Les jeunes enfants et la compétence alphabétique
p. 103-113
Texte intégral
Généralités
1L’écrit est susceptible de traitements multiples. On a notamment pris l’habitude de faire une distinction entre tâches de réception (lecture) et tâches de production (écriture). En lecture, les modèles interactifs (voir, par exemple, Lesgold et Perfetti, 1981) nous apprennent désormais à considérer l’écrit comme un ensemble hiérarchisé de niveaux ; ils se caractérisent chacun par des imités spécifiques que le lecteur peut solliciter de manière variable selon son projet du moment. Mais qu’en est-il de l’écriture ?
2Partant de points de vue extrêmement tranchés et qui tendent à montrer que l’essentiel, en lecture, ce c’est pas le code mais la situation (voir par exemple, Goodman, 1967 ; Foucambert, 1976 ; Smith, 1982, etc.), nous avons voulu observer ce qu’il se passait pour l’orthographe du français et, particulièrement, les graphies de mots. En l’occurrence, notre hypothèse de travail est plutôt favorable à la prégnance du code, tout particulièrement chez les jeunes enfants (5-7 ans). Si nous sommes, en effet, convaincus que le traitement des informations graphiques peut énormément varier selon les tâches et même les utilisateurs, nous pensons que la « liberté interprétative » est, dans le domaine de la production graphique au moins, toute relative (sur ce sujet, voir aussi Bryant et Bradley, 1983). L’écrit, que nous considérerons désormais comme un « objet » linguistique à intégrer psychologiquement, s’organise selon des lois internes qui conditionnent – mais comment et dans quelle mesure ? – la perception et, finalement, les modes de traitement qu’utilisent les usagers.
3Or, les linguistes nous disent que notre écriture est fondamentalement alphabétique ou phonogrammique (Catach, 1980), ce qui ne signifie pas – et n’a d’ailleurs jamais signifié – un fonctionnement biunivoque (un son/une lettre). Dans sa grande majorité (85 %), le système graphique du français peut se ramener à un ensemble de correspondances entre graphèmes et phonèmes, complexes en surface mais nettement plus limitées lorsqu’on passe par des règles situées à un niveau plus abstrait, plus « profond ». Une telle approche théorique permet de dégager des unités dont nous nous servirons abondamment dans le présent travail : les archigraphèmes1. Toute la question est alors de savoir quelle attention les jeunes scripteurs portent à ce « cœur alphabétique » décrit par les linguistes et quel usage ils en font.
Conditions d’observation
4Afin d’éviter le recours systématique à des stratégies déjà automatisées (« images orthographiques » en particulier), nous avons voulu, autant que possible, mettre les sujets que nous avons observés dans des situations les contraignant à se servir de « règles » construites à partir de leurs connaissances antérieures. La tâche proposée consistait donc à « inventer » l’orthographe de mots qu’ils ne connaissaient pas (voir en annexe la liste des mots rares et des pseudomots).
5Nous avons choisi d’observer deux groupes d’enfants composés chacun de 24 élèves. Le critère retenu ici n’est pas celui de l’âge mais du niveau scolaire : CE1 pour le premier (de 7.8 à 8.10), CM2 pour le second (10.1 à 11.9). Nous avons opté pour une approche contrastive permettant de confronter les similitudes et les différences stratégiques, dans un même secteur orthographique mais pour des niveaux scolaires distincts.
6Le test proprement dit est composé de deux épreuves : la première consiste à faire produire, sous la dictée de l’adulte, des formes graphiques d’items-cibles ; la seconde, postérieure, doit permettre aux sujets de faire état des éventuelles images lexicales « de voisinage » activées par les cibles. Au total, l’analyse porte sur 657 items qui se répartissent de la manière suivante :
Pseudomots | Mots | |
CE1 | 140 | 144 |
CM2 | 140 | 233 |
7L’analyse des stratégies graphiques utilisées n’a évidemment rien à voir ici avec la norme orthographique telle qu’on l’entend habituellement, même dans le cas où les formes graphiques sont attestées (cas des mots rares). En méthodologie, le choix de l’archigraphème nous a semblé tout à fait adapté pour mesurer ce que nous cherchions ; il permet de construire des items théoriques, représentatifs de la structure alphabétique fondamentale et, par comparaison avec les items réellement produits, d’enregistrer la présence ou l’absence de segments graphiques correspondant à des segments phoniques, quelle que soit, par ailleurs, leur nature graphémique. Nous avons transcrit, par exemple, « phylum » en « FILOM », postulant ainsi une forme théorique de référence qui peut « représenter » des graphies aussi différentes que « filome », « philome », etc. En effet « F » englobe « f », « ff », « ph », etc. (voir les transcriptions en annexe). Cette première approche n’en exclut pas une seconde dont le but est d’apprécier les choix graphémiques dans une zone donnée d’archigraphème.
