Clarté cognitive et conscience linguistique1
p. 33-45
Texte intégral
Introduction
1Che Kan Leong et Downing ont publié un livre sur la Psychologie de l’apprentissage de la lecture (Downing et Leong, 1982). Dans ce travail, ont été examinées les questions : que signifie le mot « lecture » dans la vie quotidienne et comment les psychologues catégoriseraient-ils le comportement impliqué ? (Voir également Lire et raisonner, Downing et Fijalkow, 1984.)
2En tentant de répondre à ces deux questions, nous avons remarqué que, aussi bien que des livres « de lecture » et d’autres matériaux textuels, les gens « lisent » des signaux routiers qui ne comportent pas de texte. De la même manière, ils « lisent » des cartes, des plans et des graphiques. Les chiromanciennes « lisent » les lignes de la main. Le vieux fermier « lit » dans le ciel pour prévoir le temps. Le sourd « lit » sur les lèvres. Les chasseurs « lisent » les traces du gibier, etc. Toutes ces formes de « lecture » ont pour caractéristique commune l’interprétation de signes visuels. Certaines lectures (le braille par exemple) ne s’effectuent pas qu’au moyen de la vision, mais nous avons conclu que « la lecture est toujours une interprétation de signes », quelle que soit la modalité sensorielle utilisée.
3Cependant, nous avons remarqué que la « lecture » qui préoccupe prioritairement les parents et les maîtres a un sens plus étroit que l’interprétation de signes en général. Nous avons décidé qu’il est important de distinguer deux catégories de signes parmi ceux que nous avons indiqués ci-dessus. Les signes que lisent les chiromanciennes, les chasseurs et les fermiers n’ont pas été créés délibérément avec une quelconque intention de communication. Par contre, le braille, les textes écrits ou imprimés, sont des signes arbitraires créés délibérément en vue de la communication. C’est ce dernier type de lecture qui fait l’objet de la psychologie de la lecture, quoique l’autre type de comportement doive être conservé en tête quand on considère l’évolution des processus neurologiques qui s’appliquent à la lecture et à l’apprentissage de la lecture de textes, de cartes, etc. Par conséquent, nous avons décidé que notre définition de la lecture devrait être : « La lecture est l’interprétation de signes arbitraires ».
4Comment l’acte de lire, tel que nous venons de le définir, serait-il catégorisé en psychologie ? La description de Clay (1972) fournit une indication : « La lecture est un processus grâce auquel l’enfant parvient à la longue à extraire une suite d’indices de textes imprimés et à les mettre en relation de telle sorte qu’il saisisse le message précis du texte. L’enfant continue à progresser dans cette technique tout au long de son éducation tout entière, en interprétant des états d’une complexité toujours croissante » (p. 8).
5La plupart des psychologues accepteraient l’emploi d’« une technique » comme terme capable de catégoriser l’acte de lire. Par exemple, Candsown écrit que « la lecture est une technique » et Singer (1966) pose que « la lecture est une technique processuelle » (p. 120).
6La recherche sur l’apprentissage technique est un des points d’intérêt les plus anciens de la psychologie scientifique. Les expériences bien planifiées sur l’acquisition des techniques ont été entreprises vers la fin du xixe siècle et des progrès continus et assez peu controversés ont été accomplis dans ce domaine jusqu’à aujourd’hui. Leong et moi avons fait la revue de ces travaux et l’avons appliquée au problème de comment les enfants acquièrent la technique de lecture. Nous avons trouvé que cette revue procurait de nombreuses instructions de valeur, mais dans ce texte, je ne mentionnerai que celles qui sont directement liées à la théorie de la « conscience linguistique » de Mattingly.
7La revue de travaux de Fitts (1962) sur l’acquisition technique l’a conduit à conclure que celle-ci comporte une phase cognitive dans laquelle les apprenants essaient de résoudre le problème posé par les conditions nécessaires à l’effectuation de la technique. Cronbach (1977) écrit : « Une personne se trouvant dans une situation non familière doit découvrir ce qu’il convient de faire » (p. 396). Ainsi, la personne qui débute dans l’approche de la tâche d’apprentissage d’une quelconque technique « se met en tête ce qu’il y a à faire exactement » (p. 398). Bruner (1971) fournit une brillante description de cet aspect cognitif du développement technique.
