Églises et communautés d’habitants dans les Pyrénées centrales xive-xviie siècles (Val d’Aran et diocèse de Comminges)
p. 133-144
Texte intégral
1Pour les communautés d’habitants des Pyrénées centrales de la fin du Moyen Âge et de la première modernité, la distinction entre « château » et « église » a de quoi demeurer floue1. Aux clochers forts des villages semblent répondre, en périphérie des agglomérations, de vieilles tours médiévales dont la tradition fait remonter la construction aux temps mythiques des invasions sarrasines2. Elles restent cependant utilisées pour la surveillance des mouvements de troupes. Les églises, quant à elles, tiennent souvent lieu de forteresses, à une époque qui n’a pas encore connu les perfectionnements de l’architecture militaire qui relègueront ces vieux châteaux aux antiquités, et dans un contexte topographique de haute montagne peu propice au contrôle des gorges et défilés par les armées. Les exemples de ce que nous avons qualifié de « châteaux ecclésiaux » sont nombreux, comme Bagnères-de-Luchon, ou Sentein en Castillonnais, mais c’est encore en Val d’Aran que leur nombre et leurs développements défensifs sont les plus importants3.
2Pour comprendre cette situation architecturale, il est nécessaire de définir les rapports que les communautés d’habitants des Pyrénées centrales ont entretenu avec leurs églises, non seulement en tant que bâtiments, mais également en tant que structure d’encadrement des populations et de prélèvement comme d’investissement d’une part de leurs richesses.
3Trois questions nous guideront successivement dans cette tentative de synthèse, sur le long terme. Nous verrons d’abord comment, à la fin du Moyen Âge, ces montagnards parviennent à conserver un contrôle sur leurs églises et sur les revenus qui y sont attachés. Ensuite, au cours des XVe et XVIe siècles, la relative autonomie politique et religieuse de ces communautés montagnardes, dans un contexte de croissance économique, leur permet d’organiser pleinement leur défense autour des églises. Leur mise en réseau amène à la constitution d’organisations défensives aux velléités de reconnaissance militaire, voire politique. Enfin, nous terminerons par l’analyse de la place que conservent les églises montagnardes, en tant que bâtiments et institutions, aux cours des XVIe et X VI Ie siècles, à l’aube des grandes transformations qui voient l’affirmation de la réforme catholique conjointement avec la montée des Etats et la structuration d’une frontière politique4.
Comment ces communautés montagnardes ont-elles pu conserver le contrôle de leurs églises (XIIe-XIVe siècle) ?
Une réforme grégorienne qui se heurte aux montagnes
4Cette réforme, à laquelle le nom du pape Grégoire VII (1073-1085) est resté attaché, entend purifier les mœurs des ecclésiastiques, en luttant notamment contre le mariage des prêtres. Dans une même logique, elle s’attache à émanciper l’Église du pouvoir temporel, ce qui, localement, se traduit par la récupération du contrôle que certaines familles féodales exerçaient sur des églises et sur leurs desservants. Des réformateurs comme l’archevêque d’Auch, saint Austinde (1055-1068), l’évêque de Toulouse, Izarn (1071-1105) et l’évêque de Comminges, saint Bertrand (v. 1084-v. 1123), marquent de leur sceau cette première vague réformatrice. Elle a pour conséquence des mouvements de restitution de dîmes détenues par des laïcs, en direction d’institutions ecclésiastiques. Mais, en Comminges, il faut bien constater que seules quelques familles féodales du Bas-Comminges rétrocèdent ces biens et ces revenus, à des chapitres, et d’abord au chapitre cathédral, voire à des abbayes. Elles placent ainsi souvent leurs cadets pour lesquels elles constituent ainsi des tenures canoniales, qui demeurent ainsi sous le contrôle, plus ou moins occulte, des lignages.
