El favor en la sentencia, de Jacinto Cordeiro, ou deux frères entre honneur et déshonneur : intégration et exclusion
p. 361-377
Texte intégral
1La destinée de la Comedia au Portugal reste encore à étudier pour l’essentiel. Certes, quelques approches ont déjà permis de cerner l’activité des compagnies espagnoles sur le territoire lusitanien, mais la dimension textuelle des œuvres dramatiques composées par les Portugais qui ont adopté le genre garde la plupart de ses secrets1. Parmi ces dramaturges – en tout cas ceux qui sont toujours restés sur le sol portugais –, le nom de Jacinto Cordeiro (1606- 1646) s’impose : ses comedias ont été représentées par certaines des troupes que l’on rencontre traditionnellement à cette époque et, pour la plupart, elles ont été publiées soit en recueils personnels (1630 et 1634), soit dans des anthologies ou encore en sueltas en divers points de la Péninsule2.
I. Le document
2L’œuvre de ce Lisboète, poète-soldat (Cordeiro avait le grade d’alferes/ alférez), compte encore quelques inédits (comedias comme entremeses) dont le nombre demeure incertain. Parmi eux, El favor en la sentencia nous est connu par un original conservé à la Bibliothèque Nationale de Madrid, cote MS 14801. L’attribution de cette pièce à Cordeiro ne fait guère de doute : outre la proximité esthétique et langagière avec les œuvres publiées du vivant de l’auteur, outre l’identité d’écriture avec une autre pièce manuscrite (El mayor trance de honor), le dernier vers de Favor est suivi par la mention : « Fin de la gran comedia del Favor en la sentencia, escrita para Bartolomé Romero por el alférez... », suivie par la signature de l’auteur, elle-même accompagnée d’une date, 1626, que l’on peut donc considérer comme le terminus ad quem de la composition. C’est sans doute au vu de ce document que s’est forgée l’opinion de José Sánchez-Arjona3, reprise par Hannah E. Bergman, lequel, dans la liste d’acteurs qu’il publie dans son ouvrage sur Luis Quiñones de Benavente, indique à propos de Bartolomé Romero : « Se le llama representante todavía el 7 de marzo 1626, pero había organizado compañía propia aquel mismo año, para la cual escribió Jacinto Cordero El favor de [sic] la sentencia»4.
3Toutefois, un « correcteur » a non seulement raturé et transformé le texte original, mais il a encore rayé les mots « por el alférez », ainsi que la signature de Cordeiro en lui substituant le nom de «D. Pedro Rosete » et c’est lui qui a inscrit la date. Force est donc de penser à l’acteur et comédiographe Pedro Rosete Niño, au parcours et à la biographie quasi inconnus, mais actif au moment même où Cordeiro composait. Cela ne manque pas de poser problème : pour qui Cordeiro a réellement composé cette pièce ? Bartolomé Romero a-t-il vraiment représenté cette œuvre ? A-t-elle été reprise par Pedro Rosete à la place du précédent ? D’autant que la liste des comptes financiers que contient ce document (voir plus bas) indique une somme versée à un certain « Po», signe que l’on peut interprêter comme étant l’abréviation de « Pedro ». Mais, par ailleurs, à côté du nom de Rosete apparaît une ébauche de date, peut-être 1760, ce qui renverrait aussi à une nouvelle représentation beaucoup plus tardive. Bref, laissons ces questions, impossibles à trancher pour l’instant et qui ne mettent pas en cause l’interprétation de l’œuvre elle-même, en ajoutant qu’aucun des répertoires de théâtre consultés n’attribue cette pièce à Pedro Rosete Niño.
4S’agissant du manuscrit de travail d’une troupe, le texte original de l’œuvre – et ce n’est pas une surprise –, est assez fréquemment altéré par le « correcteur ». Ces diverses interventions sont parfaitement identifiables et, malgré ratures et rajouts, les vers originaux demeurent lisibles sans trop de difficultés. C’est ce texte initial qui a été reconstitué, sans tenir compte d’une éventuelle qualité des corrections. Ainsi les vers 331-334 prévus par Cordeiro comme suit : « Tratadme mejor, condesa, / que habéis andado conmigo/ muy descortés y mui recia » sont altérés dans leur conclusion, qui devient : « muy atrevida y resuelta » ; après le vers 387 (« vio la ocasión y asió de ella/ por los cabellos. », quatre vers ont été rajoutés : « por los cabellos, que quiere/ verte por si la condesa/ se declara más contigo ;/ darla a entender que anda necia/ esto pretende ». Les vers 453-454 (« Amor, anima mi intento/ de conseguir mi ventura ») deviennent : « Amor, anima mi intento, / pues me ofreces tal ventura ». Le segment 531-534 (« ¡Ay, bella homicida mía !, / si he nacido para amarte, / esta noche he de gozarte/ o morir en la porfía. ») est transformé en : « ¡Ay, bella homicida mía !, / si he nacido para amarte, / no podrás de mí librarte/ ni de mi mucha osadía ». Il arrive aussi que Cordeiro lui-même se corrige, c’est le cas, entre autres, aux vers 1469-1471, dont la leçon initiale était : « […] Diole ocasión/ al conde aquí una criada/ y así la daga sacó » et qui deviennent fort heureusement : « […] Diole ocasión/ al conde un criado aquí/ y así la daga sacó ». Un passage beaucoup plus long (v. 1380-1409) a été réécrit sur un morceau de papier collé sur le manuscrit, empêchant ainsi la lecture du premier jet. Sans pouvoir accorder plus de place à cet aspect, que ces quelques échantillons vaillent ici pour l’ensemble des interventions du « correcteur » ou du dramaturge et dont seule une édition critique du texte pourrait fournir le bilan précis.
