1914-1918 : le Lot, un département rural dans la guerre
p. 257-266
Texte intégral
1En 1914, à la veille de la mobilisation, lʼéconomie rurale du département présente un aspect archaïque dont les caractéristiques nʼont guère évolué depuis presque un demi-siècle. Elles ont figé le paysage agricole en une image arrêtée aux années 1880, aux débuts de la Troisième République. Cʼest donc sur une société très fragile que sʼabat ce cataclysme quʼest la Première Guerre mondiale.
2La mobilisation, lʼabsence prolongée des cultivateurs que la Grande Guerre impose, déstructurent les campagnes lotoises, les contraignant, pour survivre, à trouver en elles-mêmes les ressources qui, coûte que coûte, permettent dʼassurer la continuité de la production. En ces circonstances exceptionnelles et face aux conditions nouvelles qui leurs sont faites, les populations rurales du département démontrent des capacités dʼadaptation avérées.
3Peut-on même aller jusquʼà affirmer, à lʼinstar de certains témoignages de lʼépoque, que cette aptitude a parfois généré paradoxalement des dynamiques nouvelles ?
4Avant de répondre à cette question, il nous faut tout dʼabord revenir sur les quatre années de souffrance des campagnes lotoises : quatre années où la main-dʼœuvre est rare, quatre années durant lesquelles il faut se plier aux réquisitions de lʼintendance pour les armées, orienter la production locale vers certaines cultures pour nourrir le front… bref, respecter un ensemble dʼobligations qui pèse lourdement sur des agriculteurs qui ont le sentiment que lʼon sacrifie les campagnes alors que, par comparaison, des régions industrielles bénéficient de nouveaux marchés créés par le conflit. Aussi, au regard dʼune Nation en guerre qui a vidé les campagnes de leurs forces vives, dʼune Nation qui exige des jeunes poilus au front jusquʼau sacrifice de leur vie, certains ruraux de lʼarrière, gros producteurs ou modestes paysans, sʼautorisent en contrepartie à lâcher la bride à leurs égoïsmes personnels. Comme nous le verrons dans la seconde partie de notre exposé, ce comportement brise lʼimage officielle dʼune société soudée autour dʼun patriotisme sans faille.
Une économie rurale dans la guerre
Une économie rurale archaïque
5Pour bien comprendre la crispation des campagnes lotoises envers un dirigisme économique étatique dʼune ampleur jusquʼalors inédite, il est indispensable de rappeler brièvement les principaux particularismes de la société rurale de ce temps.
6Les paysans lotois vivent très modestement de leur petite exploitation familiale. Les champs quʼils travaillent ne sont bien souvent en fait que des lopins de terre dont lʼémiettement parcellaire couvre parfois une assez grande surface. Une polyculture dʼautoconsommation, un modeste élevage, ne permettent de dégager quʼun petit surplus commercialisable. Lʼexode rural a privé ces campagnes dʼun sang jeune et entreprenant. Une modernisation agricole plus quʼembryonnaire et qui ne fait guère contrepoids à ces départs, explique cet immobilisme des pratiques culturales et le conservatisme des mentalités paysannes. La situation géographique locale ne représente pas en elle-même un atout mais on ne peut parler dʼisolement rédhibitoire, contrairement à ce que certaines idées préconçues ont propagé : les dessertes routières, ferroviaires existent alors bel et bien. Mais il est certain quʼun clientélisme politique traditionnellement fort a favorisé un certain « engoncement » économique, un ronronnement qui a boudé toute initiative industrielle dʼun peu dʼenvergure. Le Lot ne connaît ainsi quʼun maillage lâche de petites fabriques, dʼateliers modestes bien souvent familiaux, disséminés très irrégulièrement et concentrés principalement dans la partie nord du département.
