Paul Ourliac, un homme du Midi1
p. 669-675
Texte intégral
1Une part importante de l’œuvre de Paul Ourliac a été consacrée à l’histoire du droit privé méridional. Bien des qualités le prédisposaient à ce champ d’étude : son goût pour les subtilités de l’analyse juridique, son intérêt pour les rapports humains, son incomparable science des archives. Mais on ne consacre pas autant d’années et autant de travail à un objet d’étude, si on n’a pas avec lui quelques profondes affinités. Paul Ourliac était un homme du Midi, charnellement attaché à ses terroirs, à ses paysages, aux vallonnements de l’Agenais, aux montagnes d’Andorre, aux coteaux du Lauragais et, bien sûr, aux vieilles rues de Toulouse. Au cours de sa carrière, des sollicitations flatteuses n’ont pas manqué : la Faculté de droit de Paris, la Cour de cassation entre autres ; s’il n’y a jamais cédé, c’est par crainte de s’éloigner trop durablement des lieux qu’il aimait, mais c’est aussi parce qu’il était convaincu que l’on ne parle bien que de ce que l’on connaît intimement. Avec le recul, l’ancien thésard – ce terme horrible n’était pas encore en vogue – embourbé dans ses dépouillements, comprend mieux le conseil du maître, reçu avec perplexité : « sortez des archives, regardez le pays, rencontrez les gens ! ».
2La première rencontre de Paul Ourliac avec le droit privé méridional se fit en Avignon, une ville qu’il connaissait bien et aimait pour ses allures romaines, dans des registres de notaires des XIVe et XVe siècles, dépouillés pour sa thèse de l’École des Chartres et dans les épais recueils de consilia d’un jurisconsulte comtadin, Étienne Bertrand, exhumés pour la thèse de doctorat en droit. La démarche du jeune chartiste ne manquait pas d’audace : il n’était pas encore très courant d’aller chercher dans la pratique quotidienne, au plus près du réel, les traits du passé d’un droit. Seuls, avant lui, un de ses maîtres, Auguste Dumas, pour le droit des gens mariés dans la famille périgourdine et Roger Aubenas pour le testament et l’adoption en Provence, l’avaient précédé dans cette voie.
3Le tableau de l’état du droit méridional que trace Paul Ourliac préfigure déjà les grandes lignes et les apports des recherches futures. En cette fin du Moyen Âge, l’application dogmatique des lois romaines n’a pas encore imposé ses marques. Il existe encore un véritable droit coutumier, appuyé sur des statuts urbains encore vivants et sur l’art des notaires qui se montrent capables de tenir en échec les règles romaines dans de nombreux domaines : l’exclusion des filles dotées, une puissance paternelle aux effets limités, des tendances communautaires qui s’expriment dans les relations entre époux ou dans l’adoption par affiliation, un droit des biens contaminé par les idées féodales, pour se limiter à quelques exemples. Deux études sur le droit des personnes et sur le mariage en Avignon publiées quelques années plus tard prolongeront la réflexion. A plusieurs reprises, Paul Ourliac compare l’application du droit romain, et même du droit canonique dans le Midi jusqu’au XVIe siècle à celle des règles de droit dans le monde anglo-saxon : « c’est un ‘standard’, une ‘directive’, ce n’est pas encore un cadre rigide, des catégories prédéterminées, où il faut tout faire entrer ».
4La problématique de l’attachement des méridionaux à un droit propre imprégné de romanité, mais d’essence coutumière, à la fois simple et cohérent, divers et homogène, était ainsi lancée. Mais c’est dans « l’autre Midi », dans cette Gallia comata que César opposait déjà à la Gallia togata qu’elle devait prendre son essor. Après son installation à la Faculté de droit de Toulouse, dès le début des années 1950, Paul Ourliac commence à inventorier les ressources documentaires et archivistiques des pays de Garonne, du Toulousain à l’Agenais, puis de la Gascogne jusqu’aux vallées des Pyrénées. C’est dans le Sud-Ouest qu’il va établir son « terrain », comme disent les ethnologues.
