Front pionnier et naissance d’une société féodale : note sur le Camp de Tarragone dans la seconde moitié du xiie siècle
p. 237-241
Texte intégral
1En 1148, le comte-prince Ramon Berenguer IV s’empare de Tortosa, au sud du Camp de Tarragone. Il en résulte un déplacement de la frontière : les campagnes tarragonaises perdent alors leur situation de « marche extrême »1, et la relative sécurisation qui en résulte permet un repeuplement massif, dont le coup d’envoi semble donné par la promulgation d’une grande charte de franchises en 1149. La disparition de la frontière va ainsi curieusement de pair avec l’apparition d’un authentique front pionnier. La conjonction de ces deux événements forme une rupture dans l’histoire de la région et ouvre une nouvelle période.
2L’on assiste alors à la naissance tardive d’une nouvelle société dans une région auparavant délaissée. Or, les paysans catalans subissent dans la seconde moitié du XIIe et au début du XIIIe siècle une forte pression banale de la part des seigneurs. L’on comprend dans ces conditions combien une zone pionnière bénéficiant de franchises a pu paraître attractive à des paysans en butte à un processus d’asservissement dans les régions voisines. Mais face à l’implantation de structures féodales, le Camp de Tarragone ne saurait rester une aire de liberté absolue. Et inversement, le caractère neuf d’une région marquée à la fois par l’insécurité et la nécessité de la colonisation oblige le système féodal de la Vieille Catalogne à s’adapter, à gagner à la fois en force et en souplesse.
3Au milieu du XIIe siècle, seule la ville de Tarragone paraît effectivement repeuplée, ainsi que les franges montagneuses au nord-est du Camp. La plaine semble inhabitée, bien que l’on puisse croire à la présence de personnes vivant en marge de la société catalane, surtout des paysans cherchant à fuir tout contrôle seigneurial et à réaliser une aprision. Ces derniers sont peut-être établis non loin du refuge que représentent les montagnes, ou (à partir de 1129) les murailles de Tarragone. Il est probable que cette colonisation reste encore timide avant le milieu du siècle.
4La charte du 3 septembre 11492 donne aux habitants la libre possession de tous leurs biens, pour lesquels ils sont dispensés de redevance, et qu’ils peuvent aliéner. Mais la liberté concerne aussi les personnes. Celles-ci ne devront subir aucune redevance imposée de force (« fortiam sive exactionem »), et ne pourront être jugées et punies que par les deux juges seigneuriaux, ce qui limite les risques d’arbitraire. Un statut d’hommes libres est donc garanti aux colons ; ils sont à l’abri des mais usos, les fameuses redevances qui deviennent au XIIIe siècle des critères de servitude.
5L’on peut se rendre compte de l’ampleur du mouvement pionnier à travers une bulle d’Anastase IV, qui en 1154 répertorie les églises du diocèse de Tarragone3. La liste en comprend 37, situées principalement dans la Conca de Barberà, les franges du Penedès, et bien sûr le Camp. Or, l’on peut estimer à une quinzaine le nombre d’églises nouvelles apparues depuis 11494. Toutes ces paroisses ne sont certes pas nées suite à un mouvement de colonisation spontanée, mais le fait semble avéré pour certaines d’entre elles : l’église d’Alcover, dans l’Alt Camp, figure sur la liste de 1154, alors que la charte de peuplement concédée aux habitants du village date seulement de 11665. Les gens de 1154 se sont donc vraisemblablement installés de leur propre initiative.
6De fait, cette colonisation libre de tout encadrement n’a guère laissé de marques : elle a été plus ou moins tôt récupérée par les seigneurs, à travers des chartes de peuplement postérieures. Bien entendu, certaines de ces chartes visent à engager la réoccupation d’un lieu complètement inhabité, tel « locum illum heremum, qui nuncupatur ∂chornabous, qui sub destructione et heremo diu et absque cultore et incolatu permansit »6. Qui plus est, quand le repeuplement a déjà eu lieu, la charte peut répondre à l’objectif de le renforcer par l’arrivée de nouveaux venus, attirés par la perspective de conditions plus avantageuses. C’est le cas en 1170, lorsque Ramon et Bernat Gavalgandi et Berenguer de Cambrils confirment aux habitants d’Alforja leurs possessions et leur concèdent les mêmes coutumes qu’à Siurana7.
7Toutefois, si la charte de peuplement a pour but premier de repeupler et remettre en culture les terres, son but ultime est d’asseoir la domination du seigneur sur ces terres. L’on devine en effet que bien des chartes ont été délivrées autant pour encourager le repeuplement sous l’égide du seigneur que pour imposer cette égide aux pionniers établis librement sur place, bien avant l’arrivée dudit seigneur8. Cette emprise croissante des seigneurs sur le Camp est favorisée par la structure multipolaire de la seigneurie tarragonaise. La seigneurie est en effet partagée entre deux ou trois coseigneurs9, chacun ayant ses propres vassaux.
