Autour du tilleul
p. 563-571
Texte intégral
Marelle pour Francis (en guise de dédicace)
1Les lignes qui suivent, cher Francis, te paraîtront probablement bien incongrues, dans ce volume d’hommage où l’érudition le dispute à l’érudition, pour la plus grande gloire de la Science et de ceux qui la servent, à commencer par toi. Mais voilà (je t’avais prévenu), je me sens aujourd’hui de moins en moins enclin à suivre les sentiers que j’ai battus naguère — et parfois rebattus — avec ferveur, comme ces chercheurs d’or qui s’accrochent à la veine jusqu’à la dernière pépite. Et si je n’exclus pas de me remettre à la tâche, et de repasser à l’occasion sous les fourches caudines de l’écriture dite scientifique, je me sens de plus en plus enclin à vagabonder sur d’autres chemins, que je n’ai, à vrai dire, jamais cessé de fréquenter, et qui m’appellent aujourd’hui comme autant de promesses que je n’ai pas tenues et dont il convient désormais de s’acquitter.
2Il se trouve que l’un de ces chemins a croisé le tien, à Alger, un certain jour de septembre 1969, où tu as en quelque sorte joué pour moi le rôle du frère de la Merci qui a permis à Cervantès de s’échapper des bagnes et de recouvrer la liberté. Je me trouvais, en effet, par l’un de ces ricochets de hasard qui ont curieusement marqué les moments cruciaux de ma vie, sur le point de devoir intégrer je ne sais quelle caserne où j’aurais dû effectuer je ne sais quel service, que l’on appelait alors militaire, et pour lequel je n’avais pas, c’est le moins qu’on puisse dire, une prédilection particulière. Mais informé de ton adresse à Alger par notre maître à tous, Robert Jammes, qui était alors le directeur de ce qui allait devenir ma thèse, je frappai à ta porte, et pendant quelques minutes, nous nous trouvâmes tous les deux dans la même case de la marelle : une case qui allait résolument changer le sens de mon existence. Car pendant ces instants-là, tu as été, d’une certaine façon, maître de mon sort. Et en choisissant de m’ouvrir, d’un simple coup de fil, les portes de l’Université d’Oran, tu me délivras de ce qui aurait probablement été pour moi une sorte de bagne. Grâces t’en soient rendues, et puisse le Ciel te récompenser de cette bonne action.
3Il se trouve que pour le mécréant que j’étais (et que je suis demeuré, Dieu merci !), il n’y avait (et il n’y a toujours) pas d’autre ciel que celui qui risque de nous tomber sur la tête. Pour autant, c’est à ce moment-là, qu’au sortir de l’Agrégation, je commençai à m’intéresser à une autre sorte de ciel, en suivant les méandres d’une marelle obsessionnelle que j’avais héritée de Cortázar, et à travers laquelle je m’essayais alors à mes premières fictions. Le récit qui prend place ici dans ton hommage est l’une d’entre elles, parmi celles que j’ai ainsi portées à un certain niveau d’écriture (la plupart n’étant que des ébauches). Elle n’a plus grand-chose à voir avec ce que j’écris aujourd’hui (elle est bien trop austère) ; mais c’est elle que j’ai choisie pour te dire mon amitié, car elle a coïncidé, à peu de choses près, avec le moment de notre rencontre. La voici donc, à peine retouchée, trente-sept ans plus tard. D’une certaine façon, elle t’attendait.