5Un article paru en 1953 dans ľAnuario de Historia de Derecho español a une véritable valeur programmatique. Paul Ourliac commence par soutenir que la célèbre distinction entre pays de coutumes et pays de droit écrit n’a pris sa forme absolue qu’au XVIe siècle et que jusqu’aux XIIIe et XIVe siècles, les populations méridionales ont vécu, comme celles du Nord, sous l’empire des coutumes et si la réception du droit romain les a assez rapidement éliminées dans l’est et au centre du domaine méridional, elles ont beaucoup mieux résisté dans le Sud-Ouest. Ce droit coutumier s’est exprimé dans la floraison d’innombrables chartes de franchises et de statuts municipaux plus ou moins bien inventoriés et édités par l’érudition locale, mais il en reste encore beaucoup à exhumer ; sur la façade Atlantique et dans la zone pyrénéenne il existe même de véritables coutumes territoriales qui n’ont rien à envier à leurs homologues du nord de la France.
6Au-delà de leur recherche et de leur édition dans le respect des règles scientifiques, il s’agit d’exploiter ces chartes pour une meilleure connaissance du droit méridional, car beaucoup d’entre elles contiennent des dispositions de droit privé, de droit pénal et de procédure. Paul Ourliac expose les grandes lignes d’une projet qui peut se résumer en trois points. Renouant avec une méthode qui avait été celle des premiers historiens du droit au XIXe siècle, Klimrath et Laboulaye, disciples français de l’École historique de Savigny, il préconise de rechercher, institution par institution, l’aire d’expansion de tel ou tel trait coutumier, d’en repérer les limites et de tracer les contours d’une géographie du droit méridional, pour en faire apparaître les caractères originaux. À la même époque, Jean Yver venait d’expérimenter cette même démarche pour le groupe des coutumes de l’Ouest. Le maître de la faculté de droit de Caen et Paul Ourliac furent les pionniers d’une méthode qui a beaucoup fait pour la régénération des études d’histoire du droit privé.
7 Dans ce même article, Paul Ourliac avance aussi une idée très féconde : rapprocher le droit et le langage, « ces deux facteurs essentiels de toute vie sociale ». Contrairement à une tendance au repliement sur soi, récurrente chez les historiens du droit, il indique clairement que les phénomènes juridique ne peuvent être isolés des autres phénomènes sociaux. Dans l’immédiat ce rapprochement servait son argumentation en faveur d’une géographie coutumière et quelques années plus tard, il devait l’illustrer de façon magistrale dans une contribution aux Mélanges Henri Lévy-Bruhl : « Coutumes et dialectes gascons (Note sur la géographie coutumière du Sud-Ouest au Moyen Âge) ». Mais il témoignait déjà d’une sensibilité en faveur d’une approche anthropologique des phénomènes juridiques. Le droit comme le langage sont pour les anthropologues d’importants marqueurs d’identité culturelle ; Paul Ourliac, dans les années 50, en avait eu l’intuition et cela explique l’intérêt et la sympathie qu’il portera à l’émergence en France d’une anthropologie du droit, grâce, pour une bonne part, à des historiens du droit qui reconnaissent volontiers en lui un inspirateur.
8Le troisième axe de la méthode est le comparatisme. Pour tenter de percer le « secret des origines », Paul Ourliac invite les chercheurs à confronter les systèmes coutumiers, et ce n’est pas un hasard si son article programmatique a été publié en espagnol, en hommage à l’historien Hinojosa, spécialiste des fondements germaniques du droit espagnol. « Quelle parenté unit le droit français avec le droit espagnol ou portugais ? », la question était posée, elle ouvrait une piste à la curiosité des historiens de part et d’autre des Pyrénées. Elle sera maintes fois explorée avec profit.
