La fille à la valise
p. 341-352
Texte intégral
La fille à la valise est une figure littéraire mythique, elle n’a pas plus d’existence concrète que la Diane chasseresse ou la Vénus au miroir.
M.R.
À Claude, avec une pensée pour Claire
1Lorsque j’ai souhaité te rendre hommage, une idée insistante s’est présentée à moi, l’idée de la « fille à la valise » dans la littérature espagnole. Sans doute m’identifiai-je un peu à cette figure encore incertaine qui émergeait de mes lectures avec une obstination croissante et qui appartenait à un autre âge de ma vie, l’époque où je l’avais découverte sans en prendre encore conscience. C’était l’époque du Séminaire d’Études Littéraires, le SEL, qui nous réunit le long de tant d’années où nous avons partagé l’amour de l’Espagne, de sa littérature et de l’analyse textuelle alors tellement à la mode. Je pense que nous étions tous les cinq féministes sans nous l’être explicitement proposé. Lorsque nous avons abordé ensemble l’œuvre de Cervantès, à l’occasion d’un colloque sur les Novelas ejemplares organisé par la Universidad Complutense de Madrid, nous avons choisi, d’un commun accord, « La ilustre fregona ». Nous avons aussi mis à la mode parmi les étudiants de notre Université de Toulouse-Le Mirail et, il faut le dire, avec la complicité de quelques collègues de littérature, en particulier Henri Guerreiro, la grande dame de Lettres qu’est Carmen Martin Gaite, comparable à une Virginia Woolf ou à une Marguerite Duras. Nous avons réalisé ensemble une analyse de son Cuarto de atrás, lors d’un congrès sur le sujet autobiographique organisé par Guy Mercadier à l’Université d’Aix-Marseille. C’est à l’occasion de ces réflexions partagées et de ces initiatives que je rencontrai pour la première fois la « fille à la valise ».
2Cette figure étonnante fait une apparition discrète précisément dans ce récit de style autobiographique au moment où la narratrice désignée par « C. » raconte à son visiteur, l’homme au chapeau noir, un souvenir d’enfance : son arrivée en voiture avec son père au balnéaire de Cabreiroá à Verín, près de la frontière du Portugal. C’était l’été de 1944, C. avait dix-huit ans. La fille et son père arrivent au balnéaire, il fait très chaud, ils traversent en voiture un parc très feuillu, puis ils descendent de voiture devant la façade du balnéaire tandis qu’un jeune groom du même âge que C. sort les bagages de la voiture. C. se rappelle qu’elle portait en bandoulière un sac en cuir blanc, carré, muni d’une longue courroie, que son père lui avait offert un mois plus tôt pour la récompenser de ses succès aux examens de première année de « Filosofía y Letras » à l’Université. C’est à ce moment précis que C. reçoit la révélation de ce qu’est la littérature et qu’elle éprouve la prémonition de son avenir littéraire, deux illuminations simultanées émotionnellement liées au père, à l’arrivée au balnéaire, au bagage sorti de la voiture et au grand sac, cadeau du père, porté en bandoulière. Une expérience de dédoublement et d’étrangeté accompagne la révélation et la prémonition d’une vérité et d’une destinée littéraires. On peut supposer que Cabreiroá est, toute proportion gardée, le Pénouèl de C., le lieu sacré de sa lutte avec l’Ange, et sans doute aussi, si l’on en juge par la tournure autobiographique du récit et par son air de vérité ou par son rôle de souvenir-fantasme, le Pénouèl de Carmen Martin Gaite. La rencontre avec l’écriture s’y prépare et la bénédiction littéraire y est donnée.
