Conscience linguistique et apprentissage de la lecture
p. 85-101
Texte intégral
1L’acte de lire comporte de multiples aspects dont l’importance respective fait l’objet de vifs débats entre les professionnels œuvrant en ce domaine. La passion qui préside à ces échanges conduisant trop souvent à une focalisation sur un des facteurs au détriment des autres, il nous paraît nécessaire de présenter au prime abord un cadre de référence. Son utilisation devrait aider à ne pas oublier les autres facteurs mis en jeu dans l’acte lexique.
2Énoncer ce que peuvent être les difficultés de l’enfant sur le plan psycholinguistique en début de scolarité obligatoire constitue notre propos initial. Il débouche dans un second temps sur le souci de débroussailler quelques voies d’intervention pédagogique.
3Ce type de préoccupation où l’on s’efforce de savoir ce que l’enfant pense du langage peut être qualifié de « métalangagier ». Les aspects du langage pris en considération sont divers. Ferreiro au Mexique, Teberosky à Barcelone (Ferreiro et Teberosky, 1979), Tolchinsky et Levin en Israël (1987) s’intéressent prioritairement aux relations oral-écrit, alors que Downing au Canada se préoccupe principalement de l’écrit.
4En nous appuyant sur cet ensemble de recherches, nous nous proposons donc de poursuivre ici la réflexion sur l’enfant face à l’écrit amorcée dans un ouvrage antérieur (Downing et Fijalkow, 1984).
Le cadre de référence
Les éléments
5Au moment où l’enfant entre au CP, il serait abusivement simplificateur de considérer qu’il se trouve confronté au seul texte écrit qu’on se propose de lui enseigner à lire. En fait, et sur le plan du langage, il se trouve confronté à quatre éléments principaux.
L’objet
6En tout premier lieu il y a l’objet. Indépendamment en effet de tout discours, il y a le monde, réel ou virtuel. Le monde existe indépendamment du discours, c’est-à-dire du fait que l’on en parle ou que l’on n’en parle pas. Il comporte des éléments aussi bien concrets (une table, une chaise...) qu’abstraits (le pouvoir, la démocratie...). Ces éléments existent isolément ou en relation les uns avec les autres. Une table ou une chaise considérées isolément sont des objets mais une chaise devant une table en est également un. De le même façon, l’idée que le pouvoir en démocratie appartient à tout le monde est également un objet.
7La notion d’objet est donc une notion extrêmement générale dont l’intérêt est de nous permettre de distinguer ce dont on parle et le fait même de parler, c’est-à-dire les deux ordres du monde et du discours. Le caractère fondamental de ce premier élément nous le fait placer au centre du schéma 1.
8Chronologiquement, dans l’histoire de l’humanité comme dans celle de l’individu, la langue parlée est la forme linguistique première. Elle apparaît donc comme un premier sommet du triangle que nous proposons comme cadre de référence.
L’oral
9L’oral, tel que représenté au schéma 1, renvoie à la langue parlée en général ou à une unité particulière de celle-ci (un texte, une phrase, un mot...).
10Il faut bien comprendre toutefois que ce qui est représenté ici c’est uniquement la caractéristique phonique de l’oral, c’est-à-dire une donnée d’ordre auditif, celle qu’il est d’usage de représenter à l’aide de l’alphabet phonétique international. Le pôle oral du schéma se présente donc sous forme d’un ou de plusieurs phonèmes.
L’écrit
11L’aspect le plus évident – mais est-ce bien le plus important ? – de l’apprentissage de la lecture c’est l’écrit lui-même tel que l’enfant le rencontre au cours de sa sixième année et dont il doit se rendre maître.
12L’écrit, tel que figuré sur le schéma 1, est constitué d’un ou de plusieurs graphèmes (un texte, une phrase, un mot, etc.).
13On sait que ces graphèmes diffèrent d’une langue à l’autre et que, dans le cas du français, c’est l’alphabet latin qui est utilisé.
14Au-delà des graphèmes, l’écrit c’est aussi le type de caractères retenus, leur grosseur, leur couleur, la mise en page, etc., tous éléments dont la publicité par exemple sait jouer habilement. C’est, en somme, la partie visuelle, figurative, du système.