9Géographie coutumière, approche de type anthropologique, comparatisme, telles sont les composantes originales d’une méthode que Paul Ourliac mit en œuvre et qui va porter rapidement ses fruits. Dès 1952, il s’était intéressé à une institution coutumière s’il en est, le retrait lignager, pour constater l’ancienneté de son application et sa persistance dans le Sud-Ouest, preuve de l’enracinement des solidarités familiales. Au cours des années suivantes, diverses institutions feront l’objet d’études qui constitue chacune un jalon dans la progression des connaissances. En 1956, ce sont les droits de la veuve et notamment la pratique de l’augment de dot répandue en Gascogne, puis une remarquable étude consacrée à la famille pyrénéenne dans laquelle Paul Ourliac vérifie par l’histoire les célèbres observations réalisées au XIXe siècle par le sociologue Le Play dans la vallée de Cauterets. L’année suivante, le congrès de la Société Jean Bodin lui fournit l’occasion de faire l’inventaire des dispositions de droit privé contenues dans les chartes des villes du Midi. En 1959, il souligne l’archaïsme de ces mêmes chartes du Sud-Ouest en matière de duel judiciaire dont il fait remonter l’origine à la persistance de la législation carolingienne. Au cours des années 60, ce sont les coutumes de l’Agenais qui retiennent son attention en préparation d’une entreprise d’édition qui verra le jour vingt ans plus tard, puis le droit toulousain, spécialement dans ses pratiques testamentaires au XIIe siècle qui restent résolument à l’écart des novations introduites en bas Languedoc par la diffusion du droit de Justinien, et dans l’application au XIVe siècle du célèbre article 124 de la coutume toulousaine qui, en l’absence de descendant, remet la succession d’un intestat à ses parents paternels à l’exclusion de la mère.
10 Cette méthode et son incomparable science du droit, Paul Ourliac les a fait aussi partager à des élèves qui gardent un souvenir ébloui des séminaires qu’il animait. Au cours de cette période, un certain nombre de thèses qu’il a dirigées, de recherches qu’il a suggérées et encouragées sont venues apporter leur pierre au chantier qu’il avait ouvert. Son rayonnement n’avait guère besoin de cadre formel pour s’exercer, mais, lorsque après 1968, les réformes universitaires qu’il n’avait guère approuvées, eurent au moins le mérite, à ses yeux, de fournir à la recherche des moyens humains spécifiques, il obtint sans difficulté de l’Université et du CNRS, la direction d’une équipe. La création du Centre d’Étude et de Recherche des Textes Juridiques Méridionaux, et la collaboration de qualité d’Anne-Marie Magnou et de Monique Gilles lui ont permis d’envisager des entreprises de longue haleine, comme l’édition de cartulaires et de corpus coutumiers. Henri Gilles évoque ici-même tout ce pan de l’activité scientifique de Paul Ourliac, sans lequel, ce chartiste dans l’âme n’envisageait pas un progrès sérieux des connaissances ; mais on peut rappeler que le CERTJM fut aussi un lieu de rencontre et de contacts interdisciplinaires avec des chercheurs attachés à l’étude des sociétés méridionales comme les linguistes René Seguy et Xavier Ravier, responsables de la confection de l’atlas historique des dialectes gascons ou l’équipe des médiévistes toulousains autour de Philippe Wolff, Pierre Bonnassie et Maurice Berthe. C’est donc tout naturellement que le CERTJM deviendra après 1979 une des principales composantes de l’Institut d’Études Méridionales, affirmant ainsi la place de l’histoire du droit dans le concert des disciplines historiques.
