Du village au palais, le parcours identitaire de El hijo de las batallas, de Jacinto Cordeiro : matricide, question du père et risque d’inceste
p. 243-253
Texte intégral
1El hijo de las batallas est l’une des six pièces du premier recueil des comedias de Jacinto Cordeiro (1606-1646), imprimé en 1630 à Lisbonne par Pedro Craesbeeck. Elle avait été jouée cinq ans auparavant par la troupe de Manuel Simón1. Le texte qui nous sert de support pour son étude est une suelta2, aucun exemplaire complet de l’édition de 1630 n’ayant été retrouvé. Il existe cependant une édition3 avec quelques variantes : certains vers diffèrent parfois d’un simple mot, d’autres sont retranchés ou ajoutés, mais, surtout, le troisième acte a été remplacé par une copie manuscrite qui contient elle-même quelques différences. Toutefois, ces écarts ne mettent nullement en cause la leçon de l’œuvre ni dans sa globalité ni dans ses aspects particuliers. Sans pouvoir procéder ici à l’établissement du texte, nous optons donc pour l’édition indiquée, convaincu de sa plus grande certitude textuelle, concernant une œuvre jamais encore étudiée.
Acte I
Du village à la guerre : la naissance du héros
2Le principe dynamique de cette comedia réside dans la non-conformité entre l’essence et l’existence d’un personnage, Delfín, lequel, dans la scène initiale, exprime le désaccord qui oppose sa manière d’être et le milieu rural qui l’accueille. Il refuse de travailler, se sert d’une branche pour combattre un ennemi invisible et, dans son désir de triomphe, rêve de transformer un tronc de laurier en épée. Autant de signes révélant chez ce personnage une nature et des aspirations qui le portent vers les valeurs du système de l’honneur. Telle est la source du processus qui conduira le protagoniste à quitter son village. Il le fera après une dispute avec son frère, Doricleo, qui se plaint de devoir travailler tout seul, se moque des idées grandioses du premier et s’entend traiter de villano (v. 22). Or Toralvo, le vieux paysan, et Pinalvo, le valet, se sont interposés : dans l’impossibilité de se venger, Doricleo fixe une rancœur qui le fera bientôt passer du rôle de frère dominé à celui d’opposant. Dans l’immédiat, il se livre à une « vengeance en paroles » et rompt le secret de la naissance de Delfín, à qui il déclare que, né de père inconnu, il fut aussi abandonné par sa mère (vv. 61-70). Voilà donc le héros subitement confronté à une violence initiale, à son origine (ce « ser primero » du v. 87), à sa question familiale, à une identité à restaurer, dont il fixe lui-même le contenu en clamant qu’il perdrait la raison s’il ne se découvrait pas caballero (v. 90).
3Cette inquiétude est balayée par les informations qu’apporte le père adoptif, Toralvo, dans le rôle traditionnel de la figure paternelle (ici de substitution) fournissant au « fils » tout ce qui lui est nécessaire pour s’élever. Dans une tirade de 132 vers, il raconte une anecdote qui flatte aussi le goût du public : il y a vingt ans, une femme de grande beauté vint frapper à sa porte par une nuit de tempête ; à peine entrée, elle mit son enfant au monde, puis disparut le lendemain en échangeant ses riches vêtements contre des peaux de bêtes et en laissant le portrait d’un homme ainsi qu’un papier avec trois lettres, BTP4.
4Une unité dialectique, dont le jeu dynamisera l’ensemble de l’œuvre, vient donc de se constituer, qui associe l’axe comique et l’axe tragique. Ce dernier correspond au « pôle d’écrasement », puisque Delfín apprend qu’il est chargé d’une terrible mission, tuer sa mère, destin qu’il porte inscrit dans son nom selon la volonté même de sa génitrice, afin, avait-elle dit, que « la dicción postrera / nombre el fin de mis desgracias » (vv. 216-217).