5Ce n’est que tardivement, à la fin du XIIIe et même encore au XIVe siècle, que l’on assiste à un intense mouvement de restitution de dîmes qui, désormais, est généralisé à l’ensemble de l’espace diocésain. Le long épiscopat de l’archevêque d’Auch, Amanieu d’Armagnac (1262-1318) et l’opiniâtreté des évêques de Comminges, Arnaud-Roger de Comminges (1241-1260) puis Bertrand de Got (1295-1299), le futur pape Clément V, apportent l’efficace impulsion. C’est que de nouvelles dépenses justifient la recherche de ressources supplémentaires. De grands travaux sont effectués à la cathédrale, alors que l’on s’attache à promouvoir le pèlerinage au tombeau du saint évêque Bertrand, sur la voie de Saint-Jacques, et que de nouvelles prébendes sont fondées. Il en résulte donc une chasse impitoyable aux parts de dîmes encore détenues par les laïcs, et de manière générale, une ponction fiscale accrue sur les paroisses. On assiste alors à des réactions de révolte, comme celle des habitants de Valcabrère et des Baroussais qui, en 1305, non seulement refusent de payer, mais se jettent, au son du tocsin, sur le siège épiscopal, pillant et incendiant le palais épiscopal et les maisons canoniales.
6La situation politique des deux archiprêtrés du Val d’Aran est alors incertaine. Le roi d’Aragon et le roi de France s’en disputent la suzeraineté, alors que ses habitants continuent de jouir d’une relative autonomie. C’est un raid mené en 1283 par des Aranais, vraisemblablement contre le chapitre de Comminges, qui sert de prétexte à l’intervention du sénéchal de Toulouse, et à l’occupation de la vallée au nom du roi de France. Le résultat ne se fait pas attendre. Au cours de ces années d’occupation (1284-1296), le chapitre de Comminges parvient enfin à récupérer des dîmes en Val d’Aran, essentiellement dans la partie basse de la vallée.
7De manière générale, cette seconde vague de restitution de dîmes est une réussite en Comminges. Elle s’est désormais étendue sur les hautes vallées, mais elle échoue en Val d’Aran. La mise sous séquestre de la vallée, en 1298, dans l’attente de l’arbitrage du pape qui, en 1313, décide d’attribuer le Val d’Aran au roi d’Aragon, interrompt brutalement le processus de restitution de dîmes. Ces montagnards conservent la totalité des revenus dîmaires dans leurs paroisses5.
La dîme en Val d’Aran : de la propriété des familles et des lignages à la propriété collective
8Mais qui détenait des biens d’églises dans ces hautes vallées ? Contrairement au Bas-Comminges, il s’agissait là de simples milites et surtout de boni hommes. Il est vraisemblable que, comme cela a été démontré pour l’évêché d’Urgell, ces familles avaient obtenu le patronage des églises et le contrôle de leurs biens et revenus par la fondation et l’édification des premiers bâtiments de culte. La différence, c’est qu’elles l’auraient gardé. Toujours est-il, qu’à la fin du Moyen Âge, la propriété des dîmes est laïque et fractionnée, et qu’elle semble soumise à des règles d’autorégulation car on constate l’absence d’intrusion de personnes ou d’institutions étrangères à la communauté. Cette détention permet également de placer sur les cures des clercs issus des principales familles des paroisses, en leur attribuant ces parts de dîmes, dont les taux de prélèvement font de substantiels revenus.
9La difficulté qu’ont désormais l’évêque de Comminges et ses chanoines pour exercer leur autorité en Aran ne les empêche pas de continuer à contester la détention des biens et revenus d’églises par des laïcs. Ces montagnards ont alors l’idée de fondre les dîmes, dans chaque paroisse, en une sorte de « pot commun »6 indivisible, qui reste alors, pour moitié, la propriété collective et exclusive des prêtres du lieu, qualifiés ainsi de « portionnaires », et, pour l’autre moitié, celle des fabriques. Les « voisins » conservent donc également le droit de patronage. Au même moment, le droit à l’héritage des enfants de prêtres aranais n’est plus reconnu, contrairement à ce que la coutume autorisait précédemment. Ces montagnards répondent ainsi, avec ingéniosité sinon malice, aux exigences de la réforme : les biens d’églises ne sont plus détenus par des laïcs, et il n’y a plus de légitimation d’enfants de prêtres.
10Cette gestion des biens et revenus d’églises a pu s’inspirer de deux logiques. La première est celle de la dynamique canoniale des XIIe et XIIIe siècles, qui offre un cadre au regroupement clérical, et permet d’identifier les communautés de prêtres de ces montagnes comme autant de petits chapitres. Mais si de modestes collégiales, comme celle de Bagnères-de-Luchon, peuvent provenir de ce mouvement, il n’en va pas de même en Val d’Aran où le pas décisif n’est pas franchi. En effet, dans cette vallée le système bénéficial n’est pas appliqué.
