Amour et fidélité : le comte de Toulouse et ses hommes (xiie-xiiie siècles)
p. 299-304
Texte intégral
1Les liens de vassalité entre le comte de Toulouse et ses principaux compagnons, mais aussi les relations entre le seigneur et ses sujets, exigent la présence d’un sentiment d’affection capable de rapprocher les différents acteurs de la société féodale. Cet attachement se cristallise autour de l’amour, un dévouement qui se rapproche de la caritas si chère aux clercs. De récentes études ont magistralement abordé le thème de l’amour vassalique à travers les chansons des troubadours1. Elles ont, en ce domaine, largement démontré que les relations entre le comte et les troubadours de sa cour reposent sur un attachement affectif particulièrement fort, un amour véritablement passionnel dans certains cas2. Ces travaux sémantiques étant très complets, nous porterons ici notre attention sur deux sources de nature différente : la Chanson de la croisade albigeoise et les chartes de la chancellerie comtale3.
2Dans ce texte riche et unique qu’est la Chanson, l’attachement sentimental entre le comte et les siens est présenté sous le signe de la réciprocité. L’auteur anonyme de la seconde partie de l’œuvre se complaît à évoquer, et ce à plusieurs reprises, la nature des relations qui unissent le prince à ses sujets. Il accorde une large place à l’amour car, à l’évidence, c’est dans l’épreuve que ce sentiment donne la justesse de sa valeur. Ainsi, quand, après le quatrième concile du Latran (1215), Raimond VI (1194-1222) et son fils décident de se séparer pour organiser la reconquête de leurs terres, le comte de Toulouse fait de sages recommandations au jeune prince pour qu’il puisse recouvrer les domaines situés dans les territoires rhodaniens de la dynastie raimondine :
Pour toujours, vous chérirez les hommes d’Avignon (per totz temps amaretz) et vous leur dispenserez affection et richesses (l’amor et l’aver largement lor daretz), car si vous vous rendez maître de la Provence, c’est avec eux que vous la conquerrez... Pour les habitants de Tarascon, soyez toujours bien disposé à la générosité et aux égards, aimez-les bien fort (fort be los ametz), car si vous recouvrez Beaucaire, ce sera grâce à eux4.
Enfin, au moment de quitter son enfant, le vieux dynaste lui adresse ces dernières paroles :
Raimond, vous allez désormais connaître quels sont ceux qui vous veulent du bien et qui vous aiment (Qui’us vol be e qui’us ama)5.
3Le comportement de loyauté exemplaire des Rhodaniens n’est pas le seul à être mis en valeur. Il en est de même pour les habitants de Toulouse. Quand Raimond VI s’apprête à reprendre sa capitale, en septembre 1217, il informe son entourage des messages d’encouragement qui lui proviennent de ses sujets toulousains :
Aussi ai-je envoyé des messagers à Toulouse, aux personnages les plus importants et les plus respectés, qui m’aiment de cœur et à qui j’ai accordé mon affection (Que me aman de coratge e que ieu ei amatz), pour savoir s’ils sont décidés à m’accueillir et quelle est leur intention. Ils m’ont répondu... qu’entre eux et moi l’amour, l’affection (entre mi e lor es tais l’amors e’l gratz), le bon vouloir, la droiture et la loyauté parfaite sont si forts... qu’ils me rendront la ville, si j’y puis aller en secret6.
4En multipliant les expressions de l’affectivité, le poète anonyme exalte l’amour qu’éprouvent les hommes de la cité pour leur seigneur légitime. L’attachement des populations urbaines aux princes raimondins est présenté ici comme le révélateur de leur infrangible fidélité. L’un des dessins qui illustrent le manuscrit de la Chanson représente d’ailleurs l’arrivée de Raimond VI dans Toulouse. Dans cette scène, les citoyens, sortis au devant du prince, lui prennent la main et le pied pour y déposer un baiser, témoignant ainsi de leur profonde affection mais renouvelant également, de façon très symbolique, leur allégeance envers le comte7. Les documents diplomatiques font, eux aussi, précisément écho à ce sentiment d’affection qui unit prince et sujets. Ainsi, en 1221, lorsque Raimond le Jeune confirme les franchises de la ville de Moissac et renouvelle la validité des coutumes, il déclare rendre aux habitants l’amour que lui et son père leur ont toujours porté8.