8« En gros, l’activité technique exige une reconnaissance des traits de la tâche, son but, et les moyens nécessaires à son atteinte ; moyens pour traduire cette information en activité appropriée, et moyens pour obtenir une information en retour qui compare la pensée de l’objet avec l’état actuellement atteint. Ce modèle est très proche de la manière dont la résolution des problèmes est effectuée par l’ordinateur et de la manière dont le système nerveux contrôle l’activité volontaire. Cette perspective est dérivée du principe que les réponses ne sont pas "acquises" mais construites ou engendrées en harmonie avec une intuition ou un objectif et un ensemble de spécifications sur des manières de progresser vers cet objectif dans une telle situation. En ce sens, quand nous apprenons quelque chose comme une technique, il est dans la nature même des choses que nous maîtrisions une large variété de manières possibles pour atteindre cet objectif, que nous connaissions plusieurs manières d’écorcher le chat. Ainsi apprenons-nous des manières de construire des réponses nombreuses qui ajustent notre saisie de ce qui est approprié à un objectif » (p. 112).
9Ceci conduit Bruner à faire une recommandation importante qui mérite d’être prise en considération dans l’enseignement de la lecture. Il continue ainsi : « Il y a quelque chose de très crucial qui concerne l’acquisition d’une technique – qu’il s’agisse d’échecs, de... politique, de biologie, ou de ski – le but doit être clair ; on doit avoir le sentiment d’où on essaie d’aller dans n’importe quel exemple d’activité. Car l’exercice d’une technique est régi par une intuition et une information en retour sur la relation entre ce dont on avait l’intention et ce que l’on a réalisé effectivement, la "connaissance des résultats". A défaut de ceci, la généralité des opérations techniques est perdue. Ce que ceci signifie en situation d’éducation formelle, c’est un effort beaucoup plus grand pour rendre clair le but de chaque exercice, de chaque plan de leçon, de chaque unité, de chaque terme, de chaque enseignement. Pour parvenir à ceci, il faudrait simplement qu’il y ait beaucoup plus de participation démocratique dans la formulation des leçons, des programmes et cours d’études et ainsi de suite. Car à coup sûr la participation de l’apprenant à l’établissement des buts est l’une des quelques manières de rendre clair où l’apprenant essaie d’aller » (pp. 113-114).
Confusion cognitive
10Vernon (1971) a appliqué la psychologie de l’acquisition technique à l’enseignement même de la lecture. Elle écrit (en rapport avec l’anglais) : « Il semblerait que dans l’apprentissage de la lecture, il soit essentiel pour l’enfant de réaliser et de comprendre la généralisation fondamentale que dans l’écriture alphabétique tous les mots sont représentés par des combinaisons d’un nombre limité de signes visuels. Ainsi est-il possible de présenter un très grand vocabulaire de mots parlés d’une façon économique qui demande la mémorisation d’un nombre comparativement petit de signes écrits et des sons associés. Mais une saisie exhaustive de ce principe nécessite un stade assez avancé de raisonnement conceptuel, puisque ce type d’organisation diffère fondamentalement de tout type d’organisation rencontré préalablement par les enfants dans leur environnement normal » (p. 79). Vernon rejette spécifiquement les simples positions associationnistes de l’apprentissage du décodage. Elle pose : « L’usage d’un raisonnement est presque certainement impliqué dans la compréhension des associations variables entre les lettres imprimées et sonores. Il se peut que certains auteurs supposent que ces associations peuvent être acquises au moyen d’un apprentissage par cœur. Mais même si ceci est possible avec de très simples associations lettre-phonème, les associations plus complexes et l’application correcte des règles d’épellation nécessite une compréhension intelligente » (p. 82).
