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L’incastellamento, mode d’emploi

p. 119-124


Texte intégral

1Après la proposition, en 1973, du modèle latial de l’incastellamento, la multiplication des études régionales a conduit à un enrichissement connu de la typologie des habitats castraux, de leur chronologie et de leur capacité – très inégale selon les régions – à assumer une fonction organisatrice de l’espace économique, social et politique. Accepté, nuancé, retravaillé bien plus souvent que rejeté, le concept a ainsi eu un premier mérite : celui de fournir aux archéologues et aux historiens un questionnaire et donc un terrain de manœuvre commun. À tous, il a offert un fil conducteur dans l’étude comparée des régions du pourtour méditerranéen qu’il a diversement affectées. Au-delà de ce constat, je voudrais évoquer ici les questions d’actualité qui se posent.

Révisions chronologiques

2Le modèle latial suggérait à l’historien des textes un découpage chronologique à arêtes vives. Il observait que c’est précisément dans le premier quart du Xe siècle, à la suite donc des crises de la fin du IXe siècle liées à l’effondrement de la puissance publique carolingienne, aux dernières vagues d’incursions « barbares » et aux crises sociales conséquentes, qu’il convenait de placer le démarrage de ce processus de prise en main du contrôle social par la classe seigneuriale locale qu’a été, en fin de compte, l’incastellamento. Sans remettre fondamentalement en cause cette proposition visant à placer l’incastellamento au cœur de la « renaissance du Xe siècle » chère à Roberto S. Lopez2, l’archéologie des sites castraux a cependant incité à revoir les choses de plus près. Comme d’habitude en pareil cas, la révision de la périodisation a entraîné l’enrichissement du concept lui-même. Ce n’est plus en effet au début du Xe siècle mais à une période plus précoce (IXe siècle, voire seconde moitié du VIIIe siècle) que l’on est aujourd’hui d’accord pour faire remonter les débuts de la reprise démographique et du décollage corrélatif de l’économie agraire3. La part des historiens dans ce débat est importante. On ne saurait exagérer le confort qu’ils ont reçu des archéologues. Le traitement, par exemple, des données anthracologiques recueillies sur sites de fouilles du haut Moyen Age révèle dans le monde méditerranéen une nette reprise de l’occupation humaine et de l’anthropisation conséquente des milieux naturels dès les VIIIe-IXe siècles. Ces conclusions confirment les indications fournies par une lecture plus attentive des sources écrites et, en particulier, des données démographiques contenues dans les polyptyques des IXe-Xe siècles. C’est dire que l’incastellamento est désormais clairement replacé en séquence logique à la suite d’une première phase de croissance que l’on est désormais autorisé à qualifier de « pré-castrale » et qui s’est déroulée partout en Occident dans le cadre latifundiaire de la curtis ou de la villa. À partir de centres domaniaux plus ou moins structurés, cette reprise a été assurée par une colonisation agraire dispersée et conforme à un style de vie pionnier assez éloigné de l’image rigide du régime domanial carolingien « classique », telle qu’elle avait prévalu depuis Inama-Stemegg jusqu’à Ch.-Ed. Perrin.

3Il me semble que, loin de réduire la portée du premier incastellamento du Xe siècle, cette nouvelle périodisation de la croissance du haut Moyen Age en a au contraire mieux éclairé la nature. Dans maints domaines, mais d’abord au niveau de l’habitat et de l’occupation du sol, le regroupement des hommes qui s’accomplit à partir des années 900-920 a bien sonné le glas de cette vie pionnière. Il est bien clair aujourd’hui que, si l’incastellamento ne traduit pas un renversement de la conjoncture, il marque un tournant irréversible (quel que soit le nom dont on veuille l’étiqueter) dans les formes mêmes (matérielles, techniques, économiques, sociales, etc.) d’une croissance de longue durée, en acte dès les VIIIe-IXe siècles et qui s’est prolongée jusqu’au XIIIe siècle. C’est au demeurant un autre grand mérite de l’archéologie de site que d’avoir établi que les premières concentrations paysannes sur des sites « potentiellement castraux » se sont au départ accommodées des structures matérielles légères (enceintes en bois, habitat en pisé, etc.). Le fait que structures de bois et structures de pierre aient pu coexister de manière durable et que l’« urbanisme villageois » proposé en 1973 comme une donnée essentielle à l’incastellamento ne se soit mis en place que vers les XIIe-XIIIe siècles apporte, là encore, des nuances appréciables plus qu’un vrai correctif. Les fouilles soigneuses des sites italiens du XIIIe siècle ont d’autre part amplement confirmé le degré élevé de sophistication architecturale et urbanistique des habitats castraux à cette époque.