7Lʼimpact de la Première Guerre mondiale sur ce monde paysan en situation de réelle précarité, se révèle double. Deux images antinomiques de la ruralité sʼimposent avec rapidité dans les sources du temps. Il en ressort lʼimpression que, si cette catégorie sociale paye le plus lourd tribut humain à la guerre, cʼest celle aussi qui, globalement, sʼenrichit durant ce conflit.
8Il est incontestable que les régions militaires rurales ont éprouvé durant cette guerre des pertes bien supérieures à celles des moyennes nationales constatées. Il y a deux grandes raisons à cela. Premièrement, il faut se souvenir quʼalors les paysans occupent les lignes avancées ; les ouvriers eux ont été placés en priorité à des postes spécialisés dans la zone des armées ou à lʼarrière pour satisfaire aux besoins nouveaux requis par cette première guerre industrielle. Ensuite, sans doute (mais nous touchons là à lʼhistoire des mentalités), dans lʼesprit du temps, dans celui des officiers de lʼétat-major de lʼépoque, le paysan est un homme de constitution robuste, un être solide mû par un esprit docile… bref, un soldat facile à mener, obéissant.
9Ceci dit, pour les contemporains, pour les civils de lʼarrière pour lesquels les quatre années de guerre se sont déroulées dans la double inquiétude du sort des leurs au front et de la quête épuisante de leur subsistance quotidienne, le paysan resté sur son exploitation, cʼest le profiteur, le bénéficiaire de lʼéconomie dirigée dispensatrice dʼallocations, de prime à la culture, cʼest le spéculateur qui joue à la hausse et qui participe à une économie parallèle (le fameux « marché noir ») qui génère pénurie et hausse des prix… Cʼest celui qui, en quatre ans, nʼa fait que « remplir son bas de laine ». Est-ce bien cette image quʼil faut retenir des agriculteurs lotois ?
Les femmes et les enfants, des foyers privés de leurs chefs de famille
10La mobilisation, le premier août 1914, surprend la ruralité lotoise alors que les moissons battent leur plein. Les hommes sʼen vont à la guerre persuadés quʼils reviendront très vite au pays reprendre leurs travaux agricoles. En attendant, les femmes se retrouvent à leur façon en première ligne. Elles doivent assumer des responsabilités nouvelles.
11La guerre qui les prive soudainement, en août 1914, de leur mari, de leurs frères, de leurs fils, de leurs cousins en pleine moisson, alors que tous les bras sʼactivent dans les campagnes, inaugurent pour toutes les Lotoises une période remplie de difficultés, de surcroît de fatigue, dʼépuisement même. Ces solides paysannes vont pourtant faire face à leur nouvelle vie avec le plus grand des courages, prenant à bras le corps leurs difficiles fonctions de chef dʼexploitation. Les propriétés qui, je le rappelle, ne présentent pour la plupart quʼune modeste superficie dʼensemble, ne sont pas, pour cette raison même, mécanisées et, de ce fait, mobilisent toutes les forces vives disponibles. La tâche est rude et il faut satisfaire aux impératifs agricoles durant quatre longues années, en toute saison.
12Les sources de lʼépoque ne sʼattardent guère sur la condition de vie des femmes. Sans doute parce que ces femmes elles-mêmes ne se mettent guère en avant. Leur correspondance avec leur mari, fils, frère qui combattent au front illustre parfaitement cette discrétion résignée qui donne le ton à leurs lettres. Y dominent leurs tourments pour le poilu de la maisonnée. La rudesse dʼune vie rythmée par le calendrier des travaux agricoles nʼaffleure donc que par petites touches.
13Ces paysannes écrivent habituellement le soir, « à la veillée », particulièrement à la belle saison, lorsque le gros du travail est passé mais alors que lʼheure tardive ne signifie pas pour autant que la journée est complètement terminée.