5Pour l’heure, c’est la ligne comique – le pôle libératoire, ou d’ouverture –, qui s’affirme. Elle a ouvert la pièce en annonçant un parcours de récupération identitaire et se renforce maintenant de plusieurs éléments qui en favoriseront le développement : 1) outre les riches vêtements de cette femme, sa beauté est signe traditionnel de noblesse – souvent liée au malheur ; 2) s’adressant à son nouveau-né, elle lui avait déclaré qu’il était de noble naissance ; cette parole maternelle constitue un facteur rassurant pour Delfín : quelles que soient les péripéties à venir, il ne sera pas terrassé par la folie de ne pas Être, lui qui bénéficie déjà d’un Avoir impétueux ; 3) si le portrait demeure longtemps mystérieux pour le héros, il signale l’autre masculin à retrouver, le père désigné par la mère, laquelle a tracé les trois lettres, rapidement interprétées (Busca Tu Padre), injonction qui impose un parcours pour un voyage destiné à restaurer le protagoniste dans ce qu’il doit être et dans le lieu social attaché à cet être.
6Au seuil de ce mouvement, le protagoniste se lance dans une déclaration programmatique qui définit l’orientation du désir de celui qui, dans ce discours personnel et structurant, tend à se libérer du statut d’objet de la destinée pour passer à celui de sujet qui se construit. L’espace rural qui correspondait au temps de l’imaginaire compensatoire, celui des « locas fantasias » (v. 359) est donc proclamé révolu, puis le propos du héros emprunte les voies du « roman familial ». Ce qui le conduit du rejet de la mère coupable – et donc du refus de la partie de lui-même liée au personnage de la Faute –, au souhait de renaissance (« Sea mi madre quien sea, / que por no tener su ser, / nacer de nuevo quisiera », vv. 356-358), puis au moyen de cette renaissance (« de mi mismo he de ser hijo, / y he de mostrar en la guerra... », vv. 365-366), et enfin à l’annonce de l’instance paternelle, certes de manière oblique : « ... que es poco un rey para ser / padre de hazañas tan nuevas » (vv. 367-368).
7L’identité négative vient d’être rejetée, la volonté de manifester les vertus d’un sang de qualité est affirmée, l’objet d’identification positive suggéré : il est temps pour Delfín de partir, même si le valet rechigne à quitter la douceur du village...
8À l’espace rural maintenant abandonné et qui avait correspondu à l’expression d’un désir de renversement d’une situation individuelle intolérable, soutenu par la perspective triomphale, succède (tableau n° 2) la présentation, dans l’espace royal d’Angleterre, d’une situation collective, de type politique, orientée vers la création d’une atmosphère d’angoisse. En effet, l’héritier du royaume d’Angleterre a été tué dans un tournoi par le roi de Bohème et deux conséquences résultent de cet événement : un risque interne crucial pour l’État – la rupture dynastique –, et un autre d’origine extérieure, la guerre que conduit le souverain contre la Bohème afin de venger son fils. Pour dissiper le premier danger, le monarque anglais prétend imposer sur le trône une fille naturelle, Linda, motif qui est maintenant exploité. La jeune femme n’est qu’une figure compensatrice, un personnage passif qui pour l’instant n’exprime aucun souhait susceptible de faire évoluer l’intrigue. Elle cristallise au contraire les tensions et particulièrement la colère de la reine qui ignorait son existence, ce qui permet de cumuler ici la dimension politique et le spectacle de l’opposition entre une marâtre et la fille de son époux. En tout cas, le portrait que le vieux duc Florante fait de Linda contient des éléments moteurs pour la suite de l’action : elle est la fille de la duchesse Fidelina, séduite par le monarque actuel alors que son père servait à la guerre ; en mourant de déshonneur, le soldat trahi par sa fille et par le souverain prédit qu’elle vivra parmi les bêtes et qu’elle sera tuée par ses enfants.