Du castrum au réseau castral

4Un acquis initial important de la recherche a, lui aussi, été confirmé et enrichi par les enquêtes postérieures à 1973 : à savoir que les premières désertions castrales ont été contemporaines de l’incastellamento lui-même. Ce dernier apparaît ainsi de mieux en mieux comme un phénomène complexe de construction-destruction permanente des structures de l’habitat. Si l’expression de « révolution castrale » que nous avions proposée jadis est acceptable, c’est bien clairement une « révolution permanente » des siècles centraux du Moyen Age que l’incastellamento a mise en branle. Dès la première phase de croissance des Xe-XIe siècles, la prolifération des fondations castrales a eu pour corollaire l’échec plus ou moins rapide de nombreux « castelli ». Par une sorte de tri sélectif, ces désertions ont assuré une concentration au second degré des habitats et une meilleure aptitude à la croissance des sites survivants.

5La géographie des espaces castraux se caractérise ainsi par une flexibilité du peuplement concentré qui est elle-même mieux perçue aujourd’hui. À la notion de densité du peuplement castral s’est substituée celle de consistance de réseaux castraux commandant des espaces de pouvoir ou de circulation, assurant des frontières (seigneuriales ou publiques), protégeant des noyaux patrimoniaux plus ou moins denses, comme dans le cas si éclairant des « castelli » et du complexe castral construit en Italie centrale par les Canossa4. Dans un tout autre contexte, le même souci de mieux éclairer la cohérence de réseaux et de systèmes castraux a puissamment marqué, depuis deux décennies, l’histoire des « sociétés de frontière » de l’Espagne médiévale5. L’histoire des réseaux castraux et de leur capacité à organiser les espaces de peuplement y a ainsi débouché avec pleine efficacité sur l’histoire sociale et politique de la Reconquête.

6L’attention portée à l’incastellamento en tant que critère de définition d’espaces et de systèmes castraux a eu d’autres conséquences bénéfiques. Elle a naturellement conduit à définir de manière plus rigoureuse les points et les formes de résistance à l’incastellamento. La capacité de survie de petits habitats ruraux, groupés et ouverts du haut Moyen Age comme dans la « vieille » Navarre contraste ainsi de manière significative avec l’élaboration des réseaux castraux typiques de la Reconquête dans la Navarre méridionale (J.J. Larrea). La constance de formes de dispersion liées à d’autres structures seigneuriales dans l’Espagne du nord-ouest a d’autre part justement retenu l’attention (J. Ma. Minguez). Les formes mêmes et le caractère durable de la dispersion intercalaire caractéristique de certains types d’incastellamento (casae, casalia, « cascine », villae d’Italie du Nord) ont introduit dans le peuplement une variété que l’on ne retrouve pas dans les zones à forte prévalence castrale d’Italie Centrale. Dans cette dernière région même, des études récentes comme celle de J.-P. Delumeau sur le diocèse d’Arezzo ont bien montré que, même lorsqu’ils sont minoritaires par rapport aux habitats villageois ouverts, ce sont bien les « castelli » et les réseaux castraux qui ont commandé l’organisation d’ensemble des espaces seigneuriaux.