11Une conséquence, importante, de la constitution de ces « pots communs » paroissiaux de dîmes est le renforcement de ce cadre paroissial, au détriment de structures d’encadrement plus larges et vraisemblablement plus anciennes qui subsistent dans les dévotions obituaires de ces montagnes. Leur extension correspondait à l’ensemble de la vallée, ou, plus communément, à des parties de vallées. On les appelait « mesaus » ou « taulas ».
12Il faut également constater que l’organisation de ces communautés sacerdotales, qui ne doivent pas être assimilées à de simples compagnies de prêtres habitués ou « prêtres filleuls », est en harmonie avec les principes de gestion de ces finages de montagne. Là, si un individu peut posséder quelques biens fonciers provenant de sa « maison » ou d’acquêts, lorsqu’il est reçu dans la communauté d’habitants, il se voit reconnaître un droit d’usage sur l’essentiel : les terres collectives, composées de bois et de vastes pâturages. De la même façon, quand un enfant d’une paroisse aranaise y devient prêtre, outre les biens que sa « maison » lui laisse en jouissance durant sa vie, il reçoit de la communauté le droit à sa portion de dîmes et à des distributions diverses. À sa mort, les biens de sa « maison » y font retour, mais toujours avec le consentement du prêtre, et la portion revient automatiquement dans le pot commun.
13Le « système aranais » est éminemment achevé, mais, dans d’autres vallées, françaises, du Comminges, comme par exemple en vallée d’Aure, par l’intermédiaire de fabriques richement dotées de dîmes, ou bien en vallée de Larboust, par des procédés complexes pour leur perception, des parts essentielles de revenus d’églises restent sous le contrôle des communautés d’habitants. Nous pourrions constater des formes équivalentes dans les vallées espagnoles voisines d’Aneu ou de Bol. Ce qu’il faut surtout relever, c’est la capacité d’organisation de ces communautés montagnardes, qui les entraîne à l’élaboration de systèmes locaux, plus ou moins efficaces, de contrôle des églises et de leurs revenus.
14Le cas de quelques familles qui s’agrègent à la chevalerie et à la petite féodalité engage à se demander si, dans ces pays de montagne où le sol arable reste rare et où la richesse provient essentiellement de divers modes de perception sur les activités multiples d’autrui, ce n’est pas la détention de ces substantielles parts de dîmes par certains lignages qui leur permet d’accéder à la noblesse. En Val d’Aran, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, dans une société troublée par la multiplication des tours privées, on voit bien certaines paroisses, comme Unha ou Montcorbau, se constituer en sortes de « sociétés de tours »7. Les sociétaires sont appelés « parzoners » ou « consortio suorum vicinorum », mais leur tour est de nature particulière. Ils délimitent un espace de paix et de défense, non constructible, qui est en fait l’enclos cémétérial, dont la tour de défense est le clocher de l’église. Chaque sociétaire a une part de propriété, à laquelle correspond des droits et des devoirs, qui ne peut pas être cédée à des « non-voisins ». Ces témoignages marquent le passage de l’affirmation d’un droit familial et des lignages à un droit proprement vicinal.
15L’étape suivante est la constitution des « pots communs » de dîmes. Alors, on ne parle plus de familles de parzoners, mais de prêtres portionnaires, toujours soumis aux intérêts de leur clan familial et de leur communauté d’habitants. On a pu parler d’une interruption du processus de féodalisation de la société en Val d’Aran ; il faut remarquer sa contemporanéité et son affinité avec le phénomène que nous analysons. L’hypothèse de ce processus renforce l’interprétation que nous avons désormais du comportement des communautés d’habitants des Pyrénées centrales et occidentales, dirigées par des familles dominantes, comme autant de seigneuries collectives8. En Val d’Aran, et plus imparfaitement dans les vallées à l’entour, l’individualisme nobiliaire n’est pas passé.
Vers « l’autonomie » politique et ecclésiastique du Val d’Aran (XVe-XVIe siècle)
Les pouvoirs de « la terra »
16Dès la fin du XIIIe siècle, et au cours du XIVe siècle, les rois d’Aragon tolérèrent que les Aranais s’arment, se fortifient, et organisent leur défense. C’est ainsi que, par exemple, on assiste à la formation d’une véritable petite citadelle autour de l’église Santa Maria, et son cimetière, à Arties. Les ravages commis par les mercenaires et les bandouliers, dans les années 1462-1490, renforcent cette propension.