8Pour présenter nos résultats et commentaires d’une façon aussi concise que possible, nous les organiserons en trois parties : la première concernera les écarts produits, par référence à la structure archigraphématique ; la seconde présentera quelques compétences graphiques particulières ; la troisième mentionnera enfin des éléments de ce que nous avons nommé « stratégie analogique ». Il s’agit, en fait, d’aborder selon trois voies spécifiques la compétence alphabétique de base des sujets testés, avec quelques-unes de ses limites.
Écarts et compétence alphabétique
9La notion d’écart est facile à déterminer puisqu’il suffit de partir de la forme archigraphémique et d’établir une comparaison terme à terme. Nous avons utilisé quatre critères : manque, ajout, inversion ou confusion d’unités. Plus la compétence alphabétique – telle que nous la concevons ici – est grande et moins de tels écarts devraient être observables. C’est en partie ce qui se passe puisque, dès le CE1, la grande majorité des items produits est pertinente. Cela signifie que, sur 280 items relevés à ce niveau, 178 présentent, dans un ordre chronologique canonique, des productions conformes à la structure archigraphématique (64 % environ) ; au CM2, la pertinence est spectaculaire puisque 9 formes seulement (sur 377) présentent un écart. Voyons dans le détail les 102 items-écarts relevés au CE1.
Les items-écarts
10A ce niveau, ce sont les critères de « manque » (ex. : « apaoir » pour « APAROIR ») et de « confusion » (ex. : « isepe » pour « IZOP ») qui l’emportent. Une précision cependant : pour analyser l’ensemble de ces cas, nous avons dû tenir compte non pas seulement du nombre d’items mais du nombre d’écarts. En effet, 34 items comportent plusieurs écarts (par exemple, pour « LISPE », une réalisation « lipsi » présente à la fois une inversion « P »/« S » et une confusion « I »/« E »). C’est la raison pour laquelle, au CE1, nous avons finalement recensé 162 cas/écarts qui se répartissent de la façon suivante : 64 manques, 59 confusions, 30 ajouts et seulement 9 inversions. Nous ne présenterons ici que les deux types d’écarts les plus fréquents.
11En ce qui concerne les MANQUES, c’est-à-dire les cas où un archigraphème n’est pas réalisé, ce sont les consonnes et les voyelles médianes qui sont les plus touchées, de manière sensiblement égale. On a, par exemple, « lipai » ou « lipé » pour « LISPE » ; « pasil », « pasile » ou pasole » pour « PASIOL » ; « apaoir » ou « aparoi » pour « APAROIR » ; « litome » ou « litme » pour « LITIOM ».
12Les CONFUSIONS apparaissent quand une unité graphique est effectivement présente mais qu’elle appartient à une zone d’archigraphème différente (ex. : dans « vindure » pour « VINTUR », on relève une confusion entre « D » et « T »). La répartition est, cette fois, beaucoup plus égale que pour les manques et on peut dire que, globalement, toutes les positions d’items sont concernées (initiale, médiane, finale). En voici quelques exemples : « sotrieule » et « cotrillole » pour « SOTRIOL » ; « mical » pour « NICAL » ; « isone », « iseup » ou « isobe » pour « IZOP » ; « fileume » ou « foloine » pour « FILOM ».
Une compétence de base
13Le nombre important d’items conformes à la structure archigraphématique attendue plaide en faveur d’une compétence alphabétique de base déjà largement assise. Elle suppose, en particulier, la capacité à l’analyse phonique des items présentés oralement et, ensuite, une mise en relation avec les unités phonogrammiques correspondantes. C’est par référence à cette compétence de base que peuvent s’apprécier les écarts et, notamment, les manques et les confusions.