5L’amour décrit dans les textes littéraires trouve effectivement son pendant dans le vocabulaire des chartes. Ce sentiment d’affection apparaît comme une vertu vassalique fondamentale, comme le principe même de la foi qui lie un homme à son seigneur9. Car c’est bien en effet d’amour qu’il s’agit lorsqu’un fidèle promet au comte qu’il n’accueillera pas ses ennemis dans son entourage et, plus exactement, qu’il « ne les recevra pas dans son amour ». De telles expressions apparaissent dans les serments que Galburge, châtelaine d’Ucel, et que Roger Bernard Ier, comte de Foix (1148-1188) prêtent à Raimond V (1148- 1194)10. Dans ces chartes, l’amour est une valeur qui participe et qui découle directement de la fidélité. Deux autres formules de serments montrent d’ailleurs qu’amor et fides sont des notions intimement liées. Ainsi, les hommes qui tiennent le château de La Roquette des mains du comte Raimond VI assurent qu’ils n’auront ni foi ni amour pour quiconque tentera de s’emparer du castrum11. La prestation de l’auxilium et du consilium s’inscrit intégralement dans un état d’esprit similaire : si les châtelains d’Assas jurent d’aider Raimond V corps et âme12, de leur côté, les seigneurs de Montpezat n’en promettent pas moins de seconder le prince avec toute leur affection13.
6En règle générale, la conduite des fidèles du comte doit se conformer à la logique d’un engagement qui comprend plus qu’un simple dévouement à la personne du maître. De fait, la connotation amoureuse d’une telle relation est perceptible. Elle vient se confondre avec le lien formel qui naît au moment de la prestation du serment de fidélité, et plus encore, lors de la cérémonie de l’hommage14. Les hommes qui sont dans l’environnement des princes, ceux qui ont donné leur parole, doivent veiller à demeurer dans le champ affectif de celui qu’ils servent15. Plusieurs documents nous orientent dans ce sens. Lorsque Raimond VI fait rédiger un mandement dans lequel il déclare qu’il accorde sa protection à la maison de l’Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem, il exhorte, comme à l’accoutumée, ses barons et ses bailes à protéger les biens de l’ordre contre tout méfait. Il prend soin, cependant, de préciser que cela doit être fait au nom de l’amour de Dieu et du sien16. Un discours similaire est produit dans les lettres de sauvegarde que Raimond le Jeune concède en 1221 à l’abbaye de Bonnecombe. Le prince demande instamment à l’ensemble de ses amis et de ses alliés de respecter sa décision, en raison de l’honneur et de l’amour que ses intimes lui portent17. Quelques mois plus tard, au début de 1222, le même Raimond agit de façon identique en faveur de l’Hôpital de l’Aubrac. À nouveau, il appelle ses compagnons à respecter son ordonnance et, cette fois-ci, il signifie sa volonté en fixant une condition lourde de sens : s’ils désirent conserver l’assurance de son attachement, ses amis devront absolument se soumettre à cette décision18.
7Si quelqu’un prend le risque de ne pas observer les consignes du seigneur, il tombe en disgrâce car, instantanément, il perd l’affection du comte. Ne plus bénéficier de l’amour du prince est la pire des sanctions. Les termes de l’exclusion se veulent dissuasifs. Dans la charte relative à l’Hôpital de l’Aubrac, il est explicitement notifié que le malfaiteur s’exposera à la colère du comte et qu’il sera immédiatement éloigné de son amour19. Ailleurs, quand Raimond le Jeune prend l’établissement cistercien de Grandselve sous sa protection, il adopte des dispositions très fermes : tout contrevenant se verra rejeté de son amour et privé de sa confiance20. L’expression est lapidaire. Sans appel.