Pour une « archéologie du féodalisme »

7On sait bien depuis l’exposé du modèle latial dont c’était un élément-clef que le concept d’incastellamento recouvre à la fois des phénomènes d’habitat et de peuplement d’une part et, d’autre part, des processus étroitement connexes d’aménagement progressif de l’espace cultivé en fonction même du réseau d’habitat qui conférait son principe de centralité à toute l’occupation du sol. Au terme donc du processus d’incastellamento (ici dès le XIIe siècle, là au XIIIe siècle) on assiste d’un côté à la mise en place d’un « urbanisme villageois » médité et, de l’autre, à la constitution autour des « castelli » de véritables finages, c’est-à-dire de territoires agricoles structurés. À partir surtout du XIIIe siècle, les sources écrites (actes notariés, statuts des communautés rurales, « cadastres » et registres fiscaux, etc.) permettent de se faire une idée assez précise des principes de structuration des espaces cultivés et de la mise en place d’un agrosystème fondé sur les ressources complémentaires procurées par l’exploitation de plusieurs terroirs correspondant à une gamme typologique assez constante qu’il n’y a pas lieu de décrire ici. La mise en place de cet agrosystème fondé sur un habitat groupé et une forte dispersion des parcelles constitutives de chaque exploitation paysanne selon les divers types de terroirs disponibles a créé une vraie « civilisation agraire méditerranéenne », au sens où l’entendait Marc Bloch6. Dans une telle civilisation, marquée par une dissociation structurale entre résidence paysanne et terres à cultiver, le paysan a dû compter avec la distance. Dans la structure même du finage castral, cette contrainte des distances est allée de pair avec la constitution d’un réseau dense de voies de circulation intérieure.

8Ainsi défini par l’historien à partir des textes, l’incastellamento se voyait donc dès le départ assigner un triple champ d’observation : l’habitat, le finage, le système de circulation interne et/ou de raccordement au réseau d’ensemble de la viabilité. Pour des raisons aisées à comprendre, l’archéologie, sans méconnaître ces dimensions initiales du concept, a le plus souvent été attentive jusqu’à une date récente, par nécessité plus que par choix théorique, à concentrer ses efforts sur les habitats. Une archéologie des terroirs, des réseaux de circulation et donc en dernière analyse des dynamiques non seulement du peuplement mais du travail paysan reste encore à mettre en œuvre. Ceci, à quelques exceptions près comme celle que constituent les champs en terrasses et celle, surtout, des espaces irrigués. Ici et là, des méthodologies fines ont été proposées visant à déterminer les composantes matérielles et techniques des terroirs, leur datation, leur relation avec la dynamique du travail paysan et les logiques du prélèvement seigneurial. Dans ces cas au moins, l’archéologie est bien placée pour dépasser l’approche descriptive et fonctionnaliste dans laquelle se sont enfermées jusqu’à présent trop de recherches archéologiques des sites castraux. Elle peut aspirer à devenir enfin une « archéologie du féodalisme » selon l’expression de Miquel Barceló, c’est-à-dire une archéologie des rapports sociaux opérant sur le terrain même où ces derniers se sont inscrits dans les terroirs au point d’y ensevelir les témoignages de dispositifs élaborés qui ont précisément permis à ces terroirs d’être construits et articulés en systèmes cohérents de mise en valeur du finage7. Cet enrichissement, notons-le, s’inscrit à l’intérieur du cadre conceptuel élaboré à partir des textes : celui des relations complexes unissant habitat et terroirs, résidence et travail, production directe et prélèvement seigneurial, selon une définition globale des espaces castraux.

Au delà de l’incastellamento

9Si l’incastellamento n’a jamais eu la sotte prétention d’être le passe-partout de l’histoire sociale, il a cependant aspiré à être plus qu’un concept-clef de la « Siedlungsgeschichte » du monde méditerranéen au Moyen Age. Il serait plus juste de voir en lui cette structure portante d’un système des systèmes, particulièrement propre à rendre compte, sur le versant méridional de l’Europe, de ce phénomène plus général d’un « particularisme médiéval » auquel Chris Wickham a récemment restitué ses dimensions véritables8.

10Il rend d’abord intelligible, c’est bien vrai, une logique du peuplement, du travail paysan, du contrôle économique et social par les classes dirigeantes. Il confère donc sans ambages leurs caractères originaux aux formes méditerranéennes du féodalisme. Mais il serait bien trompeur d’en réduire les vertus explicatives à l’analyse de la seigneurie castrale. Le village méditerranéen, avec son territoire clos, son habitat concentré, la structure (de plus en plus) rigide de son finage impliquant une exclusion progressive – et donc la structuration autonome – des espaces pastoraux a en effet aussi fourni à la couche seigneuriale une assise stable et bien adaptée à l’exercice de droits d’origine publique et à celui des droits paroissiaux appropriés. Il me semble qu’à l’intérieur de la cellule castrale, le poids des contraintes liées à la promiscuité et aux sujétions familiales, judiciaires et religieuses a peut-être été plus lourd que celui des prélèvements économiques opérés par le seigneur sur le travail et la production paysanne.