En los nidos de antaño no hay pájaros hogaño
(DQ, II, 74)
4« Sans doute le temps opaque d’une existence recèle-t-il dans la multitude de ses replis un instant privilégié où il est donné à toute architecture vivante de se reconnaître. Tel un miroir entrebâillé sur d’insoupçonnables volumes, l’instant s’offre alors en brèche au regard qui l’interroge et sa fugacité éclate en interstices où chacun peut lire aveuglément le tracé de son itinéraire. Mais cet horizon unique, rarement déployé, ferme définitivement, dans le temps exclusif, les frontières d’un au-delà à jamais inaccessible. Après l’exploit qui le consacre, le coureur de fond continue ainsi à couvrir inutilement les stades de la rigueur dérisoire de ses arabesques : l’éclair figé de la performance s’inscrit au plus haut d’une courbe qui, ensuite, ne pourra plus être que descendante. Du reste, cet instant fulgurant n’est pas nécessairement héroïque ou glorieux. Ce peut être un simple geste, une émotion ; un galet ramassé au hasard d’une grève et dont le grain ou la densité surprend soudain une main réceptive. Peut-être un regard soutenu, un soir d’adolescence. Une caresse, un meurtre, ou une dérobade… Une certitude semble s’imposer : la suite n’a plus véritablement d’importance. Ainsi la mort devrait-elle trancher en cet endroit le fil des heures à venir : interrompre la courbe en son point le plus haut. Cela arrive, quelquefois, à ceux-là qui, seuls, ont un destin. Heureusement la plupart d’entre nous n’ont qu’une existence… ».
5En cet endroit, Owen s’interrompit, conscient de ce que les signes qu’il venait de tracer devenaient lourds de sa perplexité. Il relut : « Heureusement, la plupart d’entre nous n’ont qu’une existence ». Et il rajouta dans la marge un point d’interrogation.
6Owen préparait une conférence, qui était prévue pour le dernier mercredi du mois de février. Son titre désuet et inexplicablement maladroit avait déjà suscité quelques commentaires, dans le cercle des initiés : « Littérature : attention, danger ! ». C’est ce que l’on pouvait lire sur des affichettes rouges, ornées d’un emblème macabre, qui annonçaient l’événement. Y figuraient également quelques bribes de vers, incohérents, et comme sectionnés, sans nom d’auteur :
Devant la page blanche.
Jamais un coup de dé.
Alphabets dévidés.
Falaises de silence.
7En des temps où il était devenu de bon ton de faire table rase de certains héritages, le manifeste d’Owen rendait ce son polémique dont les intellectuels et les artistes sont secrètement friands. De fait, la thèse que soutenait le jeune écrivain ne visait pas précisément à exalter un patrimoine relégué. C’était, probablement, beaucoup plus le goût obscur du paradoxe que la nostalgie des panthéons, qui avait provoqué chez lui un sursaut défensif, dont il ne s’expliquait pas lui-même l’origine. Constatant la désaffection croissante envers ce qui avait été naguère l’apanage jaloux d’une élite, il était confusément persuadé que des pans entiers de notre héritage culturel s’effondraient dans les oubliettes de la bourgeoisie et devenaient à jamais inaccessibles. Il songeait alors, non sans inquiétude, qu’un jour viendrait où les archives, les bibliothèques et les musées, ne seraient plus que de vastes et poussiéreuses nécropoles, dans l’attente d’on ne sait quel hypothétique Champollion, ou peut-être — qui sait ? — définitivement muettes. « Ce sera, disait Owen, comme si l’on avait brûlé les livres et détruit les œuvres d’art ».
8Sans trop y croire, il avait alors pris le parti de démontrer que toute notre expérience d’homme était, d’une certaine façon, incluse dans la nébuleuse des signes qui nous avaient été légués. « Il n’est pas un seul de nos gestes, affirmait-il, pas une de nos conduites ou de nos paroles, qui n’ait la saveur répétitive de l’écho. Aussi, notre avenir n’est-il peut-être pas tant dans la prospective de ce qui est devant nous, comme une page blanche, que dans la redécouverte de ce qui est derrière nous, dans la galaxie hiératique des pages déjà écrites et qui sont les seules et véritables prophéties ».