9Ainsi donc, tant dans l’argumentaire que dans la structure de la pièce, tout est mis en œuvre pour que le lecteur-spectateur opère un rapprochement entre les deux personnages de la jeune génération qui viennent d’être présentés. C’est à quoi servent 1) le parallélisme entre les deux premiers tableaux théâtralisant chacun, dans des espaces textuels d’importance similaire, un héros caractérisé par un secret de naissance ; 2) la complémentarité des deux tirades informatives de la part des personnages âgés gardiens de ce secret ; 3) les deux mères taxées d’infâmie, condamnées à vivre parmi les bêtes, qui ont abandonné deux enfants, élevés à la campagne et « responsables » de la mort violente de leur génitrice. Par là-même, indépendamment des péripéties à venir – car l’intérêt du spectacle réside dans la dextérité avec laquelle le poète conduira son action –, le dramaturge fournit une autre clé, pour l’instant de l’ordre du doute : Fidelina est la mère des deux jeunes gens, dont la rencontre est par ailleurs attendue, ne serait-ce que pour mettre en scène la création du couple de « jeunes premiers » selon les nécessités de la Comedia. Or ce point contient un autre foyer d’angoisse, relevant du tabou et en cela non formulé, mais gouvernant fondamentalement l’action, le risque d’inceste venant compléter les potentialités tragiques, ce qui impliquera de mettre en œuvre tous moyens d’évitement... L’un d’eux utilise à la fois le ressentiment de la reine/marâtre et l’activation de la ligne politique lorsque la première annonce, de manière encore lointaine et aléatoire, l’impossibilité pour la jeune femme d’accéder au trône : « aunque el rey tenéis por padre, / la que tuvo infame madré / no puede nunca reinar » (vv. 550-552). Manière d’être en conformité avec les obligations idéologiques et de dire que la perspective choisie par le monarque pour l’avenir de sa fille et du royaume sera renversée...
10Dans l’immédiat, et après plus de 700 vers consacrés à la phase d’exposition, le dramaturge entreprend (tableau n° 3) de développer la ligne « Delfín » dans son aspect triomphal, en montrant le personnage aux abords du champ de bataille – le territoire identitaire désiré –, vibrant par les vertus d’un sang de qualité, mais encore contraint par sa condition sociale, lui qui voit les soldats se battre avec « tantas galas » (v. 736), alors qu’elles lui font défaut.
11Cette déploration est aussi un acte d’auto-reconnaissance de celui qui ne peut totalement être que par l’action. L’essence héroïque, relevant de l’inné et de l’absolu, vainc tous les facteurs de réserve et le protagoniste se précipite au secours d’un vieux soldat abandonné par les siens, démontrant sa valeur immédiatement, pour la première fois dans un combat réel. Le personnage utilise un simple bâton, mais ce n’est que le dernier signe de sa « rusticité » car, au terme d’un combat qui se déroule en coulisses, il revient devant le public avec un bâton de commandement et une épée, marques extérieures de la qualité de son sang, du pouvoir sur autrui comme de l’appartenance au groupe qui tire son honneur de l’activité des armes. Mais, surtout, Delfín vient de sauver un roi, celui d’Angleterre, et d’en vaincre un autre, celui de Bohème, à qui il a arraché ses symboles de l’autorité !
12Si ses qualités ont hissé le protagoniste au « niveau » qui est intrinsèquement le sien, le problème de son identité reste entier. C’est à ce moment que Cordeiro introduit un élément de reconnaissance, grâce à une confidence du souverain anglais qui se dit persuadé que son sang coule dans les veines du jeune homme à qui il doit la vie, et sur le visage duquel il retrouve les traits de Fidelina, dit-il en aparté (vv. 919-922). Soucieux d’en connaître davantage, il questionne Delfín, qui répond que seul son âge est certain (vingt ans, autre facteur de conviction pour le souverain) tout en se composant une « famille » héroïque, encore compensatoire mais en accord avec la volonté exprimée lors de son départ du village : « nací / hoy mismo en esta campaña : / este bastón es mi padre, / y madré mía esta espada » (vv. 921-924). Et s’il ajoute : « No me pregunte quién soy » (v. 919) – ce qui s’oppose au « soy quien soy » qu’il ne peut encore utiliser –, il énonce un « désir de noblesse » qui lui fait choisir le roi comme un équivalent paternel, un parrain pour l’instant : « vos, señor, sois el padrino : / mucha nobleza me ampara » (vv. 925-926), puisque la filiation n’est pas encore établie. Ce désir s’exprime dans l’irrépressible nécessité d’ostentation et de renommée – autre preuve des vertus de son sang –, dont il ne peut concevoir l’origine que dans la parole du souverain, à qui il demande : « decid a todos que soy / el hijo de esta batalla » (vv. 931-932). En quittant les lieux, le souverain l’assure qu’un jour il exercera les plus hautes charges de l’État...