11À tous égards – et pas seulement en matière d’occupation du sol –, l’incastellamento a ainsi marqué la fin de la vie pionnière du haut Moyen Age dans laquelle, avec une lucide nostalgie, les chroniqueurs monastiques italiens des XIe-XIIe siècles voyaient un véritable âge d’or de la société. Le cloisonnement des finages a fait de la paysannerie un monde dominé non seulement par les seigneurs mais aussi, de l’intérieur, par les aînés et par les gens mariés. Il a joué un rôle indiscutable et qui reste à apprécier plus finement dans la mobilité rurale, l’inurbamento des XIIe-XIIIe siècles, la multiplication des situations de marginalité dans le monde plein du XIIIe siècle et de la première moitié du XIVe siècle. Avec toute la prudence qu’exige la définition d’un projet « d’histoire totale du Moyen Age »9, on ne saurait nier les avantages heuristiques qu’une telle ambition peut aujourd’hui tirer de l’exploration des voies d’approche multiples offertes par l’incastellamento.

Notes de bas de page

1 On trouvera une autre version de ce texte dans M. Barceló et P. Toubert (éd.), L’incastellamento, Rome, 1998, p. XI-XVIII (Coll, de l’E.F.R.-241).

2 R.S. Lopez, « Still another Renaissance ? », Amer. Hist. Rev., LVII (1951-1952), p. 1-21 ; Id. et al., « The Tenth Century : a Symposium », Mediaevalia et Humanistica, IX, 1955.

3 Voir par exemple P. Toubert, « La part du grand domaine dans le décollage économique de l’Occident (VIIIe-Xe siècles) », Flaran 10, La croissance agricole du Haut Moyen Age, 1988, Auch, 1990, p. 53-86 (avec ample bibliographie).

4 Voir A.A. Settia, « Castelli e villaggi nelle terre canossiane fra X e XIII secolo », ∂tudi matildici, Atti e mem. d. III convegno di studi matildici, Modène, 1978, p. 281-307.

5 Voir la bibliographie, riche de plus de 400 titres, établie par J.A. Fernández Otal et al., « Anexo bibliografico », Las sociedades defrontera en la España médieval, Saragosse, 1993, p. 125- 187.

6 Bien qu’il y ait eu constamment recours, Marc Bloch, ni dans ses Caractères originaux ni ailleurs, n’a donné de définition claire du concept de « civilisation agraire ». Ce n’est pas cependant trahir sa pensée, je crois, que de définir une civilisation agraire comme la somme de trois ordres de phénomènes : 1/ les systèmes de culture au sens le plus large (pratiques agraires, types de cultures et technologie, types de liaisons entre agriculture et élevage, etc.) ; 2/ l’organisation des terroirs, leur dessin parcellaire typique et leur articulation rationnelle en un espace cultivé global ou finage et 3/ les rapports entre un tel agrosystème et un type d’habitat caractéristique, à la fois comme élément de centralité de l’espace et comme cadre de la sociabilité paysanne. C’est la coordination de ces trois ordres de données qui confère, selon nous, sa typicité à une « civilisation agraire » proprement dite.

7 M. Barceló, « Créer, discipliner et diriger le désordre. Le contrôle du processus de travail paysan : une proposition sur son articulation (Xe-XIe siècles) », Histoires et ∂ociétés Rurales, 6, 1996, p. 95-116.

8 Chr. Wickham, contribution à paraître dans le volume collectif : M. Barceló et P. Toubert (éd.), L’incastellamento aujourd’hui, Rome, Coll. de l’Ecole Française de Rome, 1998, (sous presse).

9 Voir sur ce point J. Le Goff et P. Toubert, « Une histoire totale du Moyen Age est-elle possible ? », Actes du 100e Congrès Nat. des ∂oc. ∂avantes, Paris, 1975, Paris, 1977, t. I, p. 31-44.

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