De la fin des coutumes à la survie des usages locaux
Le Code civil face aux particularismes1
p. 189-198
Texte intégral
1S’il est parfaitement légitime d’ouvrir un colloque sur la Genèse du Code civil par une quête des « héritages intellectuels », l’entreprise peut paraître un peu périlleuse lorsqu’il s’agit d’évoquer le legs de l’ancien droit et plus précisément celui des coutumes. En effet, d’entrée de jeu il est impossible de passer sous silence la loi du 30 ventôse an XII sur la réunion des lois civiles en un seul corps, sous le titre de Code civil des Français, et son fatidique article 7 : « À compter du jour où ces lois sont exécutoires, les lois romaines, les ordonnances, les coutumes générales ou locales, les statuts, les règlements, cessent d’avoir force de loi générale ou particulière dans les matières qui sont l’objet desdites lois composant le présent code. »
2L’article 7 prononce l’acte de décès de l’ancien droit et expressément celui des coutumes, et il peut paraître désagréable de commencer un colloque sur la genèse du Code en dressant une chronique nécrologique. Qui pourrait s’y résoudre ?
3Pourtant, c’est bien ainsi que certains ont vu la naissance du Code et le rôle de ses rédacteurs : ils auraient été les fossoyeurs d’un droit vivant au profit d’une législation arbitraire et désincarnée. Ce fut, par exemple, la position du grand juriste allemand Friedrich Carl von Savigny, dans la controverse qui l’a opposé à son collègue Thibaut, professeur à Heidelberg, à propos de la codification du droit allemand2. Ce dernier proposait une codification sur le modèle du Code Napoléon qui avait été introduit dans l’Allemagne rhénane. En 1814, Savigny publie son célèbre manifeste Vom Beruf unserer Zeit für Gesetzgebung und Rechtswissenschaft, (De la Vocation de notre temps pour la législation et la science du droit). Il y développe une conception organiciste et historique du droit : le droit naît dans la conscience du peuple (Bewustsein des Volkes) et s’exprime d’abord par la coutume, pour être ensuite progressivement précisé par le travail des juristes. Mais il ne doit pas être enfermé dans un code qui empêche toute évolution naturelle. Dans son ouvrage, Savigny attaque impitoyablement le Code Napoléon « qui avait pénétré en Allemagne et l’avait de plus en plus rongée comme un cancer ». La critique très vive est spécialement dirigée contre les rédacteurs qu’il traite d’ignorants et de faiseurs de systèmes. Il les accuse d’avoir coupé les racines du droit français en abolissant les coutumes et en les remplaçant par une collection de lois abstraites, imposées par la puissance de l’État.
4Dans ce manifeste, on peut voir l’expression aussi bien d’une réaction nationaliste que d’un tempérament conservateur animé d’une hostilité foncière à l’égard de la dimension révolutionnaire du code civil français. Mais les thèses de Savigny qui, en Allemagne, ont servi de fondement théorique à l’École du droit historique, ont soulevé aussi divers échos en France. Elles ont influencé des courants assez variés, pas tous hostiles au Code civil, loin de là, comme celui des « disciples français de Savigny », tels Athanase Jourdan ou Edouard Laboulaye3. Mais elles ont été reçues aussi par les tenants de la Contre-Révolution depuis Louis de Bonald jusqu’à certains disciples de Frédéric Le Play et même au-delà ; elles ont pu ainsi nourrir une critique du Code au nom de la tradition et du respect des particularismes et dresser la fameuse opposition du pays réel face au pays légal, chère à Maurras.
5Pour se faire une idée plus juste, il convient de voir comment a été traité l’héritage de l’ancien droit coutumier dans le processus de codification : a-t-il été véritablement récusé ou refusé ? Quelle a été l’attitude des rédacteurs à son égard ? Pour mener à bien ce rapide inventaire, il faut suivre le déroulement du processus en remontant à la veille de la Révolution.