14Chacun à leur manière, ces deux critères s’appliquent très étroitement à la relation entre graphèmes et phonèmes. La concentration des MANQUES sur la partie médiane des items n’est sans doute pas le fait du hasard, et il faut établir une relation entre ce constat de carence et des problèmes perceptifs : toutes les parties d’un mot ne relèvent pas du même type d’attention. Ce constat de carence doit cependant être atténué puisque les manques sont toujours partiels et n’affectent, à chaque fois, qu’une partie des items. Les manques sont donc, selon nous, le signe d’une compétence alphabétique en cours de construction et méritent d’être analysés positivement plutôt que négativement.
15La même remarque s’applique aux CONFUSIONS dont l’analyse est également indicative de compétences en voie d’ajustement. On peut noter deux sortes de confusions dominantes ; les premières sont phoniques et se manifestent par l’emploi de phonogrammes tels que « eu » pour « O » (« iseupe » pour « IZOP »), « m » pour « N » (« micale » pour « NICAL »), « 1 » pour « R » (« VINTUR »), etc. Les secondes sont graphiques et concernent des emplois « abusifs » de digrammes (« eu » pour « U » : « croneulle » pour « CRONUL ») ou même de trigramme (« oua » pour « OI » : « aparouare » pour « APAROIR »). La notion de confusion est malgré tout discutable ici et on peut dire que nous nous situons déjà aux confins de la norme. De telles « erreurs » nous paraissent en tout cas symptomatiques des ajustements phonogrammiques qui se mettent en place et qui traduisent bien, selon nous, la présence d’une compétence alphabétique de base. Ce qui ne veut pas dire, bien évidemment, qu’elle rende compte, à elle seule, de la totalité de la compétence orthographique.
Graphies spécifiques et compétence alphabétique
16Au-delà de la présence ou de l’absence d’une graphie, les choix spécifiques que font les enfants sont également révélateurs. De ce point de vue, une analyse graphématique des items produits peut nous informer sur certains aspects de la compétence alphabétique telle qu’elle se présente chez les sujets testés. Nous illustrerons ce point à l’aide d’exemples pris dans quatre domaines : la zone de « S »/« Z », celle de « E » et celle des consonnes finales. Nous mentionnerons enfin le cas des lettres historiques et étymologiques.
Les zones de « S »/« Z »
17Les différentes réalisations des archigraphèmes « S » et « Z » donnent une idée plus précise encore de ce que pourrait être une compétence graphique de base. Si l’on prend des items comme COMISOIR, SIAFIL, SCERZO et IZOP, on obtient les résultats suivants :
18L’examen des positions initiale (SIAFIL, SCERZO) et médiane (COMISOIR, SCERZO, IZOP) ne fait apparaître de différences significatives entre CE1 et CM2 que pour la position de « S » intervocalique : plus les enfants sont jeunes et plus ils ont tendance à aligner cette position sur les autres ; ils optent alors pour une stratégie biunivoque. Au CM2, en revanche, la tendance s’inverse : la compétence distributionnelle est déjà en place pour une majorité d’enfants (13 sur 24). Dans toutes les autres positions, les résultats obtenus sont comparables pour les deux groupes.
19Globalement, 134 réalisations sur 198 font apparaître le graphème de base « (s) ». Ce penchant général pour la biunivocité se trouve d’ailleurs confirmé par d’autres observations portant, celles-là, sur des productions libres d’enfants de CP-CE1. Tout se passe, en quelque sorte, comme si les enfants de cet âge (6-7 ans) se construisaient une compétence alphabétique de base qui fonctionne longtemps comme une « compétence de référence ». C’est à elle qu’ils recourent volontiers lors de la production de mots peu ou mal connus à l’écrit, et ce constat dépasse largement le cadre de situations expérimentales. On peut noter ici une convergence entre les choix que font les jeunes enfants dans ce domaine et les descriptions que nous propose la linguistique ; en effet et en l’occurrence, « (s) » est bien le graphème le plus fréquent de la zone « S ». Il se peut malgré tout que ce constat ne soit pas généralisable.
