Rire et sainteté
p. 245-248
Texte intégral
1Risa y santidad
Introduction
2La visée exemplaire de la littérature hagiographique semble, à priori, ne pas faire bon ménage avec le rire. Ce sont cependant les rapports entre rire et sainteté qui ont été explorés lors du colloque intitulé risa y santidad (1er-2 avril 2004) en mettant en lumière le rire du saint, mais aussi le rire contre le saint (celui du bourreau, par exemple), ou encore le rire à propos du saint, éléments qui, tous, concourent à définir diverses catégories de "rire", depuis le ricanement sardonique jusqu’au "risus" de l’extase mystique, en passant par la vertu de Prudence qui conduit à l’eutrapélie.
3Ce sont tout d’abord les divers acteurs du rire, et les effets de ce rire en liaison avec la sainteté qui ont fait la matière des quatre premières communications fondées sur des analyses de textes hagiographiques en prose :
4José Aragüés Aldaz (Facecia, apotegma y hagiografía barroca : del ingenio a la stultitia (I) La risa ejemplar) explore un sous-genre bien particulier, celui de l’apophtegme hagiographique comique, qui réussit à combiner l’attrait de la formule condensée amusante avec la leçon de morale de l’exemplum. Cette forme brève propose généralement la vision d’un héros chrétien qui domine son antagoniste par l’esprit de ses propos. La littérature exemplaire a su voir l’enjeu du rire, et consacre fréquemment quelques chapitres à ce genre bref qui, partant de l’exemplarité propre à l’histoire racontée, aboutit à l’exemplarité d’une pratique contrôlée du divertissement.
5Claude Chauchadis (Lo ridículo mata a la hagiografía) démontre que, dans l’Espagne post-tridentine, on prend conscience que certains détails de récits hagiographiques sont si fantaisistes et ridicules "qu’ils incitent à la dérision plus qu’à la dévotion”, comme le reconnaît lui-même l’un des plus grands compilateurs de récits hagiographiques de l’époque, Alonso de Villegas. À travers quelques textes empruntés à la tradition concernant saint Vincent, saint Laurent, et saint Jacques, on souligne ici que c’est sur les récits de miracles que s’exerce plus particulièrement ce nouvel esprit critique des compilateurs, alors que les relations de martyres conservent intégralement et voient même s’intensifier les péripéties extraordinaires du récit.
6Michel Moner (Une sainte qui fait rire et sourire : sainte Thérèse d’Avila dans les Cuentos populares españoles de Macedonio Aurelio Espinosa) montre que certains contes folkloriques, issus de la tradition misogyne, sont détournés afin de ridiculiser la grande figure féminine de Sainte Thérèse d’Avila. La communication vise à souligner que ces récits portent la trace de polémiques autour du patronage de l’Espagne.
7Catherine Rondet-Monange (Risa del infiel y carnavalización del rito martirial en el Diálogo de los mártires de Antonio de Sosa) analyse le rire impitoyable de la foule des Infidèles qui accompagne, dans les rues d’Alger, le saint martyr vers son exécution et ritualise ce dernier cheminement du prisonnier chrétien selon des schémas présentant une homologie avec les manifestations carnavalesques de la culture européenne. Ce rire des bourreaux, renforçant le lien entre les souffrances du martyr et celles du Christ pendant la Passion, aggrave le supplice et donc la sainteté qui en découle, et, réalisant l’unité temporelle entre Histoire humaine et Histoire sainte, conduit à l’élaboration de nouveaux modèles de piété.
8Il était impossible de traiter des rapports entre rire et sainteté sans s’intéresser au genre théâtral de la "Comedia de santos". Quatre communications y sont consacrées.
9Elvezio Canonica (La figura del negro santo y su contrapunto burlesco en El santo negro Rosambuco de Lope de Vega) illustre le paradoxe auquel s’affronte Lope de Vega lorsqu’il décide de mettre en scène un saint noir, alors que les esclaves noirs sont, traditionnellement, dans la comedia, des personnages comiques. Pour éviter cette fâcheuse association, le dramaturge réussit à dévier sur un personnage de servante noire burlesque la charge de comique attendue par le spectateur, en jouant essentiellement sur les particularités linguistiques traditionnelles de ce type de personnage d’esclave noire, dont l’expression contraste totalement avec celle du saint noir célébré dans la pièce, qui, lui, s’exprime en parfait espagnol.
10Françoise Cazal (Un gracioso de comedia de santos : fray Junípero en El serafín humano de Lope de Vega). Dans une pièce où la peinture de la fondation des ordres franciscains occupe au moins autant de place que le récit de la vie de saint François, Lope non seulement exploite à fond l’exceptionnel potentiel comique que la tradition franciscaine mettait à sa disposition pour le portrait de Frère Junipère, l’un des compagnons de la première heure de saint François, mais l’enrichit de façon explosive de divers procédés empruntés au personnage du bobo comique du théâtre du XVIe siècle, faisant de l’innocent Junipère le deuxième personnage en importance dans la pièce après saint François lui-même.