Le pluralisme juridique de l’ancien droit
6En matière de droit civil, l’ancienne France a vécu jusqu’à la Révolution dans une situation de pluralisme juridique. Faut-il évoquer la soixantaine de ressorts coutumiers qui se partageaient la partie septentrionale du royaume, sans parler des 360 coutumes locales ou particulières répertoriées ? Des coutumes fixées lors de la grande vague de rédaction puis de réformation des XVe et XVIe siècles. Faut-il rappeler l’existence des pays de droit écrit, cette France méridionale qui vivait sous l’empire des lois romaines ? Un patchwork coutumier face à l’unité du droit écrit ? L’opposition est classique mais assez largement factice. En fait, l’unité du Midi était plus apparente que réelle, la jurisprudence des cours souveraines et surtout la pratique des notaires ayant pris bien des libertés avec les lois romaines et introduit une certaine diversité en fonction des besoins locaux.
7En revanche dans le nord, un effort doctrinal s’est enclenché assez tôt, dés l’époque des rédactions, pour tenter de dégager sous les divergences les principes généraux d’un droit authentiquement français : le « droit civil des Français » selon la formule du juriste Guy Coquille, par référence et en opposition avec le jus civile des Romains. Tout un courant doctrinal s’est ainsi développé à la suite de Coquille, de Charles Dumoulin, d’Antoine Loisel ou de Louis Le Caron pour rechercher ce droit français, à l’aide du comparatisme, c’est-à-dire la méthode des conférences4. Certains, au XVIIIe siècle, tel Bourjon, penseront le reconnaître dans la coutume de Paris, dont Brodeau vantait déjà, au siècle précédent, « l’air doux et salubre »5. La coutume de Paris sera présentée comme un modèle ou un standard, mais peu songeront à l’imposer à tout le royaume. D’ailleurs, bien des juristes coutumiers lui sont hostiles ; pour l’avocat Bretonnier ou le président Bouhier, le vrai droit commun est encore le droit romain, une opinion partagée évidemment par les juristes des pays de droit écrit comme François Boutaric. Sans doute, de beaux esprits commencent à ironiser sur un pays où « en voyageant, on change aussi souvent de lois que de chevaux6 », mais l’idée de codification, même si elle est dans l’air du temps7, paraît impraticable en France, pour deux raisons : il n’existe pas de volonté politique pour la mettre en œuvre et les Français n’en veulent pas.
8Malgré l’affirmation incontestable de son pouvoir législatif, la monarchie s’est peu risquée à intervenir dans le domaine du droit privé. Les grandes ordonnances de Louis XIV, l’ordonnance civile de 1667, dite Code Louis, comme l’ordonnance criminelle de 1670, concernent exclusivement la procédure. Lorsque le pouvoir royal a touché au fond du droit, ce fut au nom de l’ordre public. Ainsi en matière de mariage, l’ordonnance de Blois de 1579 ou la déclaration royale de 1639 qui ont organisé sa publicité et réitéré l’exigence du consentement paternel ont cherché à imposer « la révérence des enfants envers leur parents [qui] est le lien de la légitime obéissance des sujets envers leur souverain ». Quant aux ordonnances civiles de Daguesseau sur les donations (1731), les testaments (1735) ou les substitutions (1744), si le Chancelier a évoqué à leur propos « une espèce de code », elles n’ont concerné qu’une petite partie du droit privé et les remontrances de plusieurs parlements du Midi ont laissé subsister de notables divergences.
9À la veille de la Révolution, la prudence est encore de mise, comme en témoigne une déclaration faite au chancelier Lamoignon par Louis XVI, au cours du lit de justice du 8 mai 1788, consacré à la réforme judiciaire : « Il entre dans les vues législatives de Sa Majesté de simplifier ces coutumes diverses et d’en réduire le nombre, avec tous les ménagements que méritent d’anciennes lois, lesquelles sont liées aux mœurs locales »8.
