Conclusions
p. 401-404
Texte intégral
1La série de colloques « Villa » qu’anime Philippe Sénac conforte son succès avec la publication – dans des délais record – des Actes de la rencontre de Saragosse (27-29 octobre 2009). Un tel succès invite à s’interroger sur ses raisons, et j’en vois plusieurs.
21/ Le champ problématique et le domaine d’intervention privilégiés demeurent fidèles aux motivations originelles : la Marche Supérieure d’al-Andalus, ou – moins limitativement, comme le suggère Philippe Sénac lui-même – le grand Nord Est péninsulaire. Ce faisant, la nécessité d’ouverture à la comparaison est également affirmée. Aux communications consacrées au versant musulman et au versant chrétien de ce Nordeste qui forment le socle dur de la rencontre, s’ajoutent ici des regards portés, pour la même époque, vers le Sharq al-Andalus, les Asturies et le Gharb alAndalus.
32/ Ici et là, les recours méthodologiques cimentent la nécessaire cohérence des discours. L’habitat, le peuplement, les arrière-plans politiques et sociaux des formes d’occupation du sol, de leurs transferts et mutations (morphologiques et fonctionnelles) fixent, comme pour les vieux « Castrum » de naguère, les conditions de mise au net des observations de chaque cas d’étude. Une telle unité d’intentions, au-delà de l’originalité des résultats acquis, me paraît exempter clairement le volume de la critique d’être une juxtaposition de monographies régionales, voire microrégionales.
43/ Ces recours méthodologiques, on en connaît la recette et les bienfaits scientifiques. Ils visent en effet tout simplement à mobiliser, dans un espace géohistorique donné, la totalité des ressources documentaires disponibles. A la question lancinante mais nullement rhétorique que nous posions jadis, Jacques Le Goff et moi-même1, on sait bien aujourd’hui qu’il n’est que des réponses partielles, très variées, jamais tout à fait satisfaisantes. Il suffit de lire dans un tel esprit les communications ici réunies pour mesurer cependant à quel point, le dénominateur commun du colloque – les structures de l’habitat et les dynamiques du peuplement – constitue un « document-monument », particulièrement propre à approcher au plus près une histoire totale des sociétés ibériques entre l’irruption de l’Islam et les premiers ébranlements de la Reconquista.
54/ Au regard de cette constance des horizons problématiques et méthodologiques, le volume de « Villa 3 » m’apparaît tirer son originalité d’un double choix mis en œuvre par Sénac :
- un choix de la longue durée – de la fin de l’époque wisigothique au crépuscule de celle des taifas. Ce choix justifie pleinement la distribution des communications en trois moments bien tranchés : temps wisigothique, temps de l’islamisation et du califat, temps des taifas. Sur une telle tripartition du volume, Philippe Sénac s’est expliqué dans son intervention et je n’y reviens que pour dire combien j’apprécie le fait que l’intelligence d’un processus historique soit justifiée par sa périodisation, fût-elle traditionnelle.
- Le second choix me semble particulièrement bien accordé au premier. Optant en effet pour la longue durée, le volume a centré ses horizons sur un espace plus restreint élevé à la dignité de prototype expérimental : la vallée de l’Ebre. Ceci, sans s’interdire de jeter des regards en biais sur les espaces voisins qui permettent, précisément, de mieux juger de la légitimité du prototype choisi.
6Il serait quelque peu fastidieux, après avoir ainsi indiqué d’emblée ce qui me paraît être en quelque sorte l’intérêt collectif de l’ouvrage, de reprendre l’une après l’autre des communications qui en illustrent, chacune à sa manière et avec ses questionnements propres, l’unité d’intentions que j’y ai perçue. Mieux vaut retenir en guise de conclusion les quelques impressions personnelles qui se dégagent d’une lecture suivie de l’ensemble des contributions.