5Ce manuscrit présente aussi un intérêt particulier dans la mesure où il contient deux listes importantes tant pour l’histoire des représentations comme pour l’aspect économique lié à ces mêmes spectacles. La première garde la trace des acteurs qui donnèrent vie à la pièce :
Porcia | La autora. |
Arminda | Dorotea. |
Rey | Estrada. |
Príncipe | ... tor. |
Conde | Osuna. |
Rosardo | Autor. |
D. Linda | Micaela. |
Gascón | Tomás. |
6La deuxième liste, inscrite sur le folio 16v°, mentionne les sommes versées aux différentes personnes ou institutions concernées (certaines indications demeurent illisibles) :
P° [Pedro Rosete ?] | 2000 |
ospit. [al] | 0800 |
? | 0250 |
? | 0500 |
espa° | 0150 |
a Felipe | 0500 |
meas ? | 0050 |
4250 | |
? | 0600 |
ams ? | 0700 |
mus [músicos ?] | 0500 |
Jacito | 0300 |
7(À titre de comparaison, et pour situer la dernière somme, celle versée au dramaturge, souvenons-nous qu’en 1625, on donnait 460 réaux pour une œuvre de Guillén de Castro. En 1627, Antonio Vega recevait 450 réaux et Herrera en touchait 700 en 1633. Pour la même période, on estime que Lope de Vega percevait une moyenne de 500 réaux.)
II. Résumé de la pièce
Liste des personnages :
- Le roi d’Angleterre | - Rosardo, frère du comte et de Linda |
- Le prince, son fils | - Arminda, servante |
- Le comte Salbéric | - Gascón, valet |
- La comtesse Porcia, sa femme | - Des gardes |
- Linda, sœur du comte et de Rosardo |
Acte I Amours, Honneur et Trahison : le frère qui déroge
1) Le départ du comte ou l’heure des grands sentiments (vv. 1-156)
8La pièce s’ouvre sur un dialogue douloureux entre Porcia et son époux, le comte Salbéric, en leur château, quelque part en Angleterre. Choisi par le roi pour commander les armées en campagne, le comte se prépare à partir pour la guerre, quelques jours seulement après ses noces avec Porcia. La jeune mariée exprime sa profonde tristesse et, si Salbéric partage la peine de son épouse, l’honneur et le devoir s’imposent à lui avant tout. D’ailleurs, les tambours résonnent déjà et la jeune femme souhaite à son mari gloire et retour heureux. Après la sortie du couple, les domestiques, Arminda et Gascón, qui assistaient à la scène précédente, singent la séparation de leurs maîtres (vv. 1-156, silva).
2) Les deux frères : grandeur et bassesse (vv. 157-270)
9À Londres, dans une salle du palais, le souverain anglais fait part de ses préoccupations à Rosardo, le frère cadet du comte Salbéric : à peine marié, ce dernier acceptera-t-il son départ de bonne grâce ? Le monarque attendait d’ailleurs l’arrivée de son glorieux soldat, et le voici qui entre. Le souverain lui témoigne sa haute estime et loue sa valeur, tandis que Salbéric lui demande d’autoriser son frère à veiller, pendant son absence, sur leur sœur, Linda, ainsi que sur la comtesse ; le monarque acquiesce et quitte la scène (vv. 157-220, redondillas). Dans une longue tirade lyrique, le comte confesse alors à son frère l’intensité de l’amour qu’il ressent pour son épouse et le charge de se rendre auprès d’elle afin de lui porter témoignage de sa passion et de sa douleur. En aparté, Rosardo déclare qu’il ne manquera pas une pareille occasion de tenter de séduire l’épouse esseulée (vv. 221-270, décimas).
3) La trahison du cadet et le témoin secret (vv. 271-776)
10Depuis le château de Salbéric où elle se trouve, et dès le départ du comte, Linda avait envoyé un billet au fils du roi qui s’était empressé de venir la rejoindre. Le voilà maintenant qui lui déclare sa flamme. Porcia, qui entre brusquement, les trouve enlacés : on insulte donc la maison des Salbéric ! La maîtresse des lieux chasse le prince, mais, en sortant, celui-ci laisse entendre que sa bien-aimée sera tout de même reine d’Angleterre. Seule avec Linda, Porcia exprime son émotion mais décide de garder le silence sur cette affaire, tandis que la jeune femme réplique à sa belle-sœur qui s’apprête à quitter le plateau qu’elle n’acceptera aucun conseil, car son cœur est pris... À ce moment, Arminda vient rejoindre la jeune femme et lui annonce que le prince n’est pas reparti : il attend, caché dans la pièce qui donne sur le jardin. Linda ordonne alors à la domestique d’aller le prier de partir, car son honneur et celui de la maison sont en jeu. En sortant, Arminda croise Rosardo, qui arrive au château en apportant d’heureuses nouvelles des occupations guerrières du comte. À l’instant où Porcia entre aussi en scène, Linda s’éclipse (vv. 271-432, romance é-a). Beau-frère et belle-sœur se retrouvent donc face à face. Rosardo exécute la promesse faite à son frère mais ajoute sa propre déclaration. Bouleversée, la comtesse le traite avec mépris, lui signifie qu’elle n’aime que son mari et s’en va. Rosardo décide alors d’abuser d’elle. Arminda, qui revient, s’étonne de le voir dans cette pièce à une heure aussi tardive ; en sortant, le cadet entreprenant renouvèle ses coupables intentions. Restée seule, la servante, qui n’a pas pu convaincre le prince de quitter le château, se repent d’avoir favorisé ses amours, d’autant plus qu’il s’est promis de rencontrer Linda à nouveau (vv. 433-546, redondillas). C’est d’ailleurs déjà chose faite et les deux amoureux entrent en scène. La jeune femme exige le respect absolu de son decoro, et fait observer à son soupirant que sa présence met en péril leur passion partagée. Quelque peu agacé par cette attitude, le prince rétorque qu’elle ne peut douter de sa sincérité (vv. 547-582, silva). À ce moment, depuis les coulisses, on entend Porcia appeler sa belle-sœur, laquelle ne peut faire autrement que de pousser son bien-aimé dans la pièce attenante. La comtesse, qui s’avance, éprouve le besoin de se confier et commence par dire à Linda qu’elle lui porte un amour aussi fort que celui de son propre frère. Avant de poursuivre, et alors que le prince, du fond de sa cachette, loue la hauteur d’âme de la comtesse, cette dernière renvoie la servante, puis prend Linda à témoin de ses sentiments envers son époux : il souffre à la guerre, dit-elle, il n’est ni juste ni convenable pour elle de dormir dans le confort ; aussi passera-t-elle la nuit à veiller et à pleurer. Enfin, Porcia demande à Linda de l’accompagner, et les deux femmes sortent (vv. 583-638, redondillas), laissant le prince exaspéré. Bientôt des pas se font entendre : c’est Rosardo qui ouvre la porte de la chambre de Porcia ! A l’intérieur, la comtesse se met à crier et se précipite sur scène, une manche déchirée, suivie de Rosardo, qui se dit prêt à l’accuser de l’avoir attiré elle-même dans ses appartements : si elle ne lui cède pas, il la tuera ! Porcia essaie de raisonner son agresseur, fait mine de se plier à ses désirs, le fait entrer dans sa chambre – pendant que le prince se lamente sur la faiblesse féminine –, mais parvient à l’y enfermer. Le fils du roi se réjouit maintenant de ce retournement de situation, tandis que la comtesse promet mille châtiments à son beau-frère, que l’on aperçoit à la grille de la fenêtre. Tout en pleurant une nuit d’amour gâchée, le prince rend hommage à la comtesse qui lui semble maintenant digne de « statues de bronze » (vv. 639- 776, romance á-e).