10Précisément, la seconde raison du pluralisme juridique tient au fait qu’en 1788, les Français attendent bien des changements, mais certainement pas dans le domaine du droit privé. Force est de constater que l’on n’a relevé dans les cahiers de doléances aucune revendication en faveur de l’uniformisation ou de la codification du droit. Dans quelques dizaines d’entre eux, il est question de « code civil », mais il s’agit encore de la réforme des procédures. Les Français n’attendaient pas qu’on leur chamboule leurs droits. En fait, le pluralisme juridique n’était que l’expression de particularismes puissants, surtout dans l’organisation des rapports familiaux. La géographie des structures familiales, bien établie par les travaux de Jean Yver et de quelques autres9, a permis de repérer l’existence de trois grandes traditions :
une France qui privilégiait l’enracinement de la maison, de la « famille souche, grâce à des coutumes préciputaires dans le centre ou l’est, ou, dans le Midi, avec l’habitude de « faire un aîné » par testament ;
une France « ménagère » dans l’ouest qui favorisait l’installation des ménages sur la base d’une stricte égalité entre héritiers ;
une France de l’entre deux (Paris et l’île de France) où l’égalité était limitée par l’exclusion des enfants dotés. Ces différentes pratiques successorales se combinaient avec des particularismes dans les rapports entre époux : régime dotal ici, communautés plus ou moins poussées ailleurs, ou encore le système du douaire.
11Les Français ne souhaitaient pas que l’on changeât ces modes de vie. De même qu’ils n’attendaient pas que l’on bouleversât tous les usages qui, en matière de relations foncières, de baux ruraux, permettaient de se distinguer des autres, de se reconnaître dans un entre soi, facteur essentiel d’identification. Au fond, si une unification des coutumes pouvait se concevoir, c’était à condition que la règle appliquée à l’ensemble national, soit celle de sa paroisse, de sa vallée, de sa province10.
Le vertige de la table rase
12Avec le triomphe de la Révolution, tout change, au moins dans l’ordre du discours. L’unification du droit est désormais à l’ordre du jour. C’est le produit de la rencontre de deux maîtres mots des temps nouveaux : la Loi comme expression de la volonté générale et unique source du droit, et la Nation, corps politique qui transcende les particularismes et les attachements provinciaux. Le culte de la Loi et l’exaltation de la Nation vont pousser en avant l’idée de codification, mais paradoxalement sur un fond d’antijuridisme. En effet, l’idée de donner aux citoyens un corps de lois simples et claires et de leur permettre ainsi de s’approprier le droit sans intermédiaires, sans juges ni avocats, fut une des composantes essentielles de l’utopie révolutionnaire. Il n’est donc pas étonnant que la promesse de rédaction d’un « Code de lois civiles communes à tout le royaume » ait été contenu dans la loi judiciaire du 24 août 1790 et renouvelé dans la constitution de 1791. À partir de ce moment là, le sort de l’ancien droit et spécialement des coutumes paraissait scellé, celles-ci étaient condamnées à disparaître devant la loi triomphante.
13Au pire, elles furent désormais assimilées aux « restes honteux de la féodalité », au mieux présentées comme « une étrange bigarrure qui place sous des lois différentes les habitants d’un même État », suivant la formule employée par Cambacérès dans son discours préliminaire au 3ème projet de code rédigé en 1796, après l’avortement de deux premiers projets11. Car, on connaît le sort réservé à ce code révolutionnaire : « l’impossible Code », selon l’expression de Jean-Louis Halpérin12. Sans doute victime de la « force des choses », mais on ne peut s’empêcher de penser qu’il fut aussi l’objet d’une sorte de résistance passive du peuple français.