7Il est clair, tout d’abord, que le double choix initial que je viens d’évoquer à propos de l’espace-temps du colloque invite forcément le lecteur à être sensible aux ruptures et aux mutations plus qu’aux facteurs de continuité, des VIIe-VIIIe siècles jusqu’au XIe siècle avancé. Là encore, le choix se révèle fructueux. En permettant, en effet, à partir de « case-studies » bien affirmés, de proposer des modèles typiques, il me semble que le colloque a contribué à enrichir notre typologie des dynamiques du peuplement. Le schéma aujourd’hui devenu quasiment canonique de la polarisation autour du hisn non du peuplement lui-même mais des structures internes de la mobilité et de la centralité du milieu rural, a été nuancé grâce à de nouveaux apports régionaux. La forteresse de sommité à fonction prévalente de refuge/défense est certes prédominante. Mais ce modèle a certainement été moins exclusif que l’on a pu le penser naguère. Des formes plus subtiles et, si j’ose dire, archéologiquement moins voyantes de réponse des communautés rurales au besoin primaire de sécurité sont aussi attestées, au niveau microrégional en tout cas. Il en résulte une vision moins simple de l’organisation des espaces frontaliers et de l’inscription dans les logiques du paysage de ces « sociedades de Frontera » dont Villa 3 enrichit notre appréhension. Une telle remarque, on le voit, revient à souligner la fécondité de thèmes de recherche affichés depuis les années 1990 par des groupes de recherches particulièrement actifs à Lleida, à Saragosse et – je m’en voudrais de ne pas le rappeler – à Toulouse. Comme on pouvait s’y attendre, à vrai dire, le choix initial de centrer l’enquête sur la Vallée de l’Ebre était ainsi prometteur d’avancées dans le domaine des études « frontalières ». On n’est pas déçu. C’est bien sûr énoncer une vérité d’évidence que de rappeler que « cette région constitu[ait] une terre de frontière, tant du côté chrétien que du côté musulman ». Eduardo Manzano Moreno dans sa très remarquable thèse2 et Philippe Sénac dans sa large enquête de 20003 avait dûment éclairé la nécessaire confrontation qui s’impose entre tagr et frontera. Il est grâce à Villa 3 devenu possible de pousser jusque dans les retranchements de la micro-histoire de la vallée de l’Ebre cette enquête à double entrée. Et il me plaît tout particulièrement, je l’avoue, de voir l’un des auteurs du présent volume poser d’emblée la vraie question (« Quelle frontière avant la Reconquête ? »). Certes, un tel problème était déjà au cœur des meilleurs travaux d’histoire des Xe-XIe siècles et, au premier chef, de la grande thèse de Pierre Bonnassie. Mais il n’est pas injuste de ne voir dans ces travaux pionniers qu’une première prospection de terrain historiographique.
8Depuis les années 1970-80 en effet, les progrès faits de divers côtés ont enrichi notre vision et rendu possible une approche plus sophistiquée, si je puis dire – du problème tagr/frontera. En premier lieu, les sources arabes ont révélé leur richesse et forment désormais un contrepoids nécessaire aux chartriers et cartulaires latins. De plus, l’archéologie s’est affirmée comme la compagne obligatoire de l’Histoire. Et ceci, non seulement pour les sites proprement dits mais encore pour les réseaux, les éco- et agro-systèmes, les implantations hydrauliques, etc. En son temps, le Castrum 4 de 1992 a marqué la première étape et le premier bilan de ces acquis archéologiques sur la frontera4. Le présent volume de Villa 3 me paraît à cet égard très révélateur des avancées dont a bénéficié la thématique tagr-frontera. Si la géohistoire et l’archéologie des sites d’habitats et de défense/refuge demeurent à l’ordre du jour, de nouveaux objets de recherche sont apparus comme également importants : l’organisation des espaces agro-pastoraux, l’archéologie des routes, des chemins, des ponts, en bref de la circulation ; le rôle structurant de quelques centres urbains, majeurs et/ou mineurs ; le pouvoir d’attraction des sites favorisés par la viabilité ; la construction des terroirs irrigués ; la géographie des abandons et des reclassements d’habitats, etc.
9L’archéologie et la géographie historique de la viabilité, jointes à l’étude des textes et de la documentation monétaire, ont ouvert de nouvelles perspectives sur la géohistoire des habitats dans ses liaisons avec le commerce, les échanges et la production artisanale locale. Un accent nouveau est mis sur le rôle des « élites urbaines » dans l’aménagement du plat-pays. Dominant cette problématique de plus en plus complexe et bien articulée, nous pouvons identifier comme un problème essentiel de la recherche celui de la centralité des habitats qui, vers l’an Mil, sortent gagnant de la croissance quelque peu désordonnée des VIIIe-Xe siècles.
10Tous ces grands problèmes forment, me semble-t-il, l’axe de lecture privilégié de Villa 3. C’est à partir de cet arrière-plan problématique général que la plupart des contributions qui y sont réunies prennent leur sens. Elles invitent avec vigueur le lecteur attentif et informé à inscrire les résultats originaux de chaque auteur dans le registre, toujours largement ouvert, de notre connaissance, certes, des « sociétés de frontière ». Elles lui suggèrent aussi, et ici plus particulièrement, de suivre à la trace archéologique l’empreinte dont ces sociétés ont marqué la logique – c’est-à-dire la beauté – des paysages du grand Nord Est ibérique.
Notes de bas de page
1 J. Le Goff et P. Toubert, Une histoire totale du Moyen Age est-elle possible ?, dans les Actes du 100e Congrès National des Sociétés Savantes, Paris 1975, Section de philologie et d’histoire Jusqu’à 1610, Paris, 1977,1.1, pp. 31-44.
2 Ed. Manzano Moreno, La Frontera de al-Andalus en época de los Omeyas, Madrid, 1991 (« Bibl. de Historia » : 9).
3 Ph. Sénac, La Frontière et les hommes (VIIIe-XIIe siècle). Le peuplement musulman au nord de l’Ebre et les débuts de la reconquête aragonaise, Paris, 2000.
4 P. Toubert (dir. et collab.), Castrum 4. Frontière et peuplement dans le monde méditerranéen au Moyen Age, Rome et Madrid, 1992, (Collection de la Casa de Velázquez : 38 et Collection de l’Ecole Française de Rome : 105).
Auteur
(Collège de France)
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