14Dʼévidence, ce sont les mois dʼété qui sʼavèrent particulièrement pénibles. La récolte du tabac, la moisson, les vendanges…, dans cette économie toute rurale, le manque de main-dʼœuvre imposé par les nécessités de la guerre constitue un vrai cauchemar. Les femmes, les vieux, les enfants ne peuvent naturellement y suffire ; on ne remplace pas ainsi des hommes jeunes ou dans la force de lʼâge, même si la pratique de lʼentraide au sein de la parenté ou entre voisins, courante dans les campagnes de lʼépoque, se renforce avec le conflit.
15Les enfants sont également, et de manière bien naturelle, un sujet de préoccupation extrême. Il est vrai quʼils sont tenus eux aussi de prendre leur part de la peine que la dureté des temps inflige à tous.
16De fait, les enfants sont les préposés privilégiés aux petites tâches qui requièrent une force physique moindre. Pour que lʼabsentéisme scolaire, qui reste assez important tout au long de lʼannée scolaire, ne culmine pas lors des deux grands temps forts du calendrier agricole que sont la récolte du blé et celle du raisin, le ministère de lʼInstruction publique a établi les vacances dʼété aux mois dʼaoût et de septembre. Les forces de travail même les plus fragiles sont requises lors des moissons et des vendanges.
17Le calendrier de lʼécole et celui des travaux agricoles ne peuvent cependant se recouvrir parfaitement lʼun lʼautre. En ce cas, les bancs des salles de classe restent largement clairsemés. Ainsi, lʼinstituteur de la petite commune dʼAlbas, Ernest Lafon, consigne-t-il dans son journal à propos de la rentrée 1915 : « Cʼest le jour de la rentrée des classes. Mais ici, lʼon ne sʼen aperçoit guère. Les élèves sont occupés à la vendange et le travail scolaire ne pourra reprendre que dans une quinzaine. »
Le manque de main dʼœuvre et les permissions agricoles
18Dès 1915, il est avéré que, sans lʼaide ponctuelle des agriculteurs, des chefs de famille, lʼentretien des exploitations, la levée des récoltes, ne pourront être assurés. Le spectre dʼune pénurie alimentaire générale menace aussi bien les populations civiles que les armées. Les autorités formalisent donc un régime de permissions agricoles. Il sʼagit là dʼun épineux problème à résoudre car donner à des soldats dʼune région la possibilité de regagner temporairement leurs foyers pour aider aux champs, cʼest encourir le risque de perturber grandement lʼagencement des unités élémentaires qui se singularisent encore à lʼépoque par un fort recrutement régional.
19Certes, des solutions inédites, bien que transitoires, ont été adoptées. Ainsi, dans le département du Lot, on recourt à lʼemploi dʼéquipes de prisonniers allemands, à des réfugiés espagnols, ce pour des périodes allant de quelques jours à quelques semaines. Ces paysans de circonstance ne peuvent combler en ce cas précis lʼabsence des cultivateurs locaux car ils ne sont pas assez nombreux.
20Les autorisations de permissions accordées aux poilus lotois, surtout dans les premiers temps de la guerre, ne suffisent guère, en particulier pour les mois les plus éprouvants du calendrier agricole. Les congés des soldats restent rares en effet et, pire encore pour une société rurale, ils ne tiennent pas compte des besoins du calendrier agricole, ni forcément de lʼaptitude des hommes aux travaux de la terre. On peut citer par exemple ce qui sʼest passé dans le village de Saint-Sozy, où le maire ayant demandé au dépôt de Cahors six travailleurs, se voit finalement octroyer un cordonnier, un tailleur, un boucher, un maçon, un limonadier et un mutilé !