14Lorsqu’on s’interroge sur l’effectivité de la législation civile de la Révolution, on est obligé de constater qu’elle fut bien limitée. Tel est certainement le cas des deux lois rétroactives de l’an II : le décret du 12 brumaire sur les droits successoraux des « enfants de la nature » et celui du 17 nivôse imposant l’égalité absolue entre héritiers. Ces lois très idéologiques et très politiques ne furent que peu appliquées et assez rapidement abandonnées13. Quant à la loi sur le mariage, si la sécularisation fut bien acceptée, peut-on en dire autant du divorce, qui fut pourtant une authentique audace révolutionnaire ? Toutes les études montrent qu’il s’est agi surtout d’un phénomène essentiellement urbain et petit-bourgeois qui n’a pas profondément ébranlé les hiérarchies familiales traditionnelles14.
« Les codes des peuples se font avec le temps »
15Lorsque le chantier de la codification est relancé sous le Consulat, le climat a complètement évolué. Sans doute, existe-t-il désormais une volonté politique d’aboutir. Bonaparte a clairement l’ambition de se poser en nouveau Justinien, comme le montreront ici d’autres contributions, et, dans le même temps, on ne rencontre plus la même prévention à l’égard de l’ancien droit, et particulièrement des coutumes. Le vertige si révolutionnaire de la table rase s’est évanoui, surtout après l’épuration du Tribunat, avec l’éviction des idéologues et des jacobins.
16Le célèbre quatuor auquel a été confié le travail de rédaction se compose de praticiens, des avocats formés sous l’ancien droit dont ils connaissent toute la complexité. Ils sont certainement acquis aux idées nouvelles, mais convaincus aussi de la nécessité de ne pas rompre brutalement avec le passé juridique de la nation. Ces idées admirablement exprimées par Portalis dans son célèbre Discours préliminaire : « Quelle tâche que la rédaction d’une législation civile pour un grand peuple ! L’ouvrage serait au-dessus des forces humaines, s’il s’agissait de donner à ce peuple une institution absolument nouvelle et si [...] on dédaignait de profiter de l’expérience du passé, et de cette tradition de bon sens, de règles et maximes, qui est parvenue jusqu’à nous et qui forme l’esprit des siècles », ou encore : « Un législateur isolerait ses institutions de tout ce qui peut les naturaliser sur la terre, s’il n’observait avec soin les rapports naturels qui lient toujours, plus ou moins, le présent au passé, et l’avenir au présent ». Ajoutons encore cette phrase définitive : « les codes des peuples se font avec le temps ; mais à proprement parler on ne les fait pas »15.
17L’inspiration de telles formules, Portalis l’a trouvée évidemment chez Montesquieu. En tout cas, elles n’émanent pas d’un laborieux « faiseur de lois » dénoncé par Savigny ; tout au contraire, l’auteur du Discours préliminaire développe une conception de l’historicité du droit très proche de celle du futur professeur berlinois16. Avec néanmoins une différence essentielle : l’un croyait à la possibilité d’un code, l’autre n’y croyait pas.
18Portalis était disposé à laisser une place à la coutume, même après la promulgation du code. On sait que le projet initial de la commission a comporté un Livre préliminaire inspiré du Traité des lois de Domat, composé de 39 articles répartis en 6 titres et qui est de la main de Portalis. La coutume est expressément visée dans deux articles du titre 1er, consacré aux Définitions générales : « Art. 4 : Le droit intérieur ou particulier de chaque peuple se compose en partie du droit universel, en partie des lois qui lui sont propres, et en partie de ses coutumes ou usages, qui sont le supplément des lois. Art. 5 : La coutume résulte d’une longue suite d’actes constamment répétés, qui ont acquis la force d’une convention tacite et commune », cette formule reprenant exactement une ancienne définition de la coutume.
19Face à cette intention clairement exprimée de laisser subsister un espace de vie à la coutume comme « supplément des lois », il est intéressant de rappeler les réactions des tribunaux d’appel qui furent consultés sur le premier projet de la commission. Sur 27 tribunaux interrogés, la grande majorité n’a soulevé aucune objection sur ces deux articles. Six seulement ont fait des observations, dont trois qui ont marqué leur hostilité : les tribunaux de Lyon, d’Amiens et de Rouen.
