élèves de CM2 pourront percevoir l’importance de la focalisation en racontant un même événement selon divers points de vue. Le maître de CM pourra, pour cela, s’appuyer sur un roman de Maria Gripe, intitulé Julie et le papa du soir6, dans lequel les mêmes épisodes sont racontés alternativement par Julie et son “papa du soir”, le jeune homme qui la garde le soir pendant que sa maman célibataire travaille. Les chapitres font alterner ces deux points de vue. En restant proche des événements relatés dans le roman, l’enseignant peut demander de réécrire certains des épisodes d’un troisième point de vue, celui de la chouette, troisième personnage important du roman, ou de la mère, qui n’apparaît pas dans la narration.

21Dans toute étude d’œuvre intégrale, théâtrale ou romanesque, l’écriture d’épisodes supplémentaires dans les interstices du texte aide à mieux entrer dans la logique interne de l’œuvre. Ainsi, lorsqu’il y a une ellipse dans la narration, par exemple entre deux chapitres, la rédaction de l’épisode évoqué oblige les élèves à analyser la dynamique narrative et à conserver les caractéristiques des personnages.

22Dans d’autres cas, la réécriture à la première personne d’un roman à la troisième personne, ou l’inverse, réécriture à la première personne d’un roman relevant d’un narrateur omniscient, amène les élèves à s’interroger sur la cohérence des personnages ou les ressorts cachés de l’intrigue.

2.2. Pasticher des textes littéraires pour en analyser le style

23Le plagiat ou le pastiche sont de bons moyens de dégager les caractéristiques stylistiques d’un auteur. “Tous les écrivains sont, d’une manière ou d’une autre des plagiaires ; écrire, c’est toujours commencer par recopier, pour les transformer, des textes écrits par d’autres”7. Proust n’a-t-il pas pastiché Flaubert, Balzac et Saint-Simon ?

24Des élèves de seconde d’une section technique comprennent le fonctionnement des métaphores poétiques plus facilement qu’en situation d’explication de textes habituelle, s’ils sont conduits, en module, à pasticher un texte de Baudelaire dans le cadre d’un atelier d’écriture.

2.3. Imiter et observer des textes pour construire des critères

25L’écriture permet en effet de construire et de s’approprier des critères caractérisant tel ou tel type de texte ou d’écrit. Les critères peuvent être définis comme les caractéristiques d’écriture de tel ou tel type d’écrit, type de texte ou genre textuel : un compte rendu scientifique destiné au classeur de sciences ne se formule pas de la même manière qu’un compte rendu humoristique pour un journal scolaire, un conte ne ressemble pas à une règle de jeu, une lettre se distingue d’une description romanesque. Les types d’écrits sociaux qui nous entourent (lettres, bandes dessinées...) peuvent être regroupés par grands types textuels (textes narratifs / descriptifs / injonctifs / explicatifs / argumentatifs...), qui eux-mêmes peuvent se diviser en genres. De même qu’un récit peut être un conte, une nouvelle de science-fiction ou un reportage, de même les textes injonctifs peuvent se subdiviser en recettes, règles de jeux, consignes de fabrication... présentant à la fois des traits communs aux textes injonctifs et des traits spécifiques à chacun des types d’écrits.

26Les propriétés spécifiques de chaque type de texte peuvent être dégagées par contraste, dans une activité de tri de textes, et formulées à l’aide d’un métalangage spécifiant les règles d’écriture : un texte injonctif peut être rédigé à la 2e personne du présent de l’indicatif (“tu prends”, “tu mets”...), mais aussi à l’infinitif (“prendre”, “mettre”...) ou encore à l’impératif,2e personne du singulier ou du pluriel (“prends”, “prenez”...). La formulation de telles règles d’écriture aide les enfants à être plus vigilants dans la production ou la révision de leurs textes. Dans certains cas, la rédaction de courts textes “à la manière de”, avec pour consignes aux lecteurs de deviner l’intention dominante, permet elle aussi de scruter les traits caractéristiques des séquences imitées. La situation d’écriture comme situation-problème conduit à observer à nouveau dans le texte de référence la nature des temps verbaux employés ou la mise en page. C’est parce qu’on écrit que l’on est conduit à scruter le texte pour regarder comment il est fait. Plus les enfants sont jeunes et donc peu enclins à un commentaire métalinguistique des textes, plus ce travail est efficace avec eux.

27La manipulation de textes littéraires est ainsi la première entrée dans l’analyse littéraire de ces textes.