La zone de « E »
20Dans cet ordre d’idée, les réalisations de l’archigraphème « E », dans des items tels que FADEN et LISPE, révèlent des conflits plus profonds. Sans doute parce que les choix sont plus ouverts, en raison notamment du grand nombre de graphèmes qui relèvent de cette zone (sur cette question, voir aussi Lamarche, 1986). Comme l’indique le tableau ci-dessous, la dispersion est cette fois bien plus importante.
21La nette prédominance de la lettre « e » en position médiane (37 fois sur 46) diminue au profit de « ai » à la finale (24 sur 47), sans doute en raison d’une compétence morphologique déterminée par les finales verbales et nominales. Les occurrences de « -ai » final sont d’ailleurs, la plupart du temps, accompagnées d’une graphie additive (ex. : « -aie », « -ait », « -ais », « -aix »).
22Ces diverses remarques montrent comment la compétence alphabétique de base tend à se diversifier, conformément aux principes organisateurs de l’orthographe du français. Les consonnes finales en fournissent un exemple supplémentaire.
Les consonnes finales
23Le système graphique du français tend à noter les finales consonantiques de mots à l’aide de réalisations en « consonne + e » (ex. : « homme », « heure », « monde », etc.). Pourtant, si l’on se réfère à la compétence alphabétique telle que nous l’avons suggérée plus haut, nous devrions relever dans notre corpus, de manière dominante, des graphèmes de base en position terminale (« nical », « pasion », « comisoir », « cronul », etc.). Or, ainsi que le montre le tableau suivant, ce n’est pas exactement ce qui se passe puisque 71 % des items sont réalisés avec un « e » final (ex. : « nicale », « comisoire », « sotriole », « vinture », « filome », etc.).
24Ces résultats font apparaître, au CE1 tout comme au CM2, une conscience distributionnelle très marquée pour cette position, ce qui semble nous indiquer que, dès le plus jeune âge, la compétence graphique a tendance à se diversifier. Cette diversification semble cependant toucher un nombre limité de secteurs graphiques. La relation avec l’analyse linguistique s’impose une nouvelle fois. En effet, les jeunes enfants, bien qu’ils se construisent une « compétence alphabétique de référence », ne restent pas insensibles à certaines caractéristiques intrinsèques de l’objet. Les consonnes finales en sont un bel exemple. En revanche, une zone comme celle de « E », par les concurrences graphiques qu’elle manifeste, génère des conflits bien plus profonds entre la recherche d’une règle stable, de la part du sujet, et la variation de l’objet. La résolution de ces conflits passe sans doute, même provisoirement, par des répartitions internes (plutôt « e » à l’intérieur ; plutôt « ai » à la finale) qui obéissent à des principes encore mal définis.
Les lettres historiques et étymologiques
25Progressivement, on voit également apparaître des graphies touchant à des phénomènes plus marginaux mais qui jouent néanmoins un rôle non négligeable dans la mise en place de la « surnorme » orthographique. Il s’agit des lettres historiques et étymologiques.
26Nous nous contenterons de signaler que, comme on peut s’y attendre, ce sont les enfants de CM2 qui utilisent le plus souvent ce genre de graphies. Donnons deux types d’exemples. En ce qui concerne les consonnes doubles, les enfants de CM2 recourent environ une fois sur quatre à la gémination (« commissoire », « cronulle », « filomme », etc.). Ceux de CE1 n’y recourent qu’exceptionnellement ; mais on en relève tout de même quelques cas. La présence, au CM2, d’une « compétence historique » naissante se confirme avec les graphies étymologiques. Alors que des enfants de CE1, conformément à leur stratégie alphabétique de base, réalisent à 100 % le « O » en « o » (FILOM, LITIOM), ceux du CM2 emploient parfois (13 fois sur 45) le « u » (ex. : « litium », « filum »). La fréquence est bien moins importante pour « I » en « y » (FILOM), pour « C » en « ch » (CRONUL) ou encore pour « F » en « ph » (FILOM) ; quelques cas isolés n’en demeurent pas moins observables.