3Dix ans après cette expérience de 1944, Carmen reçoit son premier couronnement littéraire, le prix Café Gijón, pour un long récit, le premier publié, qui reprend ce substrat mi-réel mi-fantasmatique de l’arrivée au balnéaire. Ce récit s’intitule significativement El balneario. Entre temps le motif du bagage a considérablement grossi, il est même devenu envahissant comme s’il était à soi seul gros du potentiel littéraire et de l’économie fantastique de l’écriture en cours. De toute évidence, l’œuvre à venir s’annonçait dans le bagage qui associe le père et la fille dans le souvenir de Cabreiroá. Dans le récit de 1954 branché sur cette scène primitive de l’arrivée au balnéaire, le bagage devient une entité explosible, absolument incontrôlable. Dans l’autobus qui emmène la narratrice et son mystérieux compagnon, Carlos, au balnéaire, le bagage est une obsession permanente. La grande préoccupation, ce sont les valises, pluriel repris sous un singulier collectif, le bagage, « el equipaje », mais en fait ce bagage extensible est tantôt singulier et tantôt pluriel. Ces valises vont poser problème au moment de la descente de l’autobus, car celui-ci ne fait qu’un arrêt provisoire qui semble gêner ou contrarier tout le monde à commencer par le contrôleur. L’autobus pressé de repartir laissera les voyageurs à destination du balnéaire sur le bord de la route à côté d’un pont, d’un fleuve et d’un vieux moulin démoli pendant une guerre. Mais justement au moment de descendre, quand se fait sentir l’obligation d’éviter à l’autobus un arrêt prolongé, le bagage se met à gonfler, il est question de plusieurs paquets, de plusieurs valises ; une mallette prend aussi beaucoup d’importance, c’est la mallette dont la narratrice tripotait la petite clef qu’elle avait pendant tout le voyage posée sur son giron. Au moment de descendre, ELLE prend un soin tout particulier de cette mallette apparemment précieuse, elle l’écarte afin de céder le passage à une dame aux cheveux blancs, mais quand elle se retrouve au bord de la route avec son compagnon, il n’est plus question de la mallette. Une fois arrachés à la contemplation du panorama, ils prennent tous deux à pied le chemin du balnéaire et il n’y a plus qu’une valise que Carlos porte jusqu’à l’hôtel tandis qu’elle, libre apparemment de tout bagage, s’amuse à donner des coups de pied dans une petite pierre qu’elle transporte ainsi, en marchant, depuis le pont.
4Mais le bagage recommence bientôt à grossir, en particulier quand ELLE se retrouve dans la chambre d’hôtel : « Me pareció que el equipaje era mucho más grande que el que nosotros traíamos en el autobús ; había una infinidad de paquetes de todas las formas y tamaños ».
5Ce bagage dilatable possède les propriétés d’un fluide expansible, mais il est capable aussi de rétractions. L’expansion du bagage dans la chambre d’hôtel met Carlos de méchante humeur et provoque finalement son départ sous le prétexte d’une promenade au jardin et au vieux moulin en ruine. Il faut dire que la mallette réapparue est cause en partie de la méchante disposition de Carlos. Voilà en effet que cette chère mallette occupe à nouveau une place de choix dans le récit, elle est un équivalent de la clé des songes, le talisman qui fait glisser le récit du voyage au balnéaire, subrepticement, vers le fantastique. En ce sens, elle occupe exactement la même place symbolique que le sac blanc offert par le père dans le récit de l’arrivée en voiture à Cabreiroá. Si ce récit contient comme on peut le supposer une part de vérité, il dote rétrospectivement la mallette d’une valeur paternelle : la mallette, comme le sac blanc dix ans plus tôt, permet une révélation, ici la découverte d’une forme littéraire expansible par dédoublement.
6Une fois seule, en effet, notre protagoniste va se perdre dans le ventre du balnéaire et ne se sauvera que par l’invention d’un deuxième temps du récit, plus conventionnel, où l’impression de malaise pourtant se maintient, à l’origine d’un réalisme fantastique qui sera le style de C. Martin Gaite. C’est bien parce qu’il est excédé par cette mallette, état d’énervement que l’on trouvera à la fois normal chez cet homme impatient et peu agréable depuis le début du récit, et anormal par l’étendue de ses conséquences (il semble s’abîmer dans le jardin du balnéaire), que Carlos sort de la chambre, laissant sa compagne au milieu du bagage dilatable qui a tout envahi. Mais si l’on considère que le sac en cuir blanc, dans le souvenir du balnéaire de Cabreiroá, puis la mallette avec sa petite clef, triturée compulsivement dans le bus qui conduit notre héroïne au balnéaire, constituent une unique famille de motifs, la mallette, de façon détournée, expose la marque du père. Ces trois objets dotent la fille d’une grâce particulière, ils sont un signe d’élection et toute l’œuvre à venir dépend de cet état de grâce reçu à Cabreiroá et confirmé, dix ans plus tard, dans le premier texte publié de l’auteur.
7La fille au sac est une figure précieuse qui annonce la fille à la valise dans ce lieu magique du balnéaire dont la réalité chavirée n’est pas celle que l’on pourrait croire : « aquel sitio no era aquel sitio ».