11Vers le milieu des années 1970, les recherches étaient suffisamment avancées pour qu’une première tentative de synthèse soit possible. Paul Ourliac saisira l’occasion de la publication en 1976 des Mélanges offerts à Jean Yver : sa contribution est consacrée à « l’esprit du droit méridional ». Dans les pages qui concernent le droit privé, il relève systématiquement les similitudes entre le nord et le midi. Ainsi, écrit-il : « Pour les règles de procédure, l’identité est presque absolue. Les statuts reprennent les règles des Établissements de Saint Louis ou du Livre de Jostice et de Plet, en alléguant, comme ceux-ci les anciens usages du pays ». Le système des cautions et des preuves, les règles du duel judiciaire, les actions possessoires se ressemblent, et Paul Ourliac y voit la trace persistante de la législation carolingienne. C’est dans le droit familial que les similitudes sont les plus fortes. La liberté de disposer des biens du lignage est très limitée et la réserve ainsi que le retrait protègent les proches ; la règle paterna paternis est d’application générale. Certes, l’aînesse pyrénéenne s’oppose à l’égalité qui règne dans les pays de l’ouest et surtout du nord, mais elle n’est pas ignorée et « le climat de la plaine de Garonne rappelle parfois étrangement le droit flamand ». Le régime dotal s’accommode fort bien de pratiques communautaires, surtout dans les couches inférieures, et l’oscle ou augment a des allures de douaire. Paul Ourliac prend un certain plaisir à souligner que certaines règles se sont formées plus tôt dans le sud que dans le nord. Sans doute son Midi est toujours beaucoup plus gascon et aquitain que languedocien ou provençal et il met certaines ressemblances au compte d’éventuelles influences partagées par des populations qui vécurent assez longtemps une communauté de destin sous l’empire des Plantagenets. Une différence majeure oppose néanmoins le Midi au Nord : le régime de la terre. Les campagnes méridionales ont largement échappé à l’emprise féodale, du moins conçue sous les traits du « système féodal classique », cet idéal-type inventé au XIXe siècle par Adhémar Esmein et systématisé plus tard par F.-L. Ganshof, que les historiens du droit ont si longtemps traîné dans leurs manuels, souvent plus par routine intellectuelle que par conviction.
12La question de la nature du système féodal traverse toute l’œuvre de Paul Ourliac. Une de ses toutes premières recensions à la Bibliothèque de l’École des Chartes avait été consacrée en 1941 aux deux tomes de la Société féodale de Marc Bloch, un de ses derniers articles publiés à la RHD, en 1994, s’intitulait « la féodalité et son histoire » et contenait une magnifique leçon d’historiographie. Entre ces deux dates, sa pensée a profondément évolué : en 1941, tout en louant les qualités d’un livre « brillant à souhait », il reprochait au fondateur des Annales sa démarche sociologisante qui aboutissait, d’après lui, à sous-estimer l’importance de « l’union de la vassalité et du bénéfice qui est, en somme, l’essence de la féodalité ». Paul Ourliac était manifestement tributaire de l’analyse juridique qui se bornait à ne voir dans la féodalité qu’un ensemble normatif : le « lien féodo-vassalique ». Cinquante ans plus tard, il reconnaissait que « le système féodal classique » ne répondait à rien de réel, surtout dans le Midi. À vrai dire, sa conviction était faite depuis longtemps ; elle s’était nourrie au fil des ans d’une inlassable curiosité pour toutes les pistes de recherche ouvertes sur ces questions et, avant tout, sur son expérience personnelle des chartes. Dès ses premières études sur les sauvetés du Comminges, il s’était bien rendu compte que la fondation de ces villages par les Hospitaliers, dans le cadre des défrichements des XIe et XIIe siècles, s’était opérée dans un climat de liberté et même et si des déchéances de nature servile avaient pu se produire, elles avaient été tardives, vers la fin du XIIe siècle, sous les effets de la crise albigeoise. Le servage qui apparaît alors est manifestement importé et s’accompagne de formes spécifiques, tel l’hommage servile, qui expriment un besoin de protection et qui ne survivront pas au retour de la paix. Dans les actes du cartulaire de Lézat et dans ceux du Pays de la Selve, en Rouergue, Paul Ourliac découvre des sociétés rurales dominées par une couche de gros propriétaires fonciers, boni homines ou rics oms, possédant des alleux travaillés par des paysans placés dans une condition encore très proche du colonat du bas Empire et sur lesquels les propriétaires n’exercent qu’une justice foncière. Le fief existe, sa présence dans le vocabulaire de chartes est même précoce, mais ce n’est qu’un démembrement de la propriété alleutière, une sorte d’usufruit qui procure un revenu, mais ne comporte aucun vasselage ni aucun droit de justice.