21De leur côté, les demandes réitérées des planteurs de tabac qui plaident pour des permissions de leurs confrères en arguant du savoir-faire précis requis pour cette culture, nʼobtiennent pas de réponses favorables. LʼÉtat tente en effet de convaincre ces producteurs de délaisser cette culture pendant la durée de la guerre. Le tabac produit dans le département est un tabac à priser qui nʼest pas utilisé par les poilus et, de plus, il monopolise les terres les plus fertiles de la région, terres que les pouvoirs publics souhaitent voir ensemencer en céréales panifiables qui font tant défaut au pays. Finalement, lʼincertitude du moment pousse beaucoup de planteurs à renoncer à sa culture. Peu à peu, le tabac est abandonné, malgré la concession des autorités qui consentent finalement à accorder « une prime de 150 francs pour 100 kilos », comme nous apprend Ernest Lafon le 22 juillet 1918.
Les réquisitions
22Le contentieux qui sʼest installé entre les planteurs de tabac et les autorités gouvernementales illustre la défiance des populations envers le fort dirigisme économique qui conditionne un ravitaillement efficace des soldats.
23La paysannerie lotoise doit néanmoins se plier aux réquisitions de lʼintendance pour les armées. Elle y consent de mauvaise grâce, manifestant son mécontentement face au tarif de vente qui lui est imposé par lʼautorité militaire. Ernest Lafon signale en effet dans son journal le 5 janvier 1916 que « le maïs est payé 23,50 francs les 100 kilos alors quʼil se vend couramment 30 à 32 francs. » Pour les foins, la situation est identique puisque le commerce les paie 15 à 20 % plus cher que lʼintendance…
24Ces prélèvements, au premier chef ceux concernant le vin, production emblématique de la région, deviennent en 1915 (le département nʼa pas été soumis aux réquisitions lʼannée précédente), lʼobjet de contestations réitérées. La presse locale se fait lʼécho de la polémique durant de longues semaines. Aussitôt, les députés, les sénateurs du Lot sont sollicités par les viticulteurs pour faire part au gouvernement de lʼécart existant entre les cours commerciaux et les prix fixés pour les réquisitions de vin dans le département : de 5 à 10 francs par hectolitre, perdus pour les vignerons, avancent-ils.
25En janvier 1916, dans son journal, Ernest Lafon, très au fait de cette question qui agite le bourg viticole dʼAlbas, parle à propos de ces réquisitions de vin « dʼinjustice flagrante ». « On indemnise grassement les industriels, pourquoi ne se montrerait-on pas pour le moins équitable pour le malheureux viticulteur qui succombe sous le poids des frais de production ? »
26De fait, la question des tarifs pratiqués par lʼintendance pour les réquisitions de vin empoisonne toute lʼannée 1916-1917. Les exploitants lotois se regroupent pour attaquer en justice lʼadministration de lʼIntendance. Une série de procès a donc lieu au printemps de lʼannée 1916. La majorité des jugements donne raison à la Commission de réquisition qui opère pour le compte des poilus et déboute les plaignants. Ainsi pour les procès qui se sont déroulés à Cajarc, à Nérac, à Gourdon. Les juges ont considéré que lʼÉtat, en nʼappliquant la réquisition quʼà une partie de la récolte a laissé aux récoltants une quantité suffisante pour sauvegarder leurs intérêts.
27Petit à petit, ces recours en justice des années 1915-1916 sʼéteignent, les propriétaires nʼobtenant pas gain de cause.
28Dans cette lutte contre le service de lʼintendance, une autre stratégie est donc adoptée ; elle consiste à frauder avec la réquisition… notamment en truquant les déclarations. Les vins réquisitionnés par lʼintendance doivent titrer au moins 7°. Des récoltants avertis ont ramené à 7° leurs vins qui titraient de 10 à 12° et nʼont livré quʼune bonne piquette à la réquisition. Quant au vin du cru, ils lʼont réservé au commerce qui paye à des cours beaucoup plus avantageux.
Une politique agricole incitative
29Autre astreinte mal supportée, lʼinjonction de lʼÉtat à orienter la production locale vers certaines cultures pour nourrir le front. Les terres situées en zones des armées ne produisant plus, les régions épargnées doivent compenser la perte agricole, céréalière entre autres. Cette obligation pèse lourdement sur la paysannerie lotoise, malgré lʼallocation de primes de culture incitatives.