11Dans un autre livre, son examen des recherches sur l’échec en lecture conduit Vernon (1957) à conclure que « la caractéristique fondamentale de base de l’incapacité lexique semble être la confusion cognitive... » (p. 71) et que « le trouble fondamental semble être un défaut dans le développement de ce processus de raisonnement » (p. 48).
12On a de plus en plus reconnu qu’une grande quantité de travail de raisonnement ou de résolution de problème est exigée de l’enfant apprenant comment lire. Par exemple, Klein (1979) remarque : « Pour se faire une idée de l’importance du raisonnement dans les programmes de lecture, il suffit de regarder des esquisses de cours, des guides de programme, des descriptions du but et des matériels d’accompagnement de la lecture. Si ceux-ci constituent une indication, on peut considérer de manière justifiée que le raisonnement logique est important dans tous les aspects de la lecture » (pp. 147-148).
13Si ceci est reconnu par les éducateurs, nous pouvons prévoir que d’importantes théories et recherches psychologiques sur la pensée de l’enfant, comme celles de Piaget et de Vygotsky seront à l’avenir davantage appliquées à la pédagogie de la lecture. De Bellefroid et Ferreiro (1979) en discutant les résultats de leur étude empirique de la conscience qu’ont les enfants de la segmentation syllabique des mots, mettent en relation spécifiquement conscience linguistique et développement cognitif général. Elles trouvent que « [...] la capacité de segmentation du mot ne dépend pas d’une habileté spécifique, mais constitue le fruit d’un processus actif de reconstruction lié aux capacités cognitives générales de l’enfant, ainsi qu’à sa possibilité de "prendre de la distance" par rapport au mot, en en faisant un objet de réflexion » (p. 34).
14L’importance du développement de cette capacité de réfléchir sur le mot en tant qu’objet a été reconnue par Vygotsky (1934) et, résultant de son travail en URSS, la recherche soviétique sur ce problème s’est tôt développée. Luria (1946) écrivait : « La première période importante dans le développement de l’enfant est caractérisée par le fait que l’enfant, tout en se servant activement d’un discours grammatical et en signifiant avec des mots les objets et les actions appropriés, n’est pas encore capable de faire du mot et des relations verbales un objet de conscience. À cette période un mot peut être utilisé mais non remarqué par l’enfant, et il apparaît fréquemment comme une vitre à travers laquelle l’enfant regarde le monde environnant sans faire du mot lui-même un objet de conscience et sans soupçonner qu’il a sa propre existence, ses propres traits structuraux » (p. 61).
15La théorie de Luria est devenue populaire en Union soviétique sous le nom de « théorie de la vitre » et elle a stimulé la recherche et influencé la pratique éducative dans les écoles de ce pays. Elkonin (1973) a fourni une description de ces développements et Karpova (1977) résume ainsi la position actuelle : « [...] La préparation de l’enfant d’âge scolaire à l’instruction scolaire ne peut être limitée au développement de sa parole dans le processus de communication pratique et à son enrichissement du point de vue du vocabulaire et de la structure grammaticale. Pour que l’exercice de l’enfant soit fructueux, il est absolument nécessaire que la parole elle-même en tant que réalité spécifique ainsi que ses éléments, et particulièrement les mots dans la totalité de leurs aspects externe (intonation-phonétique) et interne (sémantique) deviennent un objet de conscience, d’activité cognitive pour l’enfant ».
16La réalisation par l’enfant de la parole et de ses éléments est nécessaire non seulement pour l’enseignement de la lecture et de l’écriture mais aussi pour le rendre capable de prendre pour l’objet de son activité studieuse le système de connaissance qui lui est présenté. C’est précisément dans ce but que la réalisation de la structure d’une phrase, de la composition verbale de la parole, ainsi que la réalisation du cours même des jugements sont très importantes (p. 3).
17Ainsi, en même temps que le travail soviétique sur ce problème a de solides fondations dans la théorie et la recherche sur le développement cognitif général, il se focalise clairement sur des objectifs éducatifs essentiels de développement du savoir linguistique.