13En 1959, dans un article qui fera date, Paul Ourliac étudie la convenientia, cet acte qui structure les rapports entre les puissants. Promesses de sauvegarde à l’origine, les convenientiae contiennent des engagements de toute nature, dont la généralisation stéréotypée constitue la matrice de pratiques coutumières. Elles expriment aussi la liberté et l’égalité qui règnent au sein de ces groupes dominants. Ainsi, par touches successives, c’est une féodalité bien particulière que Paul Ourliac fait apparaître pour le Midi, une féodalité sans féodalité. La parution en 1973 de la thèse d’Élisabeth Magnou-Mortier sur la Société laïque et l’Église dans la province de Narbonne du VIIIe au XIe siècle, le confirme dans ses positions : pour tout ce qui concerne la condition des terres et des personnes et les rapports de pouvoir qui en découlaient, le climat est demeuré romain, revivifié par la législation carolingienne. La justice publique et l’autorité sont restées entre les mains des dynasties comtales et les fondements de la société ne sont pas militaires : « elle ne connaît ni l’hommage ni la vassalité et le fief n’a pas de rôle essentiel ». C’est la force et la faiblesse du Midi. Cette société n’a pas survécu à la crise albigeoise et à la croisade. Paul Ourliac n’est pas loin de penser que s’il y a eu féodalisation, celle-ci est arrivée dans les fourgons des barons du nord, puissamment aidés par les juristes armés de la nouvelle science née à Bologne. Dans un bel article paru en 1965, dans les Cahiers de civilisation médiévale, il avait déjà montré avec quelle force la poésie des troubadours avait exprimé cette crise morale et sociale du tournant des XIIe et XIIIe siècles, et le regret de la perte des valeurs anciennes.
14Tel est le tableau que le maître toulousain traçait au milieu des années 70, notamment dans sa contribution aux Mélanges Yver, évoquée plus haut, et qu’il reprendra dans quelques publications postérieures. Ses idées lui vaudront même, à l’époque, chez les historiens de la cause occitane, une réputation flatteuse qu’il n’avait pas sollicitée !
15Mais la rigueur du savant ne pouvait se figer dans une position quelle qu’elle soit. L’histoire avançait et la nature de la féodalité méridionale faisait l’objet de plus en plus de travaux individuels et de colloques. Pierre Bonnassie pour la Catalogne2 et Jean-Pierre Poly pour la Provence3 avaient mis en lumière de profondes ruptures dans ces deux parties de l’espace méridional, aux alentours de l’an mil. Sur fond de crise économique et sociale, une nouvelle société serait apparue dans la violence et aurait engendrée de nouvelles hiérarchies et de nouvelles formes de dépendance. Reprenant ses recueils de charte, Paul Ourliac va trouver bien des similitudes avec son propre « terrain ». Il constate, lui aussi, que le langage des chartes s’obscurcit, signe d’un effondrement des restes de culture juridique antique. Il observe la montée en puissance de groupes de chevaliers domestiques d’assez basse extraction et la multiplication des châteaux. Certes, il ne suit pas jusqu’au bout ce courant historiographique, notamment sur le thème de la « terreur chevaleresque » qui, à ses yeux, a un fumet un peu trop marxisant ; il préfère mettre l’accent sur les efforts de l’Église pour canaliser cette violence. Mais c’est bien sur la problématique de la mutation que s’ordonnent les contributions rassemblées en 1993 dans Les Pays de Garonne vers l’an mil.
16L’ouvrage est paru alors qu’éclataient les premières escarmouches contre le « mutationnisme ambiant »4. Paul Ourliac a observé, de son œil ironique, les offensives et contre-offensives de cette nouvelle guerre de l’an mil que se sont livrés les spécialistes de la période. Chacun a cherché à l’annexer à son camp. Paul Ourliac a-t-il été « mutationniste », « hyper-romaniste » ou simplement un tenant de la théorie des « ajustements successifs » pour reprendre la typologie d’un des protagonistes ? Probablement tout cela à la fois, avec cette subtile capacité à accorder les discordances.