20Le tribunal d’Amiens demande expressément la suppression de l’allusion à la coutume : « les coutumes non écrites ne pouvant faire loi sans donner lieu à une variation continuelle de jurisprudence »17. Celui de Lyon, de sensibilité jacobine, est plus véhément encore : « Les Français sont fatigués des lois romaines, étrangères à leurs mœurs, et d’un amas de coutumes et d’usages bizarrement incohérents », serait-il possible de les maintenir ? « ce que présagent les articles 4 et 5 du projet effraie les bons citoyens »18. L’attitude du tribunal de Rouen est aussi d’un légicentrisme tout révolutionnaire : « les coutumes et les usages, non sanctionnés par l’autorité publique ne peuvent avoir force de loi dans un gouvernement et surtout dans un gouvernement républicain, où la loi doit être une comme sa constitution »19. Mais ces mêmes juges, lorsqu’ils abordent les nouvelles dispositions prévues par le projet en matière de donations et de testament (titre 2 du livre 3) paraissent adopter une autre attitude. Ils s’insurgent contre la faculté d’avantager un héritier avec la quotité disponible et sans obligation de rapport, que semble prévoir le futur article 919 : « l’égalité du partage entre les enfants et descendants nous semble une loi de nature, de la justice et de la raison »20. En réalité, c’est moins l’égalité révolutionnaire qu’ils réclament que la défense de l’esprit de la coutume de Normandie, fidèle à une stricte égalité entre héritiers. De même, ils protestent un peu plus loin contre le choix de la communauté comme régime légal entre époux. Au nom de « l’intérêt des familles », ils s’alarment du risque de confusion des patrimoines que favoriserait un régime de communauté trop étendu21. En bons Normands, ils réclament donc le maintien du régime dotal, qui est un régime de séparation, et en même temps un « droit de mariage » pour l’époux survivant, c’est-à-dire un tiers en usufruit sur les acquêts. Ce qui correspondait aux dispositions de la coutume normande de 1583 (art. 329).
21Des réactions de ce genre, il y en a eu d’autres. Celle, par exemple, du tribunal d’appel de Montpellier dont l’avis est un long plaidoyer en faveur du maintien des pratiques locales fondées sur le droit écrit. Les juges méridionaux ont réclamé, eux aussi, le maintien du régime dotal, mais à la différence de ceux de Rouen, ils étaient pour l’élargissement de la liberté testamentaire au nom de « la libre disposition des biens qui fait le caractère le plus essentiel de la propriété », mais en réalité dans le but de maintenir l’usage de « faire un aîné »22. Une même loi pour tous, sans doute, mais à condition de ne pas changer les habitudes. En définitive, on sait que Portalis a dû se résigner à abandonner son Livre préliminaire, qui avait été rejeté par le Tribunat puis par le Corps législatif les 31 et 24 frimaire an X23. Pourtant de nombreuses coutumes ont survécu à la promulgation du code.
« Les lois doivent ménager les habitudes »
22La survie de l’ancien droit coutumier s’est opérée de deux manières. Il s’est d’abord perpétué dans le code lui-même grâce à la fameuse « transaction » dont on a souvent loué l’habilité. Il faut encore écouter Portalis, dans le Discours préliminaire :
Nous avons fait, s’il est permis de s’exprimer ainsi, une transaction entre le droit écrit et les coutumes, toutes les fois qu’il nous a été possible de concilier leurs dispositions ou de les modifier les unes par les autres, sans rompre l’unité du système, et sans choquer l’esprit général. Il est utile de conserver tout ce qu’il n’est pas nécessaire de détruire : les lois doivent ménager les habitudes, quand ces habitudes ne sont pas des vices24.
23Les contemporains ne s’y sont pas trompés et ont tout de suite reconnu ce qui, dans le code, relevait des principes nouveaux et ce qui appartenait aux habitudes anciennes. Au fond, l’œuvre de codification ressemble à ces édifices qui, à la même époque, furent construits en partie à l’aide de matériaux de remploi, prélevés sur des biens nationaux vendus et transformés en carrière.