30Le département réussit à pourvoir tant bien que mal aux demandes des autorités pendant trois longues années, fournissant vin, céréales, mules, chevaux… pour les soldats du front. Mais durant toute cette période, le mécontentement paysan ne cesse de sourdre.
31Les prélèvements sont qualifiés dʼinjustes et acquittés selon des prix injustes, cʼest à dire non établis dʼaprès les cours des marchés.
32Récoltes amoindries, cheptels amputés, prix réglementés, la haine à lʼencontre des réquisitions est telle que des paysans préfèrent nourrir leurs animaux au blé plutôt que de laisser les grains circuler sur les marchés.
33À Loubressac, une femme est condamnée en janvier 1918 à 1 000 francs dʼamende pour avoir donné à manger du blé à ses cochons ; à Cuzance un propriétaire comparaît en justice à son tour quelques semaines plus tard pour le même motif…
34Certains exploitants truquent les quantités, trichent sur la qualité. Le mouillage du lait, le blutage de la farine, la corruption de denrées alimentaires sont parmi les fraudes des plus communes. Certains prélèvements dʼéchantillons indiquent un lait coupé dʼeau à plus de 50 %.
35En janvier 1918, on découvre dans le canton de Castelnau plus de 40 000 kg de blé dissimulés dans un chai. Les perquisitions de lʼépoque montrent que ce sont surtout (mais pas seulement), le blé et les pommes de terre dont on constitue les plus grosses réserves.
36Pour ceux qui se font prendre, évidemment, la sanction est là aussi sévère. Aussi, pour éviter tout ennui potentiel avec la justice, beaucoup de producteurs se tournent volontiers vers des productions non soumises à réglementation, (en particulier avicoles), qui de ce fait sont dʼun bon rapport. Ces denrées sont en effet cédées à bon prix à des revendeurs qui par la suite peuvent organiser à leur gré disette puis cherté sur les étals urbains.
37Des calculs ont établi quʼentre 1913 et 1919 les prix des denrées ont triplé en dépit des politiques publiques de taxation. Les paysans lotois ont donc su profiter de cette conjoncture dont les citadins sont les premières victimes. De fait, lʼantagonisme entre le monde rural et le monde urbain sʼexacerbe au fur et à mesure que sʼéternise le conflit.
Lʼimmédiate inflation des débuts de la guerre. Producteurs, distributeurs, commerçants : un antagonisme âpre
38Quelques jours après le début des hostilités, la question des approvisionnements, essentielle en temps de guerre non seulement pour les troupes en campagne, mais aussi pour les populations de lʼintérieur, préoccupe à juste titre les Lotois.
39Pour le rédacteur en chef du Journal du Lot, Albert Coueslant, il nʼy a pas lieu pourtant de sʼinquiéter. Dans un éditorial en date du 11 août 1914, il tient ainsi à rassurer ses compatriotes, en établissant en quelque sorte un premier bilan. Il écrit : « Cʼest avec une joie profonde que nous avons constaté que la presque unanimité des commerçants de Cahors et du Lot ont tenu à (…) ne majorer en aucune façon leurs prix de vente (…) Donc, pas dʼalarme, pas dʼaffolement. »