11Miguel Zugasti (Santidad y comicidad en Santo y sastre, de Tirso de Molina), spécialiste de Tirso de Molina, expose une autre straégie possible au théâtre pour combiner ces deux éléments difficilement associables que sont rire et sainteté. Pour rédiger sa pièce en l’honneur de saint Homobone de Crémone, patron des tailleurs, Tirso a dû composer lui aussi avec la tradition populaire qui fait de cette profession l’une de ses cibles préférées. Pour satisfaire cette tradition, le dramaturge a choisi de donner à son personnage de saint une forte composante comique, mais en réservant toutefois l’essentiel de ces effets burlesques à la première partie de la pièce, ce qui lui permet de dégager une deuxième partie exempte du voisinage trop choquant du rire et de la sainteté, et dans laquelle les vertus du personnage d’Homobone, s’imposant malgré la tradition comique, prennent une valeur accrue, le comique initial donnant finalement plus de poids encore à la sainteté finale.
12Nathalie Gemin (Gracioso y santo a la vez : Serapión en Los siete durmientes de Agustín Moreto). Une quatrième et ingénieuse solution au difficile voisinage du rire et de la sainteté dans le personnage du saint est proposée par Agustin Moreto qui, mettant à profit les possibilités offertes par ce personnage multiple que sont les "Sept dormants" peut spécialiser l’un d’eux, Serapión, dans le rôle de gracioso, sans pour autant lui faire abandonner ses caractéristiques de personnage saint, et créant ainsi une autre forme d’équilibre, peu représentée dans la comedia du siècle d’Or, entre ces deux composantes dramatiques si différentes que sont le comique et la sainteté. Six "dormants" saints, un "dormant" saint et comique à la fois, voilà un exemple de plus qui tend à prouver que la comedia hagiographique espagnole ne peut se passer de comique, même si, comme on l’a vu, les dramaturges, en déployant tant de stratégies variées destinées à atténuer le choc entre ces deux notions, soulignent de ce fait la difficulté d’associer rire et sainteté au théâtre.
13Une dernière série de communications ouvre quelques perspectives sur la modernité, avec deux communications concernant le XVIIIe et une, le XXe siècle.
14Inmaculada Urzainqui (Un modelo de santidad alegre : Feijoo y Boneta). Dans la perspective de l’histoire culturelle de la pensée humoristique, on analyse ici les coïncidences idéologiques, ainsi que les divergences de point de vue, entre Feijoo et le Père Boneta (auteur d’une compilation de textes humoristiques destinés à l’édification des religieux et des dévots), dans l’élaboration d’un modèle de vertu au sein duquel la propension à l’humour et au rire joue un rôle fondamental.
15Aurélie Peladan (La virtud de eutrapelia en Gracias de la gracia del Padre Boneta). C’est encore le Père Boneta qui fait l’objet d’une deuxième approche, plus spécialisée, où l’on montre que selon ce compilateur d’anecdotes amusantes tirées de la tradition religieuse, hagiographie et rire ne sont pas incompatibles. Ces miscellanées de récits de provenance très variée visent à la saine détente des esprits fatigués par l’excès de sérieux de la vie dévote, mais en prenant garde toutefois de ne pas les éloigner du comportement modéré en toute chose qui doit être celui de l’homme vertueux (eutrapélie). Faisant du rire bienséant un instrument de plus mis au service du perfectionnement spirituel, l’ouvrage du Père Boneta nous permet de retrouver les motivations des recueils de littérature exemplaire du Moyen Age évoqués au début de ce même colloque. L’émergence, parmi les exemples cités dans cette étude sur Gracias de la gracia, d’un texte tiré précisément des écrits franciscains concernant la Vie de Frère Junipère, souligne aussi combien est étroit le petit monde qui réunit rire et sainteté.
16Isabelle Touton (El cómic La vie passionnée de Thérèse d’Avila de Claire Bretécher : una comicidad erudita e iconoclasta). À cheval entre le XXe siècle et le siècle d’Or, est développée une réflexion portant sur le choix original et inattendu, par la dessinatrice humoristique française Claire Bretécher, en 1980, de la Vie passionnée de sainte Thérèse comme source d’inspiration pour ses albums : ce travail met l’accent sur les traits spécifiques de la vie de la célèbre mystique espagnole qui semblent avoir stimulé particulièrement la verve humoristique de la dessinatrice parisienne, à savoir non seulement l’expérience mystique en soi, mais aussi le passage constant, chez sainte Thérèse, des préoccupations spirituelles aux préoccupations quotidiennes, ainsi que l’oscillation qui la caractérise entre l’humilité de la religieuse et l’orgueil de l’écrivain. L’indubitable documentation érudite qui sous-tend ce chef d’œuvre de la bande dessinée n’a en rien altéré la vigueur d’un humour qui – simple coïncidence ?– offre une image de la sainte assez proche de certaines des orientations les plus actuelles de la recherche concernant cette grande figure de la culture espagnole. Cette dernière communication a permis de clore le colloque en montrant que, même au XXe siècle, rire et sainteté n’avaient pas cessé d’inspirer l’imagination créatrice.
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