8De telles préventions sont loin, pour autant, de demeurer de simples menaces. Un document de 1214 laisse entendre que Raimond VI eut de légitimes raisons de se plaindre d’un des siens, en l’occurrence, le connétable de Mauguio, Raimond Gaucelm IV. En effet, le seigneur de Lunel promit à Guillem d’Autignac, évêque de Maguelone, de lui apporter son aide, ainsi que de l’argent, afin d’acquérir le comté de Mauguio que la curie romaine détenait depuis le début de la croisade21. Raimond Gaucelm, sentant le vent tourner, chercha donc à rallier la cause du prélat. Le comte de Toulouse fut vraisemblablement averti de ce projet, ce qui explique son geste à l’égard de Raimond Gaucelm : ce dernier fut écarté de l’entourage princier et sa charge de connétable lui fut confisquée. Mais le ressentiment du comte fut de courte durée. Des témoins prétendent, en effet, que l’ancien connétable, cherchant à faire amende honorable, fut convoqué dans la camera du palais comtal de Saint-Gilles. Là, le prince raimondin lui accorda son pardon et procéda à la réhabilitation de Raimond Gaucelm. Ce dernier finit par reprendre sa place dans la sphère de l’entourage princier. Le texte précise qu’il fut reçu dans l’amour du comte et qu’il put à nouveau jouir de la confiance de son maître (« cornes reduxit in amorem et fiduciam Raimundum Gaucelinum »). Par conséquent, le seigneur de Lunel recouvra son ancienne fonction. Les témoins de la scène prêtent en effet ces paroles à Raimond VI :
parce que vous êtes revenus vers moi (« quia vos revertimini ») et que vous désirez être des miens (« et vultis esse mecum »), comme vous devez l’être (« sicut debetis »), je vous rends la connétablie de Mauguio (« ego reddo vobis conestabiliam Melgorii »), et je l’accrois (« ultra accresco ») en vous cédant tout ce que je possède aux environs de Marsillargues ; pour cela, vous me ferez hommage (« propter hoc facietis mihi hominium »)22.
9Amour et fidélité sont étroitement liés à la personne du comte de Toulouse. Le dynaste raimondin est au centre de toute relation : de lui rayonne un amour23 que ses hommes se doivent de mériter, une confiance que chacun s’efforce de conserver, sous peine de s’exposer à sa colère. Pour le prince, l’objectif est simple : la recherche de l’affection comtale exacerbe un dévouement total qui vise à resserrer les engagements de la relation vassalique. Des liens qui se conçoivent comme indéfectibles.
Notes de bas de page
1 A. Loeb, « Les relations entre les troubadours et les comtes de Toulouse (1112-1229) », Annales du Midi, 1983, p. 225-259 ; Aimer et servir : le vocabulaire féodo-vassalique dans la poésie des troubadours, Thèse de doctorat, Université de Toulouse-Le Mirail, 1992, pp. 74-78. Voir tout particulièrement le chapitre « Amar et servir : les modalités d’imposition de l’autorité seigneuriale », p. 84-115. Voir également l’article d’A. Loeb dans ce volume.
2 Raimon de Miraval déclare dans Be m’agrada-l bels tems d’estiu : « J’aime, j’estime et je désire mon Audiart (Mon Audiart am e pretz e dezir), et je lui resterai toujours fidèle, quel que soit celui qui, pour ce motif, me haïsse » (v. 57-58 ; L.T. Topsfield, Les poésies du troubadour Raimon de Miraval, Paris, 1971, p. 136). Ailleurs, il soupire : « Mon Audiart, s’il était pour moi comme il le fut, je l’aimerais mieux qu’aucun autre homme sous le ciel » (Tuich cill qua vant demandan, v. 59-60 ; Ibid., p. 184). Peire Vidal rassemble la dame aimée et son maître dans une même confusion de sentiment : « Dame Vierna, je suis heureux de votre amour, pourvu que je voie mon seigneur Castiat » (Tant ai longamen cercat, v. 91-92 ; J. Anglade, Les poésies de Peire Vidal, Paris, 1913, p. 29). Quant à Gaucelm Faidit, il dit à propos de Raimond V : « et si, parce que je l’aime, je perds quelque avantage, peu m’en chaut » (Lœb, op. cit., p. 77).
3 Cette étude reprend un thème abordé dans notre thèse Les comtes de Toulouse et leur entourage (1112-1229), préparée sous la direction de Pierre Bonnassie, Université de Toulouse-Le Mirail, 1998.
4 La Chanson de la croisade albigeoise, éditée et traduite par E. Martin-Chabot, Paris, 1957, t. II, p. 104-107, laisse 155, v. 16-18 ; v. 23-25.
5 Ibid., t. II, p. 108-109, laisse 155, v. 43-44.
6 Ibid., t. II, pp. 264-265, laisse 181, v. 11-14.
7 Cette scène est reproduite dans M. Roquebert, L’épopée cathare, 1985, t. III, face à la p. 20.
8 « ieu vos reda la amor de mon senher payre et... la mia que ieu vos redi » (A. Lagrèze-Fossat, Études historiques sur Moissac, Paris, 1870, t. I, n° 40 bis, p. 378-379).