9Pour Owen, la thèse était tracée, cinglante comme un défi, qu’il se lançait à lui-même, en espérant secrètement qu’il ferait quelques émules, à défaut de confondre les faux prophètes ou de convaincre les fesse-mathieux. Il ne lui restait plus qu’à l’étayer par quelques anecdotes choisies, qu’il faudrait extraire des archives et toiletter, comme il se doit, afin de les ériger en exemples.
10Owen exposa ses arguments, le 29 février de cette année-là, improvisant, plus qu’il ne le lisait, le texte de sa conférence devant un auditoire finalement moins clairsemé qu’il ne l’avait craint. Il isola et superposa les tranches chronologiques et les aires géographiques, abscisses et ordonnées confondues en un réseau minutieux de réminiscences qui s’ouvraient, par-delà les hasards et les données aléatoires, sur les plus étroites coïncidences. C’est ainsi qu’il mit en lumière le rôle oblique de Voltaire dans l’affaire Dreyfus. Sous le sigle fulgurant de « J’accuse », n’était-ce pas, en effet, le vieux réquisitoire de l’affaire Calas qui avait été porté à la une de la presse internationale après une lecture décisive de Zola ? Ainsi, telle phrase tombée dans l’oubli de quelque vieille reliure était-elle appelée à se déployer un jour, sur la place publique, pour clamer l’indignation du juste au cœur de la multitude.
11Sortant de son habituelle réserve, Owen avait évoqué un souvenir personnel : « Je devais avoir douze ou treize ans, lorsqu’un soir, après avoir épuisé, devant le miroir de ma chambre le répertoire crispant de mes grimaces enfantines, je me surpris soudain à défier mon double du regard. Quelques instants s’écoulèrent ainsi, sans qu’un seul mouvement de paupière vînt trancher ce regard aigu que je soutenais contre moi-même. Bientôt, la fatigue embua mes yeux, tandis qu’à la lumière blême du plafonnier, mon reflet s’altérait dans la glace, comme rongé par un acide. Je m’amusai tout d’abord du phénomène et j’eus l’impression que j’allais progressivement m’effacer du miroir quand, soudain, je me sentis pâlir. Escamotant l’image brouillée de mon visage, un crâne aux orbites creuses et aux dents dénudées se détachait avec une hallucinante précision : une tête macabre — la mienne, assurément — se reflétait en transparence dans le miroir… La signification ultime de cette image ne me fut livrée que bien plus tard, à la suite de je ne sais quels atermoiements, par une Madeleine au miroir de Georges de La Tour. Souvenez-vous : pour la pécheresse qui médite au miroir de l’éphémère, le peintre a choisi de représenter un crâne et une chandelle symboliques. Mais le tain incliné, sans autre sortilège que les lois de l’optique, ignore la beauté et dévoile l’horreur. Et c’est cette horreur-là qui avait fait irruption dans la nuit de mon enfance, le soir où il m’avait été donné de connaître, dans l’épouvante, la piètre résistance de mes os. Point n’était besoin de légende. Et cependant, je ne tardai pas à la découvrir, étrange et sans appel, sous la plume du poète Joë Bousquet qui, en quelque page amère et pénétrante, avait tracé cette phrase, tranchante comme un reflet : “Je suis ce mort qui m’attend”. Et je compris que ces mots singuliers, que je n’avais pas dits, n’attendaient que l’instant de naître sur mes lèvres ».
12La conférence eut un certain écho. Owen fut complimenté, mais surtout critiqué — on prononça le mot de dinosaure. Son amour pour la littérature était à l’évidence de mauvais aloi, quand la plupart des intellectuels, dans un même engouement, scrutaient avec avidité, sur de nouveaux supports, les horizons changeants de futurs toujours plus virtuels. Le livre même semblait sans avenir. Et on l’imaginait, confiné dans des greniers, à l’usage exclusif de rêveurs extravagants, ou ravalé au rang de simple objet décoratif. À la façon des codex ou des incunables, exhibés naguère dans les cabinets des marchands, ou de ces collections en carton pâte que l’on pouvait voir dans les vitrines des magasins d’ameublement, et qui trônent encore aujourd’hui dans les intérieurs les plus cossus. Ce qui donnait la nausée à Owen, dont l’amour et le respect du livre, sans atteindre à la vénération du bibliophile, n’étaient cependant pas sans excès, quand il s’agissait d’en acquérir, sans regarder à la dépense, ou de s’adonner à son passe-temps favori, en dévorant livre après livre.