18Liant l’étude du savoir linguistique à la découverte de Vernon, que la confusion cognitive est la caractéristique fondamentale des difficultés lexiques, deux très intéressantes positions sont formulées par Mattingly (1979). Je voudrais attirer l’attention sur ces passages importants en les répétant ici :
[...] La connaissance grammaticale qu’un apprenant en langage est potentiellement capable d’acquérir dépasse de beaucoup les exigences fonctionnelles de la performance. Mais, s’il en est ainsi, nous ne devrions pas trouver surprenant que certains locuteurs-interlocuteurs, attirés par une curiosité linguistique instinctive, continuent indéfiniment à acquérir la grammaire de leur langue, tandis que d’autres abandonnent pour l’essentiel l’acquisition du langage une fois leur mécanisme de performance suffisamment équipé pour les fins de la communication courante.
Si on considère sérieusement la conception de l’enfant apprenant linguiste, on peut supposer que, pendant la période d’active organisation linguistique, le savoir grammatical est hautement accessible (l’accès, répétons-le, n’implique pas la conscience). Mais si la connaissance grammaticale n’est pas directement utilisée dans la performance linguistique, on doit s’attendre à ce que, après que l’acquisition du langage aura cessé d’être une préoccupation majeure, la connaissance grammaticale tende à devenir moins accessible (p. 6).
D’un autre côté, l’enfant qui n’est plus très activement en train d’acquérir le langage trouvera sûrement très difficile et insatisfaisant l’apprentissage de la lecture. Ses représentations morphophonémiques seront moins matures que ce qu’elles pouvaient être, de sorte que les divergences entre l’orthographe et les représentations morphophonémiques seront substantielles. Plus gravement, ces représentations, étant partie de son savoir linguistique, lui deviendront moins accessibles ; il manquera de conscience linguistique. Il en résultera que l’orthographe apparaîtra comme une manière mystérieuse et arbitraire de représenter les phrases. Finalement, puisque sa capacité d’apprentissage linguistique n’aura pas été récemment entraînée, il pourra bien avoir quelque peu perdu de sa capacité à analyser une phrase sur la base de son contenu lexical (p. 22).
19Ainsi, suivant Mattingly, la confusion cognitive relative aux tâches d’acquisition du langage du type des habiletés d’apprentissage de l’écrit s’aggrave probablement chez les enfants dont la curiosité linguistique et le travail d’acquisition verbale ont été comparativement faibles dans les années préscolaires.
20Dans notre livre Lire et raisonner (Downing et Fijalkow, 1984), nous avons soutenu que si la confusion cognitive est la caractéristique fondamentale de l’échec en lecture, alors la caractéristique fondamentale du succès en lecture doit être la clarté cognitive. La description que fait Mattingly (1979) de l’enfant conscient linguistiquement suggère une hypothèse importante pour l’explication causale du développement de la clarté cognitive pour apprendre comment lire. Dans sa communication introductive à ce séminaire, il écrit :
Je propose maintenant la conjecture supplémentaire que des différences chez les enfants ayant la maturité pour la lecture et la capacité d’apprendre à lire sont liées à ces différents patrons d’acquisition du langage. L’enfant qui est encore activement en train d’acquérir le langage au moment où il commence à lire sera relativement mature phonologiquement, de sorte que l’orthographe correspondra très largement à ses représentations morphophonémiques. Ayant accès à ces représentations, il sera linguistiquement conscient et l’orthographe lui apparaîtra comme un moyen plausible de représenter les phrases. L’analyse d’une phrase sur la base de son contenu lexical ne présentera pas de problèmes puisqu’il a continué à utiliser cette procédure analytique dans le cours de son apprentissage des mots nouveaux. Il verra de plus, en tant que linguiste, que la lecture est une source de nouvelles données... Ainsi la curiosité linguistique qui a motivé son acquisition linguistique continue motivera pareillement son apprentissage de la lecture.
21Un tel enfant, conscient linguistiquement, a plus de chances de faire de solides progrès dans le développement de la clarté cognitive sur ce qu’il faut faire pour devenir lecteur.