8Mais les coseigneurs ne sont pas placés sur un pied d’égalité : l’archevêque de Tarragone est le seigneur du comte de Barcelone, qui paradoxalement n’en reste pas moins le souverain. En outre, l’archevêque est le seigneur du prince de Tarragone, qui devient aussi le vassal du comte. Cette stricte hiérarchie se traduit par un contrôle centralisé des pouvoirs et des droits banaux : cela permet aux coseigneurs de capter les fruits naissants du développement économique qui accompagne le repeuplement de la région10. La pression est d’autant plus forte que le pouvoir banal tend à se confondre avec le pouvoir féodal.
9Le réseau féodal englobe en effet toutes les couches de la population, des plus distingués milites aux plus humbles pagani. Le processus de féodalisation apparaît au travers des chartes de peuplement : immanquablement ou presque, la concession d’une charte s’accompagne de la concession d’un fief ou de son équivalent.
10Le fait est particulièrement net dans le premier type de charte, quand un miles reçoit en fief de l’un des coseigneurs un ensemble de terres et de droits ; outre l’inévitable obligation de fidélité, le service vassalique consiste en la mise en valeur du fief lui-même : le vassal doit ériger une forteresse et repeupler le territoire11. Comme le fief est cédé dans son état brut, le vassal a tout intérêt à le mettre en valeur pour en faire une source de puissance et de revenus. L’on constate ainsi une adéquation parfaite entre l’intérêt du vassal et son devoir, les deux consistant à repeupler le territoire.
11Aussi, dans le deuxième type de charte de peuplement, le seigneur octroie-t-il la charte aux habitants eux-mêmes. Ce sont eux qui effectuent concrètement l’œuvre de mise en valeur12 que les seigneurs ont pour rôle de superviser. Les laboratores deviennent les hommes du seigneur, qui s’engage à les protéger en échange de leur fidélité et de la mise en culture des terres, concédées comme tenures13. Ces tenures bénéficient d’une exemption de cens14, compensée par la prestation d’un service – qui consiste simplement en l’exploitation par le paysan de ses propres terres – auquel s’ajoute la clause de fidélité. Cela nous autorise à parler de véritables « fiefs paysans ».
12Le parallélisme des situations entre vassaux aristocrates et paysans provient tout simplement de la généralisation des liens féodo-vassaliques dans la société tarragonaise. La convenientia de 1149 entre Robert Bordet et Bernat Tort prévoit que tous les habitants du Camp doivent jurer fidélité à l’archevêque de Tarragone15. En 1207, une charte de Pere Ier montre que les habitants sont aussi les vassaux du roi d’Aragon16.
13La généralisation de ces relations féodo-vassaliques peut s’expliquer par la permanence d’un état d’insécurité. Le danger musulman ne s’éteint pas complètement après la conquête de Tortosa (1148), ni même après la chute de Siurana (1153) qui commandait l’enclave musulmane des Muntanyes de Prades. Le Camp reste exposé à d’éventuelles razzias, car la frontière est peu éloignée. À l’intérieur même, le brigandage sévit17. Mais surtout la société pionnière chrétienne forme elle-même un terrain propice à l’éclatement des conflits, du fait de la jeunesse d’institutions et de coutumes encore mal fixées, et des convoitises attisées par l’enrichissement de ses laborieux habitants18.
14La colonisation se traduit ainsi sur le terrain par des formes d’incastellamento. Le village est souvent groupé en hauteur19 autour d’un château. Parfois, il est précisé que le village est protégé par une enceinte20. Mais la domination seigneuriale passe aussi par la participation active des habitants à leur propre défense, sous la houlette du seigneur. L’exemple de Reus en 1186 montre que les habitants peuvent être astreints à des services liés aux besoins de la défense, en temps de paix comme en temps de guerre21. De plus, tous les homines du Camp sont astreints en principe à des « cavalcatis », remplacées par une redevance du même nom22.
15Tout un ensemble de facteurs liés à la situation pionnière du Camp de Tarragone contribuent donc à hypertrophier le système féodal : l’encadrement seigneurial des habitants par le biais des chartes de peuplement, la militarisation du pays pour faire face aux risques éventuels, la situation de coseigneurie qui multiplie des liens personnels étendus à tous, et bien sûr la croissance démographique et économique de la région. En effet, loin d’entraver le mouvement de colonisation, l’enracinement de la féodalité l’a stimulé : elle n’a pas empêché qu’un équilibre soit trouvé entre l’aspiration des pionniers à une relative liberté et sécurité, et le désir des seigneurs d’accroître pouvoirs et richesses. D’ailleurs, le propre du système féodal n’est-il pas de devoir concilier ces deux paramètres antinomiques pour pouvoir fonctionner au mieux ? Les seigneurs ont compris qu’ils trouveraient leur intérêt personnel en usant de leur pouvoir dans l’intérêt général. Cette recommandation du prince Robert à son vassal Arnau de Palomar à propos du repeuplement de Riudoms le montre bien : « De laboratoribus autem qui advenerint sit talis convenientia inter nos quia qui plus potuerit conducere ad proficium comunem faciat. »23 Pleinement institutionnalisée, la féodalité peut apparaître comme l’instrument d’une politique quelque peu organisée et tournée vers le bien public, tel qu’on l’entendait à cette époque.