Acte II Le retour du comte : la folie d’honneur
4) Le comte manipulé : vers une tragédie ? (vv. 777-1147)
11Au château de Salbéric, la comtesse et Linda – qui ne comprend pas pourquoi Rosardo est enfermé dans la chambre de Porcia – décident de maintenir secrète la visite du beau-frère. À ce moment, Gascón, le valet du comte, surgit et annonce, avec quelques plaisanteries, l’arrivée prochaine de son maître. Sur ce, Linda, qui était allé chercher Rosardo sur la demande de Porcia, paraît avec le traître, le laisse en scène et ressort aussitôt (vv.777-840, redondillas). Restée seule avec son beau-frère qui déclare regretter son égarement, Porcia veut bien pardonner un moment de folie, mais elle lui demande de se rendre au-devant de son frère et de l’accueillir sans rien laisser paraître. Rosardo acquiesce et s’en va, tandis que Porcia exprime tout de même quelques craintes (vv. 841-900, décimas). Bientôt rejointe par Arminda, Porcia sort rapidement, laissant ainsi la place à Gascón, qui échange avec son égale quelques réparties burlesques sur ses capacités militaires. À la fin de ce dialogue, les deux serviteurs sont remplacés par les deux frères. Salbéric remarque une certaine tristesse sur le visage de son cadet et le questionne à ce sujet (vv. 901-968, redondillas). Rosardo lui explique alors qu’une nuit Porcia vint le rejoindre, mais que, offusqué par cette indignité, il sut résister à la tentation (vv. 969-1022, silva). Effondré, Salbéric exhale son désespoir (vv. 1023-1062, décimas), et son âme en feu lui dicte une seule alternative : tuer sa femme ou se donner la mort (vv. 1063-1147, quintillas).
5) Les retrouvailles du couple : violences et nouvelle séparation (vv. 1148-1594)
12En conversation avec Linda, le prince lui reproche de trop résister à son amour ; la jeune femme le rassure sur ce qu’elle ressent pour lui mais lui explique que l’honneur prime sur le sentiment. Comme Porcia s’approche, Linda cache encore une fois son soupirant dans la pièce contiguë. Les deux femmes sont face à face : demi-réponses et apartés nourrissent une séquence dans laquelle la comtesse se demande pourquoi son époux tarde à la rejoindre, tandis que Linda s’inquiète de savoir si sa belle-sœur s’est aperçue d’une présence étrangère... L’entrée de Gascón interrompt leur échange, et le valet – bientôt suivi de la servante –, annonce l’arrivée de son maître et de Rosardo. À cette nouvelle, la comtesse et Linda sortent pour voir s’approcher le groupe. Restés seuls, les domestiques se livrent à la critique plaisante et acerbe du cultisme et des morisques, avant d’être remplacés par les deux frères. Fou de colère, le comte s’en prend à tout et à tous et prête une oreille attentive à Rosardo qui lui conseille d’utiliser le poison contre Porcia. Bien sûr, les deux hommes ignorent que le prince, que l’on aperçoit derrière une grille, est témoin de ces propos. À ce moment la comtesse s’approche, et Rosardo entre en coulisses. Incapable de se dominer et sans voir venir sa femme, Salbéric jette une chaise à terre avec violence. Devant ces extrémités, le prince, toujours caché, se réjouit d’être resté au château afin de faire triompher l’innocence de Porcia (vv. 1148-1380, romance é-e). L’entrevue entre les deux époux est pénible : Porcia s’étonne du tourment de son mari et comprend vite que son beau-frère n’a pas respecté sa promesse. La tirade de la digne épouse est pleine d’une tendresse douloureuse, mais le comte l’accuse de déshonneur, s’aveugle, saisit sa dague, suspend son geste, tandis que Porcia essaie de le convaincre de la pureté de son comportement. Mais la rage et l’auto-conviction du comte balaient les faibles mots de son épouse et, cette fois, il dégaine et lève son arme (vv. 1381-1460, décimas). Au moment où Porcia va recevoir le coup fatal, le prince s’interpose : stupeur de Salbéric qui imagine maintenant de coupables relations entre sa femme et le fils du roi ! Devant tant d’obstination, ce dernier décide d’éloigner le comte de son château ; Porcia donne son accord à cette nouvelle séparation et s’en va. Salbéric, lui, ne voit dans cette « complicité » qu’une nouvelle preuve de son infortune ; plongé dans les ténèbres et la confusion, il se croit à l’agonie. Le prince fait croire au comte que sa présence lui est nécessaire pour une certaine affaire de cœur et l’entraine vers Londres dans l’intention de l’emprisonner afin de protéger la vie de la comtesse, de démasquer Rosardo et de le faire mettre à mort (vv. 1461-1594, romance ó).