2.4. Écrire pour entrer en lecture

28Avec de jeunes enfants (Grande Section de Maternelle, CP), la mise en écriture est le moyen le plus efficace de préparer à une lecture des textes. En effet, c’est parce qu’ils se demandent comment écrire un mot déjà connu ou jamais vu, que les enfants vont procéder à de nombreuses réflexions d’ordre orthographique qu’ils n’auraient pu faire en situation de lecture. Veulent-ils écrire la date de leur prochaine rencontre avec les CP de l’école voisine ? Ces élèves de Grande Section de Maternelle devront retrouver dans le calendrier propre à la classe le nom du jour et le nom du mois. S’ils veulent écrire un mot qu’ils n’ont jamais appris, comme par exemple “gâteaux”, il leur faudra, avec l’aide de l’enseignant, faire le rapport entre ce que j’entends et ce que je peux trouver comme lettre écrite. Pour cela, il leur faudra situer la place dans le mot du phonème [a], ce qui nécessite, pour un enfant de cet âge, une distance métalinguistique. De nombreuses observations conduites dans des classes de Grande Section de Maternelle ont montré que la mise en place d’activités précoces et régulières de production d’écrits en ateliers renforce la motivation des enfants et accélère leurs progrès dans la conquête de l’écrit.

Faire écrire permet ainsi de faire lire mieux.

29L’interaction entre lecture et écriture se réalise donc sous diverses modalités. Mais la lecture intervient également au cœur des activités d’écriture.

3. Le lire dans l’écrire : statut de la lecture au cœur des activités d’écriture

30Même si les travaux théoriques ne mettent pas l’accent sur cette dimension, la lecture est partie intégrante du processus d’écriture.

3.1. La prise en compte des attentes des lecteurs virtuels comme régulation de l’écriture : l’écriture comme prévision d’un espace de lecture

31La mise en œuvre de tout projet d’écriture implique une réflexion sur le lecteur virtuel : pour qui ? Pour quoi, écrit-on ? De quelles informations peut avoir besoin mon lecteur ? Cette réflexion, très utile pour le texte littéraire, est particulièrement cruciale dans une communication utilitaire. La production d’un texte proposant des consignes oblige à s’interroger sur la quantité, la précision et la pertinence des informations à transmettre.

32Pour aider des élèves de CE2 à en prendre conscience dans l’écriture de règles de jeux, nous avons mis en scène le constat des effets produits par un texte sur des lecteurs. Après avoir appris un jeu africain mobilisant des stratégies mathématiques, l’awélé, les élèves d’un CE2 ont rédigé par écrit la règle de ce jeu. Chaque formulation proposée par un groupe de deux enfants a été soumise à deux autres enfants d’une autre classe de CE2 de la même école. Les rédacteurs, astreints au silence, ont noté les réactions et les hésitations de leurs lecteurs, et ont ensuite amélioré leur règle du jeu, avant de la transmettre cette fois à leurs correspondants. Ménager un espace de lecture aide donc les enfants à se décentrer et à être plus exigeants sur les écrits produits.

33Cette mise à l’épreuve des écrits produits sur de vrais lecteurs divers montre l’importance de la sociabilité des textes, de leur circulation dans la classe pour relecture critique. Celle-ci peut s’opérer par lecture à haute voix, mais aussi en utilisant une table de lecture, table sur laquelle sont posés les textes en cours d’élaboration pour remarques critiques de la part de leurs lecteurs. Comme ont pu le montrer des recherches psycholinguistiques rigoureuses, le repérage des ambiguïtés est bien plus facile sur les textes des pairs que sur son propre texte. La lecture critique permet ainsi d’engager la révision du texte, comme nous le verrons plus bas (en 3.3). Ceci souligne, si besoin en était, l’intérêt de ces situations d’échange : le maître ne saurait être, comme dans la pédagogie traditionnelle, le destinataire exclusif des écrits produits dans la classe.

34Pour prendre conscience des points à développer, des ambiguïtés possibles pour le lecteur ou des fausses évidences, rien ne vaut le fait de soumettre son texte à des lecteurs. Les tables de lecture ou les échanges de texte permettent de réaliser ceci dans le cadre de la classe. Chaque élève reçoit ainsi le texte d’un camarade, assorti parfois d’un questionnaire guidant les observations et lui renvoie ainsi le regard d’un lecteur critique.