13Il y avait sur les rayons de la bibliothèque d’Owen un certain nombre de volumes coupés d’une ou plusieurs fiches vertes qui marquaient, au hasard des pages lues, les passages où il avait cru se reconnaître. Des gestes, paroles ou émotions, qu’il avait accomplis, prononcées, ressenties, étaient ainsi restitués, parfois avec la plus extrême acuité, dans ces pages privilégiées qu’il avait tout d’abord placées sous le signe du hasard et qui, à présent, l’obsédaient.
14Dans les mois qui suivirent la conférence, le nombre de fiches vertes augmenta sensiblement dans la bibliothèque d’Owen, dont les lectures se prolongeaient désormais jusqu’à des heures jugées déraisonnables. Une véritable fièvre s’était en effet emparée de l’écrivain qui avait entrepris de dépouiller les quelques milliers de livres qui peuplaient jusqu’aux moindres recoins d’une maison haute de trois étages, et pourtant devenue trop exiguë.
15Tout avait commencé en ce début de printemps bissextile où Owen, encore tout pénétré de sa conférence, avait retrouvé dans la bouche d’un personnage de fiction des paroles qu’il était certain d’avoir prononcées, quasiment mot pour mot, car elles avaient précédé de peu la mort de son grand-père.
16Au soir d’un hiver qui n’en finissait pas, le vieil homme, passionné d’ornithologie, avait voulu, dans une sorte d’ultime legs, faire découvrir à l’enfant les rites immuables de la nidification. Anticipant sur la venue du printemps, il avait improvisé, devant les tristes nids déserts, aux branches nues, la fable merveilleuse des oiseaux : les arabesques amoureuses, l’architecture de la plume et du bois, la conquête du vol. Mais l’enfant attentif avait interrompu le rêve du vieil homme : « Voyons, grand-père, avait-il fait remarquer d’un ton réprobateur, ce sont des nids du printemps dernier. Et tu sais bien que les oiseaux ne reviennent jamais dans les nids de l’an passé. C’est toi qui me l’as dit ». La phrase était bien la même, dans la bouche du personnage fabuleux. Seule la langue différait, mais la traduction n’en rendait que plus éclatante la précision de l’écho.
17Éperdument troublé, Owen avait alors compris que son passé était là, ouvert à sa curiosité, sous le miroitement diffus des myriades de signes qui gravitaient dans le silence de sa bibliothèque, dans l’attente d’être interrogés. Pour cet esprit méthodique, ce n’était pas une tâche si redoutable. Il savait, en effet, qu’un dépouillement rigoureux devait inévitablement aboutir à la mise en place des pièces éparses de ce gigantesque puzzle, dont la multitude, idéalement assemblée, devrait ainsi restituer le plus improbable des palimpsestes : l’histoire, à la fois prophétique et véridique, de sa propre existence, gravée dans les archives symétriques de l’infinité des écrits et des replis de sa propre mémoire. Certes, comme toute autobiographie, le récit serait lacunaire, mais hormis les désordres et les secrets de sa vie intime, qu’il entendait bien retrancher ou travestir, Owen avait la conviction qu’aucun événement important ne serait passé sous silence.
18Au fur et à mesure que les fiches vertes envahissaient les rayons, où elles s’étiraient en de capricieuses volutes, Owen se sentait de plus en plus étranger à son entourage. Dans sa quête obstinée d’un passé qui le pénétrait chaque jour davantage, il se retrouvait solitaire, face à lui-même, comme dans le miroir de son enfance. La vieille portugaise qui tenait la maison dut redoubler de soins et d’autorité pour l’obliger à prendre ses repas ou à changer de vêtements. Ses amis s’inquiétèrent, une femme souffrit.