Acte III Un roi, un prince et une épouse pour la clarté et la justice
6) L’aveuglement du comte (vv. 1595-1744)
13À Londres, le prince explique au comte Salbéric que Porcia n’a pas attenté à son honneur et qu’il le retient au palais autant par amitié que par souci pour son propre intérêt. Après la sortie du prince, Salbéric, qui ne croit rien de ce qu’il vient d’entendre et ne voit que machinations en tous lieux, s’apprête à franchir la porte l’épée à la main pour se faire tuer par les gardes, lorsque le souverain paraît devant lui. Sans plus de succès que son fils, le roi – à qui Salbéric remet son arme –, essaie de ramener le prisonnier à plus de raison. Resté seul, le comte laisse libre cours à son désespoir sans pouvoir comprendre qu’un roi et qu’un prince puissent ainsi l’empêcher de venger son honneur bafoué par une femme ! Il quitte la scène en se jurant d’étaler à la face du monde la force de sa valeur (vv. 1595-1744, décimas).
7) L’arrestation du frère perfide (vv. 1745-1868)
14Au château de Salbéric, Porcia raconte à Linda ses dramatiques retrouvailles avec son époux (vv. 1745-1792, silvas), puis les deux femmes sont rejointes par Rosardo et le prince, lequel ordonne aussitôt l’arrestation du beau-frère malhonnête (vv. 1793-1808, redondillas). Devant le prince, la châtelaine s’étonne de cela et essaie de donner le change : pourquoi est-il revenu sans le comte ? Qu’est-il arrivé à son époux ? Et pourquoi arrêter Rosardo ? Le prince apprend alors à la maîtresse des lieux qu’il connaît tous les ressorts de « l’affaire » et qu’il se charge de faire éclater la vérité. Pour l’instant, ajoute-t-il, un carrosse attend afin de conduire Porcia auprès de son mari (vv. 1809-1868, décimas).
8) Derniers aveuglements, dernières turpitudes et clémence de Porcia (vv. 1869- 2506)
15Dans un cachot du palais royal, le comte et Gascón pensent se retrouver en Enfer et animent une séquence à double tonalité. Le maître se lamente, se refuse à croire que son frère ait pu le trahir et, sans comprendre encore pourquoi on lui interdit de se venger, se promet de mettre l’Angleterre à feu et à sang. Le valet, qui déclare imiter « l’humeur » délirante de son maître, se lance dans la description de quelques démons qu’il imagine traverser la geôle : poètes, mulâtres, amoureux de la mode, etc., images des imperfections de ce bas monde. Sur ce, Rosardo, chargé de fers, est poussé dans la même cellule, tandis que le prince se coule dans l’ombre pour assister à l’entrevue : il entend Rosardo l’accuser d’entretenir de coupables relations avec la comtesse ! À ces mots, il se précipite, éloigne le comte et le valet (vv. 1869-2124, romance í-e) et, resté seul avec Rosardo, lui lance une épée, le provoque en duel, mais le prisonnier refuse de combattre. Finalement, Rosardo est emmené pour être décapité ; il demande grâce tout en reconnaissant en aparté la justesse de cette sentence. Puis le prince fait appeler le comte et décide d’éprouver sa loyauté. À cette fin, il s’assoit et fait semblant de dormir. Salbéric arrive, s’empare d’une épée, s’apprête à le frapper, mais arrête son bras dans l’impossibilité de tuer un homme assoupi. Le prince feint alors de rêver à haute voix et, de cette manière, informe le comte, encore une fois, de l’innocence de sa femme. Puis il se lève brusquement et arrache l’arme des mains de Salbéric (vv. 2125-2304, quintillas). Sur ce, le roi paraît et, tandis que le comte et le prince font mine de discuter de la qualité des lames, donne son accord à la peine capitale réclamée contre Rosardo. Les trois hommes sont rejoints par Porcia et Linda ; la première se jette aux pieds du roi et la seconde s’agenouille devant le prince. Toutes les deux implorent la clémence en faveur de l’accusé, qu’un domestique part chercher. Pendant ce temps, le prince, qui a été témoin des actes reprochés, déclare ne pas se sentir le droit de juger et, avec l’autorisation du roi, souhaite que le comte décide lui-même de ses affaires. À ce moment, Rosardo est amené devant le groupe et confesse ses fautes. Comme il fait aussi allusion aux amours de Linda et du prince, ce dernier intervient et demande la jeune femme en mariage. Enfin, au lieu de le juger, le comte renie son frère : s’il l’était vraiment, il ne se serait jamais conduit comme il l’a fait, ou bien il serait mort en avouant ses turpitudes ! C’est à Porcia, pense-t-il, qu’il revient de sanctionner le délinquant. La comtesse pardonne, mais propose d’envoyer son beau-frère à la guerre. La demande est appuyée par Linda : le retour de Rosardo dépendra de sa valeur et de son comportement. Le prince hésite à accepter cette solution, mais le souverain acquiesce et il en sera donc ainsi. C’est alors que Gascón se précipite sur scène : la comédie ne saurait s’achever sans sa présence, clame-t-il, en ajoutant que le dramaturge implore le pardon pour son désir de plaire à l’illustre assemblée dont on se sépare maintenant (vv.2305-2506, romance é-a).
