Introduction
p. 7-9
Texte intégral
Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !
(…)
Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,
Lève l’ancre pour une exotique nature !
Stéphane Mallarmé, Brise Marine
1Partir ! Fuir, franchir les mers, les frontières, est-ce aussi simple que le rêvaient les poètes du XIXe siècle ? A cet élan romantique, à cet essor libérateur, porteur de toutes les promesses de renouveau chanté par Mallarmé, ne peut-on aujourd’hui opposer le piétinement lassé des exilés massés aux postes frontaliers ; au migrant ébloui guettant l’aube sur le pont du bateau entrant dans le port de New York, le clandestin caché en fond de cale des barques traversant la Méditerranée. Autant de figures de passeurs de frontières qui traversent l’histoire des XIXe et XXe siècles : pionniers des Grandes Plaines et chercheurs d’or californiens, réfugiés espagnols, boat-people vietnamiens, sans-papiers africains… Visage angoissé de l’exilé mille fois saisi par l’objectif du photographe lors des grandes catastrophes ; ébahissement du nouveau venu contemplant son nouveau territoire au sortir de la gare ou du port ; fierté du boursier revenant dans sa famille auréolé de la gloire académique…
2Ce sont ces expériences de la frontière qui sont au cœur de notre problématique, expériences saisies dans leur dynamique, leur ambivalence et leur fécondité. Notre propos n’est pas de comprendre comment les hommes ont créé les frontières, mais ce que celles-ci ont « fait aux hommes ». Au cœur de notre projet, s’inscrit l’expérience individuelle et collective – individus, groupes, Etats – induite par le franchissement des limites. De la même manière que Georges Balandier parle de « situation coloniale », ne peut-on pas risquer les termes de « situation frontalière » pour décrypter la manière dont est vécue la frontière, pour saisir la complexité des phénomènes engendrés par la séparation physique et symbolique des hommes selon des lignes de fracture qui traversent toutes les sociétés ? Expérience singulière que cette situation frontalière, configuration plastique et toujours redéfinie…
3Le terme de frontière est ici pris dans une très large acception1 : il désigne tout ce qui, matériel ou idéel, trace une ligne de démarcation entre les hommes, les sépare en groupes différents pour, dans le même mouvement, les rassembler en communautés plus ou moins homogènes. « Les lignes de frontières, nous dit Claudio Magris, sont des lignes qui traversent et entaillent un corps, qui le marquent comme des cicatrices ou comme des rides, qui séparent quelqu’un non seulement de son voisin mais aussi de lui-même2». La frontière peut alors être politique, ethnique ou sociale. Elle crée une mosaïque d’Etats ou de confédérations politiques, de peuples, de classes et de groupes de toutes natures et suscite chez les acteurs qui la subissent tout un éventail d’attitudes : acceptation et justification des limites ou, au contraire, contestation de celles-ci, désir de les franchir et de s’en affranchir.
4Une expérience saisie dans sa dynamique, avons-nous dit. Nancy Green fait remarquer combien « la fluidité des voyages est devenue une métaphore des mouvements… En français comme en anglais, les vagues (waves), les flux (flows), les courants (streams), et la marée humaine (human tide) décrivent, aux sens propre et figuré, les nouveaux arrivants3». Mais si le franchissement de la frontière suppose des élans, il suscite également des résistances, tout un jeu créateur de tensions qui passent à l’intérieur des individus et des collectivités. De la même manière que le passé refuse de s’effacer dans la mémoire et le corps des individus, s’entêtant à reparaître au détour d’une odeur ou d’une image, source de nostalgie, les pays ou les groupes ‘d’accueil’ résistent aux nouveaux venus. L’expérience de la frontière engendre ce mouvement complexe fait de luttes sourdes ou ouvertes entre le passé et l’avenir à construire, le connu et l’inconnu, « l’outsider » et l’établi4.
5Expérience ambivalente. C’est bien cette dernière attitude qui est au cœur de notre interrogation, celle qui pousse les hommes à dépasser les frontières, soit physiquement (dans le cas de migrations, d’exodes…), soit symboliquement en refusant l’homogène et le quant-à-soi pour aller vers la rencontre, voire le métissage. La frontière est alors vécue non comme un enfermement mais comme une invitation au franchissement, certes synonyme de perte matérielle et culturelle, de déchirement et de douleur, de « double absence » comme dit Abdelmalek Sayad5, mais aussi de libération, d’aventures et de promesses de renouveau.
6Expérience féconde. Passer la frontière bouleverse les hommes qui la franchissent, traçant une limite intangible entre ce qui fut et ce qui est, mais elle reconfigure aussi les sociétés, modifiées par les apports des nouveaux venus. De gré ou de force, consciemment ou non, rapidement ou pas, des échanges se font qui altèrent la langue, les mœurs, de tous les acteurs engagés dans l’expérience. S’interroger sur ce qui pousse – et a poussé – les hommes à dépasser les frontières en même temps qu’elles se construisent permet de saisir au vif tout ce qui est à l’origine de l’interculturalité, le métissage humain et intellectuel, le brassage des hommes et de leurs cultures.
7Pour approcher ces expériences de la frontière, tenter de comprendre au plus près l’acte et ses conséquences, nous avons nous-même décidé de nous affranchir des frontières disciplinaires. Aux historiens est revenue la charge d’installer l’analyse dans l’épaisseur du temps, restituant la construction d’un imaginaire de la frontière et de ses passeurs. Les sociologues, quant à eux, examinent la perception actuelle du phénomène et suivent au près le jeu des acteurs individuels ou collectifs. Les géographes étudient les répercussions des changements récents dans la définition politique des frontières sur les individus et les Etats. La littérature aussi a été convoquée pour nous dire comment se forge aujourd’hui une écriture de la frontière.
8« Rôdeurs de frontières », « passeurs de frontières », « dérouilleurs », marchands et voyageurs, migrants et exilés, boursiers et soldats, transfrontaliers et transfuges, autant de figures que relient entre elles l’expérience étrange de la frontière. En réglant la focale sur l’acte de passage des frontières lui-même et les expériences qui en découlent, nous avons voulu restituer toute la complexité du phénomène, loin des prises de position qui l’envisagent de façon univoque et figée, soit pour exalter et hâter un universel métissage qui serait en marche soit pour le déplorer. A un moment, le nôtre, où la situation frontalière devient une expérience de plus en plus partagée du fait de l’accélération des mouvements de populations, il y a une urgence à la fois scientifique et politique à comprendre ce que les hommes font des frontières. Pour les aider à les franchir, à s’en affranchir quand il y a nécessité, mais aussi – et surtout ? – pour bâtir un mode partagé qui prenne en compte l’expérience ambivalente de ceux qui ont passé les frontières et de ceux qui sont restés – pour combien de temps encore – derrière elles. L’image du « rôdeur de frontière », du « dérouilleur » comme passeur de cultures, comme levain dans la pâte humaine s’impose donc à l’issue de notre travail collectif.
Notes de bas de page
1 Pour une histoire du mot, on peut se référer à l’article toujours de référence de Lucien Febvre, Pour une histoire à part entière, Paris, SEVPEN, 1962.
2 Claudio Magris, cité in Gabriel Wackermann, Les frontières dans un monde en mouvement, Paris, Ellipses, 2003, p. 8.
3 Nancy Green, Repenser les Migrations, Paris, PUF, 2002, p. 1.
4 Norbert Elias, John L. Scotson, Logiques de l’exclusion, Paris, Fayard, 1997 (1965).
5 Abdelmalek Sayad, La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999.
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