Acte II
Le héros à la cour : la gloire et la chute
13Après la phase d’héroïsation de Delfín dans le premier acte, le deuxième s’ouvre sur l’entrée triomphale du protagoniste dans la salle du trône, à la cour d’Angleterre, où le couple royal le comble de largesses (tableau n° 4). Par là même, la pièce emprunte les voies de la « comédie de favori », avec l’inévitable annonce de la précarité du privado, surtout lorsque, masqué à son propre regard comme à celui d’autrui, il se croit de trop humble naissance, ce qui lui fait dire que : « en trono de tal grandeza, / es fuerza que mi bajeza / tema mi fragilidad » (vv. 964-966). Fort classiquement, c’est au moment où le triomphe est officialisé que les thèmes obstructeurs s’apprêtent à émerger. Le premier ressort de cette chute attendue tient à la réactivation du danger que représente Doricleo, le frère qui s’estime bafoué : malgré ses vêtements de courtisan et deux mille ducats de rente, il conserve son âme de vilain et renouvelle ici son désir de vengeance, perspective qui n’aura de rôle moteur qu’à la fin de l’acte. Le deuxième ressort est fourni par la thématique amoureuse, exploitée maintenant. Delfín a trouvé place dans la sphère du pouvoir, mais il ne correspond pas encore au type du héros parfait, celui qui allie héroïsme et amour appuyé sur un désir de couple, facteur d’intégration et d’équilibre final. Bien qu’Eros alimente déjà en lui les feux d’un combat dont l’objet est Linda, ce sentiment vient buter contre un obstacle social d’importance, le grade de général ne lui donnant pas une noblesse avérée. Le voilà qui s’adresse à son « pensamiento arrogante » (v. 1091) qui vole trop haut et lui rappelle la funeste expérience d’Icare, mort pour avoir été atrevido (v. 1102). Si ce souvenir culturel exprime la peur de l’échec, il fonctionne encore plus comme un modèle d’audace, car aimer c’est aussi obéir à la loi de Dieu, s’extraire de soi-même et s’élever, quoi qu’il en coûte. Comme dans l’acte précédent, ce nouveau discours délibératif n’est qu’un défi que le protagoniste se lance à soi-même afin de se libérer des pihuelas (v. 1096) qui le ligotent encore. Sa décision est prise et elle s’appuie sur le verbe appliqué à Icare : « he de atrever la mano / hoy a escribir a Linda... » (vv. 1105-1106). Cette volonté nourrit une scène où la jeune femme – selon la technique classique du « discours surpris »–, découvre l’amour que lui porte le protagoniste qui « se » dicte sa lettre à voix haute. Ce qui importe ici, pour la mécanique théâtrale et dans une perspective à long terme, c’est l’utilisation des éléments de déviation concernant cette passion. Outre le recato de la belle, la distance sociale « apparente » entre les deux personnages conduit Delfín à penser aimer « la que es más imposible » (v. 1186) : l’impossibilité sociale devient le signe dévié d’un amour frappé d’interdit. Pour la même nécessité d’évitement, le désir d’amour, qui devait élever le jeune héros, le fera chuter en l’éloignant de la jeune femme. Car, à ce moment, un autre opposant s’élève contre le protagoniste, l’Amiral, le rival jaloux. Cette rivalité alimente le spectacle : Linda laisse tomber un gant, les deux hommes s’en saisissent en même temps et, tout en se mesurant en paroles, chacun tire de son côté jusqu’à ce que le gant, symbole sexuel, se déchire. Aucun des deux ne possèdera Linda... Mais l’Amiral refuse un duel avec celui à qui il rappelle son infâme naissance et Delfín, qui se comporte en harmonie avec son être profond – il est donc normal pour lui d’aimer une fille de roi et il ne saurait plier devant un affront –, se trouve cependant confronté à une situation de blocage due à sa réalité apparente, ce qu’il exprime dans un monologue en forme de parole secrète adressée au roi :
¿ Qué importa, rey y señor,
que vos me hagáis general,
si ha sido mi suerte tal
que he nacido sin honor ? (vv. 1339-1342)
14La souffrance d’honneur renvoie le protagoniste à la source de tous ses maux, sa mère, qui l’a placé dans cette contingencia et lui a laissé cette confusión. Pour échapper à ce facteur de bassesse, il se tourne vers sa « mère par substitution », son épée, pour l’instant seul élément d’intégration et d’élévation, à qui il s’adresse au seuil d’un événement crucial pour sa destinée (« Hijo soy de vuestras obras ; / por vos sola he merecido / madre : aquí venganza os pido », vv. 1371-1373).