8Pourvu d’une longue courroie, d’un long cordon, le sac blanc a quelque ressemblance avec la mallette dont l’héroïne tripote la clef posée sur son giron. Tant la mallette que le sac ont, par leur prolongement métonymique (la courroie et la clef) des résonances matricielles, la génitalité et le génie féminins ne sont pas absents du voyage, ces vertus font partie du « transport », la déterritorialisation littéraire concerne bien ce féminin, le féminin du sujet, subitement révélé et valorisé. L’origine paternelle du sac blanc, transmise à la mallette par dérivation, est le signe du père posé sur le destin littéraire de la fille, sur son déplacement au texte, une injonction tacite dont la fille saura faire un usage durable.
9La mallette, sa petite clef et le giron sur lequel celle-ci est posée durant le trajet au balnéaire évoquent bien évidemment, pour en transcender la fonction reproductive, l’organe féminin de la génération, promis ici à une activité créatrice toute symbolique. Autour de cet ensemble originel le bagage se dilate ou se rétracte. Ce jeu aboutit à la perte du compagnon de voyage et à l’isolement de la protagoniste dans le ventre du balnéaire qui va lui être propice et lui inspirer l’un des récits les plus originaux et troublants de ce début de la deuxième moitié du XXe siècle plutôt caractérisée en Espagne par le réalisme social en littérature. Dans le ventre du balnéaire, l’héroïne vit une aventure de désappropriation de soi qui rappelle, en l’amplifiant, l’expérience princeps de Cabreiroá. Mais la réussite de ce premier récit publié tient aussi à autre chose, à son pouvoir d’engendrement symbolique.
10Dépossédée d’elle-même et avalée comme Jonas dans le ventre de la baleine / balnéaire, la narratrice au moment de s’anéantir se révulse et expulse loin d’elle un autre soi, une autre protagoniste, dans un récit costumbrista apparemment conventionnel, infiltré pourtant d’éléments transfuges qui créent un sentiment troublant d’étrange familier, d’étrangeté dans le familier. À dix années de distance, l’approbation donnée par le père à la vocation littéraire de la fille a pris la signification d’une investiture définitive tout entière contenue dans la valise.
11Lorsque Carlos énervé quitte la chambre d’hôtel, la figure de la fille à la valise est constituée. L’héroïne pose alors son regard sur la valise, seul bagage qui compte désormais et qu’elle décide d’ouvrir pour calmer son anxiété. Mais une fois ouverte, cette valise dégorge une masse de vêtements féminins d’antan, froissés et poussiéreux, qui semblent sortir sans fin d’une vieille malle de grenier. Les vêtements finissent par remplir la chambre, ils gonflent comme une écume, ils provoquent la sortie de l’héroïne et son errance à travers le balnéaire jusqu’au jardin. C’est alors qu’elle se métamorphose en un autre personnage, la demoiselle Matilde, qui est ELLE et qui n’est pas ELLE. De fait l’œuvre littéraire sort peu à peu de la valise en compagnie de ces vêtements féminins d’autrefois qui ont le relent des greniers de l’enfance, qui évoquent un héritage généalogique féminin dont la valise était le tabernacle et que la création littéraire exhume, transfigure et exalte. L’injonction du père a autorisé l’assomption littéraire d’un pouvoir de dire et d’un besoin de dire au féminin accumulés tout au long d’une génération de femmes.
12Singulière, solitaire, en rupture de ban, la fille à la valise se tient sur le seuil d’une œuvre considérable. Il fallait l’adhésion implicite du père pour qu’elle puisse naître avec une pareille conviction dans une société espagnole encore meurtrie par la guerre civile de 1936-39, sous influence de l’idéologie de la Phalange hostile en particulier à toute idée et à tout projet de libération des femmes, pendant les années dures du franquisme. Mais si cette figure littéraire mythique prend un pareil relief, à l’orée de son œuvre, chez Carmen Martin Gaite, ce n’est pas seulement grâce à cette autorisation donnée par le père à sa fille de devenir, par la littérature, le porte-parole des femmes sans voix d’une longue lignée, c’est aussi grâce à un héritage féminin direct et récent. Les vêtements féminins qui sortent, d’abondance, de la valise emblématique ont aussi cette signification, ils indiquent une dette qui n’est pas très ancienne envers une femme fondatrice et une fille à la valise originelle dont celle du balnéaire pourrait bien être l’héritière reconnaissante.
13La fille à la valise apparaît en effet pour la première fois chez une aînée de Carmen Martin Gaite : Carmen Laforet. Elle est l’héroïne du premier roman de Laforet, Nada, de 1944, qui valut à son jeune auteur le prix littéraire Nadal.