19Ce fut, enfin, la publication de l’extravagante autobiographie. Sous le titre de Mémoires prophétiques, une éblouissante mosaïque de textes, émanant de centaines d’ouvrages et de documents de toutes sortes, recomposait, au moule d’une étrange écriture, faite d’apparentes discordances et de secrètes harmonies, la trame profonde d’une existence. Y figuraient, en bonne place, les dialogues de l’enfant avec son grand-père, constellés de marelles, tracées dans la poussière du jardin, sous le tilleul familial. L’essentiel de leurs propos s’y déroulait en bribes, autour de l’histoire retrouvée de ce gamin qui, las de parcourir à cloche-pied de mornes chemins de croix, en poussant un palet de buis, avait fini par tracer une marelle, en forme de cercle, autour d’un tronc d’arbre. Si bien que le Ciel y rejoignait la Terre et qu’il suffisait de partir à contresens du serpentin pour sauter directement de la Terre au Paradis.
20Ayant ainsi apprivoisé les fantômes de son passé, Owen cessa de fréquenter aussi étroitement sa bibliothèque. On le vit plus souvent dans les lieux publics accomplir un certain nombre de gestes anodins : lever son verre, offrir son bras à une jeune femme, claquer la portière d’une voiture. Quelques amis attendris et quelques photographes figèrent sous divers formats ces images sereines d’un temps rétabli qui, désormais, semblait couler sans écho ni repli, vers une échéance supposée lointaine et sans surprise. C’est alors qu’il reçut un courrier singulier.
*
21« J’identifiai l’auteur de la lettre à l’enveloppe grise que je déchirai à la hâte, pour en extraire un feuillet de papier perforé. Mes doigts brûlés d’impatience reconnurent le braille : c’était mon père. Il avait tracé quelques mots seulement : des chiffres et des lettres. Étranges références qui, cependant, m’étaient atrocement familières : « Mille et une nuits, III, 4 ». C’était l’un des récits de la dixième nuit, dans la traduction d’Antoine Galland. Et je compris aussitôt que le farouche et lointain gardien de mon passé entendait ainsi dénoncer mon imposture.
22Ce récit de Schéhérazade était à l’origine de l’épisode le plus pitoyable de mon enfance. L’un de ces moments douloureux et secrets, que j’avais volontairement retranchés des Mémoires prophétiques et qui ressurgissait sous mes doigts. Je n’avais pas besoin de relire ces pages, dont je connaissais par cœur les fragments essentiels. Je revoyais le roi lépreux du pays de Zounan, entouré de ses médecins impuissants, lorsque l’on annonça que l’habile Douban venait d’arriver à la Cour. Ce dernier avait puisé sa science dans les ouvrages grecs, persans, turcs, arabes, latins, syriaques et hébreux. Et il connaissait les principes actifs de toutes sortes de plantes et de drogues. Je revis le zélé Douban, s’approchant humblement du roi. Le monarque couvert d’ulcères, sur son cheval de parade. L’ineffable expression de son visage, où l’espoir le disputait à l’angoisse, lorsque le médecin lui tendit le mail et la boule de buis qu’il avait préparés. Et je me remémorai l’étonnante prescription de ce dernier : « Tenez, Sire, avait-il dit, en lui tendant les objets, exercez-vous à pousser avec ce mail cette boule de buis, en prenant garde que votre cheval ne la heurte du sabot, et faites la tourner autour de la place, jusqu’à ce que vous sentiez votre main moite et votre corps en sueur. Quand l’élixir que j’ai enfermé dans le manche de ce mail sera ainsi échauffé, il vous pénétrera par tout le corps. Et sitôt que la sueur perlera à vos tempes, vous n’aurez qu’à quitter cet exercice, car le remède aura fait son effet ». Enfin, je revis le roi, jouant avec ses officiers ; la sueur bénéfique, le bain et la spectaculaire guérison. L’immense joie du monarque rayonnant. Les louanges et les caresses prodiguées au sage Douban…
23Or, ce roi avait un grand vizir, qui était avare et particulièrement jaloux des faveurs du roi. Si bien qu’il n’avait pas manqué d’être affecté par les présents qui avaient été faits au médecin, dont les mérites commençaient à lui faire ombrage. Il résolut de le perdre dans l’esprit du roi. Profitant des vives tensions qui venaient de naître avec le royaume voisin, il fit courir le bruit que Douban était un espion de l’ennemi qui avait été chargé d’attenter à la vie du monarque. Le venin se répandit alors tout naturellement dans l’oreille du roi, qui n’eut pas assez de pénétration pour percer à jour les noirs desseins de son vizir. Aussitôt convaincu, et malgré les protestations d’innocence du malheureux Douban, il prononça son arrêt de mort.