15Avec le tableau n° 5, l’intrigue prend un tour éminemment politique en accentuant les foyers d’angoisse, dans la mesure où l’image du roi, son pouvoir, la stabilité de l’État, l’Ordre social, se trouvent en péril, pour deux raisons. La première est liée à la question dynastique et à la solution, que l’on devine passagère, trouvée par le monarque. Cette perspective est renouvelée lorsque la reine reproche au souverain de passer trop de temps en conversations avec sa fille et de ne pas prêter une attention suffisante aux affaires de l’État. La deuxième raison, d’intensité supérieure, tient à la vengeance de Delfín, qui a tué l’Amiral. Mais si le protagoniste ne pouvait faire autrement que de se battre contre le dignitaire, ce qui constitue pour lui une preuve de grande noblesse ne peut être perçu par le groupe nobiliaire que comme une folle audace de la part de celui qui a les apparences du roturier. C’est à partir de ce point de vue idéologique qui rejette Delfín du système de l’honneur, que l’un des marquis s’adresse au roi avec ces mots :
[...] destierra
de tu pecho afición tal,
y haz justicia, que rey eres ;
muestra, como rey, poderes,
o teme desdicha igual, (vv. 1428-1436)
16Le monarque ne peut que céder à cette injonction afin de dissiper les facteurs de risques majeurs et Delfín lui-même l’encourage, montrant par là sa conscience des intérêts supérieurs de la collectivité. En confessant sa tristesse, le roi ordonne l’emprisonnement du jeune homme.
17On se rend compte à ce moment combien la réalité idéologique – la blessure d’honneur pour Delfín et la réaction des nobles –, représente aussi le moyen d’éviter l’inceste qui appartient, lui, à la secrète réalité des interdits, non théâtralisée. Mais si cet élément du processus d’évitement dépend encore de l’enchaînement des faits résultant de la chute de Delfín, cette dernière constitue une situation intolérable et qui doit être réparée pour un héros fondamentalement positif...
18Cette réparation attendue puise sa dynamique dans le hasard théâtral qui consiste pour le personnage déchu à se retrouver (avec son valet qui se lance dans une histoire amusante) dans le même cachot que le roi de Bohème (tableau n° 6). En cela, le poète renoue avec le motif de la guerre et l’amplifie par l’annonce de l’approche des troupes ennemies commandées par l’infante Margarida, sœur du monarque prisonnier, facteur de relance qui ne deviendra opératoire que dans l’acte suivant. Pour l’instant, la scène est le lieu de deux quiproquos. D’une part, Linda, déguisée en homme, fait irruption dans la prison et propose à Delfín – qui, dans l’obscurité, ne la reconnaît pas –, de lui permettre de s’enfuir, car les nobles réclament maintenant sa mort. Au nom de sa loyauté, le héros refuse et la belle repart seule, tandis que Pinalvo critique son maître pour n’avoir pas profité de cette occasion. D’autre part, voilà que Doricleo paraît dans l’intention de faire évader le roi de Bohême et de l’utiliser contre Delfín dans une vengeance future. En s’avançant, il aperçoit une ombre et pense se retrouver devant le souverain. En fait, c’est Delfín qui, ayant entendu les propos de son « frère », se fait passer pour le roi et le suit, avec son valet, tout en se promettant de le châtier une fois au loin. Au même moment, bien décidée à extirper son soupirant des geôles royales, Linda revient alors que le roi de Bohême reparaît sans que l’on distingue ses traits et suit ce libérateur inconnu. Les prisonniers sont donc redevenus disponibles pour la suite de la fable.