9 Les gestes mêmes du rite vassalique unissaient chaque contractant du pacte de fidélité : « Se confiant, les chevaliers entraient en effet dans la "famille" du maître du château, dans son privé » (G. Duby, « Pouvoir privé, pouvoir public », Histoire de la vie privée, Paris, 1985, p. 35).
10 « cum illis finem nec amorem neque societatem habebimus » (A.N., J. 314, n° 6) ; « cum illo nec cum illa neque cum illis, finem nec amorem non habebo » (H.G.L., 3e éd., t. VIII, col. 270-271).
11 « si homo vel femina hoc fecerit, cum illo non habuerimus fidem, nec amorem, nec societatem nisi causa recuperandi castrum » (J.-B. Rouquette et A. Villemagne, Cartulaire de Maguelone, Montpellier, 1912, t. I, n° CCXLIV, p. 431-432) ; « non habebimus cum illo amorem vel societatem vel fidelitatem » (Ibid., t. II, n° CCLXXXVIII, p. 25-27).
12 « auxilium et consilium totis corporis et mentis nostre viribus vobis prestabimus » (Ibid., t. I, n° CLXXXVII, p. 341-343).
13 « contra ceteros omnes consilium et auxilium affectuose totis et corporis et mentis viribus bona fide prestabimus » (H.G.L., 3e éd., t. V, col. 1283-1285).
14 Sur la dimension affective du baiser vassalique et sur sa parenté avec le baiser rituel des noces, voir Y. Carré, Le baiser sur la bouche au Moyen Age. Rites, symboles, mentalités (XIe-XVe siècles), Paris, 1992, p. 206-209.
15 « L’affection, cela va de soi, comme elle monte de l’homme vers le seigneur, descend du seigneur vers l’homme » (M. Bloch, La société féodale, 5e rééd., Paris, 1968, p. 325).
16 « Inde est quod baronibus nostris et bajulis, et omnibus ad quos littere iste pervenerint, mandamus et mandando precipius quatinus, amore Dei et nostri, eam custodiant ab incursu malignorum omni jure suo » (D. Le Blévec et A. Venturini, Cartulaire du prieuré de ∂aint-Gilles de l’Hôpital de ∂aint-Jean de Jérusalem (1129-1210), Paris, 1997, n° 325, p. 270).
17 « deprecamur omnes amicos et valitores nostros ut pro honore et amore nostro istud dictum guidagium a nobis datum et concessum custodiant atque defendant » (P.A. Verlaguet, Cartulaire de l’abbaye de Bonnecombe, Rodez, 1918,1. I, n° 33, p. 42).
18 « deprecantes omnes amicos et valitores nostros... ut dictant domum... custodiant atque defendant, si amorem nostrum habere desiderant » (J.-L. Rigal et P.A. Verlaguet, Documents sur l’ancien Hôpital d’Aubrac, Rodez, 1913,t. I, n° 20, p. 33-34).
19 « quisquis eorum fratribus et aliis hominibus in domo Hospitalis de Altobraco habitantibus vel in pertinentiis suis in aliquo invaderit sive malum aut injuriam eis fecerit, in eadem hora in ira et indignatione nostra se sentiat incursum et ab amore nostro semotum » (Ibid.).
20 « quicumque eos vel res eorum in aliquo adversaverit ipsum vel ipsos extra amorem et fiduciam meam ejicio » (B.N., coll. Doat, vol. 85, fol. 9 r°-v°).
21 J.-B. Rouquette, Bullaire de l’église de Maguelone, Montpellier, 1914, t. II, n° 268, p. 79-80.
22 B.N., coll. Doat, vol. 255, fol. 272 r°-v° ; H.G.L., 3e éd., t. VI, p. 281 (daté de 1209).
23 Le troubadour Peire Cardenal déclare : « son nom même le signifie, qui dit : Rayon-du-Monde » (Qué noms o signifía, / Que ditz : Rai-mon). Ben volgra, si Dieus o volgués (v. 55-56), Poésies complètes de Peire Cardenal, éd. R. Lavaud, Toulouse, 1957, p. 65.
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