22Dans notre livre Lire et raisonner, se trouve une revue de question des données scientifiques relatives à l’importance de la clarté cognitive dans l’apprentissage de la lecture ; ce qui suit est le résumé conclusif de la théorie proposée qui en résulte :
- l’écriture d’un quelconque langage est un code visuel des aspects de la parole qui ont été accessibles à la conscience linguistique des créateurs de ce code ou système d’écriture ;
- cette conscience linguistique des créateurs d’un système d’écriture comporte la conscience simultanée de la fonction de communication du langage et de certaines propriétés du langage parlé qui sont accessibles à l’analyse du locuteur-récepteur ;
- le processus d’apprentissage de la lecture consiste en la redécouverte de a) des fonctions et b) des règles de codage du système d’écriture ;
- leur redécouverte dépend de la conscience linguistique de l’apprenant relativement aux mêmes propriétés de communication et de langage qui étaient accessibles aux créateurs du système d’écriture ;
- les enfants abordent les tâches de lecture à l’école avec des concepts relatifs aux fonctions et aux caractéristiques de l’oral et de l’écrit qui ne sont qu’en partie développées ;
- dans des conditions convenables, la clarté cognitive des enfants quant aux fonctions et aux caractéristiques de la langue va en se développant ;
- quoique le stade initial d’acquisition de la langue écrite soit le plus fondamental, des défis conceptuels demeurent, qui conduisent à un élargissement de la clarté cognitive lors des étapes scolaires ultérieures lorsque de nouveaux savoir-faire s’ajoutent au répertoire de l’élève ;
- la théorie de la clarté cognitive s’applique à tous les langages et systèmes d’écriture. L’aspect communication est universel, mais les règles de codage technique diffèrent d’une langue à l’autre.
23Concernant le postulat numéro 8, Mattingly (1979) a indiqué la signification possible de cette unique caractéristique non universelle du processus d’apprentissage de la lecture. Il écrit :
Pour revenir à la question des différences qui dans le processus de lecture sont impliquées par des différences de caractères graphiques, il semble que ce qui intervient en premier lieu c’est le degré requis de conscience linguistique.
Les systèmes logographiques sont les moins exigeants de ce point de vue puisque seul est requis l’accès aux aspects morphologiques de la représentation et non à ses aspects morphophoniques, mais le prix évident à payer est qu’il faut se souvenir d’un grand nombre de caractères. Les systèmes alphabétiques, à l’opposé, sont les plus exigeants. Pour une langue ayant des propriétés morphologiques et phonologiques convenables, un syllabaire semble être un heureux compromis.
24La théorie de la « conscience linguistique » de Mattingly (1979) et notre théorie de la « clarté cognitive » ont en commun un problème qui peut gêner certains psychologues. C’est la question de la « conscience ». Quelle est la conscience de la conscience linguistique ? Dans un livre très intéressant – The child’s conception of langage (Sinclair, Jarvella et Levelt, 1978)-, Sinclair analyse deux livres de Piaget (1974a, 1974b) et tire ces conclusions concernant la position théorique de Piaget sur la conscience : « Quand Piaget parle de conscience, il pense à la conscience graduelle qu’a le sujet du comment et du pourquoi de ses actions, de leurs effets et du cours de son raisonnement – et non à ce qui rend possible ou nécessaire sa manière d’agir ou de penser. Ainsi la recherche sur la "prise de conscience" doit être comprise comme une prise de conscience du comment, et éventuellement du pourquoi des actions spécifiques, et du comment, et éventuellement du pourquoi de certaines interactions entre objets » (p. 193).
25« Selon Piaget, dans toutes les actions intentionnelles le sujet agissant est conscient d’au moins deux choses : du but qu’il désire atteindre, et à la suite de l’action, du résultat qu’il a obtenu (succès, succès partiel ou échec). A partir de ces modestes débuts, la conscience progresse dans deux directions différentes mais complémentaires. Tout spécialement quand l’action échoue, mais également quand le sujet est agréablement surpris par son succès, ou aux âges où ceci peut être fait, quand il s’est posé des questions à lui-même, il construit une représentation conceptuelle d’au moins quelques traits des actions qu’il a accomplies et de certaines des réactions et des propriétés des objets sur lesquels il a agi » (p. 195).