Le sens
15Le sens est le dernier élément du schéma 1. Ce dont il est question ici c’est non plus des objets ou de la langue, parlée ou écrite, mais des concepts ou des idées du locuteur. Il ne s’agit plus maintenant, par exemple, de la table matérielle que le sujet a sous les yeux ou du mot/tabl/qu’il prononce ou entend, mais de ce qui se passe en lui, sur le plan de la pensée, quand il a affaire à l’objet table ou au mot parlé ou écrit.
16Au-delà de la pensée au sens strict, la notion de sens telle qu’employée ici véhicule aussi les images mentales et les connotations affectives correspondant à tel objet ou à telle unité linguistique.
17Si le sens n’apparaissait pas au schéma 1 celui-ci serait limité aux aspects matériels de l’objet et à ses représentations phonique et graphique. La prise en considération du sens apporte donc à la représentation adoptée sa dimension psychologique spécifique.
18Les éléments ainsi définis permettent de saisir certains aspects de la réalité langagière, mais ils n’en constituent guère que l’anatomie. Pour en comprendre la physiologie, pour appréhender le fonctionnement du langage, il faut s’intéresser maintenant aux relations entre ces éléments (voir schéma 2).
Les relations
19Il est à remarquer qu’entre deux éléments A et B pris deux à deux, on peut toujours distinguer deux opérations (une opération dans le sens AB et une opération dans le sens BA). L’intérêt de tenir compte de cette distinction est plus ou moins grand suivant le but que l’on se propose. Nous nous en tiendrons généralement dans ce qui suit aux seules relations.
20Considérons par exemple cet événement : une chute de neige. Il s’agit de ce que nous avons appelé un objet. Nous le plaçons donc au centre du schéma. A partir de là on peut définir les relations suivantes :
21Relation 1 : objet-oral
22Allant de l’objet à l’oral un enfant de CP va dire :
[ilnεzsǝmat]
23En exprimant l’événement chute de neige sous forme phonique, il a établi une relation entre l’objet et l’oral : il a représenté l’objet oralement.
24Il y a production d’un message oral.
25Relation 2 : objet-écrit
26L’enseignante du CP peut également se saisir de cet objet et écrire au tableau le message suivant :
Il neige ce matin.
27Il y a dans ce cas production d’un message écrit.
28Relation 3 : objet-sens
29Les enfants de la classe qui voient tomber des objets blancs devant la fenêtre donnent un sens à ceux-ci quand ils supposent qu’il s’agit de neige et non pas, par exemple, de duvet animal ou de coton végétal.
30Il y a ici acte de signification. On remarquera que celui-ci ne nécessite pas l’intervention du langage. Il n’y a ni message oral ni message écrit. C’est une opération purement mentale.
31Relation 4 : oral-écrit
32Dans une langue phonographique comme la langue française il est toujours possible de faire correspondre à un énoncé oral un énoncé écrit strictement déterminé et inversement :
33Savoir transcrire c’est être capable d’effectuer la relation de gauche à droite et savoir oraliser c’est être capable de l’effectuer de droite à gauche.
34Cette relation phonographique fondamentale n’est autre que le principe constitutif du type de langues auquel appartient le français.
35Elle ne suffit évidemment pas à décrire la langue française écrite puisque celle-ci comporte également une large couche idéographique. L’orthographe résulte de la combinaison de ces deux principes constitutifs.
36Il existe par ailleurs des spécificités techniques et sociolinguistiques des formes orale et parlée de la langue mais elles ne nous concernent pas à cette étape-ci de l’analyse.
37Relation 5 : oral-sens
38Au moment où commence l’enseignement de la lecture, l’enfant a déjà une assez bonne maîtrise de cette relation. Il peut attribuer un sens à un message oral comme :
[ilnεzsǝmat]
39Nous sommes là en situation de compréhension de l’oral.
40La situation inverse, la situation de production verbale (sens-oral), consiste à coder l’idée dans une forme verbale acceptable.
41Relation 6 : écrit-sens
42Apprendre à lire c’est apprendre à donner un sens à un énoncé écrit comme il neige ce matin et, à l’inverse, savoir écrire c’est savoir coder graphiquement une idée.