3.2. Place de la lecture dans le processus rédactionnel des experts.

35Selon les modèles anglo-saxons rendant compte des processus rédactionnels, notamment celui de Hayes et Flower (1981), les activités de lecture interviennent à un triple titre au cours de l’élaboration d’un texte. Rappelons que ces travaux, initiés par le constat des difficultés à rédiger chez des étudiants américains avancés, s’appuient sur des verbalisations à haute voix par les sujets au cours de l’écriture en situations-problèmes, ou protocoles. L’examen de ces protocoles les conduisent à distinguer trois grands types d’opérations intervenant dans le processus rédactionnel :

  • les opérations de planification, qui consistent à définir le but du texte (j’écris pour quoi ? pour quoi faire ? quelles représentations je postule chez mon lecteur ?) et à établir un plan-guide de l’ensemble de la production. Elles se subdivisent elles-mêmes en trois sous-procès : conception, organisation et recadrage. Elles peuvent se matérialiser sous la forme d’avant-textes tels que brouillon, trame, schémas....

  • les opérations de mise en texte se rapportent aux activités liées à la rédaction du texte proprement dite. Le sujet doit gérer une suite d’énoncés linéairement organisés, sous la forme d’énoncés syntaxiquement et orthographiquement acceptables. Pour cela, le rédacteur doit faire face simultanément à des contraintes globales (type de texte, cohérence macrostructurelle...) et à des contraintes locales (choix lexicaux, enchaînements thématiques, syntaxe de la phrase, accords...)

  • les opérations de révision désignent la relecture et la mise au point du texte. Elles se subdivisent elles-mêmes en activités de lecture critique ou détection de points nécessitant une modification et mise au point du texte.

36Ces divers niveaux d’opérations interviennent de façon non linéaire, récursive et variable selon les sujets. Certains rédacteurs ne se lancent dans la mise en texte qu’après un long travail de planification, d’autres procèdent à des essais (mise en texte) avant de prendre des décisions définitives sur la planification, d’autres encore alternent en permanence ces opérations. J’ai montré, à partir de l’analyse d’un corpus d’enregistrements vidéo d’experts et d’enfants de CM1 s’affrontant à diverses tâches d’écriture, que ces opérations varient également selon les tâches d’écriture.8

Ces divers types d’opérations sont figurés dans le schéma 1 :

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37La lecture intervient d’un triple point de vue :

  • d’une part, ce sont les lectures antérieures d’écrits sociaux qui alimentent les plans d’écriture mémorisés qui sont l’une des composantes de la mémoire à long terme du rédacteur. Les lectures pourvoient en modèles de fonctionnement textuel.

  • d’autre part, au cours même de la rédaction, c’est une relecture permanente des bribes déjà rédigées qui permet de situer le texte à écrire par rapport au texte déjà écrit. En effet, périodiquement, le scripteur s’interrompt pour relire l’écrit qu’il a déjà produit avant de continuer à écrire. Une partie des pauses constatées correspondent à ces opérations de relecture, les autres pauses signifiant hésitations ou réflexions sur la planification.

  • enfin, une relecture critique, au cœur des opérations de révision, permet de confronter le texte déjà écrit aux représentations que se fait le lecteur du texte à produire.

3.3. Lecture et révision des textes

38La lecture intervient essentiellement dans la révision du texte. La fonction de cette opération est d’améliorer la qualité du texte produit. Pour cela, elle évalue dans quelle mesure le texte réalise les buts poursuivis par le rédacteur, détecte et identifie les faiblesses du texte, et les corrige selon les exigences du sens et les conventions de la langue. Bartlett (1982) distingue deux composantes principales du processus de révision :

  • l’évaluation, elle-même décomposée en détection des erreurs et identification, c’est-à-dire catégorisation de celles-ci,

  • la correction elle-même du texte.

39Or la distanciation nécessaire à la détection des erreurs dans un texte n’est pas évidente pour le rédacteur. En effet, “lire pour trouver les dysfonctionnements d’un texte n’est pas une situation habituelle : une personne lit pour connaître le contenu du texte”9. Des outils élaborés dans la classe peuvent l’aider à le faire.

40Nous désignons comme outils de réécriture des objets matériels favorisant la révision d’un texte, grilles de critères, questionnaires, feuilles de route. Ces documents sont constitué par la mise en forme de remarques et d’observations des élèves.