14Dix ans avant l’entrée en scène de l’héroïne du Balneario, Andrea se présente avec sa valise dès la première page de Nada, au milieu de la nuit, sur le quai de la gare de Barcelone. Après un voyage long et fatigant, cette orpheline venue d’une lointaine province arrive à Barcelone avec le projet de suivre un cursus de Lettres à l’Université. Une toute petite pension devrait lui permettre de survivre, logée chez sa famille maternelle, dans une Espagne qui sort tout juste de la guerre civile de 36-39 avec les blessures et la pénurie que l’on sait. Arrivée à la gare en pleine nuit, Andrea prend un coche (il y en avait encore) avec sa valise jusqu’à l’appartement de la rue de Aribau où vivent sa grand-mère maternelle, sa tante et ses deux oncles. Elle porte sa lourde valise avec toute la vigueur de sa jeunesse, habitée par son projet d’études littéraires, par l’illusion de la littérature. Si sa valise est aussi lourde c’est qu’elle est pleine de livres, la bibliothèque de son père, ces livres sont un peu jaunis et moisis d’avoir été relégués au grenier. L’héritage paternel, lourd à porter au sens propre, mais léger au sens figuré, s’inscrit en début de roman comme une incitation à la littérature dont l’auteur semble bénéficier tout autant que son héroïne. Cette figure féminine liminaire ne nous livrera sans doute jamais tous ses secrets. Elle semble naître de la nuit dans la misère et les drames de l’après-guerre espagnole, portée, malgré le désastre national, par une illusion et une mission, celles d’une conquête, pour la femme, d’autonomie et de connaissances, mais aussi par un désir de bonheur et de beauté, que seules l’étude et la pratique de la littérature pourront satisfaire. La valise d’Andrea, pleine du savoir de son père, est le vade-mecum qui l’aidera, en dépit des obstacles sur sa route et des épreuves qu’elle traversera au cours de cette année à Barcelone, dans la conquête d’un droit plénier à l’existence et aux Lettres.
15Il n’est pas sans intérêt d’observer qu’Andrea est une orpheline de père et de mère au moment où nous l’investissons de ce rôle inaugural, celui de première fille à la valise dans la littérature espagnole écrite par les femmes. La fille à la valise revêt ici une signification symbolique assez étonnante : il semble que la valise qu’elle emporte avec elle dans ce voyage vers les Lettres et vers l’autonomie soit tout son bien, tout son legs et sa seule parenté, précieuse et vénérée. Parmi les livres du père, il y a aussi, dans la valise, un très joli mouchoir en dentelle, cadeau de la grand-mère maternelle. C’est là tout le bien d’Andrea, la valise est sa parenté portative. L’héroïne du Balneario n’est pas une orpheline, en fait on ignore tout d’elle, mais on peut considérer que l’autobus remplit dans le récit le rôle d’un milieu parental renoncé et symboliquement perdu. Il en coûte à l’héroïne de s’en extraire, elle garde un sentiment de culpabilité envers le contrôleur qu’elle imagine père de famille, et également envers la dame aux cheveux blancs qui l’obsède à la façon d’une mère que sa fille délaisserait. L’espace choisi pour figurer le lieu de l’écriture est bien le balnéaire qui donne son titre au récit, le sacrifice de l’autobus nécessaire à l’entrée en écriture laisse notre héroïne sur le bord de la route, désemparée et sans famille.
16Ce n’est pas pour autant que le matériau généalogique est absent, la distance entre l’espace originaire et le texte permet la réélaboration du milieu familial et de l’héritage sous une forme poétique et fictionnelle. Il est significatif que la fille à la valise apparaisse précisément au moment où les deux femmes écrivains se forment et entament leur carrière littéraire. Le rôle dans le récit des études littéraires est significatif, si l’héroïne du récit de 1954 n’a pas le statut d’une étudiante en Lettres, elle l’acquiert par capillarité. A travers son attribut, la valise, n’est-elle pas d’ailleurs littéralement le premier personnage romanesque de Carmen Martin Gaite ?