43Des 6 relations distinguées c’est donc la relation 6 qui nous concerne le plus mais le schéma 2 montre que cette relation n’est pas isolée. Elle apparaît au sein d’un groupe de relations qu’il nous paraît souhaitable de bien différencier les unes des autres.
L’enfant face à la lecture
44Une question importante à se poser selon nous est de savoir comment l’enfant se situe face à l’ensemble de données et de relations définies plus haut. Assez curieusement peut-être, c’est une question qui ne se pose que depuis peu.
45Jusqu’à une époque récente en effet on se préoccupait surtout de savoir en quoi consiste exactement l’acte de lire, quelles sont les opérations qu’il exige. Il s’agissait là d’une problématique psycholinguistique.
46On se demandait également quels objets présenter aux enfants en début d’apprentissage : lettres ou mots par exemple. Ici la question portant sur l’objet et non plus sur la démarche, la problématique était de nature plutôt linguistique.
47Quant au sujet apprenant, celui pour qui après tout on se posait tant de questions, il faut bien reconnaître qu’il n’était pas au cœur des interrogations. A partir du moment où le texte était convenablement déterminé ainsi que le moyen de se l’approprier, il suffisait à l’apprenant de parcourir le chemin prévu à son intention.
48Peut-être cette négligence à l’égard de l’apprenant lui-même est-elle responsable de bien des déconvenues de celui-ci. C’est ce que pensent aujourd’hui de nombreux chercheurs.
49Pour avancer valablement en ce domaine, il faut faire sa place à une problématique psychogénétique à côté des problématiques linguistique et psycholinguistique reconnues. Il faut donc abandonner la position adultocentrique en vertu de laquelle on considère que pour le jeune apprenant les choses sont ce qu’elles sont pour l’adulte chargé de l’aider à mener à bien son apprentissage.
50Prenant le contre-pied de l’attitude adultocentrique habituelle, nous nous proposons d’essayer de montrer que, au moment où l’enfant est soumis à l’alphabétisation obligatoire, il se trouve dans un état fort différent de celui que l’adulte bien intentionné lui prête.
51En fait, dans le domaine de la lecture comme dans celui du développement en général, la psychologie génétique nous amène à penser que rien n’est donné tout fait mais, bien au contraire, que tout est à construire.
Les éléments
L’objet
52L’objet même que nous avons placé au centre du schéma 2 n’est pas pour l’enfant de 6 ans ce qu’il est pour l’adulte.
53Piaget nous a appris qu’à ce moment de son développement, l’enfant n’a généralement pas atteint le stade des opérations concrètes. Si l’on allonge la boulette de plasticine, la quantité de substance n’est plus la même : il y en a plus ou il y en a moins que dans la boulette du départ. S’il faut attendre 7 ou 8 ans pour que l’enfant soit convaincu que de telles opérations laissent inchangée la quantité de pâte, il faudra encore plusieurs années pour qu’il admette de la même façon que son poids ou son volume ne varient pas. Ainsi donc, il faut se garder de l’oublier, l’objet pour un enfant de 6 ans n’est pas ce qu’il est pour l’adulte.
L’oral
54Il nous paraît possible de penser que, pour l’enfant de cet âge, l’oral n’existe pas.
55Entendons par là qu’il ne le considère pas comme un objet matériel parmi d’autres. L’oral n’est pas objectivé. Tout comme le geste, il se confond avec l’action : l’oral et le geste sont, à ce stade, indifférenciés de l’action dont ils font partie. Certes l’enfant de 6 ans est un utilisateur d’oral puisqu’il est tour à tour émetteur et récepteur de messages oraux, mais il l’est de manière pratique et non pas conceptuelle. Il se sert de l’oral en situation de communication, mais il n’est pas en mesure de le traiter comme une catégorie distincte (voir Vygotsky, 1985).
56Ceci apparaît dans la difficulté que rencontre l’enfant à se centrer sur le message (attitude métalangagière) et non sur le contenu (attitude communicationnelle). En témoigne cet enfant de CP auquel l’enseignante demande de faire une phrase avec le mot « feu » et qui répond : « La maison a brûlé ».