24Dans l’année qui a suivi la promulgation du Code, un certain Henri Jean-Baptiste Dard, ancien avocat et professeur à l’Académie de législation, a publié un ouvrage dans lequel, article par article, il s’est attaché à donner les sources probables de toutes les dispositions du code civil, selon la méthode des conférences, familière aux jurisconsultes de l’ancien droit25. Le résultat ne surprend pas : un simple pointage montre que le droit coutumier est bien là où on pouvait l’attendre, et, évidemment, absent des domaines bouleversés par le droit révolutionnaire, comme aussi des matières où le droit romain s’était déjà taillé un empire sous l’ancien droit.
25Le Livre 1er consacré aux personnes est celui qui a été le plus influencé par les nouveaux principes pour tout ce qui concerne la jouissance des droits et l’état civil, le mariage et le divorce. Le droit romain a gardé aussi une notable influence avec 138 références sur 515 articles (26,8 %) pour la filiation, la minorité, la tutelle et l’émancipation. La place faite aux coutumes est très marginale avec seulement 31 références (6 %). Les 195 articles du Livre 2 sont inspirés à 58 % (112) du droit romain des biens, repensé à l’aune du concept central de propriété débarrassé par la Révolution des vieilles entraves féodales et collectives. Les coutumes ont néanmoins laissé leur marque sur une trentaine d’articles (15 %), pour l’essentiel au titre 5 des servitudes et des services fonciers. Enfin, dans le fourre-tout du Livre 3, consacré aux « différentes manières dont on acquiert la propriété », c’est dans le titre I Des successions et 2 Des donations et testaments que le droit coutumier est le plus présent (32 %), ainsi que dans le titre 5 Du contrat de mariage et des droits respectifs des époux (28 %), alors que le droit romain se taille la part du lion dans toutes les autres matières relatives aux contrats et à l’exécution des obligations, à l’exception du titre 7 Du louage où les coutumes conservent quelques positions.
26En fait, comme on le constate, la survie des coutumes à travers le code a surtout permis le maintien des modèles familiaux particuliers. Les populations et surtout les praticiens l’ont très vite compris. Les notaires ont su mobiliser toutes les ressources du code pour reproduire l’organisation familiale coutumière, en l’adoptant aux nouvelles donnes juridiques. Ainsi, par exemple, le système préciputaire en vigueur dans le Sud-Ouest et particulièrement dans les Pyrénées qui reposait sur « l’attribution préférentielle » de l’exploitation – la maison ou hostau – à un seul héritier s’est perpétué grâce à des « arrangements de famille » qui utilisaient toute une panoplie de pratiques : institution contractuelle d’héritier, donation de biens à venir, dispositions testamentaires sur la quotité disponible, cession de droits successoraux et même donations déguisées et versement de soultes sous-évaluées26.
27Tout cela s’est fait avec l’aide sinon la complicité des notaires et surtout l’accord des cadets cohéritiers, qui furent bien souvent les « victimes structurelles » du consensus familial, comme l’a montré Pierre Bourdieu dans ses fameuses études sur le célibat paysan en Béarn27. La flexibilité du code a permis ainsi la survie des particularismes des modèles familiaux et s’ils ont ensuite disparu ce n’est pas à cause de lui comme le pensent les traditionalistes, mais simplement la conséquence de « la fin des terroirs », selon l’expression de l’historien américain Eugène Weber28, c’est-à-dire la disparition progressive des vieilles civilisations rurales et l’uniformisation de la société française au cours du XXe siècle.