Notes de bas de page
1 Barcelone, Arxiu de la Corona d’Aragó (infra : A.C.A.), Cancelleria, Pergamins, Ramon Berenguer II, n° 4 (Puig d’Anguera à la limite de l’Alt Camp, 1076) : « in comitatu Barchinonensis, in ipsa marca extrema, id est in Campum, in loco solitudinis (...) que dicunt ipso Puig de Angera ».
2 J. Ma. Font Rius, Cartas de poblaciôn y franquicia de Cataluña (infra : Cartas), Madrid-Barcelone, 1969-1983, I, n° 74.
3 J. Blanch, Arxiepiscopologi de la ∂anta Església metropolitana i primada de Tarragona, Tarragone, 1985 (1e éd. : 1951), t. I, p. 90-91.
4 Il faut éliminer les églises situées hors du Camp, celles de la ville de Tarragone et celles des montagnes de l’Alt Camp (au nord-est). Il reste les églises de la plaine et celles des montagnes du Baix Camp (au sud-ouest) : dans la bulle, elles sont mentionnées en fin de liste.
5 Blanch, Arxiepiscopologi, I, p. 97.
6 Cartas, I, n° 138 (Escornalbou, Baix Camp, 1170 ?).
7 Cartas, I, n° 137 (Baix Camp, 1170).
8 Cette volonté d’un contrôle seigneurial généralisé à l’ensemble de la population se traduit par l’emploi d’une formule aussi banale que significative, comme celle de Ramon Berenguer IV lorsqu’il concède en 1155 une charte de peuplement à « ipsis hominibus tam presentibus quam futuris qui venerint populare et stare in Cambrils » (Cartas, I, n° 97) ; il est possible que certains de ces habitants « présents » soient venus coloniser Cambrils (Baix Camp) de leur propre chef.
9 En 1149, le Camp est tenu par deux seigneurs, l’archevêque et le prince, auxquels s’ajoute à partir de 1151-1153 le comte de Barcelone. Cette coseigneurie tripartite perdure jusqu’en 1171-1173, période à partir de laquelle le comte prend la place de la famille princière, qui est bannie.
10 Les coseigneurs procèdent à un partage exhaustif pour « omnibus consuetudinibus et usaticis sive reditibus universis terrae et maris », Tarragone, Arxiu Històric Arxidiocesà, Llibre de la Corretja (infra : Corretja), n° 12 (1151).
11 Cartas, I, n° 109 (L’Albiol, Baix Camp, 1158).
12 Cartas, I, n° 70 (Mangons, près de Constantí, 1149) : « ad edificandum, ad construendum, ad meliorandum, ad fortitudinem ibifaciendam ».
13 Cartas, I, n° 157 (Cambrils, Baix Camp, 1178) : « Tali pacto dono vobis ea que infra predictos terminos includuntur ut bene arabatetis et plantetis et excolatis ad meam fidelitatem ».
14 Cartas, I, n° 102 (∂pinaversa près de Valls, 1155).
15 Cartas, I, n° 69 : « omnes habitatores Terracone civitatis et sui territorii preter clerum lurent vobis et successoribus vestris fidelitatem de corpore vestro et de honore vestro ».
16 Corretja, n° 27, 2nd document et Tarragona cristiana, append., n° 41 (le texte comporte des variantes).
17 Cartas, I, n° 138 (Escornalbou, Baix Camp, 1170 ?).
18 Les coseigneurs donnent eux-mêmes l’exemple de cette violence, dans le cadre d’un long conflit, tantôt larvé, tantôt ouvert, qui les oppose et aboutit à l’assassinat en 1168 de Guillem de Tarragone, fils et successeur du prince Robert, puis à celui par vendetta de l’archevêque Hug de Cervelló en 1171. D’une manière générale, l’importance extrême que les coseigneurs accordent aux justices, dans les accords qu’ils concluent entre eux, suggère assez la multiplicité des litiges que connaît la population.
19 En 1208 (Cartas, I, n° 225), Guilleuma de Castellvell doit s’engager à envoyer et établir des gens sur les puigs (« duos podios ») de Villas]udaicas (Puigpelat) et Nulles (dans l’Alt Camp) et à leur donner des maisons dans les villages (« villas ») dotés de forteresses (« forcias »).
20 Cartas, I, n° 179 (Reus, 1186) : « quisque faciat domos suas infra fortitudinem ».
21 Cartas, I, n° 179.
22 Corretja, n° 12 (1151).
23 Cartas, I, n° 84 (Baix Camp, 1151).
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