24Le médecin parvint malgré tout à formuler une ultime supplique devant ce roi obstiné, qu’il se repentait à présent d’avoir arraché à la lèpre : « Sire, puisque Votre Majesté ne veut point révoquer mon arrêt de mort, je la supplie du moins de m’accorder la liberté d’aller jusque chez moi donner ordre à ma sépulture, dire le dernier adieu à ma famille, faire des aumônes et léguer mes livres à des personnes capables d’en faire bon usage. J’en ai un, entre autres, dont je veux faire présent à Votre Majesté. C’est un livre fort précieux et digne en tous points d’être conservé dans votre trésor. Il contient une infinité de choses curieuses dont la principale est que, quand on m’aura coupé la tête, si Votre Majesté veut bien se donner la peine d’ouvrir le livre au sixième feuillet et lire la troisième ligne de la page de gauche, ma tête répondra à toutes les questions que vous voudrez lui adresser ».
25Ainsi fut fait. Dès le lendemain, on vit paraître le médecin qui s’avança jusqu’au pied du trône royal avec un gros livre à la main. Là il se fit apporter un bassin sur lequel il étendit la couverture dont le volume était enveloppé et offrit le livre au roi en lui demandant de bien vouloir faire déposer sa tête dans le bassin, dès qu’elle serait tranchée, en veillant à ce qu’elle soit bien placée sur la couverture qui avait enveloppé le livre. Il lui assura qu’à l’instant même le sang cesserait d’en couler et qu’il lui suffirait d’ouvrir le livre et de poser des questions pour que la tête y répondît. Enfin, il implora encore une fois la clémence du roi : « Au nom de Dieu, Sire, laissez-vous fléchir. Je vous proteste que je suis innocent ». Mais le roi, buté, et probablement mû par quelque curiosité malsaine, n’en voulut pas démordre.
26La suite pourrait se résumer à une série d’estampes : le bourreau lève son sabre, la tête du malheureux Douban, adroitement tranchée, se détache et tombe dans le bassin. On la pose sur la couverture. Le sang s’arrête de couler et la tête se met à parler : « Sire, que Votre Majesté ouvre le livre »… Le roi l’ouvrit. Et trouvant que le premier feuillet était comme collé contre le second, il porta l’index à sa bouche et le mouilla de sa salive, pour le tourner avec plus de facilité. Il fit la même chose jusqu’au sixième feuillet, et ne voyant pas d’écriture à la page indiquée, il s’étonna : « Médecin, dit-il à la tête, il n’y a rien d’écrit ». Tournez donc encore quelques feuillets, répondit la tête ». Le roi continua d’en tourner, en portant à chaque fois le doigt à sa bouche, jusqu’à ce que le poison dont chaque feuillet était imbu venant à faire son effet, le monarque se sentit tout à coup agité d’un transport extraordinaire ; sa vue se troubla, et il se laissa tomber au pied de son trône avec de grandes convulsions. Ainsi mourut ce roi inique.