III. Commentaire sur la trajectoire dramatique
¿Cómo es posible, cómo, amado esposo,
en trance tan forzoso,
que, apenas desposada,
dejéis mis brazos por ceñir la espada,
si en ausencia tan fuerte
mi vida solicita amarga muerte? (vv. 1-6)
16Sous sa coloration affective, la lamentation-incipit de Porcia réagissant au départ imminent de son époux, s’affirme surtout comme un discours de type démonstratif. En cela, il contient les éléments qui permettent de poser la situation dramatique initiale. Ainsi donc, le processus dialectique qui va animer El favor en la sentencia se fonde sur la rupture subite d’un équilibre premier. Le facteur de perturbation – la guerre –, provoque une première déviation sur le chemin du bonheur immédiat : l’éloignement du mari qui obéit ici au deuxième terme de la traditionnelle problématique « amour/ honneur ». Il ne s’agit évidemment pas d’un vrai dilemme : le noble et valeureux guerrier s’oblige à se conduire selon les valeurs de sa classe. Sa destinée est de partir vers les lieux ouverts des champs de batailles où ses qualités se manifesteront, où il ajoutera ainsi de l’honneur à son honneur, dans la perspective d’un retour glorieux... En tout cas est-ce là le parcours normalement prévu par le personnage qui se situe à l’orée d’un itinéraire triomphal, vision partagée par la comtesse lorsqu’elle finit par déclarer à son époux :
Partid, conde, partid, en tan buen hora,
que con amantes lazos,
victorioso os reciba entre estos brazos. (vv. 70-72)
17Ces vers, et la communauté d’idéaux qu’ils manifestent, ne sont pas simplement la conclusion logique de ce type de scène. Ils constituent déjà, par le simple jeu des conventions théâtrales, un début d’annonce de ce que ce genre de certitudes ne manquera pas d’être mis à l’épreuve des réalités du monde... En même temps, ces propos contribuent à esquisser de Porcia un portrait conforme au code qui régit le comportement des deux époux. En cela, Porcia devient une sorte d’image spéculaire du mari dont le rôle est, d’ores et déjà, de laisser prévoir la future dignité de l’épouse.
18Une chose est maintenant certaine : Cordeiro vient de mettre en place un couple que tout rapproche, aussi bien au plan amoureux que dans le domaine des valeurs, mais sur lequel le sort s’acharnera. Telle est l’évidence de la situation de vacuité qui vient de se créer dans cette première partie de l’exposition. Après l’interruption tonale due aux adieux ancillaires – qui terminent le premier tableau –, Cordeiro transporte son action depuis le château familial, lieu de la relation intime, jusqu’au palais royal, lieu où l’intrigue prend une dimension officielle et sociale (bloc n° 2). C’est dans cet espace royal que le poète a décidé de faire paraître un nouveau personnage, le frère cadet du comte, Rosardo. Tout commence par une théâtralisation enthousiaste du comte par le roi, panégyrique auquel le grand soldat répond :
Sirviendo a tu majestad,
como noble he de morir,
imitando en mi desvelo
– porque a vuestro gusto cuadre–,
las hazañas de un padre,
las proezas de mi abuelo. (vv. 191-196)
19Le comte s’est donc inscrit au sein d’une prestigieuse lignée de combattants, dont il reçoit l’honneur, héritage auquel il ajoute les fruits de sa propre action. Mais cela vaut aussi pour son frère Rosardo, du moins dans l’absolu. Car l’objectif de ce tableau est de faire de ce dernier un substitut du frère et Rosardo, cadet, devient par « délégation de responsabilité » le gardien de l’honneur familial, nouveau statut garanti, et comme sanctifié, par le roi, lorsque ce dernier déclare : « Esto, Rosardo, os ordeno » (v. 209).
20La perspective choisie par Cordeiro utilise ici un thème récurrent de la Comedia : un couple fraternel aux caractéristiques opposées. D’une part le cadet courtisan (Rosardo), figure immature et dominée par le désir individuel, et, d’autre part, l’aîné, le guerrier (Salbéric), figure paternelle incarnant toutes les valeurs nobiliaires marquée par l’équilibre entre la sphère privée et le domaine public, et d’ailleurs désigné par le nom de famille. Autant dire que, par convention, les deux frères sont marqués de signes contraires. C’est cette logique antithétique qui va bientôt éclater au grand jour. Après la décision royale, qui surplombe maintenant la relation entre les deux frères (préparant en cela une partie du développement futur de l’œuvre), le tête-à-tête entre ces deux derniers devrait constituer un moment de transmission dans une identité de vues et de comportements. En fait, il débouche sur un début de renversement, puisque Rosardo – revêtant le masque sombre de l’opposant –, termine la séquence sur ces mots : « Hoy de mi amor haré alarde, / Porcia, que abrasarme siento » (vv. 269-270).
21Les fondements de la première intrigue viennent d’être posés. Mais l’action ne peut vraiment s’engager qu’après la mise en place de la seconde intrigue, celle qui lie les « jeunes premiers » et qui est offerte au début du bloc n° 3, moment où s’opère également un retour vers le château familial, qui devient le lieu du jeu complexe du choc des désirs et des postures idéologiques.
22Le départ du comte constitue donc le trauma qui provoque un double mouvement fondé sur des intérêts affectifs préexistants. Il en résulte une grille des personnages caractérisée par deux ensembles : l’un regroupe Linda et le prince, l’autre concerne Porcia et Rosardo. Le premier trouve sa cohésion dans les sentiments réciproques et le désir de couple qui unit fondamentalement les jeunes gens ; il est dominé par le personnage féminin qui « convoque » son bien-aimé, mais régule ses pulsions. Le deuxième représente l’espace du déshonneur destiné à nourrir le déséquilibre par la bassesse et la violence érotique de l’élément masculin, qui se heurte cependant à la figure de la « femme forte ».
23L’objectif du dramaturge est alors de conduire son action jusqu’au moment de la crise en prenant soin de prévoir, d’ores et déjà, un facteur de justice finale. À cette fin, la machinerie théâtrale conditionne un développement parallèle des deux intrigues en vue de contraindre le prince – pion essentiel sur cet échiquier dramatique –, à demeurer au château et ainsi pouvoir surprendre l’acte déshonorant du cadet des Salbéric. Afin de maintenir sur place ce personnage qui devient en partie « secret » mais porteur de lumière, le poète imagine d’opposer au désir du prince le double obstacle du decoro de Linda et des irruptions répétées de Porcia, comme « élément retardateur » de l’érotisme triomphant. Si le prince peut anticiper la première arrivée de la comtesse et se cacher dans la traditionnelle pièce donnant sur le jardin – lieu distant de l’attente d’une bonne fortune –, il n’en va pas de même lors de la deuxième arrivée : Porcia coupe toute possibilité de retraite à l’héritier du royaume qui ne peut alors se réfugier que dans une pièce attenante, lieu rapproché des secrets captés. Procédé nécessaire car, entre ces deux moments, Rosardo avait cru pouvoir séduire Porcia. Repoussé sans ménagement, le beau-frère s’inscrit dans une spirale de violence et si Porcia parvient à éviter le pire, il reste que les faits peuvent avoir une interprétation divergente, ce sur quoi Rosardo ne manquera pas de jouer. L’intérêt pour l’avenir réside dans le fait que la victime et l’agresseur ignorent l’existence d’un témoin, de sorte que les germes d’une justice équitable sont présents tandis que la situation paroxystique permet encore tous les développements possibles.