17Les filles à la valise dans ces deux premières fictions, celle de Laforet (1944) et celle de Martin Gaite (1954), sont des figures tutélaires, fonction apparemment contradictoire avec leur jeunesse et leur inexpérience. Ces héroïnes représentent bien, pourtant, l’œuvre en train de naître sous les yeux du lecteur, elles en sont les saintes patronnes. Précoces mais déjà ambitieuses et affirmées, elles portent cette œuvre in absentia dans leur valise. Il resterait à dresser l’inventaire de la lignée de ces deux filles, de leur riche descendance. La littérature écrite par les femmes aujourd’hui en Espagne est si vaste qu’elle offre un immense terrain d’investigation ; quelles sont en effet les filles de ces « filles à la valise » inaugurales, de ces deux filles aventureuses qui vont faire tant de prosélytes ? L’espace de cette courte méditation ne suffira pas à les évoquer toutes. Songeons néanmoins à la petite orpheline Baba qui arrive à la gare d’une grande métropole avec sa valise, tout juste sortie d’un orphelinat, accueillie sur le quai par sa tante paternelle, et dans le même roman de Rosa Montero (Bella y oscura, 1993), songeons à la lilliputienne sans âge, Airelai, qui fait irruption dans la vie de Baba, précédée par ses énormes malles de magicienne dont l’une en particulier est son emblème, la malle qui lui sert de chambre à coucher. N’oublions pas non plus Virginia (La fiebre amarilla, 1994, de Luisa Castro) qui prépare, à la veille de sa mort, sa valise pour partir en voyage à Fátima, au Portugal, accomplissant enfin le vœu de sa mère morte. N’oublions pas Bene, orpheline elle aussi, qui voyage avec pour seul bagage une boîte à chaussures où elle garde précieusement son unique bien, une paire de chaussures à talons aiguilles (Bene, 1984, de Adelaida Garcia Morales). N’oublions pas Adriana découvrant dans la valise de tante Delia le passé de son père qui vient de se suicider (El sur, 1981, de la même A. Garcia Morales). N’oublions pas Elsa arrivant avec ses valises à Duino pour fuir la mort (Melocotones helados, 1999, de Espido Freire). Les différences d’âge ne comptent pas, la fille à la valise est une figure féminine qui n’appartient pas au temps de Chronos, elle est enfant, adulte, jeune fille ou vieille dame, ces détails conjoncturels ne modifient en rien l’impact dans le récit de cet être troublant. Toujours en déshérence, elle est en secret rapport avec la mort. À l’imitation d’Andrea, qui échappe de peu à la fascination mortelle de son oncle Román, et de l’héroïne du balnéaire, qui ne se sauve de la mort dans le jardin que par un renversement narratif inespéré, la fille à la valise poursuit son chemin depuis la gare de Barcelone, où elle est campée pour la première fois, jusqu’à notre époque la plus récente.
18La fille à la valise est toujours, quelle que soit sa situation particulière, une fille marquée par le père et autorisée par le père. Mais est-elle originellement une figure espagnole ? Et cette figure est-elle uniquement féminine ? Y a-t-il dans nos littératures des fils à la valise qui lui auraient servi de modèle ou, au contraire, que la fille à la valise aurait impulsés ?
19Des fils à la valise apparaissent en effet, dans le sillage de la figure qui tant nous occupe ; pensons au premier roman publié par C. Martin Gaite, en 1958, Entre visillos, c’est le personnage du professeur d’allemand Pablo Klein qui va changer le destin des filles et des femmes dans la ville de province où il va vivre, dans le souvenir du père mort, le premier trimestre de la rentrée scolaire. Klein est le double masculin rêvé de l’héroïne du balnéaire. Du côté de la littérature écrite par les hommes, on trouvera beaucoup plus tard Minaya dans Beatus ille, 1986, de Antonio Muñoz Molina, mais aussi Solana dans ce même roman, et maints héros de Marsé (Forcat, par exemple, dans El embrujo de Shangai, 1993). Ce n’est ici ni l’heure ni le lieu d’un recensement. Ces quelques indications suffiront à confirmer une hypothèse qui paraissait intéressante : la fille à la valise est une figure inaugurale, elle est une entité stimulante ou, si l’on préfère, germinative. Elle a permis l’invention d’un double ou d’un jumeau, le fils à la valise dont les caractéristiques fondamentales sont, á peu de choses près, les mêmes (l’état d’orphelin, le marquage par le père, la déterritorialisation et le lien à la littérature).