Limites d’une compétence alphabétique
27Jusqu’à présent, nous avons essayé de montrer comment des stratégies secondes (distributionnelle, morphologique, historique) viennent s’articuler sur une stratégie biunivoque, la complétant tout en la remettant en question. La seconde partie – bien plus brève – de notre observation nous conduit maintenant à esquisser une autre stratégie, dont l’interaction avec les précédentes se situe à un autre niveau. Plus que de fonctionnement dépendant, nous pourrions parler ici de fonctionnement parallèle. En effet, la production d’items non connus n’entraîne pas seulement la mise en œuvre de « règles alphabétiques » ; elle puise également dans la mémoire lexicale, activant des items, connus ceux-là, et qui présentent certaines similitudes, phoniques et/ou graphiques avec l’item cible (ex. : « soir » pour « COMISOIR », « homme » pour « FILOM », etc.).
28Les réponses à la question « Avez-vous pensé à un (ou plusieurs) mot(s) au moment d’écrire ? Si oui, le(s)quel(s) ? » se répartissent de la manière suivante :
29Avant d’apprécier le degré de pertinence de ces activations lexicales, disons que les résultats bruts indiquent des réponses positives un peu plus nombreuses chez les enfants les plus âgés (39 % contre 30 %). Ils disposent, en effet, d’un stock d’images orthographiques plus important et il paraît donc assez normal qu’ils y recourent plus volontiers. En outre, on note une différence très nette, au CM2, entre les quantités d’items évoquées lors de la production des mots (30 %) et des pseudomots (51 %). Au CE1, en revanche, les propositions sont à peu près équivalentes. Bien que les caractéristiques ponctuelles de notre observation ne nous permettent pas d’élucider formellement cette distorsion, on peut penser qu’elle est due à la structure des items ; l’« effet-mot » ne semble pas apporter ici une explication pertinente. Dans tous les cas, le critère de non-connaissance devrait dominer et renvoyer dos à dos mots et pseudomots.
30Le fait de prétendre, a posteriori, qu’on a utilisé tel ou tel mot (item-source) pour produire un item-cible suffit-il pour conclure à une relation de cause à effet ? Autrement dit, les enfants utilisent-ils effectivement, en totalité ou en partie, les items-sources indiqués ? Une analyse phonogrammique incite à pencher pour une réponse affirmative. Si l’on excepte un nombre très limité de cas marginaux, on peut dire, en effet, que les relations entre sources et cibles sont pertinentes bien que cette pertinence ne concerne à chaque fois qu’une partie des items. C’est ce qu’illustre l’exemple de la consonne « P » de « IPOMERI ».
31D’autres exemples, celui de la voyelle « O » de « SOTRIOL » notamment, indiquent que cette relation peut être seulement phonique (« sauter »/« sotrillole ») ou bien, comme ci-dessus, phonique et graphique (« sautrelle »/« sautriolle »). L’analyse des données montre que, au CM2, les rapprochements ne sont pas seulement plus nombreux ; ils sont aussi plus pertinents. Les graphies produites alors dans les mots-cibles sont alignées sur des items-sources dont les images orthographiques sont de plus en plus stables et de plus en plus normées.
32La présence d’une relation étroite entre un graphème contenu dans l’item-source et le même graphème dans l’item-cible constitue bien un argument en faveur d’un raisonnement graphique par analogie. Une telle stratégie pourrait bien représenter, pour les enfants, un recours permettant de résoudre le conflit cognitif provoqué par la concurrence graphématique (plusieurs graphèmes pour un seul phonème). Comment choisir, en effet, dans le cas d’« IPOMERI » par exemple, entre « p » et « pp » ? Alors que les enfants les plus jeunes peuvent considérer une stratégie alphabétique de base comme un moyen suffisant pour résoudre les problèmes graphiques qu’ils rencontrent, notamment lors du transcodage oral/écrit, les enfants plus âgés, parce qu’ils disposent de connaissances orthographiques plus affirmées, ne peuvent plus se contenter d’une telle stratégie qu’ils savent insuffisante. Ils cherchent alors à faire des choix. Or, une stratégie de type syntagmatique peut réussir là où une stratégie de type paradigmatique, sans échouer totalement, montre ses limites. Les pédagogues ne procèdent pas autrement quand, au CP, ils font une différence entre le « ain » de « main » et le « in » de « lapin ». Le contexte graphique permet de lever l’ambiguïté et de faire un choix.