Acte III
Delfín, matricide et héritier du royaume
19Consacrée à l’axe tragique, la première séquence de cet acte (tableau n° 7) est animée par le spectacle de Fidelina, les cheveux fous, vêtue de peaux de bêtes et se demandant quand cessera cette vie dans ces solitudes, en expiation de ses fautes. Si le lecteur-spectateur attend la rencontre entre Delfín et sa mère, rendue possible par la libération involontaire du jeune homme, la mécanique théâtrale exploite d’abord la « thématique Doricleo ». Ce dernier découvre qu’il a permis la fuite de Delfin, lequel le domine encore mais le laisse partir à la condition qu’il avoue au roi toutes ses bassesses. De cette péripétie, le dramaturge tire quelques conséquences. D’abord, le portrait de Delfín s’enrichit d’une nouvelle preuve de la noblesse de celui qui sait pardonner mais qui traite encore son « frère » de villano, puisque ce dernier le restera, comme le rappelle le gracioso ; Cordeiro prépare donc les rebondissements futurs. Dans l’immédiat, ce départ laisse libre l’espace mère-fils, libéré aussi de la présence active du valet grâce à un sommeil propice. Au fond, la séquence qui se prépare est gouvernée par l’unité dialectique que constituent le motif essentiel de la triangulation familiale conjugué à la mission transgénérationnelle qui pèse sur le protagoniste. Delfín commence en effet par confesser sa tristesse au portrait (donc à l’instance paternelle) qu’il porte toujours sur lui, puis s’endort et se met à rêver d’une partie de chasse. Au plan scénique, le discours du dormeur est accompagné du mouvement de Fidelina qui s’approche mais recule soudain en coulisses : aiguillonné par ses songes, Delfín se lève brusquement et, croyant apercevoir un animal, tire un coup de pistolet vers Fidelina, qui revient s’écrouler au milieu du plateau. En se penchant sur le corps, le fils meurtrier laisse échapper le portrait de sa chemise, que la mourante remarque : après quelques questions, la voilà convaincue que ce jeune homme est le fils qu’elle a eu avec le roi d’Angleterre, secret qu’elle lui révèle en ajoutant qu’il a une sœur nommée Linda !
20L’acte matricide s’est donc déroulé pour Delfín dans un état second et répond à la malédiction du père de Fidelina, qui avait prédit que son fils la tuerait « sin querer, por que se cumpla / mi maldición y vengado / me vean las plantas mudas » (vv. 648-650). La prophétie s’est accomplie et dans son monologue douloureux, devant le cadavre de sa mère, Delfín réutilise, comme signe d’une trajectoire bouclée, quelques-uns des mots employés par son grand-père, lorsqu’il s’adresse aux « fieras brutas » (v. 2138), expression qui reprend celle de l’aïeul au vers 647, tout comme ces « plantas mudas » (v. 2153), comme l’avait fait ce dernier au vers 650. Bras armé de la fatalité, sans responsabilité, Delfín échappe aux lois des hommes et, surtout, son processus triomphal n’est nullement mis en péril. Au contraire, la mort de la mère représente l’ultime liberté pour le fils, puisque, dans son agonie, Fidelina lui fournit sa deuxième véritable naissance, après la renaissance par l’épée, nécessaire mais compensatoire. Grâce à ces nouvelles informations, le fils retrouve une origine et peut légitimement prétendre intégrer le groupe auquel il appartient, d’autant que cette mère lui demande de rechercher maintenant les sucesiones qui sont les siennes (v. 2110). En cela, elle l’inscrit dans une lignée, dans un processus de transmission à retrouver, ce qui fait de lui un personnage au statut résolument différent, car il devient héritier d’un pouvoir politique, jalon ultime après la simple recherche du père/géniteur qu’indiquaient les trois lettres.
21Si la déclaration de Fidelina a permis le rejet définitif des éléments d’angoisse liés au « vol » initial de l’identité du protagoniste, elle a aussi écarté ceux relatifs au risque d’inceste qui guettait le couple Delfín-Linda. Ce qui signifie que le protagoniste doit nécessairement constituer un autre couple. Tel est, au fond, le rôle dévolu à la séquence qui montre Delfín, bouleversé par ce qui lui arrive, sur le point de se transpercer avec son arme, lorsque des tambours résonnent : l’infante de Bohème, Margarida – que l’on entend parler en coulisses –, s’accorde un instant de repos tout en ordonnant à ses soldats de poursuivre leur route afin de préparer l’assaut contre Londres. Margarida s’avance, accourt auprès de Delfín et le dissuade de se tuer. Qui plus est, le protagoniste, qui fait preuve de sa grandeur d’âme, se retrouve général des armées de Bohême ! Il devra donc rebrousser chemin vers la capitale anglaise, le lieu social où son identité profonde doit éclater aux yeux de tous.