57Brédart et Rondal (1982, chap. 3) fournissent un certain nombre de faits expérimentaux compatibles avec cette hypothèse.
58Relevons par exemple les expériences de segmentation de l’oral en syllabes ou en phonèmes de Liberman, Shankweiler, Fisher et Carter (1974). Les enfants, âgés de 5 à 7 ans, doivent frapper sur la table autant de fois qu’ils perçoivent d’unités (syllabes ou phonèmes selon le groupe) dans le mot qui leur est dit par l’expérimentateur.
59Les résultats montrent que l’analyse en syllabes est plus aisément réussie que l’analyse en phonèmes, Liberman (1973) établit par ailleurs que les résultats obtenus dans cette tâche sont en corrélation avec ceux obtenus dans un test de lecture.
60De tels faits, aussi suggestifs soient-ils, ne suffisent cependant pas à fonder empiriquement l’hypothèse exposée ci-dessus.
61Il faut envisager la réalisation d’études empiriques qui, sur le modèle des études classiques de conservation, se proposeraient de mettre en évidence que, pour nombre d’enfants de CP, l’oral n’a pas d’existence propre puisqu’il ne se conserve pas.
62L’enfant qui utilise l’oral essentiellement comme moyen de communication rencontre des difficultés à l’école primaire car nombre d’activités scolaires exigent un usage cognitif de l’oral. Or si l’oral n’est pas un objet pour l’enfant, un objet manipulable mentalement, il ne peut parvenir à en arrêter le flux mouvant afin de le fixer pour pouvoir l’analyser et s’en servir ensuite.
63Luria et Yudovich (1959), examinant un couple de jumeaux, estiment que « puisque leur langage n’était pas séparé encore de leur activité directe, ils ne pouvaient pas fixer un projet verbal, donner à leur activité un caractère ferme, dirigé vers un but et ainsi les subordonner à un plan interne spécifique ».
64On peut penser, de la même façon, que les difficultés que rencontrent les mauvais lecteurs dans une tâche de mémorisation à court terme (Fijalkow et Simon, 1978) relèvent, au moins en partie, d’une telle carence dans l’utilisation de l’oral. C’est ce que visent précisément à démontrer les expériences centrées sur l’autolangage réalisées par Liva, Fijalkow et Fijalkow (1994).
65Les implications pédagogiques de l’hypothèse énoncée sont doubles :
- au niveau préscolaire, elles consistent à favoriser toutes les tâches susceptibles de permettre à l’enfant de prendre conscience de l’oral. Les activités de langage n’ont plus seulement pour but le développement du langage comme outil de communication ou comme prérequis à l’apprentissage de la lecture. Elles visent également à développer cette conscience du langage nécessaire à un usage non plus seulement communicationnel mais également cognitif de celui-ci ;
- au niveau de la scolarité obligatoire, considérer que les enfants n’ont pas nécessairement atteint une claire conscience de l’oral conduit à un changement radical d’attitude.
66Si l’enseignante ne suppose plus que l’enfant dispose d’un oral tout analysé mais considère plutôt que cet oral est à construire et à analyser, la perspective devient tout autre : il n’est plus possible en effet de s’appuyer sur quelque chose qui n’existe pas, c’est-à-dire de faire reposer l’enseignement sur un découpage en phonèmes dont nombre d’enfants ne disposent pas.
67Sans doute faut-il alors inverser en partie les moyens et les fins, et en partie s’appuyer davantage sur les données effectivement maîtrisées par les enfants, la syllabe par exemple.
Le sens
68Laissant de côté le pôle du sens sur lequel nous avons peu de renseignements, nous en arrivons maintenant au pôle écrit de notre schéma.
L’écrit
69L’erreur à nouveau consisterait à considérer que l’écrit est parfaitement constitué comme objet au moment où commence l’enseignement formel de la lecture.
70On peut supposer que la nature visuelle de l’écrit lui confère une matérialité permettant de l’appréhender plus aisément que l’oral. Aussi n’est-il pas besoin de nous étendre longuement à son propos.