20Ce qui risque, néanmoins, de faire chavirer nos certitudes et d’infléchir tout notre propos, c’est un regard porté en arrière, en amont de 1944, date où apparaît avec un exceptionnel brio notre première fille espagnole à la valise. Tant du côté des filies que des fils nous risquons quelques surprises. Du cóté des filles et de la littérature écrite par les femmes, nous rencontrons, par exemple, Maud Grant, la jeune héroïne des Impudents, le premier roman (publié en 1943) de Marguerite Duras. Du côté des fils, nous nous remettrons en mémoire le roman de W. Jensen dont Freud fit la fortune, Gradiva. Fantaisie pompéienne (1903). Nous y rencontrons le héros du délire et des rêves, Norbert Hanold, au moment où, fuyant le printemps allemand, il s’envole par le train de nuit pour Rome et finalement pour Pompéi, muni pour tout bagage d’une valise légère. Si nous remontons un peu plus le cours du temps, nous nous trouvons en compagnie du plus ancien, à nos yeux du moins, des fils à la valise, la figure du poète Gustavo Adolfo Bécquer tel qu’il se présente au lecteur dans son Introduction symphonique au livre majeur du romantisme espagnol, le Libro de los gorriones (1868), qui contient les fameuses « Rimes », parmi les plus beaux poèmes et les plus connus de la littérature espagnole. Il pourrait se faire par conséquent que cette figure attachante et prolifique de la fille à la valise, apparue en 1944 en Espagne, presque au même moment que son équivalent français, ne relève pas d’une génération spontanée, hypothèse à laquelle nous avions d’abord songé et qui m’avait fort séduite. La fille à la valise serait apparue, á la fin de la première moitié du xxe siècle, dans un contexte historique très marqué : après la guerre civile pour l’Espagne et la guerre mondiale pour la France. Elle porterait l’héritage d’une très lointaine figure de fils à la valise, d’une figure masculine border line : un héros allemand orphelin, victime d’un délire dont il se sauve en fuyant vers le sud, à Pompéi où il trouvera ce qu’il cherchait sans le savoir selon une méthode archéologique, pré-analytique, étonnamment subtile, et avant lui, un mythique poète à la veille de sa mort qui lègue á la postérité ses « rimes » avant d’entreprendre le grand voyage. Si Norbert fait à la hâte une valise légère, pressé par son délire et son désir d’évasion au sud, il n’est pas sans intérêt de lire ces quelques lignes de son aîné, le poète espagnol que la mort talonne et qui, pour l’ultime voyage, n’emportera dans sa valise rien qui puisse alourdir son envol :
Tal vez muy pronto tendré que hacer la maleta para el gran viaje : de una hora a otra puede desligarse el esplrítu de la materia para remontarse a regiones más puras : no quiero cuando esto suceda llevar conmigo como el abigarrado equipaje de un saltimbanqui el tesoro de oropeles y guiñapos que ha ido acumulando la fantasía en los desvanes del cerebro.
21La valise du voyageur spirituel s’envolant vers d’autres mondes ne sera donc pas encombrée des imaginations et des spectres qui resteront sur terre sous forme de littérature. Le fils éternel qu’est le poète désolé et lunaire emporte pourtant la valise, symbole du dernier voyage, du voyage sans retour. Elle sera légère, car elle ne doit pas empêcher l’esprit de s’élever vers des régions plus pures. La valise légère pour passer l’Achéron n’est pas tout à fait celle d’Andrea, lourde des livres hérités du père, ni celle de l’héroïne du balnéaire qui dégorge sa lave généalogique. L’œuvre à bâtir n’est plus dans la valise qui accompagne le poète, elle fait désormais partie du monde matériel. La spirituelle valise de Bécquer obéit à d’autres fins, il n’en reste pas moins qu’elle apparaît au frontispice de son œuvre majeure, elle est psychopompe, elle aide au trépas, mais on lui doit pourtant les poèmes dont elle a su se vider pour accompagner une exhaustion plus sublime encore que celle de l’écriture. La valise donne au voyage de la mort une légèreté particulière, elle est somme toute rassurante au moment de franchir la frontière.
22Le poète est comme Andrea, comme l’héroïne du balnéaire, mais il a déjà fait mille fois un voyage semblable, écrire c’est voyager loin de soi, c’est mourir un peu, c’est courir ce risque, c’est vivre l’aventure du détachement, c’est sortir de la demeure, se désapproprier. Le poète prévoit sa mort sur le modèle du voyage littéraire. Il n’en reste pas moins que la fille à la valise s’inscrit dans une filiation que nous n’avions pas d’emblée soupçonnée ; nous l’avions en effet définie comme une figure inaugurale et voici qu’elle apparaît comme une figure sous influence, elle est une fille influencée. Pourtant c’est elle qui a fait de cette propriété nomade, dont la valise est l’emblème revenant, un usage hors du commun par sa fréquence. Les filles à la valise abondent, elles sont même envahissantes et elles structurent en profondeur les fictions dont elles sont le support héroïque.