Conclusion
33Les données rapportées ici, malgré leur portée limitée, semblent indiquer assez clairement que les enfants de l’école élémentaire sont capables de produire graphiquement des items qu’ils n’ont jamais rencontrés (ce que tous les systèmes d’écriture ne permettent pas). Pour y parvenir, ils utilisent un certain nombre de stratégies qui dépendent des connaissances orthographiques dont ils disposent au moment de la production. Ils en dégagent des « règles » sur le fonctionnement général de l’écrit. Et plus leurs connaissances sont importantes, plus ces règles se font complexes. Ainsi, vers 6 ans, les enfants paraissent disposer d’une compétence alphabétique de base qui leur permet d’associer une graphie et une phonie, selon des critères de stabilité et de fréquence que déterminent – en partie au moins – les lois internes du système graphique. Cependant, même chez les plus jeunes, cette compétence alphabétique ne représente pas la totalité de la compétence graphique dont ils disposent. La production de mots inventés ou non connus permet de déceler des compétences secondes qui « corrigent » la compétence alphabétique sans l’infirmer totalement. C’est le cas, en particulier, des enfants qui se montrent sensibles aux lois distributionnelles et morphologiques qui sont à la base de l’écriture du français.
34Cette compétence alphabétique de base va donc être progressivement remise en question, notamment pour les zones d’archigraphèmes qui comportent concurremment plusieurs graphèmes fréquents. Dans ce cas, le principe d’un graphème pour un phonème n’est plus perçu comme fonctionnel, y compris pour la production d’items n’appartenant pas au lexique orthographique des sujets. Le stock de connaissance paraît alors fonctionner à un niveau plus syntagmatique : les choix graphiques se font en fonction de rapprochements analogiques de plus en plus fins. C’est ce que montre une partie importante des items produits par les enfants de CM2. D’autres observations devraient permettre de savoir plus précisément si une telle stratégie par analogie, dictée par les limites du système alphabétique, fonctionne comme une véritable stratégie de substitution. Dans cette hypothèse, que deviendrait la compétence alphabétique de base si productive chez les enfants les plus jeunes ? Peut-on dire qu’elle disparaît, un peu comme chez les jeunes Chinois finissent par oublier les compétences nées de la pratique du pinyin ? Doit-on considérer, au contraire, qu’elle se spécialise, passant d’une organisation de surface à une structuration plus profonde qui demeure vivante, chez les enfants les plus âgés comme chez les adultes ?
Listes d’items proposés
35a) Pseudomots (niveaux CE1 et CM2) :
36FADEN, LISPE, NICAL, PASIOL, SOTRIOL, VINTUR.
37b) Mots :
- au niveau du CE1 : apparoir (APAROIR), chronule (CRONUL), commissoire (COMISOIR), hysope (IZOP), lithium (LITIOM), phylum (FILOM), scherzo (SCERZP) ;
- au niveau du CM2 (en plus des mots ci-dessus) : chlorité (CLORITE), hypomérie (IPOMERI), sciaphile (SIAFIL).
Bibliographie
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Bibliographie
Bryant, P.E. ; Bradley, L. 1983. « Psychological Strategies and the Development of Reading and Writing ». Dans : The Psychology of Written language. M. Martlex, Wiley.
Catach, N. 1980. L’orthographe française. Nathan.
Foucambert, J. 1976. La manière d’être lecteur. Semap.
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Notes de bas de page
1 Archigraphème : graphème fondamental, représentant d’un ensemble de graphèmes correspondant au même phonème (ex. : « IN » pour « in », « ain », « ein », etc.). Le système du français en compte 33 (Catach, 1990, p. 9).
Auteur
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Didactique de la lecture
Regards croisés
Claudine Garcia-Debanc, Michel Grandaty et Angeline Liva (dir.)
1996
Le système éducatif
À l’heure de la société de la connaissance
Martine Boudet et Florence Saint-Luc (dir.)
2014
Sur le chemin des textes
Comment s’approprier l’écrit de l’enfance à l’âge adulte
Catherine Frier
2016
Programmes et disciplines scolaires
Quelles reconfigurations curriculaires ?
Christine Vergnolle Mainar et Odile Tripier-Mondancin (dir.)
2017