17Après la période de tension sur la frontière qui a suivi le rattachement du Val d’Aran à la couronne d’Aragon, des accords ont été noués. Ils régissent les déplacements de troupeaux et de marchandises entre les vallées frontalières, et sont vitaux pour l’approvisionnement du Val d’Aran, vallée du versant nord des Pyrénées. Au cours du XVe siècle, des clauses d’accords défensifs s’ajoutent. En 1471, à Saint-Béat, les vallées conviennent de lies et passeries. Les contractants mettent en place une structure de convention amiable pour régler les différends éventuels. Ils déclarent respecter 25 jours de surséance (« retenenses ») avant de déclencher les hostilités décidées par leurs États respectifs, et ils se doivent enfin une assistance mutuelle contre les contrevenants et différents pillards. Malgré cela, deux ans plus tard, le Bas-Aran est occupé par les armées françaises et c’est avec l’aide de la germandat de la viguerie de Lleida que les Aranais parviennent à rejeter l’envahisseur.
18Cette fin du XVe siècle, et surtout le siècle suivant correspondent à une période économiquement faste pour ces montagnes, qui, irriguées par leurs passages, bénéficient aussi du siècle d’or. Ce contexte est favorable au renforcement des solidarités commerciales de part et d’autre de la frontière et à la constitution, au Plan d’Arrem, débouché naturel du Val d’Aran, des grandes lies et passeries de 1513. Il faut bien remarquer que dans le texte qui est signé, et autorisé par les instances souveraines, à l’intérieur du vaste espace commercial protégé, est défini un espace transfrontalier, plus étroit, d’avertissement des mouvements de troupes étrangères aux vallées et de solidarité défensive. Ce sont, toujours autour du Val d’Aran, les Frontignes, le Castillonnais, les vallées d’Aure, de Benasque, de Gistaín, de Barraves et d’Aneu.
19Au cours de ces années, les Aranais se voient reconnaître, de fait sinon de droit, une forme d’autonomie judiciaire et militaire. À l’autorité des bayles royaux a succédé celle du lointain châtelain-né qu’est le comte de Ribagorça. Il choisit un lieutenant pour exercer en son nom ses pouvoirs militaires et judiciaires, mais ce dernier reste le plus souvent à Benasque. Il désigne également sur place un juge, qui, avec les trois bayles (de Vielha, de Pujòlo et de Bossòst), a la réalité du pouvoir. Le bayle de Pujòlo, qualifié de « prieur », a une préséance ; il co-préside également les assemblées de lies et passeries. En fait, cette charge permet au clan des Moga de maintenir un pouvoir qu’il détient déjà au cours du XIIe siècle. La vallée est divisée en trois terçons, structure intermédiaire entre les communautés de paroisses et celle de la vallée, mais qui ne revêt un véritable caractère administratif qu’à partir de 1456, moment où apparaissent les conseils de terçons.
20Ainsi, tout au long du XVIe siècle, l’autorité réelle appartient à ce que les rares documents conservés pour cette période appellent « la terra ». Dans les années 1540, on constate qu’elle est représentée par 6 conseillers : ceux de Salardù, de Vielha, d’Arties, de Vilac, de Vilamòs, et de Bossòst. Le château de Castelléon (Castèth Leon), édifié par les Français pour contrôler la vallée à la fin du XIIIe siècle, emblème du pouvoir souverain, demeure sans munition et sans garnison, et il subit même, fort à propos, un incendie. Philippe II, qui soumet l’Aragon et s’assure le contrôle de Benasque, tolère le pouvoir de « la terra » en Val d’Aran. Il se contente de s’arroger le droit de nommer le châtelain de la vallée, lequel demeure sans autorité. C’est que les Aranais lui restent fidèles, de manière indéfectible.