3.4. Les outils d’aide à la relecture ou à la révision sont eux-mêmes des objets à lire

41Pour guider l’attention des élèves sur le repérage et la relecture critique de leurs écrits, nous sommes amenés à construire avec eux des outils. Nous désignons ainsi des objets matériels (grilles, aide-mémoire...) construits dans la classe à la suite de l’observation du fonctionnement des textes.

42Les élèves ont-ils à rédiger des nouvelles policières ? Ils vont dégager quelques-unes des composantes de ce genre narratif en comparant plusieurs nouvelles. La grille de critères ainsi élaborée10 les aidera à produire et à relire de façon critique leurs propres nouvelles.

43Dans un récit policier, il y a...

  • un méfait (crime, vol, hold-up, attentat, enlèvement....)

  • une énigme (question que l’on se pose)

  • un ou des enquêteurs

  • un mobile

  • un coupable

  • une ou des fausses pistes

  • des messages codés, des signaux

  • des témoins

  • des suspects

  • des preuves

  • des indices

44Un roman policier est intéressant si...

  • le lecteur a envie de trouver le coupable.

  • il y a du suspense (fausses pistes, faire durer les pistes)

  • il y a beaucoup de détails

  • les personnages sont présentés

45Chacune des nouvelles rédigées est passée sous le crible de cette grille pour repérer les points faibles qui nécessitent une réécriture.

46Pour utiliser efficacement cette grille, encore faut-il être capable de la relire. Son efficacité en tant qu’outil de relecture dépend du temps d’élaboration par les enfants. Les termes techniques utilisés, particulièrement pour désigner les ingrédients de l’énigme policière, méfait, énigme, mobile, indices, suspects, preuves..., ont été construits avec les enfants à partir de l’étude de plusieurs nouvelles policières. Les enfants pourront utiliser ces critères en situation de révision de textes d’autant plus efficacement qu’ils auront été en position d’en rédiger eux-mêmes les formulations.

Conclusion

47Au XVIIIe siècle, on pouvait n’apprendre qu’à lire sans apprendre à écrire. Cet enseignement, moins long et moins cher que l’enseignement complet de la lecture et de l’écriture, était souvent réservé aux filles. Aujourd’hui, lecture et écriture sont considérés comme les deux versants de l’entrée dans l’écrit. Mais les matériels scolaires et les activités en classe, au même titre que les débats idéologiques généraux, continuent à privilégier la lecture sur l’écriture. Cela tient-il à la grande dissymétrie, dans les pratiques sociales d’un adulte, du temps consacré à la lecture et un temps important consacré à l’écriture ? Un adulte moyen consacre régulièrement du temps à parcourir des écrits sociaux divers, tracts publicitaires, journaux ou magazines, écrits utilitaires, souvent aussi à lire des romans ou des essais. Par contre, il ne produit que des écrits directement utilitaires11. Est-ce une raison pour priver les enfants de situations nombreuses et diverses d’élaboration de textes imaginaires, qui aident à la construction de la personne. La finalité essentielle des activités de production d’écrits à l’école et au collège n’est pas la formation d’écrivains – même si le système scolaire joue un rôle important dans ce qui peut motiver leur vocation – mais la formation de lecteurs plus actifs et plus critiques. C’est parce qu’ils se sont eux-mêmes posé certains problèmes d’écriture que les enfants seront mieux à même d’apprécier la qualité des solutions proposées par certains écrivains. L’écriture nourrit ainsi la lecture tout autant que la lecture nourrit l’écriture.

Bibliographie

Indications bibliographiques

Groupe EVA (1991) : Évaluer les écrits à l’école primaire, Hachette Éducation, 239 pages.
Sous la forme de fiches correspondant à des activités conduites dans des classes du Cycle 1 au Cycle 3, des activités d’écriture et de réécriture sur des types d’écrits variés.

Équipe INRP Lozère, coordination Claudine GARCIA-DEBANC (1987) : Objectif Écrire, CDDP de Lozère (en vente dans les CRDP).
Des comptes rendus de séquences menées dans des classes : projet d’écriture longue, tri de textes, production d’écrits en sciences... ainsi qu’un lexique des principales notions linguistiques utiles pour l’analyse de textes.

GARCIA-DEBANC Claudine (1990) : L’élève et la production d’écrits, Collection Didactique des Textes, Centre d’Analyse syntaxique de l’Université de Metz.
Une présentation des modèles anglo-saxons rendant compte des processus rédactionnels et une réflexion sur l’intérêt didactique de tels travaux pour observer l’activité d’enfants rédigeant en groupes ou la programmation d’ensemble d’un projet d’écriture long.