17Le tableau tracé en 1976 était sans doute trop simple à ses yeux ; il a passé les vingt années suivantes à affirmer les traits du droit méridional, à en préciser les couleurs pour en révéler la diversité et souvent la complexité, en allant, comme toujours, à la source même des textes.
18L’édition des coutumes de l’Agenais lui a ainsi donné l’occasion d’étudier le droit d’un pays traversé par de grands axes de circulation, ouvert aux influences mais qui a souffert, au bas Moyen Âge, d’être une zone frontière disputée entre Valois et Plantagenets.
19Avec le chantier des anciens fors de Béarn, c’est un autre monde qu’il abordera au cours des années 1980. Le droit pyrénéen lui apparaît alors comme un conservatoire d’archaïsmes, formulés dans une langue dure et parfois hermétique ; il le décrit aussi animé par de fortes solidarités s’exprimant dans des structures communautaires emboîtées, allant de la maison ou pays, en passant par le voisinage et la vallée.
20En définitive, l’image que Paul Ourliac nous laisse du droit méridional est celle de la complexité issue d’une tension entre l’attachement identitaire, peut-être d’origine ethnique – c’est le mystère insondable des origines –, et la nécessaire, l’indispensable ouverture aux influences, aux apports du droit écrit venu de l’est, des coutumes venues des pays de l’Ouest ou encore des fueros d’outre-Pyrénées, chaque communauté ayant géré cette tension à sa manière et selon ses besoins.
21Dans les dernières années, sa connaissance intime des mécanismes de production du droit méridional l’avait conduit à revenir à plusieurs reprises sur l’essence de la coutume, en prolongeant une réflexion qui, elle aussi, sous-tend toute cette partie de son œuvre. Il était persuadé que l’historien du droit ne pouvait aborder cette question sans l’aide du regard anthropologique. Voici ce qu’il écrivait en conclusion de son compte-rendu du bel ouvrage d’Anne Zink, l’Héritier de la maison qui s’est largement appuyé sur les méthodes qu’il préconisait dès 1953 : « le meilleur renseignement que l’on puisse retenir du livre de Mme Zink est celui de la persistance au XVIIIe siècle et de la complexité des coutumes. Elles répondent à un esprit qui, comme le disait Bergson, gît plus profond que les lois, mais elles se diversifient au gré des besoins, des désirs ou de l’histoire de chaque communauté. Le juriste a trop souvent la tentation de rechercher le général ou l’abstrait, et de faire du droit un sorte d’algèbre. Il est bien nécessaire qu’il retienne la leçon de l’anthropologue : la loi n’existe que par l’application qui en est faite ou l’interprétation qui en est donnée. Les communautés, les groupes sociaux jouant le rôle d’un prisme qui la reçoit en la réfractant ».
Notes de bas de page
1 Article paru dans Paul Ourliac, historien du droit, 1911-1988, Toulouse, Presses de l’Université des sciences sociales, 1999, p. 41-52.
2 Pierre Bonnassie, La Catalogne du milieu du Xe à la fin du XIe. Croissance et mutation d’une société, 2 vol., Toulouse, 1975-1976 ; voir le compte rendu de P. Ourliac dans le Journal des Savants, 1977, p. 43-48.
3 Jean-Pierre Poly, La Provence et la société féodale (879-7766). Contribution à l’étude des structures sites féodales dans le Midi, Paris 1976.
4 D. Barthélémy, « La mutation féodale a-t-elle eu lieu ? Note critique », Annales ESC, mai-juin 1992, p. 767-777, et « Encore sur le débat de l’an mil », RHD, 1995, p. 349-360 ; et les réponses de J.-P. Poly et E. Bournazel, « Que faut-il préférer au ‘mutationisme’ ? ou le problème du changement social », RHD, 1994, p. 410-412, et, « Post-scriptum », RHD, 1995, p. 361-362.
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