22Par ailleurs, Linda, à qui Delfín est interdit – sans qu’elle le sache –, est convaincue, depuis sa méprise dans les cachots, de conduire le jeune homme à l’abri de la forêt (tableau n° 8). Mais lorsque celui qu’elle guide retire son masque, elle reconnaît le roi de Bohème qui, lui, pense s’adresser à un homme ! Linda tire son épée et montre son visage, ce qui lui vaut quelques galanteries de la part du souverain, ébloui. À ce moment, des roulements de tambour se font entendre : les armées de Bohême approchent et on annonce que Margarida est assistée de Delfín, au grand étonnement du monarque. Cette nouvelle plonge Linda dans des abîmes de jalousie et enflamme son discours.
23C’est alors (tableau n° 9) que le dramaturge reprend la ligne « Doricleo » dans une scène animée : au palais, le roi d’Angleterre, une dague à la main, le poursuit en l’accusant d’avoir favorisé l’évasion du monarque ennemi et de Delfín, lequel aurait profité de sa fuite pour enlever Linda. Doricleo rétorque qu’il a agi sur ordre du duc Florante et, à cet instant, des voix s’élèvent à l’intérieur pour réclamer la mort du duc ! La reine paraît alors et annonce que les nobles se révoltent ! Un marquis entre à son tour et exige du roi le châtiment du dignitaire félon, tandis qu’un autre vient informer tout le monde que le peuple se soulève aussi. Quant aux troupes de Bohème, elles campent déjà sous les murs de Londres !
24Cordeiro s’applique donc à créer un état de tensions extrêmes avec une accumulation où tous les niveaux se rencontrent : problème dynastique, agitation nobiliaire, explosion populaire, proximité des armées ennemies. Avec cette image du chaos, l’œuvre accède à son climax ; il est donc temps d’inaugurer la phase descendante et intégratrice de la pièce. Le dramaturge, qui doit assurer le succès du choix triomphal, annule le risque de guerre par le mariage du roi de Bohême et de Linda, ce qui laisse prévoir un rapprochement entre les deux pays. Dans le même sens, Delfín a été remarqué par Margarida, et le lecteur-spectateur pressent que les deux jeunes gens uniront leur destinée : la pression extérieure n’existe donc plus. En même temps, cela a permis de recomposer la problématique des couples et éloigne définitivement le risque d’inceste. Reste la question interne ; elle est double et elle tient en grande partie à la parole de Delfín – la didascalie prévoit qu’il entre en scène à cheval – , signe d’une nouvelle puissance. L’une des composantes de cette question passe par la ligne « Doricleo ». Il suffit à Delfín de déclarer que la rébellion des nobles n’est que le résultat de la jalousie du « frère » félon : le duc est innocent et lui-même n’a pas enlevé Linda. Quant au problème dynastique, lié aussi à la place indue qu’occupe la jeune femme, elle est réglée par la proposition du roi de Bohême qui, après les confessions de Delfín, sait qu’il détient les clés de la dynastie anglaise : il s’offre donc « a detener el incendio / de tan rebeldes vasallos » (vv. 2600-2601), en signe de solidarité contre l’inadmissible prétention des vassaux à se dresser contre leur roi. Cela passe par la « reconnaissance » de Delfín grâce aux deux pièces de ce grand rébus qu’a été la trajectoire du jeune homme : le portrait que le héros porte toujours sur lui ainsi qu’une bague, cadeau du roi séducteur à Fidelina – qui l’avait donnée à son fils avant d’expirer –, bijou que le monarque anglais reconnaît évidemment. L’héritier mâle du trône menacé – dont la royale lignée peut enfin être prouvée – vient donc d’être trouvé. Le souverain anglais recompose alors la vraie famille du héros, en précisant la parenté entre Linda et Delfín – ce qui a une fonction cathartique face au tabou –, en omettant tout propos concernant la mère – silence obligé sur le personnage de la Tâche –, et en valorisant la seule voie masculine, celle de l’honneur et celle qui autorise la succession :
Vasallos, éste es mi hijo ;
éste es único heredero,
hermano de doña Linda
y nieto del duque Anselmo :
éste es vuestro rey, vasallos, (vv. 2791-2796)
25Ainsi donc, le problème dynastique est aplani, la menace extérieure évitée, les dissensions internes sont apaisées, la mère lascive est punie, et le héros a réalisé ses désirs de couple et d’identité. En même temps, le public a été choyé. Le conte de fées a présenté un jeune homme qui se retrouve fils d’un roi et qui épouse une princesse. Une jeune fille haïe par sa marâtre s’est mariée à un souverain. Mais cette marâtre est aussi la mère d’un prince qui a été tué et elle a eu l’occasion d’exprimer sa douleur. Une autre mère, Fidelina, a été abattue par son enfant et la scène l’a montrée vêtue de peaux de bêtes. Malédictions, prophéties et énigmes ont créé une atmosphère mystérieuse. Une femme s’est déguisée en homme et la pénombre suggérée de la prison a favorisé une série de méprises. Duels et combats, racontés ou représentés, ne manquent pas. Deux hommes se sont battus pour le gant d’une belle. Le valet a disserté à sa manière sur les liens impossibles entre pauvreté et amitié et évoqué les horreurs de la guerre, avec la description de la réalité physique, morale et sociale des vieux soldats invalides ; il a aussi brocardé les officiers chargés de plumes et bien à l’abri des coups d’épées...