71Rappelons toutefois que les signes spécifiques de l’écrit se confondent pendant un certain temps avec les tracés du dessin (Freinet, 1971). Les chiffres et les lettres sont pareillement confondus, de même que les majuscules et les minuscules ou les écritures script et liée. Mais ces phénomènes sont manifestes surtout avant le début de la scolarisation obligatoire.
72Si l’on s’intéresse maintenant à ce qui se produit lors des premiers temps de l’apprentissage, d’autres phénomènes apparaissent qui témoignent à leur tour du fait que l’écrit n’est pas pour l’enfant ce qu’il est pour l’adulte.
73Les enfants, on le sait, font ordinairement des inversions (au niveau d’une lettre) ou des interversions (au niveau d’un groupe de lettres). Ces méprises sont plus ou moins durables suivant les enfants. Au lieu de les considérer comme les symptômes d’une mystérieuse « dyslexie », il nous paraît plus fructueux de les appréhender dans une perspective génétique.
74Pour un enfant de 6 ans, l’objet ci-dessous est une chaise. Le fait qu’elle soit orientée à gauche dans un cas et à droite dans l’autre ne change pas sa nature : dans les deux cas il s’agit d’une chaise.
75Par contre, si l’on prend une barre et un rond, on va donner naissance à un objet qui, selon la position respective de la barre et du rond, changera de nature : b, d, p, q. Ceci en vertu d’une convention propre à l’écrit que l’enfant va devoir acquérir en cours d’apprentissage.
76Le fait qu’il mette quelque temps à comprendre que l’orientation spatiale de certaines lettres ou de certains groupes de lettres change leur identité ne devrait pas conduire à le soupçonner de quelque trouble organique grave, mais devrait plutôt conduire à le créditer d’une représentation de l’écrit non encore dotée de certains de ses attributs spatiaux.
77On peut ajouter à ce dossier le fait suivant rapporté par Gaillard (1983) : entre un groupe de mauvais lecteurs et un groupe de lecteurs ordinaires ayant à lire un texte inversé (rotation de 180 degrés), il n’apparaît pas de différences de résultats.
78Ce fait est compatible avec la position défendue : à un certain moment de l’apprentissage, l’enfant identifie les unités d’écrit suivant leur forme uniquement, sans tenir compte de leur position dans l’espace. Ce n’est que dans une étape ultérieure que l’enfant, prenant en considération la position des unités, sera en mesure d’opérer une nouvelle série de différences et lira plus lentement quand le texte est inversé.
79Ces quelques exemples, pris sur le seul plan de la position spatiale, nous laissent entrevoir que l’écrit est loin d’être pour l’enfant ce qu’il est pour l’adulte.
80Si un changement de position de l’objet dans l’espace modifie son identité, c’est donc que celle-ci est loin d’avoir la stabilité que suppose l’adulte.
81La réalisation d’études relatives à la conservation nous paraît alors tout aussi nécessaire dans le cas de l’écrit que dans celui de l’oral.
82Les problèmes que pose l’écrit à l’enfant ne se limitent pas à l’aspect spatial évoqué plus haut. La segmentation en mots, donnée d’évidence pour l’adulte, doit également faire l’objet d’un apprentissage. L’exemple ci-dessous en témoigne qui indique comment une enfant de CP a transcrit, après une sortie au cirque, la phrase suivante qu’elle avait sous les yeux en écriture script : « Le spectacle a commencé quand tout le mode a été assis ».
83La position adoptée conduit, sur le plan pédagogique, à préconiser des activités susceptibles d’aider l’enfant à prendre conscience de l’écrit.
84Apprendre à quoi sert l’écrit est un objectif capital. Aux exercices purement graphiques qui risquent de l’orienter vers des voies plus esthétiques que fonctionnelles, on préférera donc les activités inscrites dans une situation de communication.
85Différencier les signes conventionnels de l’écrit de tous les autres signes et symboles de l’environnement est une autre direction parfaitement adoptable comme objectif préscolaire.
86La pertinence de la position dans l’espace et la signification de la segmentation sont, parmi beaucoup d’autres, des propriétés spécifiques de l’écrit dont on peut se proposer de faire prendre conscience à l’enfant plutôt que de les considérer comme allant de soi.