Unification et « autonomie » ecclésiastique
21À la fin du XVe siècle, la situation du Val d’Aran n’est pas uniforme. L’influence française est restée forte dans le bas de la vallée, notamment par la seigneurie de Lés, la seule qui subsiste dans la vallée, ou encore par la perception de dîmes en faveur du chapitre cathédral et même de certaines familles seigneuriales du Haut-Comminges. Alertés par l’attitude d’un curé de Bossòst qui s’ingéniait à renforcer l’autorité et la pression fiscale de l’Église cathédrale, les Aranais obtiennent l’appui du pape Jules III qui confirme à cette occasion leurs privilèges dont le patronage passif et l’exclusion du droit de dépouille. L’accueil d’un étrange évêque de Comminges, proscrit et fugitif, Pierre d’Albret, leur permet de verrouiller le dispositif. Le prélat, en reconnaissant, en février 1567, de vieux accords signés jadis entre la mitre de Comminges et la couronne d’Aragon, étend en fait au Bas-Aran, tout en les renforçant pour l’ensemble de la vallée, des privilèges dont ne jouissaient qu’une partie des paroisses. Désormais, les prêtres natifs de chaque paroisse auront non seulement la priorité, mais l’exclusivité, dans l’attribution des portions de dîmes, excluant tout étranger à la vallée. Le droit de dépouille est interdit, et, dans le cas d’une vacance de cure, les portionnaires se partageront les revenus. Enfin, l’échec de la réforme du seul couvent de la vallée, celui des augustins de Mij Aran, conforte l’« autonomie ecclésiastique » de la vallée9. Si les Augustins d’Aran étaient devenus déchaux, la conséquence aurait été une soumission à des instances extérieures des quelques biens et revenus de l’établissement. Désormais, tous les biens et revenus des églises resteront dans la vallée, hormis quelques bribes qui ne peuvent donner lieu à d’autres revendications. Le clergé est, et ne peut être, qu’aranais.
22Chaque paroisse peut entretenir un grand nombre de prêtres, fils cadets des « maisons ». Ils sont autant considérés comme des prêtres de l’Église universelle que comme des prêtres de leur communauté d’habitants, à laquelle ils prêtent serment d’allégeance, et comme des prêtres de leur « maison » (« capellans de casa »)10. Autour de leurs églises, ils constituent une militia Christi, autant par leur force spirituelle qu’armée. Ils ont le soin des armes qui, avec les richesses des paroisses, sont entreposées dans les sanctuaires. On comprend alors que le passage du découpage administratif de la vallée de trois à six terçons (et donc aux six conseillers) entérine l’érection de six « châteaux ecclésiaux » majeurs. Ces églises et cimetières fortifiés structurent les milices défensives de la vallée, et s’imposent comme cadre politique.
23La période des guerres de Religion, si elle reste économiquement faste pour ces montagnes, est également riche d’inquiétudes par les alertes que causent les huguenots. Elle nous permet de voir fonctionner le système de défense autour des églises montagnardes, qui s’avère particulièrement efficace en Aran où l’on ne déplore aucune incursion.
24Alors que Philippe II avait, dans un premier temps, engagé une procédure de rattachement des deux archiprêtrés aranais au diocèse espagnol d’Urgell, dans sa politique de contrôle de la frontière, il abandonne subitement le projet. Il s’appuie sur l’évêque-soldat de Comminges, Urbain de Saint-Gelais (1570- 1613), ardent ligueur, qui prépare une intervention des armées espagnoles par la haute vallée de la Garonne. Le roi d’Espagne laisse alors se sceller, toujours dans le cadre des vieux accords de lies et passeries, une union transfrontalière, que le prélat rêve de voir transformée en « Suisse pyrénéenne » catholique. Dans le reste du diocèse, où l’autonomie politique est bien moins forte qu’en Aran et s’exprime au sein des Etats de Comminges, la défense s’organise, d’une manière similaire, autour des églises. Le pays de Luchon, mais aussi les Quatre-Vallées, voient leurs églises, grâce à leurs richesses dîmaires, non seulement enrichies de nouveaux décors, mais dotées de clochers-tours. Dans le Bas-Comminges, selon des modalités quelque peu différentes, les paroisses se groupent en « ligues campanaires » dont le nom évoque le rôle d’avertissement et de défenses des clochers. Parallèlement, on constate la déchéance des vieux châteaux médiévaux, dont certains étaient restés têtes de châtellenies. Plusieurs sont même démantelés par les habitants des alentours (Lacave, Labastide-du-Salat en 1572-1573, Aurignac en 1583, Cier-de-Luchon et Charlas en 1591). Quant aux vieilles tours dites « à signaux », elles ne conservent qu’un rôle de guet. Leur interprétation symbolique tend alors à les opposer aux clochers des églises. Elles rappellent le temps des Maures, celui du règne de la « mauvaise religion » alors assimilée au protestantisme. Les légendes leur associent des grottes infernales et, dans le prétendu réseau qu’elles constituaient, elles communiquaient par le feu ou la fumée diaboliques. Les clochers, au contraire, représentent la défense du catholicisme, et leur réseau les réunit par le langage aérien des cloches du tocsin. Ils symbolisent la tour, bénéfique, de la victoire attendue du catholicisme sur l’hérésie.