23Car il y a un risque de mort pour ces filles à la valise : elles frôlent toutes ce moment de leur disparition, ou elles y sombrent, elles côtoient la mort avec bravoure, avec parfois une certaine soumission, une vocation sacrificielle. Andrea échappe à Román, l’oncle mortifère qui finit par se donner la mort. L’héroïne du balnéaire échappe aux eaux sombres du vieux moulin en se précipitant dans la deuxième partie du récit où elle prend une autre forme, celle de la demoiselle Matilde. Baba, visitée par l’étoile de la vie heureuse, est sans le savoir témoin de la mort du père et d’Airelai, morts dont elle est éclaboussée et qui la transfigurent. Airelai meurt dans l’embrasement final. Bene est happée dans une mort qu’elle pressent, qui ne cesse de lui apparaître et qui finalement vient la prendre. Virginia ne part pas pour Fátima, car la mort l’emmène sous la figure confuse du père, mort depuis longtemps de la fièvre jaune à Cuba. Adriana lutte avec le spectre de son père qui s’est donné la mort au cours du récit. Elsa lutte pendant tout le roman contre la mort qui frappe les filles de sa famille portant le même nom qu’elle, sa jeune cousine Elsa et auparavant sa tante, la petite Elsa qu’elle n’a jamais connue.
24La valise est un signe constant de délocalisation, elle établit un lien puissant entre l’héroïne des récits et le sujet d’écriture qui se projette dans ce personnage vicariant et vicaire. Si cette valise est grosse de l’œuvre en cours, il est vrai aussi que le transport qu’elle amorce et qu’elle emblématisé peut à tout moment se dénouer en trépas pour celle qui la porte, qui l’emporte avec elle ou qui projette en sa compagnie un voyage imminent.
25Que notre recherche nous conduise à découvrir que cette chère figure est sous influence et qu’elle n’a pas le rôle inaugural que nous lui avions supposé en raison de son évidente prolixité et de son brusque surgissement dans une période historique troublée, ne doit pas outre mesure nous décevoir, c’est un fait que nous sommes bien obligés d’admettre. Nous avions cru reconnaître en elle depuis les origines la marque du père ; en effet cette marque ne s’efface jamais, même dans les avatars les plus récents de la figure. Il n’est donc pas étonnant qu’elle hérite de ces « fils à la valise » que nous rencontrons, bien avant elle, au hasard de nos lectures ou de nos retrouvailles avec des textes familiers. Nous lui avons trouvé un prédécesseur en 1903, le délirant à l’origine d’une longue littérature analytique, un autre plus ancien encore (1868), le plus spirituel et radical de tous, le partant sans retour. La fille à la valise n’est donc pas la première pièce d’un édifice mythique long à se construire. Elle emprunte son emblème et sa vocation à des fils spirituels et elle marche sur les brisées de ces précurseurs qui ont pour elle la fonction d’un père lui indiquant la route à suivre.
26La fille à la valise emprunte son style au poète qui prévoit sa mort au moment même où il nous lègue sa plus belle matière terrestre. La valise signale toujours un changement de lieu et d’état, mais en même temps elle administre la preuve de sa disposition prolifique. Que la jeune orpheline qui se voue aux Lettres la choisisse pour emblème donne à cette figure une valeur particulière. Il y a un risque de mort à être la fille à la valise. Qu’une vieille femme prépare sa valise et que le voyage à Fátima s’abîme dans une longue agonie, dont le roman est l’étrange récit, ne sera plus du tout un motif d’étonnement. Nous sommes habitués à reconnaître dans la fille à la valise une figure qui puise son inspiration et son sens, spontanément et certainement sans se l’être proposé, dans le tréfonds romantique des Rimas. Il en va peut-être autrement de Maud : la figure française est différente, elle ne prend effet qu’à la fin du roman lorsque Maud, enceinte de Georges Durieux, décide d’aller le rejoindre. Maud est, à ce moment précis, dotée par le récit d’une valise toute neuve achetée par sa mère pour l’occasion et nous ne pouvons éviter cette pensée que la valise a une double valeur maternelle, ombilic de la mère et promesse génératrice. Cette pensée ne nous fera pas oublier cependant que Maud ouvre l’immense cycle de la production de Marguerite Duras, sa valise a aussi une signification autre, elle prévoit une maternité toute symbolique où nous retrouvons l’aspiration des héroïnes espagnoles, protagonistes d’un voyage initiatique nécessaire à l’entrée en écriture.