24Lorsque s’ouvre le quatrième tableau, inaugurant ainsi le deuxième acte, Rosardo se retrouve prisonnier de Porcia qui lui pardonne en apprenant l’arrivée imminente de son époux, mais le met à l’épreuve en lui demandant d’aller au devant de son frère. Le thème qui alimente l’action est ici la loi du silence : elle s’impose à Porcia et devrait convenir à l’agresseur. Mais, tenu en échec dans sa tentative, Rosardo ne pouvait guère accepter de vivre avec le pardon d’une femme, et sans être absolument certain que le secret ne soit pas un jour découvert. Le mensonge de Rosardo, choix imprévu de la part de Porcia et carte maîtresse pour le dramaturge qui relance son action avec force, a pour but de renverser la situation de dépendance dans laquelle se trouve le personnage félon et, en déplaçant les responsabilités, d’essayer d’effacer sa propre trahison. Dans l’esprit de Rosardo, qui essait de jouer sur le sentiment d’honneur, selon toute vraisemblance, le comte devrait tuer sa femme -un peu plus loin, il conseillera d’ailleurs le poison. Compte tenu de l’idéologie dominante dans cette société théâtrale, cette perspective semble devoir réussir. Car Salbéric est préparé pour être piégé. Incapable de mettre en doute la parole de son frère, noble comme lui et à priori respectueux de la norme, le comte ne peut pas accepter l’idée que Rosardo ait manqué à son sang et désobéi à l’ordre du roi. Par ailleurs, la nouvelle situation personnelle et sociale de Salbéric – qui a renforcé ses certitudes par la gloire conquise sur les champs de bataille et qui, grâce à cela, vient de se hausser dans la hiérarchie nobiliiare, puisque le roi l’a fait marquis –, le pousse à refuser toute non correspondance entre le monde qui l’a vu partir et celui qui voit son retour et dans lequel pourtant il se retrouve en situation d’échec. L’illustre soldat ne peut que se sentir trahi par son épouse, dans la mesure aussi où il n’échappe pas à une idée qui traverse tout le théâtre du temps : la conception chrétienne de la femme depuis le Moyen Age et qui fait d’elle un élément potentiel de faiblesse. Aussi le mensonge de Rosardo trouve-t-il un terrain prêt à le recevoir, d’autant plus que l’allure spontanée de la fausse confession du frère coupable lui donne toutes les apparences de la réalité et de l’innocence. La pièce s’alimente alors de la traditionnelle inversion du vrai et du faux. Pour l’instant, Salbéric plonge dans des gouffres de désespoir :
¿Qué importa haber adquirido
con la opinión que he ganado,
los laureles de soldado,
los aplausos de atrevido,
si, como a infame marido,
ya, desdichas, me buscáis?
Con infamias me aguardáis:
callen vuestras tiranías,
que tantas afrentas mías
no es menester que digáis.
Partí a Francia general;
hízome marqués el rey;
y una mujer ( ¡dura ley!)
me ha puesto en estado igual.
Tras tanto bien, tanto mal... (vv. 1023-1037)
25À partir de cet instant, l’intrigue est dirigée vers la nécessaire vengeance, selon la loi d’honneur. Le face à face entre les époux est attendu ; on le prévoie intense ; il est longuement préparé. Dans ces préparatifs, le résumé a montré combien Cordeiro reprend une partie des moyens dramaturgiques de l’acte précédent pour un objectif identique : maintenir le prince près du lieu où se manifestera la folie d’honneur de Salbéric. La première séquence de ce tableau (bloc n° 5) réutilise les arguments déjà échangés entre Linda et le prince : amour ou decoro, et le duo, encore interrompu par l’approche de Porcia, se termine par la fuite du pauvre amoureux dans la salvatrice pièce contiguë. Mais tout vient d’abord buter sur un échange burlesque entre les domestiques : moment de répit après lequel l’action se précipite pour atteindre son climax à l’instant où le mari aveuglé lève sa dague pour frapper son épouse.
26À ce moment, l’intervention du prince qui fait dévier le risque tragique ne clôt pas simplement le deuxième acte, parvenu dans sa phase descendante. Ce passage appartient déjà à la mise en place du dénouement, pourtant encore lointain. En effet, pour parvenir à une fin intégratrice, sans peine capitale pour le vrai coupable – car tel est le choix du poète annoncé dans le titre –, il fallait suspendre le processus mortifère que le comte Salbéric avait imaginé au quatrième tableau.
27Le prince vient donc d’interdire cette issue fatale. Ce n’est que justice pour Porcia qui, sans adjuvant, ne pouvait guère faire triompher la vérité dans cette sorte de combat où la fourberie et l’aveuglement se sont ligués contre la vertu. Mais, par là-même, le dramaturge crée un nouvel horizon d’attente et relance son action. En effet, taraudé par les soupçons que font naître en lui la présence de l’héritier du royaume dans le château familial, Salbéric ne manquera pas de régler des comptes avec celui qui, en fait, donne une vraisemblance aux dires de Rosardo et semble bien avoir séduit Porcia puisqu’il se cachait tout près de là. Tout paraît donc se conjuguer contre Salbéric qui croit passer d’un malheur à un autre plus grand encore, de simples intentions à des actes plus graves, et dont l’honneur lui paraît ainsi se déliter chaque fois davantage :
¡Qué terrible pena, ay Dios!