25Les dernières années du XVIe siècle sont des années noires pour ces montagnards. L’échec diplomatique de Philippe II dans ses visées sur le trône de France, et la victoire d’Henri de Navarre, qui entraînent une guerre franco-espagnole, mettent fin aux bonnes relations qu’entretenaient les frontaliers. Le retournement de la conjoncture, brutalement ressenti là par l’interruption des lies et passeries, joint aux attaques de la peste, rendent la situation explosive en Val d’Aran. Sur-endettés, les Aranais, en surnombre eu égard à leurs ressources, sont en butte aux vexations induites par le renforcement de la frontière, avec son lot de surcharges fiscales. Alors, ils s’entre-déchirent, avec la violence qui caractérise une population dangereusement armée. Sur le versant français, les Haut-Commingeois attendent 1597 pour accepter leur nouveau roi. Celui-ci, après avoir donné l’impression de reconnaître leurs privilèges, les accable de nouvelles taxes. Au tout début du XVIIe siècle Philippe III doit envoyer un commissaire en Val d’Aran, afin d’y restaurer l’autorité monarchique. De son côté, l’évêque de Comminges s’efforce, assez brutalement il est vrai, d’y introduire la réforme catholique. Etranglés, les Aranais se révoltent à l’occasion du soulèvement catalan de 1640. Ils restent prompts à la révolte jusqu’à l’issue de la guerre de Succession d’Espagne. L’autorité des Bourbon, de concert avec celle des évêques de Comminges parvient enfin à effacer le particularisme aranais. Là encore, il faut bien remarquer la parfaite similitude entre les destinées politiques et religieuses de la vallée.
26Le retard des réformes en Aran nous permet d’apprécier, encore en plein XVIIe siècle, le rôle exercé par l’enclos ecclésial.
Les églises du Val d’Aran (XVIe-XVIIe siècle)
27Le cas du Haut-Comminges et du Val d’Aran témoigne, une fois encore, de la force des communautés montagnardes. Il engage alors à porter un autre regard sur l’institution ecclésiale qui s’avère suffisamment plastique pour s’adapter aux impératifs d’organisation de ces sociétés montagnardes. Il faut donc s’ingénier à décrire des formes locales d’organisation du religieux, avant l’homogénéisation qu’entraîne la réformation. Nous pouvons, pour simplifier ramener à trois fonctions principales le rôle des églises d’Aran.
Leur rôle économique
28Le taux de la dîme reste fort (1/8e, voire 1/7e suivant les productions), d’un prélèvement complexe en pays de montagne, avec, par exemple, les carnalages, sur le croît des troupeaux et la laine, dont la perception doit tenir compte de la transhumance. La dîme est ainsi portable. Malgré tout, on ne décèle pas de tentatives de fraude. En effet, l’ensemble de la communauté a intérêt à ce que les parts de la production réservée à l’Église soient versées, puisque, de toutes façons, elles ne quitteront pas les limites de la vallée. C’est lorsque le produit de la dîme tend à s’expatrier que l’on assiste à des mouvements de grèves de dîmes, dès le XVIe siècle en Luchonnais. Grossièrement, le produit de la dîme est partagé par moitié, entre la fabrique et la communauté de prêtres de chaque lieu11. Avec les revenus obituaires, ces valeurs alimentent des circuits de prêts, toujours à usage interne12. Nous avons vu également, que l’attribution des portions de dîmes permet de placer les enfants de prêtres, sous un contrôle qui reste celui de la communauté d’habitants, patron collectif, plutôt que de chaque « maison ».
29Ce rôle économique s’imprime dans la physionomie de l’enclos cémétérial. C’est la présence de greniers dîmaires (graners), de salles de réfectoire et de réunion pour les prêtres (comònidos), et même de poudreries.