JEAN Georges, LASSALAS Paulette, PASCOT Aline, SUBLET Françoise (1982) : Poésie pour tous, Nathan.
Un grand nombre de séquences réalisées dans des classes de la Grande Section d’École Maternelle au CM2 et en formation des maîtres illustrent une réflexion très riche sur les divers aspects de la poésie dans la vie de la classe : lire des textes poétiques, dire des textes poétiques, écrire des textes poétiques... Sont également proposés des instruments d’analyse sur le fait poétique dans les textes d’enfants.

TURCO Gilbert et l’équipe INRP d’Ile-et-Vilaine (1988) : Écrire et réécrire au CE et au CM, CRDP de Rennes.
Vers une classification des problèmes posés par les textes d’enfants grâce à un tableau de questions pour évaluer un écrit.

Revues :

Pratiques no 60, décembre 1988, Le personnage.
Comment repérer les personnages au début d’un roman lorsqu’on est un mauvais lecteur ? Comment soi-même mettre en scène des personnages dans un récit imaginaire.

Pratiques no 80, décembre 1993, Pratiques de lecteurs.
Comptes rendus d’activités orientées vers la construction de sociabilités de lecteurs de l’école primaire au lycée

Pratiques no 77, mars 1993, Écriture et langue.
Quelle grammaire est nécessaire pour produire des textes ? De l’orthographe (accord ou pas d’accord) à la gestion des reprises lexicales dans la synthèse de textes, en passant par les problèmes d’écriture dans la rédaction de textes explicatifs au collège.

Rencontres Pédagogiques no 11, 1986, Communiquer ça s’apprend, INRP.
Sous la forme de courts chapitres abondamment illustrés par des références à des activités conduites dans des classes, des réflexions sur l’articulation entre savoirs de l’école et savoirs de la vie, activités de communication et activités d’analyse de la langue, situations les plus favorables pour aider les enfants à construire des savoirs sur la langue, en particulier l’orthographe.

Rencontres Pédagogiques no 16, 1988, Problèmes d’écriture, INRP.
Où l’on voit le rôle important de la lecture dans la formulation et la résolution de problèmes d’écriture par les enfants, que ces problèmes se rapportent à l’enjeu des écrits à produire, à leur organisation interne ou à leurs caractéristiques de langue.

Repères no 4 (1991) : Savoir écrire, évaluer, réécrire en classe, INRP.
Après quelques articles s’interrogeant sur les composantes de la compétence scripturale, la revue présente des exemples de mise en relation ou de variation de ces composantes : composantes orthographiques et composantes textuelles du savoir écrire au CE1, planification et révision dans des évaluations de récits au CE 2 et au CM2, discours évaluatifs d’élèves de fin CE1 et de fin CM2 selon des contextes didactiques différents...

Notes de bas de page

1 Dominique Brassart, Yves Reuter (coord.) (1995) : Les interactions Lecture/Écriture, Actes du Colloque de Lille, Peter Lang, Berne.

2 Yves Reuter (1992) : “Comprendre, interpréter, expliquer des textes en situation scolaire. A propos d’Angèle” in Pratiques no 76, L’interprétation des textes, Décembre 1992, pp. 7 à 26.

3 Paul Cassagnes, Jean-Pierre Debanc, Claudine Garcia-Debanc (1994) : 50 Activités pour apprivoiser les livres en classe ou en BCD, CRDP Midi-Pyrénées.

4 Robert Boudet : La petite bête, École des Loisirs.

5 Maupassant : Boule de suif et autres contes normands, Garnier, pp. 165-170.

6 Maria Gripe : Julie et le papa du soir, Éditions Rageot.

7 Alain Duchesne, Thierry Leguay (1984) : Petite fabrique de littérature, Magnard, p. 13.

8 Garcia-Debanc C. (1995) : “Incidence des tâches d’écriture sur les processus rédactionnels”, communication au Colloque de l’Université du Québec à Hull en mai 1994, Actes du Colloque à paraître.

9 Jocelyne Bisaillon (1991) : “Les stratégies de révision comme objet d’enseignement”, in Enjeux no 22, mars 1991, pp. 39-54.

10 Equipe INRP Lozère Évaluation des écrits, Classe de Liliane Planes, École de la Coustarade à Marvejols (Lozère).

11 Voir l’ouvrage collectif de Dominique Blanc et al (1994) : Les écrits ordinaires.

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