Les relations
Relation 1 : objet-oral
87Concernant la relation 1, une question particulièrement intéressante est de savoir si l’enfant de CP considère que le fait d’employer tel mot, c’est-à-dire telle suite de phonèmes, pour désigner tel objet est arbitraire ou motivé. Nous ne connaissons pas de recherches à ce sujet mais il n’est pas exclu de penser que des hypothèses inspirées par le symbolisme phonétique (Peterfalvi, 1970) aient une place dans la représentation que se font les enfants de l’origine des mots.
88La non-différenciation entre l’objet et le mot qui le désigne apparaît à un stade précoce chez les enfants examinés par Papandropoulou (1974). On peut en prendre pour exemples l’enfant qui considère que « crayon » est un mot « parce qu’il écrit » ou cet autre pour qui « train » est un mot long « parce qu’il y a beaucoup de wagons ».
Relations 2 : objet-écrit
89L’hypothèse de relations motivées entre l’objet et l’oral paraît d’autant plus vraisemblable qu’il existe effectivement de tels phénomènes dans le cas de la relation 2, entre l’objet et l’écrit, ainsi que l’indiquent les études de Ferreiro (1979) :
La frontière entre dessiner et écrire est floue, parce que l’enfant cherche des correspondances entre le nom écrit et certaines propriétés de l’objet (et non entre le nom et le pattern sonore correspondant). On peut ainsi observer que pour le nom d’une personne plus âgée, l’enfant s’attend à une écriture avec plus de lettres que pour le nom d’un enfant ; plus de graphèmes pour « éléphant » que pour « papillon ; plus de graphèmes s’il y a plusieurs choses dans une image que s’il n’y en a qu’une ; etc.
90Tolchinsky et Levin (1987), demandant à des enfants non encore alphabétisés d’écrire à leur convenance les messages émis par l’expérimentateur, constatent par exemple qu’un mot produit au singulier comporte un moins grand nombre d’unités graphiques (pseudo-lettres le plus souvent) que ce même mot produit au pluriel. A un certain stade du développement, l’écrit apparaît donc comme une représentation de l’objet.
Relation 3 : objet-sens
91La relation 3, qui concerne le rapport entre l’objet et le sens, constitue un problème de psychologie cognitive qui, latéral par rapport à notre propos, ne nous retiendra pas ici.
92Sur le plan pédagogique, l’attitude à préconiser concernant les relations entre l’objet et ses représentations orale ou écrite consiste à nouveau à bien se pénétrer de l’idée que l’enfant ne voit pas ces relations comme l’adulte. Il importe donc de l’aider à modifier celles-ci, en prenant conscience en particulier de l’arbitraire qui préside au choix des unités comme à leur nombre.
93On peut penser que certains jeux de langage pourraient se révéler ici être d’utiles auxiliaires pour ce développement de la conscience langagière.
Relation 4 : oral-écrit
94Le fait que dans une langue comme le français, il existe un système de correspondances entre les phonèmes et les graphèmes, la relation 4 de notre schéma, est ce que les jeunes enfants ont le plus de mal à concevoir.
95Ferreiro (1983), dans une étude consacrée à la genèse de l’écriture chez l’enfant, voit dans cette relation « l’obstacle principal, à savoir que l’écriture est liée à une analyse de l’émission sonore du mot ».
96Des observations poursuivies tout au long de l’année dans des classes de CP dont nous pilotons la pédagogie de la langue écrite, nous retirons l’impression qu’il existe pour le moins trois stades successifs dans l’apprentissage de la lecture au CP :
- dans un premier stade, l’enfant procède de manière purement visuelle. Il tente de lire par reconnaissances visuelles ;
- ce moyen s’avérant vite insuffisant, il en vient alors à utiliser également les informations d’ordre auditif, à prendre appui sur la valeur phonique des unités graphiques ;
- dans un stade ultérieur, il en revient à une utilisation privilégiée des informations visuelles.