Cuando hasta aquí castigaba
intenciones en mi honor
y agora pruebas me incitan
a mayor condenación. (vv. 1477-1481)
28Cet enchaînement de faits joue à plein dès l’ouverture du troisième acte, où l’on retrouve Salbéric au palais royal, qui fonctionne ici comme un lieu de préservation et de protection. Or, pour le comte, cet « espace roi » est plutôt synonyme d’infamie, renversement des valeurs incroyable pour lui. N’ayant pu se venger, il lui reste à mettre en œuvre le deuxième terme de l’alternative imaginée précédemment : se supprimer. Il le décide après un court dialogue avec le prince – qui ne parvient pas à le convaincre – et il s’apprête à se livrer à la mort en provoquant les gardes, ultime tentative pour récupérer un peu d’honneur, lorsque le roi bloque cette intention. Pour le protagoniste, tout s’écroule, et l’individu dépouillé de tous ses fondements sociaux, ruiné dans ses structures mentales, décharge son émotion dans un soliloque douloureux, dominé par la thématique des larmes :
Agora sí, celos viles,
que os alentáis con razón.
¿Ya qué importa, corazón,
hacer discursos sutiles?
Si de mi honor los abriles
pudo el tiempo marchitar,
sobre en el alma el pesar
y a mis ojos los enojos;
que si sois fuentes, mis ojos,
bien podéis, ojos, llorar.
Salga el llanto detenido
de mi pecho lastimado,
y haciendo pruebas de honrado
publique lo que he sentido.
Ojos, pues que llanto os pido,
cuando mi infamia comienza,
el veros míos no os venza:
salid, lágrimas, sin pausa... (vv. 1704-1713)
29Enfermé dans sa vision des choses, le comte est incapable de faire preuve de raison et il restera d’ailleurs en dehors du processus conduisant au rétablissement de l’ordre. L’artisan de ce retour à l’équilibre est évidemment le prince, qui connaît tout depuis le début et qui, dans l’avant dernier tableau (n° 7), s’est rendu au château de Salbéric. Là, après s’être heurté aux dénégations de Porcia qui, tout entière attachée à son secret, tente désespérément de sauver les apparences, il arrête Rosardo afin de le ramener dans « l’espace roi » – dernier lieu dramatique de la pièce –, où la justice sera rendue.
30Mais avant le retour du prince et de son prisonnier, l’action se trouve quelque peu suspendue par le dialogue entre le comte et le valet, dans la tour où ils sont enfermés, et qui exploite le filon costumbrista avec la critique caricaturale des traditionnelles figures-cibles qui alimentent la verve des graciosos. Cadeau au public, cette séquence à la tonalité ambivalente par laquelle s’ouvre le dernier bloc, se veut également symbolique de la propre situation de Salbéric qui vit un enfer où, selon lui, tout marche sur la tête, atteignant ici le paroxysme de la folie des celos. Lorsqu’il se trouvera devant le prince qui feint de dormir, sa première impulsion sera de le tuer et seule son idéologie chevaleresque l’en empêchera au dernier moment.
31Le mouvement vers la sanction est donc déclenché par le prince qui, selon ce qu’il avait prévu dès la fin du deuxième acte, trouve un prétexte pour condamner à mort le frère indigne ; ce dernier, conformément à son image de traître, refuse de se battre en duel et de mourir honorablement par l’épée princière : on lui coupera donc la tête, mort publique et infamante. Le roi donnera son accord et Rosardo lui-même, dans le secret d’une répartie, estime avoir mérité sa décollation. Mais il s’agit là d’une punition décidée par le monde masculin en fonction de l’idéologie d’honneur. Or la pièce, qui dès le début a refusé la voie tragique, évolue vers une autre solution. Par ailleurs, même si l’agression envers Porcia peut être tenue pour grave, la mort de Rosardo apparaît comme une décision sans rapport avec la réalité des faits : Porcia n’a été déshonorée qu’en paroles ; le mensonge fait à Salbéric n’a eu finalement que des effets limités et, par ailleurs, les manigances ourdies par le « méchant » n’étaient pas sorties d’un cercle très restreint, évitant ainsi le regard social. Enfin, le prince cède en partie à une impulsion personnelle (« Muera, que estoy ofendido », v. 2211), puisque Rosardo l’avait accusé d’entretenir de coupables relations avec Porcia, accusation qui se trouve à l’origine directe du duel manqué. Autant de réalités prévues par le dramaturge afin de proposer une thématique plus édifiante. Mais, pour cela, il lui faut déplacer l’origine et le sens de la sanction réservée au traître.
32Très rapidement, l’héritier du trône – dont l’aventure personnelle s’achève maintenant sur le mariage prévu depuis toujours avec Linda –, trouvera des arguties de type juridique pour s’extraire du processus final en se déclarant juge et partie. En ce qui concerne le roi, il n’avait pas résolu de supplicier Rosardo, mais avait donné son accord à une décision de son fils : il peut donc réviser sa position sans se déjuger. Le terrain dramatique est donc libre pour que le groupe familial trouve lui-même une solution. Dans un premier temps, le comte, s’adressant au prince qui lui demande de châtier Rosardo, réplique qu’il rompt ses liens avec ce dernier, considérant que son frère – chez qui il ne retrouve pas son semblable dans l’idéologie d’honneur –, s’est, par son comportement, exclu de la fratrie :
No es posible que lo sea,
señor, quien a mí me agravia
y ofende vuestra grandeza;
que cuando fuera mi hermano,
y de mi sangre tuviera
alguna parte aquel pecho,
semejante al que me alienta,
no emprendiera acción tan vil,
y si acaso la emprendiera,
en llegando a confesarla
le matara la vergüenza. (vv. 2449-2459)
33En fait, il s’agit encore d’une sanction-exclusion. Il revient donc à la victime, Porcia, de décider, à la demande de son époux et sur l’insistance du prince et du souverain, de la « véritable justice » – du véritable sujet –, que l’auteur a voulu illustrer depuis le début. La décision de la comtesse tend vers l’intégration : en pardonnant, elle exerce à la fois la liberté du chrétien de pouvoir sauver une âme et met en pratique la générosité aristocratique, permettant ainsi à Rosardo de se mettre en règle avec lui-même. Mais cela est associé à une mise à l’épreuve dans la société des hommes. Le courtisan devra se faire guerrier, prouver sur les champs de bataille ses qualités personnelles et mériter son retour en récupérant par les armes un honneur bien terni. Le souverain prend alors la parole et, se tournant vers son fils, commente, en y adhérant, l’exemplarité du choix de Porcia :
Los demás le han perdonado,
príncipe; que es excelencia
el perdonar a enemigos,
para obligarlos a enmienda.