40Moins de quatre semaines plus tard, ce bel optimisme est battu en brèche. Les prix des oeufs, du lait, flambent. Ce sont toutes les denrées de consommation courante qui subissent une hausse inconsidérée. Une vague de colère submerge les populations citadines, qui accusent les autorités de faire preuve dʼune grande apathie à lʼégard de ces dérèglements économiques dont elles ne comprennent pas la raison. La municipalité de Cahors se décide donc à recourir au procédé de la taxation pour tenter de ramener un peu de sérénité. Les premières réglementations locales concernent les produits de base de lʼalimentation de lʼépoque, (la vente du pain est ainsi réglementée en juin 1915). Si elles témoignent du souci quʼont les édiles de leurs administrés, elles ne règlent assurément pas lʼensemble des difficultés alimentaires des consommateurs qui assistent sur les marchés aux désolantes manœuvres des ruraux pour écouler les marchandises au mieux de leurs intérêts. Ces procédés sont très bien décrits dans la presse régionale de lʼépoque. Cʼest ainsi que Le Journal du Lot, rapporte le 22 septembre 1915 lʼanecdote suivante :
Faites un tour de promenade, le matin, sur les divers marchés : observez les « campagnardes » avant lʼheure permise aux revendeurs de sʼapprovisionner. Elles ont leurs sacs, leurs corbeilles placés devant elles : elles ne vendent pas : elles attendent. Mais quand lʼheure des revendeurs sonne, vite corbeilles et sacs sont emportés : en une minute, la place est nette et le tour est joué, la hausse est faite…
41Les pouvoirs publics ne sont pas en capacité de surveiller lʼensemble des foires et des marchés du département. Mais la colère grandissante de lʼopinion publique contraint les mercantis (ces revendeurs de mèche avec les petits producteurs), à opérer à la périphérie des villes et villages, le long des routes. Ils peuvent alors sʼentendre en toute discrétion avec les paysans, à lʼabri des regards indignés.
42Au fil des mois, la figure de « lʼaccapareur » devient ainsi un symbole honni : dans la représentation collective, il représente lʼêtre sans scrupule qui sʼexonère de la communauté des citoyens unis qui consent à des sacrifices personnels au nom de la Défense Nationale.
43La rapidité et lʼampleur de lʼinflation des denrées alimentaires au cours des vingt-et-un premiers mois de la guerre ont vraiment frappé tous les esprits. Lʼexemple des volailles, partant des œufs, est symbolique de cette crise. Cette production exigeant peu dʼeffort par rapport au travail de la terre et qui est dʼun excellent rapport connaît en cette période une hausse tarifaire exponentielle.
44En octobre 1915, les prix atteignent des chiffres jamais vus à la foire avicole de Luzech. Les oies qui affichaient au début de lʼannée 1915 de 1 à 1,15 franc la livre, sont proposées en octobre à 1,75 franc. « Il est vrai que les oies grasses, les canards gras constituent les provisions de bourgeois. Le prolétaire se contente dʼacheter du cochon, cette année surtout » (E. Lafon). Les cours des poulets à la foire de Cahors le 2 juin 1915 sont de 0,55 franc la livre. Les mêmes, le 16 octobre suivant, sont passés à 1 à 1,15 franc. Et ils culminent à la foire de Prayssac le 24 avril 1916 à 1,75 franc le demi kilo toujours. Les œufs arrivent en mai 1916 « à un prix ridiculement exagéré », le cours oscillant entre 2,40 à 2,75 francs la douzaine (avant guerre en 1914, leurs cours moyens étaient de 1,50 franc.)
45Les principales victimes de ces hausses de prix sont les classes moyennes citadines, les fonctionnaires, les rentiers modestes, ainsi que les femmes de la ville qui ne disposent pour survivre que de lʼindemnité journalière versée par lʼÉtat aux familles en compensation de lʼabsence du parent mobilisé, soit 1,25 franc, majoré de 50 centimes par enfant à charge. Les femmes des campagnes touchent également cette allocation qui vient augmenter les substantiels bénéfices issus de ventes de leurs productions. Cette rentrée financière double est difficilement admise par la population urbaine et contribue à forger lʼimage dʼépinal de la prospérité paysanne.