97La difficulté majeure nous paraît se situer dans le passage du premier au second stade, au moment où l’enfant ne peut plus se contenter d’une stratégie basée sur la reconnaissance visuelle mais doit mettre en œuvre sa connaissance de la langue parlée.
98C’est vraisemblablement à ce moment-là qu’il manifeste des activités d’autolangage dans des situations d’écrit, c’est-à-dire qu’il effectue un usage cognitif du langage.
99On pourrait imaginer que le passage du premier au second stade s’avère possible quand l’enfant a acquis la conservation de l’oral et/ou de l’écrit, mais si on se préoccupe spécifiquement de la relation oral-écrit, l’hypothèse est que c’est celle-ci qui se conserve.
100En d’autres mots, ceci revient à dire que l’enfant a compris le principe phonographique fondamental de la langue ou, en termes piagétiens, la réversibilité de l’oral et de l’écrit.
Relation 5 : oral-sens
101Le fait que la relation 5 n’est pas parfaitement maîtrisée apparaît dans la difficulté que rencontrent les enfants à jouer avec les deux éléments qui la constituent, l’oral et le sens.
102Vygotsky (1985) proposant à de jeunes enfants d’interchanger « vache » et « encre » se voyait objecter que ce n’est pas possible parce que « on se sert de l’encre pour écrire et la vache ça donne du lait ».
103Osherson et Markman (1975) proposent de la même façon aux enfants de permuter les signifiants de la lune et du soleil de telle sorte que l’on appelle la lune « le soleil » et le soleil « la lune ». Ils demandent ensuite aux enfants, après contrôle de la compréhension, de décrire le ciel la nuit quand ils iront se coucher et que le soleil sera dans ciel. Or les réponses obtenues, au lieu d’être la description d’un ciel nocturne sont celles d’un ciel diurne ensoleillé. Le signifiant demeure étonnamment attaché au signifié jusqu’en CM2.
Relation 6 : écrit-sens
104La relation 6, qui lie l’écrit et le sens, ne fait guère problème aux enfants, contrairement à ce que certains pédagogues donnent à penser. Les enfants, très tôt, sont parfaitement conscients que les signes écrits sont porteurs de significations, mais ils ne savent pas suivant quelles conventions on passe du signe au sens.
105Ferreiro (1979) propose par exemple de considérer que les enfants, à un moment précoce de leur développement, supposent que la relation écrit-sens est de nature idéographique ; les signes graphiques représenteraient directement le sens.
106Tolchinsky et Levin (1987) montrent que dans l’écriture les enfants les plus jeunes s’efforcent de représenter le sens et que ce n’est que très progressivement qu’ils prennent en considération les propriétés phoniques des mots ou des phrases qu’on leur demande d’écrire.
107De cette valeur significative de l’écrit les jeunes enfants sont si bien persuadés qu’il n’est pas rare d’observer à l’école maternelle ou à la maison tel jeune enfant tendre à l’adulte la feuille de papier couverte aux yeux de celui-ci d’informes gribouillages en lui disant d’un air convaincu : « Dis-moi qu’est ce que j’ai écrit ».
108De l’écrit au sens le pas demeure encore difficile à franchir au CP. Face à un texte racontant une histoire passionnante, il n’est pas rare de voir l’enseignante obtenir des réponses sur le récit alors même que ses questions portent sur les mots du texte.
109Le fait que l’enfant ait très tôt compris que l’écrit est porteur de sens ne signifie pourtant pas que les unités de première articulation, les monèmes, ne lui fassent pas problème. Le fait de savoir qu’il y a sens ne dit rien en effet sur la façon dont ce sens est représenté dans l’écrit. Il n’implique en soi aucune hypothèse sur le mode de représentation utilisé.
110Les recherches réalisées montrent effectivement que le concept de mot est le fruit d’une longue conquête métalangagière (Papandropoulou, 1974).
111Elles établissent également que le principe d’une correspondance terme à terme entre un mot de la chaîne parlée et un mot de la chaîne écrite n’est établi qu’au terme d’une genèse complexe (Ferreiro, 1978). Les unités de première articulation sont premières pour le linguiste mais pas pour l’enfant. Celui-ci sait seulement qu’il y a sens et va devoir découvrir comment ce sens est articulé.