27Si la fille à la valise acquiert une telle importance dans la littérature espagnole écrite par les femmes, c’est là en soi un phénomène exceptionnel qui nous interroge. Le rôle psychopompe que prend la valise dans cette littérature y est sans doute pour quelque chose. La valise est le viatique de la fille, elle expose éventuellement sa porteuse au danger. Déjà solitaire, symboliquement orpheline, la fille à la valise n’a rien à perdre, sa valise est son seul bien, à l’origine d’un changement de situation toujours radical. Cette figure mythique convient parfaitement au sujet féminin aléatoire et menacé, idéologiquement précaire, de ce milieu du XXe siècle en Espagne. Elle évoque une femme aussi peu que possible prédisposée à devenir un phare et une référence dans le contexte culturel et social des années 1940-50. Elle l’évoque pour la racheter et la sauver d’un funeste destin. Il se trouve que la femme espagnole cultivée avait sans aucun doute pris conscience, plus fortement que la femme française à la même époque, avec courage et clairvoyance dans des conditions historiques très dures, de cet état social, politique et idéologique nocif pour elle, injuste et inégalitaire, contraire au désir démocratique d’une grande partie de la population. La fille à la valise apparue dans la littérature féminine espagnole de ce milieu de siècle avait, de toute évidence, une mission idéologique rédemptrice.
28La valise des filles espagnoles pionnières (Andrea et l’héroïne anonyme du balnéaire) ne contient aucune œuvre propre, aucun manuscrit, contrairement, beaucoup plus tard dans le XXe siècle, à la valise plus ambitieuse de Minaya ou même à celle de Solana, grosses toutes deux des prémices du roman que nous lisons. Minaya emporte dans sa valise au moment de son départ bien plus qu’il n’avait apporté en s’invitant chez son oncle Manuel. Sa valise à l’arrivée contenait un carnet vierge où il allait pouvoir consigner ses découvertes sur le poète disparu Solana. Quand il repart trois mois plus tard il emporte avec lui dans sa valise le manuscrit et le cahier bleu de Solana, mais en fait il emporte beaucoup plus, l’héritage que lui laisse en mourant son oncle Manuel. Minaya est une figure de fils enrichi qui correspond à sa façon à la classique figure, dans la littérature espagnole, de l’indiano, mais il n’a pas eu à aller aux Indes comme son aïeul don Apolonio, ces temps-là sont révolus, il lui a suffi de faire un voyage à Mágina, sa ville natale dont il était parti à l’âge de six ans. La valise de Minaya, témoin d’une blessure d’amour-propre, est la compagne du héros au cours d’un voyage de restauration du statut social dont le père de Minaya avait été spolié. Le livre en gestation, sous forme de plusieurs manuscrits, accompagne ce processus de restauration du moi ; nous sommes assez éloignés de la signification spirituelle du voyage féminin, la fille à la valise n’a rien à récupérer, elle n’est rien, elle est une fille sans identité, une fille exposée dans le sens absolu du terme.
29De la maison de la rue de Aribau, Andrea n’emporte rien, du moins le croit-elle. En emportant RIEN (« NADA »), elle emporte un bien indéfinissable, l’expérience de la mort et aussi de la mère, un bien sans valeur marchande, susceptible de se transmuer en matière littéraire peut-être inépuisable, récupéré pour l’instant dans le roman où cette aventure « littéraire » se raconte.
30Je souhaiterais laisser Andrea enveloppée dans son éloquente splendeur, libre enfin de voler de ses propres ailes vers les études de Lettres dont elle rêvait en arrivant à Barcelone. La fille à la valise n’est pas solitaire, elle est une figure en liaison, en amont d’elle-même et en aval elle fait série, elle crée de la généalogie. Elle fait des prosélytes chez ses épigones masculins, mais elle a surtout une descendance féminine. Autorisée par le père, elle semble avoir pour fonction de donner aux femmes auteurs l’élan nécessaire pour s’affirmer dans l’écriture. Elle est une vestale au service de la création des femmes, une figure pourvoyeuse, un alibi, un émissaire, une messagère dont les femmes s’autorisent et sous laquelle elles se dissimulent pour passer le gué.
Auteur
Université Paris 8
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