46Ernest Lafon nous a laissé son opinion sur la question :
Je serais (…) dʼavis de réviser lʼoctroi des allocations en la supprimant à quelques personnes qui réellement nʼen nʼont nul besoin pour vivre… Les produits du sol se vendent à des prix extraordinaires ; serait-il injuste de supprimer lʼallocation à des familles qui encaissent 3 à 4 000 francs de vin ou autres récoltes ? (2 novembre 1917)
Il renchérit quelques jours plus tard :
La campagne est assez bien favorisée par les temps qui courent. Malgré ses deuils, elle a une situation privilégiée : allocations abondantes, prix scandaleusement rémunérateurs des denrées ont crée une aisance inconnue depuis 50 ans… (7 novembre 1917)
47Il nʼempêche, les paysans ne sont pas décidés à renoncer à cette manne financière. Et finalement, lʼopinion que révèle lʼinstituteur dʼAlbas dans son journal à propos de la situation matérielle paysanne nʼest sans doute pas très éloignée dʼune certaine réalité, dʼun sentiment commun à beaucoup de non producteurs.
Non, la campagne ne souffre pas de la crise économique. Elle paye sans doute les produits de lʼindustrie très chers (sic), mais en revanche, elle vend les siens avec une hausse qui sʼaccentue de façon effrayante. Et puis les allocations ne dérangent personne. Au fond, lʼétat de guerre a donné à la propriété rurale une période florissante inconnue jusquʼà cette époque.
La loi de Louis-Jean Malvy (avril 1916)
48Dans ce contexte dʼinflation généralisée, le projet de loi porté par Louis-Jean Malvy qui entend en finir avec les exagérations scandaleuses et iniques et faire payer toutes les marchandises « à leur juste valeur », et en particulier les produits alimentaires de première nécessité, est attendu avec impatience. Le texte voté par la Chambre le 20 avril 1916 uniformise sur le plan national les multiples règlements tarifaires, incitatifs ou autoritaires, mis en œuvre jusquʼalors avec plus ou moins de réussite. Cʼest là un tournant économique qui accompagne la deuxième phase de la guerre. Lʼinterventionnisme économique de lʼÉtat a franchi un pallier.
49Le grand principe de la loi porte sur la limitation du prix des « denrées et matières nécessaires à la subsistance, au chauffage, et à lʼéclairage ». Les taxations sont du ressort des maires, voire du préfet du département.
50La « taxation ne sera pas facile à appliquer selon les régions », prédit le rédacteur en chef du Journal du Lot. Et de fait, la loi de taxation est malmenée : les contournements des circuits économiques légaux ne disparaissent pas et certains producteurs continuent de réserver leurs marchandises et ainsi dʼalimenter les pratiques de marchés parallèles. Pénurie et inflation frappent les denrées qui relèvent de la taxe.
51La liste des denrées soumises à la taxation sʼallonge dans le courant de lʼannée : lait, beurre et fromages (en octobre), haricots secs… À chaque nouvelle restriction, les mauvaises volontés des producteurs sʼexpriment. Ainsi les laitières de Cahors déclarent-elles quʼelles ne peuvent appliquer le tarif de 7 sous par litre de lait car le prix des fourrages est trop élevé. Elles menacent de ne plus porter le lait au domicile de leurs clients, alors que cʼest une tradition qui relève dʼun contrat tacite quʼelles ont toujours respecté. Les paysannes menacent également de tenir leur stand sur le parvis de la mairie et de servir les seuls clients qui accepteront de donner un sou pour le portage du lait à domicile.
52Les prix des produits taxés ne se stabilisent donc pas. Ainsi Ernest Lafon se lamente-t-il (on est en août 1918, soit deux ans après la mise en application de la loi Malvy) :
Toujours le renchérissement de la vie. Le sucre est taxé à 2,15 francs le kilo, nous le payons 2,30 francs. Les pommes de terre taxées lʼan dernier à 15 francs les 50 kg passent à 30 francs et encore les gens les cachent pour les vendre 35 à 40 francs le sac ! Les choux qui valaient autrefois 0,75 franc pièce se vendaient aujourdʼhui à Sauzet 3 à 5 francs. Les premières pêches se sont payées dimanche (4 août), à notre marché 0,15 à 0,20 franc pièce ; autrefois cʼétait le prix de la douzaine. Le poisson qui valait 0,50 franc la livre se vend 1,50 franc. Le prix de la vie augmente à la campagne comme à la ville dans de fantastiques proportions.