112Il est possible, suivant Ferreiro (1979), que l’enfant fasse d’abord l’hypothèse que le sens est représenté sous forme d’idéogrammes avant d’en venir à une hypothèse phonographique. Mais il n’est pas évident de remplacer l’hypothèse d’une relation idéographique par une hypothèse de relation phonographique. Celle-ci demande d’ailleurs à être affinée s’il est vrai que l’enfant formule d’abord une hypothèse syllabique avant d’en venir à l’hypothèse alphabétique qui convient.
113Ainsi donc la relation écrit-sens ne fait guère problème dans son principe, elle fait problème dans son mécanisme. Les monèmes, unités de première articulation, tout comme les phonèmes, unités de seconde articulation, ne sont pas donnés tout faits à l’enfant. Chaque enfant doit, pour son propre compte, les redécouvrir.
Implications pédagogiques
114Les relations 4, 5, 6, qui concernent les rapports entre l’oral, l’écrit et le sens nécessitent une sérieuse réflexion pédagogique. La pédagogie de l’écrit comporte en effet deux risques d’erreur.
115La première erreur, la plus bénigne, consiste à enseigner à l’enfant ce qui n’a pas besoin de l’être. S’évertuer à lui faire comprendre que l’écrit est porteur de sens... alors qu’il le sait de longue date n’est qu’une bizarrerie pédagogique de plus à porter au crédit d’une discipline dont l’histoire n’est pas avare...
116Plus grave, et bien plus répandue, est la seconde erreur. Celle-ci consiste à ne pas enseigner ce qui a besoin de l’être, à supposer acquis ce qui doit être conquis.
117Le problème principal que rencontre l’enfant concerne la relation oral-écrit. C’est donc à l’élucidation de celle-ci qu’il s’agit d’apporter le plus grand soin. Aider l’enfant à comprendre qu’il existe des relations strictes entre l’oral et l’écrit est le point essentiel car c’est sur ce point que l’enfant rencontre le plus de difficultés.
118Il s’agit, en d’autres termes, de l’aider à comprendre qu’il existe à l’écrit des unités significatives, les mots, et des unités distinctives, les graphèmes, auxquelles correspondent rigoureusement à l’oral des unités ayant les mêmes fonctions.
119Faire prendre conscience à l’enfant de l’existence des deux chaînes parallèles de l’oral et de l’écrit et des relations strictes d’unité à unité qui permettent de passer de l’une à l’autre dans les deux sens constitue dont le problème.
120Les activités permettant des mises en correspondance terme à terme des deux chaînes, unité par unité, et dans le sens oral-écrit comme dans le sens écrit-oral, paraissent donc particulièrement importantes.
121Parmi celles-ci l’écriture est sans doute la voie royale. Partant de l’oral, l’enfant est en effet en devoir, pour écrire, de procéder à une analyse de l’oral et à une recherche des unités graphiques convenables. Il n’est sans doute pas de meilleur moyen de prendre conscience de la nature alphabétique du français.
122Mais la prise de conscience des particularités du signe linguistique peut passer par beaucoup d’autres voies. L’humour verbal en est une, la poésie en est une autre, le bilinguisme (exploitation des savoirs langagiers des minorités linguistiques représentées dans la classe) en est une troisième.
123La pédagogie de la lecture a aujourd’hui un défi à relever, le défi qui résulte des nouveaux savoirs apportés par cette partie de la psycholinguistique qui se préoccupe des phénomènes métalangagiers chez l’enfant.
124Les unités fournies par la linguistique – le mot ou le phonème – qui sont à la base des pratiques, s’avèrent être des unités de l’adulte mais non de l’enfant.
125L’enfant pense la langue en termes d’idéogrammes ou de syllabes mais le pédagogue n’en tient pas compte. De là découlent bien des incompréhensions.
126Certes tous les enfants n’en sont pas au même point de leur développement métalangagier à l’entrée du CP et il est hors de question de proposer ici de nouveaux prérequis. Il n’est pas interdit de penser pourtant que la prise en compte de ce type d’informations pourrait contribuer à une facilitation de l’apprentissage de la lecture par l’enfant.
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