28En second lieu, les codificateurs ont aménagé un espace de survie aux coutumes par le renvoi aux usages locaux. Dans plusieurs passages du Code, au Livre 2, en matières foncières sur des questions d’usufruit (art. 590, 591, 608), de servitudes (663, 671, 674), au Livre 3, en matière de louage, de baux d’habitation et ruraux (art. 1736, 1745, 1748, 1753, 1754, 1757, 1758, 1759), pour l’interprétation des conventions (art. 1135, 1159, 1160) ou de manière plus ponctuelle dans le domaine de la vente (art. 1587, 1648), il est question d’« usages constants et reconnus, d’usages des lieux ou du pays, règlements particuliers et locaux » et même à l’article 593 de « coutume des propriétaires ». Cette délégation légale aux usages a été faite sans véritable débat et sans que les codificateurs ne prennent le soin d’en définir les termes, tant il leur paraissait évident qu’« une foule de choses sont nécessairement abandonnées à l’empire de l’usage, à la discipline des hommes instruits, et à l’arbitraire des juges »29. Un véritable pluralisme juridique a subsisté dans des domaines de la vie sociale et économique, qui sont encore important à l’époque. Dans les campagnes, les usages ruraux ont continué à vivre et même à se renouveler, avec toujours la difficulté à les saisir et à les enfermer dans un code. On sait qu’après l’échec d’une codification générale du droit rural sous l’Empire, diverses tentatives pour les compiler seront lancées à l’initiative des préfets ou les chambres d’agriculture, notamment en 1844 et 1924, avec des résultats variés selon les départements30.
29Enfin, il conviendrait de rappeler que le décret de ventôse an XII n’a abrogé les coutumes que dans les domaines qui ont fait l’objet des dispositions du Code. Il est donc des matières qui n’ont pas subi l’emprise de la loi et qui sont restées, au moins théoriquement, dans le champ de la coutume, mais un champ qui s’est réduit comme peau de chagrin.
30Peut-on, dans cette auguste enceinte, rappeler à mesdames et messieurs les sénateurs qu’ils ont récemment sonné le glas d’une de nos plus vieilles coutumes ? Par la loi du 4 mars 2002 relative au nom de famille, modifiée par celle du 18 juin 2003 (nouvel article 311-21), ils ont supprimé l’attribution systématique du patronyme fixe héréditaire aux enfants d’un couple. Il n’a pas fallu moins de deux lois passablement alambiquées pour abolir ce qui n’était qu’un usage non écrit mais vieux d’au moins huit siècles31. Les nouvelles dispositions sont entrées en vigueur depuis le 1er janvier 2005. Elles ont été motivées par des considérations idéologiques, mais guère attendues par la grande majorité de l’opinion. Est-il permis de se demander dans quels délais les mœurs céderont à la persuasive volonté des législateurs ?
Notes de bas de page
1 Article paru dans C. Gauvard (éd.), Les penseurs du Code civil, Coll. Histoire de la justice, n° 19, Paris, AHJF-La Documentation française, 2009, p. 172-182.
2 Z. Krystufek, « La querelle entre Savigny et Thibaut et son influence sur la pensée juridique européenne », Revue d’histoire du droit français et étranger, 44, 1966, p. 59-75 : A. Dufour, « L’idée de codification et sa critique dans la pensée juridique allemande des XVIIIe et XIXe siècle », Droits, Revue française de théorie juridique, 24, 1996, p. 45-50.
3 O. Motte, Savigny et la France, Berne, 1983.
4 J.-L. Thireau, « Le comparatisme et la naissance du droit français », Revue d’histoire des facultés de droit et de la science juridique (RHFDSJ), 10-11, 1990, p. 153-191 ; J. Moreau-David, « La coutume et l’usage en France de la rédaction officielle des coutumes au code civil : les avatars de la norme coutumière », RHFDSJ, 18, 1997, p. 124-157.
5 Fr. Bourjon, Le droit commun de la France et la coutume de Paris réduits en principes, Paris, 1747 ; voir A. Lefebvre-Teillard, « Les différents facteurs d’unification dans l’ancien droit », 1804-2004 Le Code civil un passé, un présent, un avenir, Paris, 2004, p. 84.