53Par ailleurs, on réclame des taxes uniques. Le Journal du Lot fait en effet remarquer dans son édition du 19 septembre 1918 que « les œufs nʼétant pas taxés partout pareil, ceux du Lot sont collectés par les courtiers et quittent le département ».
54Lʼempilement de réglementations et dʼorganismes mis en place par lʼÉtat (notamment des commissions qui sont de véritables observatoires des prix), lʼeffort des autorités gouvernementales pour assurer à la province les matières premières qui lui font défaut ne parviennent pas à juguler totalement la pénurie qui, pour les citadins consommateurs, signifie la faim, une faim permanente tout au long des cinquante-et-un mois de guerre.
Conclusion
55Pour conclure, il faut rappeler ce fait : lorsquʼil est devenu évident pour tous que la guerre espérée courte sʼest installée dans la durée, cʼest chaque catégorie sociale qui sʼest repliée dans la défense de ses intérêts propres.
56Les ouvriers dʼabord : ils se sont trouvés en position de force pour réclamer et obtenir des gains salariaux, puisque le pays, placé dans la nécessité de maintenir une productivité maximale, ne peut alors se permettre de subir de longs conflits dans ses usines.
57Le monde rural ensuite : bien quʼil souffre de lʼabsence de ses éléments les plus jeunes et les plus vigoureux, il profite dʼune économie tout entière tournée vers lʼexigence de pourvoir aux besoins alimentaires des soldats. Contrairement à ce que bien des ruraux affirment, lʼintendance aux armées paie très correctement les produits réquisitionnés. Lʼimage du paysan profiteur de guerre qui transparaît dans les témoignages de lʼépoque nʼest pas totalement usurpée.
58Les commerçants enfin, de leur côté, savent faire fructifier leurs marges bénéficiaires, pendant que les catégories les plus fragiles (salariés, femmes isolées, personnes âgées…), sont quotidiennement aux prises avec leurs préoccupations matérielles.
59Le résultat, cʼest que la cohésion sociale sʼeffrite peu à peu. Des suspicions mutuelles naissent. Ainsi le phénomène de la raréfaction progressive sur les marchés des « petites coupures », indispensables aux échanges commerciaux de tous les jours, est-il à lʼorigine dʼune intense crispation générale ; les clients qui font leurs courses sur les marchés, les commerçants qui vendent leurs marchandises manufacturées, soupçonnent (à juste titre) les paysans de retenir ces piécettes métalliques pour se constituer un bas de laine sécurisant… Les paysans, de leur côté, soupçonnent les commerçants, non sans raison, de refuser de rendre la petite monnaie à leur clientèle au prétexte quʼelle leur fait défaut. Le consensus patriotique qui a véritablement rassemblé les Lotois au début du conflit a donc résisté difficilement à lʼexacerbation de ces égoïsmes.
60Il convient néanmoins de garder en mémoire le fait que toutes les catégories sociales se sont trouvé réunies dans une souffrance commune. Par exemple, la grave crise alimentaire, notamment la pénurie totale de pain qui touche le département en 1917 et qui culmine en 1918, a touché aussi bien les populations urbaines que rurales. Cʼest tout un département qui a souffert des mois durant de la pénurie de farine. Et puis surtout – comment ne pas lʼoublier – la mort dʼun mari, dʼun fils, dʼun frère a soudé toute une population, au-delà des égoïsmes personnels, dans le consentement à un sacrifice dʼune guerre acceptée.
Source manuscrite
61Ernest Lafon, La petite patrie et la Grande Guerre. Journal dʼun instituteur. 26 juillet 1914-30 novembre 1918.
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