Partid, Rosardo, a servirme. (vv. 2484-2488)
34Comment s’étonner que dans cet échantillon du monde de la Comedia, l’ordre et l’équilibre, au plan social, passent une fois de plus par l’harmonie entre les services de Dieu et ceux du roi ? C’est en quoi aussi, au plan privé, le cadet grandira pour intégrer dignement le monde des adultes mâtures maîtrisant leurs pulsions…
Bibliographie
Bibliographie indicative
Depretis, Giancarlo, « Un testo inedito di Jacinto Cordeiro : El entremés famoso de los Sordos », in Symbolae Pisanae. Studi in onore di Guido Mancini, a cura di B. Periñán e Francesco Guazzelli, Giardini Editori, Pisa, 1989, p. 185-192.
Domínguez-Búrdalo, José, « Comedia de la entrada del rey en Lisboa (sic) : Jacinto Cordeiro y el teatro español en Portugal en tiempos de Felipe III », Spanish Golden Age Theater Symposium, March 9-11, 2000, El Paso, Texas.
Gonzalez, Christophe, Le dramaturge Jacinto Cordeiro et son temps, Aix-en-Provence, 1987 (ronéoté).
- « Le thème d’Inès de Castro dans le théâtre de Jacinto Cordeiro », Quadrant, 1988, Montpellier, p. 25-40.
- « Note sur quelques échos de Cervantès et de Gongora dans le théâtre de Jacinto Cordeiro », Hommage à Robert Jammes, II, (Anejos de Criticón, 1), Toulouse, PUM, 1994, p. 473-479.
- « Héroïsme lusitanien et comédie espagnole : Los Doce de Inglaterra, de Jacinto Cordeiro », Taíra, 7, Grenoble, 1995, pp. 55-87.
- « El mayor trance de honor, de Jacinto Cordeiro, ou la tyrannie des celos et des apparences », Hommage des hispanistes français à Henry Bonneville, 1996, p. 231-254.
- « De la Comédie espagnole aux textes anti-castillans, l’itinéraire d’un dramaturge portugais entre la Monarchie dualiste et la Restauration : Jacinto Cordeiro », La littérature d’auteurs portugais en langue castillane, Arquivos, vol. XLIV, Centro Cultural Calouste Gulbenkian, Lisboa-Paris, 2002, p. 183-197.
- « Deux textes sur les relations franco-portugaises en l’an 1641 : le Triunfo lusitano d’Antonio Henriques Gomes et le Triunfo francês de Jacinto Cordeiro », La France et le monde luso-brésilien : échanges et représentations (XVIe-XVIIe siècles), éudes réunies par Saulo Neiva, Presses Universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2005, p. 141-157.
- « La littérature d’adhésion à la Restauration de 1640 : l’exemple de la Silva a D. João IV, de Jacinto Cordeiro (suivi d’une glose de Camões). Présentation et textes », Hommage au Professeur Claude Maffre, ETIAL, Université de Montpellier III, 2003 p. 447-468.
- « Mémoire, littérature, langues au Portugal avant et après 1640 : histoire et actualité nationales dans l’œuvre de Jacinto Cordeiro (1606-1646) », Colloque international Mythes et mémoire collective dans la culture lusophone, Bordeaux, 9-10 mars 2005 (à paraître).
- « Una comedia inédita del portugués Jacinto Cordeiro : El Juramento ante Dios y lealtad contra el amor » (en collaboration avec Carine Herzig, Université de Bordeaux), in El Siglo de Oro en escena. Homenaje a Marc Vitse, Toulouse, PUM/Consejería de Educación de la Embajada de España en Francia, 2006, p. 481-492.
Notes de bas de page
1 Sur cette question, on pourra se reporter à deux études parues dans Dramaturgia e Espectáculo. Actas do I Congresso Luso-Espanhol de teatro, Coimbra, Livraria Minerva, 1987. D’une part : J.Ares Montes, « Bodas y divorcio del teatro hispano-portugués », p. 49-55. D’autre part, deP. Bolaños Donoso y M. de los Reyes Peña : « El teatro español en Portugal (1580-1775). Estado de la cuestión », p. 61-81. De ces deux derniers auteurs : « Presencia de comediantes españoles en Lisboa (1580-1607) », Teatro del Siglo de oro. Homenaje a Alberto Navarro González, Kassel, Reichenberger, 1990, p. 63-86 ; « Presencia de comediantes españoles en el Patio de las Arcas de Lisboa (1608-1640) », En torno al teatro del Siglo de Oro. Jornadas VII-VIII, Almería, 1992, p. 105-134 ; « Presencia de comediantes españoles en el Patio de las Arcas de Lisboa (1640-1697) », Diálogos Hispánicos de Amsterdam, t. 2, p. 863-901. Et aussi : G. Melo de Matos, « Notas sobre a difusão do teatro espanhol em Portugal », Anais, Academia Portuguesa da História, XI (1961), p. 169-175. On consultera aussi : M. I. Resina Rodrigues, De Gil Vicente a Lope de Vega : vozes cruzadas no teatro ibérico, Lisboa, Teorema, 1999.
2 Voir les indications bibliographiques à la fin de cette étude.
3 Noticias referentes a los anales del teatro en Sevilla desde Lope de Rueda hasta fines del siglo XVII, Sevilla, Impr. E. Rasco, 1898, p. 272.
4 Luis Quiñones de Benavente y sus entremeses, Madrid, Castalia, 1965, p. 534 (catalogue des acteurs p. 449-565).
Auteur
Université de Toulouse
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