27Le récit de cette étonnante vengeance avait engendré dans mon esprit de douze ans, le plus banal et le plus abominable des projets. Dans un accès de rage enfantine, j’avais décidé de tuer mon père. L’armoire de mon aïeul renfermait opportunément un nombre considérable de flacons aux multiples usages, dont certains exhibaient, sur fond d’étiquette rouge, une fascinante mise en garde. C’est là que je me procurai le poison, dont j’humectai ensuite, avec une délicate terreur, quelques pages du livre dérobé au chevet de mon père. Cet épisode romanesque n’aurait certainement pas eu de suite si, cette nuit-là, je n’avais révélé moi-même mon forfait, dans une sorte de délire fiévreux qui alerta mon entourage. Des traces suspectes et quelques indices probants confirmèrent, de façon irréfutable, les surprenantes révélations du cauchemar.
28Dans sa longue nuit d’aveugle, mon père avait donc reconnu le canevas elliptique des Mémoires prophétiques. Il était l’impossible lecteur qui, seul, pouvait en mesurer la rigueur. Et sa critique était là, sous mes doigts, comme une rugosité qui, déjà, s’attachait à ma peau. En omettant ces pages essentielles des Mille et une nuits, il me sembla que j’avais tenté de l’assassiner pour la seconde fois ».
*
29La signification ultime de ce message avait cependant échappé à Owen. Elle ne devait lui apparaître que dans un autre temps, en cette nuit décisive où il sut, irrémédiablement, que ce livre qui tuait si bien son lecteur, dans le conte persan, n’était pas exactement, dans l’esprit de son père, celui qui avait habité ses cauchemars d’enfant. L’ouvrage que le vieil aveugle avait secrètement désigné à son attention ne lui était pas pour autant inconnu : c’était celui-là même qu’il aurait dû — qu’il devait — citer à l’ultime page des Mémoires prophétiques. D’ailleurs, n’était-il pas dans sa bibliothèque ? Ainsi ce père lointain avait-il compris bien avant lui que sa laborieuse quête d’un passé diffus n’avait été qu’un horoscope déguisé, fiévreusement dressé au fil des lectures successives, dans l’angoisse dérisoire d’une révélation familière. « Ainsi, pensa-t-il, ce sont les aveugles qui nous illuminent ».
30La bibliothèque surprit le regard d’Owen. Elle lui apparut, tapie sur les murs du bureau, telle une monstrueuse pythie rayonnante qu’il avait interrogée sans relâche, dans la secrète angoisse de l’ultime découverte. Car Owen savait à présent — mais ne l’avait-il pas toujours su ? — qu’elle recélait dans ses entrailles l’image de sa propre mort.
31À la belle ordonnance des rayons, les livres recomposaient la fascinante panoplie de cartes énigmatiques qu’il avait retournées une à une, jusqu’à découvrir celle dont l’éclat inaltérable devait restituer, dans sa limpidité dernière, le reflet entr’aperçu au miroir de son enfance. Sans hésiter, Owen prit un volume et l’ouvrit presque au hasard. C’était la dernière page de l’une de ses conférences qu’il avait incluse dans les Mémoires prophétiques. « Ainsi, lut-il les yeux fermés, la mort devrait-elle trancher en cet endroit le fil des heures à venir, interrompre la courbe en son point le plus haut ».
32Il prit une fiche verte et, calmement, la glissa dans le livre. Puis, il ouvrit la fenêtre. Une marelle de craie blanche, maladroite et lointaine, luisait doucement dans la pénombre du trottoir. « Heureusement, murmura-t-il, la plupart d’entre nous n’ont qu’une existence ».
33Et il se pencha dans la nuit.
Auteur
Université de Toulouse
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