Leur fonction défensive
30L’église et son cimetière constituent d’abord le centre de la défense, physique, contre les agresseurs. On a respecté l’antique interdiction de construire dans l’enclos d’autres édifices que ceux que nous venons d’énumérer. Les murs des cimetières sont des courtines flanquées de tours, comme à Salardú, ou à Arties. Les sanctuaires étaient généralement d’époque romane, mais souvent dénués de clochers. On leur en adjoint, au cours des XVe et XVIe siècles, dans un but de défense, de guet, et d’avertissement13. Certains, comme celui de Salardú ou bien celui de Vielha, sont de véritables donjons avec mâchicoulis et même latrines à Garòs. Ils servent communément de prison, en particulier contre les mauvais payeurs de censals, ou rentes constituées.
31Mais cet enclos constitue aussi une défense symbolique. L’accumulation de richesses, tant de dîmes que d’ornements liturgiques, permet de comprendre l’importance des exorcismes que les prêtres y font contre les forces du mal, dont les tempêtes. Dans un rapport de sympathie entre microcosme et macrocosme, attirer sur ces resserres la clémence divine, c’est protéger l’ensemble du finage et de la communauté paroissiale des œuvres de destruction du démon. Le prêtre exorciste se place pour cela en haut du clocher, ou bien, plus souvent, dans le comònido, également qualifiés de conjurador (« lieu des conjurations ou des exorcismes »).
32N’oublions pas que cet enclos est d’abord celui du cimetière, où chaque « maison » a son tombeau (« vas de casa »). C’est ainsi le lieu de réunion privilégié. On y vient pour prier, mais aussi pour banqueter, en souvenir de ses morts. Dans la communion des saints, on pourrait presque dire qu’il y a « échange de services » entre la communauté des vivants et celle des morts. Le cimetière est également le lieu du contrat, de la parole jurée, sur le souvenir des ancêtres.
Une sociabilité confraternelle
33L’enclos cémétérial est donc aussi le lieu de la dévotion aux morts, accompagnée de ses repas funèbres. Des édifices sont construits spécialement à cet effet. À Vilamòs, mais aussi à Vielha et à Vilac, en Aran, comme à Saint-Paul en vallée d’Oueil, ou encore dans certaines autres paroisses du Comminges comme Lalouret, nous avons ainsi pu constater la transformation – tout à fait en accord avec cette sympathie fonctionnelle – de ces maisons de confréries obituaires (mesaus ou taulas) en mairies.
34L’étude de la répartition des églises en Val d’Aran nous montre le cas d’un découpage paroissial que l’on peut qualifier d’inachevé. Contrairement aux prescriptions conciliaires, on dénote souvent des églises paroissiales multiples, chacune avec ses fonds baptismaux et son cimetière. Le même service est rendu dans ces églises et dans nombre de chapelles foraines, jusque haut dans les pâturages. La liturgie de la mort envahit tout le calendrier. Dans cette vallée, la dîme reste bien attachée au service rendu et non pas au fond ; c’est donc la communauté de prêtres qui est d’abord prise en considération par les fidèles, avant la paroisse perçue dans ses limites géographiques. Ainsi, nous avons vu que peuvent subsister d’anciennes solidarités pluriparoissiales à vocation essentiellement obituaire qui, dans les temps troublés, ont pu revêtir un caractère défensif et militaire.
35L’église et son enclos cémétérial restent donc essentiels, sur un temps long, dans la genèse des communautés d’habitants des Pyrénées centrales. Même si leur situation n’est pas souvent centrale par rapport au tissu villageois, ils en demeurent le cœur, son centre nerveux, d’un point de vue politique, économique, militaire autant que religieux. Les grandes transformations adviennent en fait avec la Réforme catholique qui s’étend de concert avec la centralisation administrative, essentiellement au cours de la seconde moitié du XVIIe siècle. Le Val d’Aran accuse un retard dans ce processus, ce qui en fait un observatoire privilégié pour l’historien du religieux.
Notes de bas de page
1 Une première synthèse sur les châteaux des Pyrénées a été élaborée par Charles Higounet (« Esquisse d’une géographie des châteaux des Pyrénées françaises au Moyen Âge », Congreso international del Instituto de estudios pirenaicos, Saragosse, 1950, t. V, p. 9 – 20, avec carte).
2 Voir : Serge Brunet, Renaud de Bellefon, Isabel Rufaste et Mathieu Tajan, La montagne vue par les montagnards. Haut-Comminges et Val d’Aran (fin XVIIe-XXe siècle), C.N.R.S.-U.M.R. 5591- Université de Toulouse-Le Mirail/Mission du Patrimoine ethnologique (Direction du Patrimoine-Ministère de la Culture), 1997, 282 p., dactyl. (à paraître).