6 Voltaire, Dictionnaire philosophique, v° Lois civiles et ecclésiastiques.
7 Quelques philosophes en parlent, mais davantage pour l’étranger, comme Diderot qui s’est intéressé aux projets de Catherine II de Russie, ou Rousseau qui en traite dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne (1772).
8 Isambert, Recueil général des anciennes lois françaises, t. 28, n° 2470.
9 J. Yver, Égalité entre héritiers et exclusion des enfants dotés. Essai de géographie coutumière, Paris, 1965 ; E. Le Roy-Ladurie, Le territoire de l’historien, Paris, 1977, t. 1, « Système de la coutume », p. 222-251.
10 J. Goy, v° Code civil, F. Furet et M. Ozouf (dir.), Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, 1988, p. 509.
11 P.A. Fenet, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, Paris, 1827, t. 1, p. 175.
12 J.-L. Halpérin, L’impossible code civil, Paris, 1992.
13 J. Bart, « Les anticipations de l’an II dans le droit de la famille : l’intégration des « enfants de la nature », Annales historiques de la Révolution française, 67, no. 300, 1995, p. 187- 196 ; J. Poumarède, « La législation successorale de la Révolution entre l’idéologie et la pratique », dans I. Théry et Ch. Biet (éds.), La famille, la loi l’État, de la Révolution au Code civil, Paris, 1989, p. 167-179.
14 D. Dessertine, « Le divorce sous la Révolution : audace ou nécessité ? », La famille, la loi, l’Etat, p. 315-317 ; E. Philipp, « Le divorce à Paris sous la Révolution », La famille, la loi, l’État, p. 335-339 ; G. Sicard, « Les mariages à Toulouse durant la période révolutionnaire », La Révolution et l’ordre juridique privé, Rationalité ou scandale ?, Actes du colloque d’Orléans, 1986, Paris, 1988, p. 335-343.
15 Fenet, t. 1, p. 466, 476, 481.
16 Le rapprochement a été justement fait par W. Wilhem, « Portalis et Savigny. Aspects de la Restauration », Jus Commune, Sonderhefte 17, Aspekte europäischer Rechtsgeschichte, Festgabe für Helmut Coing, Francfort-am-Main, 1982, p. 445-456.
17 Fenet, t. 3, p. 125.
18 Fenet, t. 4, p. 27.
19 Fenet, t. 5, p. 459.
20 Ibid., p. 526-528.
21 Ibid., p. 530.
22 22 Fenet, t. 4, p. 419 à 538, voir spécialement les pages 514 à 519, dans lesquelles les juges réclament la réduction de la réserve héréditaire au tiers du patrimoine du de cujus. L’avis du tribunal de Montpellier sera exploité par Savigny pour démontrer la résistance des populations face à la codification.
23 Sur la discussion du Livre préliminaire : J. Moreau-David, art. cité, p. 146-153.
24 Fenet, t. 1, p. 481.
25 H.-J.-B. Dard, Code civil des Français, avec des notes indicatives des lois romaines, coutumes, ordonnances, édits et déclarations qui ont rapport à chaque article ou Conférence du droit civil avec les lois anciennes, Paris, 1805.
26 Ch. Lacanette-Pommel, La famille dans les Pyrénées de la coutume au code Napoléon, Estadens, 2003.
27 P. Bourdieu, Le bal des célibataires, crise de la société paysaebernne en Béarn, Paris, 2002.
28 E. Weber, La fin des terroirs, la modernisation de la France rurale (1870-1914), Paris, 1983.
29 Fenet, t. 1, Discours préliminaire, p. 469-470.
30 F. Fortunet, « Le code rural ou l’impossible codification », AHRF, 247, 1982, p. 95-112 ; L. Assier-Andrieu (dir.), Une France coutumière. Enquête sur les usages locaux et leur codification (XIXe-XXe siècles), Paris, 1990.
31 A. Lefebvre-Teillard, Le Nom ; droit et histoire, Paris, 1990, p. 20-48.
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