26Le spectacle a été brillamment assuré, le domaine idéologique de l’actualité sociale a fait bon ménage avec un vieux tabou, et, au bout du compte, l’Ordre a été trouvé encore une fois dans une comédie sérieuse que le grand Corneille eût appelée une « comédie héroïque ».
Notes de bas de page
1 Ce nom est absent de Genealogía, origen y noticias de los comediantes de España, ed. de N.D. Shergold y J.E. Varey, Tamesis Books Limited, Londres, 1985. Dans sa dédicace à Lourenço Pires de Carvalho (personnage peu connu dont on trouve trace dans les Memórias históricas da Bahia do Coronel Ignacio Accioli de Cerqueira e Silva, Bahia, 1925, vol. 2, p. 44), le dramaturge précise que cette représentation eut lieu « ... estando v. m. com todos os fidalgos d’este reino n’aquella immortal jornada, em que se restaurou a Bahia ». Or la reprise de Bahia date du 30 avril 1625, et Cordeiro ajoute : « Fez-se [...] com tanto aplauso, que a pediu a universidade de Coimbra, para se fazer nas testas de Santa Isabel ». Les fêtes célébrant la canonisation de la reine Isabelle commencèrent le 4 octobre et il est par ailleurs établi que le Pátio das Arcas, haut lieu de la comédie espagnole au Portugal, était en activité en juillet et août de cette année. Il est donc possible d’affirmer que Manuel Simón joua cette pièce à Lisbonne pendant l’été 1625 et à Coimbra à l’automne de la même année. Il se trouve que les relations de ces dernières festivités laissées par Fernão Correia de Lacerda et Nicolau Carvalho font silence sur ce point, mais le fait que Cordeiro désigne clairement l’Université comme demanderesse de cette œuvre conforte suffisamment l’idée selon laquelle la comedia du Lisboète était l’une des deux pièces représentées lors de ces cérémonies (Dans son ouvrage O teatro em Coimbra. Elementos para a sua história, 1526-1910, Coimbra, Câmara Municipal, 1959, p. 60, José Pinto Loureiro fait allusion à ces oeuvres en provenance de la capitale – sans les nommer –, que l’on donna pendant deux jours, « na praça pública, onde se fez um grande teatro »).
2 Il s’agit d’un opuscule de 28 pages, imprimé à Séville (Imprenta Real) et conservé à la Bibliothèque Universitaire de Valence sous la cote T. 102-7. Sous réserve d’investigations plus poussées, au moins six publications de ce type sont répertoriées : deux à Madrid, une à la Bibliothèque Universitaire de Coimbra, une à Valence, une autre à la Public Library de Boston et une sixième à la British Library. Aucune d’entre elles n’est datée.
3 B.N. Madrid, 14781 – 8, imprimée à Séville sans autres indications.
4 On se souvient que dans La manzana de la discordia y robo de Elena, de Guillén de Castro (1620 ? 1622 ?), Paris porte sur sa bague, pour toute identité, les trois lettres HDP.
Auteur
Université de Toulouse
FRAMESPA – UMR 5136 CNRS LEMSO
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