3 En 1613, un commissaire royal qualifie les principales églises du Val d’Aran de « châteaux » (Juan Francisco Gracia de Tolba, Relacion al rey don Phelipe III, Nuestro señor del nombre, sitio, planta, fertilidad, poblaciones, castillos, iglesias y personas del valle de Aran [...], Pedro Cabarte, Huesca, 1613 (publié dans le Bulletin de la Société Ramond, t. XXIV, 1889).
4 Cette analyse est tirée de notre travail de thèse de doctorat, dans laquelle se trouvent toutes les précisions nécessaires à la démonstration et qu’il aurait été trop long de rappeler ici (Serge Brunet, Les prêtres des montagnes. Val d’Aran et diocèse de Comminges (vers 1550-vers 1750), E.H.E.S.S., Paris, 1996, à paraître aux Éd. du Cerf).
5 Voir : Charles Higounet, Le comté de Comminges, de ses origines à son annexion à la couronne, Privat, Toulouse-Paris, 1949, rééd. L’Adret, St-Gaudens, 1984. Juan Reglá i Campistol, Francia, la Corona de Aragón y la frontera pirenaica. La lucha por el Valle de Arán (siglos XIII-XIV), Madrid, 1948, 2 vol.
6 Cette expression nous a été donnée par Nicole Lemaître, que nous remercions.
7 Selon l’expression apportée par Jacques Heers, pour la Toscane (Jacques Heers, Le clan familial au Moyen Âge. Étude sur les structures politiques et sociales des milieux urbains, 1974, rééd., P.U.F., 1993).
8 Benoît Cursente, Des maisons et des hommes. La Gascogne médiévale (XIe-XVe siècle), P.U.M., Toulouse, 1998. Charles Higounet notait déjà que « là où les fédérations de communautés de vallées sont devenues de bonne heure des seigneuries collectives, les châteaux sont presqu’absents : Aspe, Ossau, Barèges, Andorre. » (Charles Higounet, « Esquisse d’une géographie des châteaux des Pyrénées françaises au Moyen Âge », op. cit., p. 16).
9 L’expression est d’Enric Moliné (« Organitzacions eclesiastiques autònomes al Pirineu durant l’Antic Règim : les valls d’Aneu, de Boí i d’Aran », Urgellia, n° 5, 1984, p. 331 – 452).
10 Serge Brunet, « Les prêtres des montagnes dans les solidarités paysannes. Le cas des Pyrénées centrales, françaises et espagnoles (fin XVe s.-début XVIIIe s. », Jornades sobre Sistemes agraris, organització social i poder local als Països Catalans, « Solidaritats pageses, sindicalisme i cooperativisme », Universitat de Lleida (Espagne)-Patronat Municipal « Josep LLadonosa i Pujol », Alguaire, 13-15 mars 1997 (à paraître).
11 Serge Brunet, « Gestion de fabriques et communautés montagnardes : le cas du Val d’Aran, milieu XVIIe – début XVIIIe siècle », De la charité à l’action sociale : religion et société, Actes du 118e congrès national des sociétés historiques et scientifiques, Pau, 1993, C.T.H.S., Paris, 1995, p. 93 – 105.
12 Serge Brunet, « Fondations de messes, crédit rural et marché de la terre dans les Pyrénées centrales (XVe-XVIIIe siècle) : les communautés de prêtres du Val d’Aran », Endettement et crédit dans les campagnes d’Europe au Moyen Âge et à l’époque moderne, 17e Journées internationales d’histoire de Flaran, 1995, P.U.M., Toulouse, 1998, p. 185 – 205.
13 Joaquim Puigvert a souligné le rôle joué par l’attaque des Tercios sur les églises, dans le soulèvement catalan de 1640, et donc la fonction défensive de ces édifices (Joaquim Puigvert i Sola, « Guerra i contrareforma a la Catalunya rural del segle XVII », La revolució catalana de 1640, s. dir. Eva Serra, Crítica, Barcelona, 1991, p. 99 – 132). Lors de la guerre de Succession d’Espagne, le marquis de Franclieu s’étonne également des fortifications des églises d’Aragon (Jacques Pasquier, marquis de Franclieu, Mémoires (1680-1745), publiées par les Archives de la Gascogne, 1895, rééd., Ménard, Toulouse, 1978).
Auteur
Maître de conférences d’histoire moderne, Université de Toulouse-Le Mirait.
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