26Que la « conscience linguistique » implique bien la conscience, ceci est suggéré quand Piaget (1976) écrit que « les résultats du fonctionnement cognitif sont relativement conscients, mais les mécanismes internes sont entièrement, ou presque entièrement, inconscients. Par exemple, le sujet sait plus ou moins ce qu’il pense d’un problème ou d’un objet ; il est relativement sûr de ses croyances. Mais, quoique ceci soit vrai des résultats de sa pensée, le sujet est généralement inconscient des structures qui guident sa pensée » (p. 64).
27Je dois confesser mon ambivalence à propos de cette question. En tant que psychologue expérimentaliste, je suis mal à l’aise avec ces verbalisations au sujet de la conscience linguistique. En tant qu’éducateur concerné par le développement des chances des enfants de devenir pleinement maîtres de l’écrit, je suis impatient d’aller de l’avant et prêt à vivre avec les incertitudes relatives à la conscience de la conscience linguistique.
Preuves
28La recherche de Halliday (1975) publiée dans son livre Learning how to mean, a montré comment les débuts mêmes de la langue parlée proviennent du comportement de résolution des problèmes de l’enfant, au service de besoins évolutifs et de tâches de développement. L’enfant apprend la langue de la communauté comme conséquence de ses efforts pour atteindre ces buts primaires. La grammaire est reconstruite parce que sa maîtrise est une nécessité fonctionnelle pour l’enfant. La grammaire augmente le champ de communication de l’enfant en contrôlant l’environnement.
29Mais, suivant Halliday, il existe deux fonctions de la parole, « pragmatiques » et « mathétiques ». Les fonctions pragmatiques sont les aspects importuns, interactifs et manipulatifs de la parole. Les fonctions mathétiques consistent en ces émissions déclaratives et observables qui apparaissent quand l’enfant essaie de comprendre le moi et le monde environnant. Ces fonctions mathétiques conduisent l’enfant à prendre conscience du langage même.
30Les fonctions mathétiques de Halliday semblent être à la base de ce que Mattingly appelle « conscience linguistique ». Mattlingly (1972) écrit que la lecture est « une technique volontairement acquise, basée sur la langue, dépendant de la conscience qu’a le locuteur-interlocuteur de certains aspects de l’activité linguistique primaire » (p. 145). Les aspects auxquels Mattingly se réfère sont indiqués dans une autre remarque : « En vertu de cette conscience, il a une image interne de l’émission, et cette image est probablement plus redevable au niveau phonologique qu’à tout autre niveau » (p. 140).
31Ainsi la lecture est une extension de la parole, quoique, comme il est clair chez Mattingly, la lecture ne soit pas une activité parallèle à l’écoute. Selon les termes de Halliday, l’écrit dépasse le champ des fonctions pragmatiques de la parole, et l’apprentissage de la lecture et de l’écriture apparaît comme un prolongement naturel des fonctions mathétiques au fur et à mesure que les enfants accroissent leur propre conscience linguistique et leur compréhension des fonctions et des propriétés du langage.
32Les fonctions mathétiques du langage et la conscience linguistique doivent avoir été les bases psycholinguistiques de la pensée créative qui a conduit à l’invention des écritures qui a eu lieu indépendamment dans diverses cultures. Les philologues Gelb (1963) et Jensen (1970) ont tracé la préhistoire et l’histoire de la création des méthodes alternatives d’écriture de la langue, et il est clair que ceux qui ont inventé et développé des signes visuels pour représenter le langage l’ont fait à partir de deux ensembles d’idées. Ils ont eu premièrement des idées sur les buts du langage parlé. Ils ont développé des concepts de communication. Ils ont ensuite fait un bond en avant en réalisant que les signes auditifs de la parole pouvaient être traduits en signes visuels. Quand cette idée fut saisie, un second ensemble d’idées se développa. Il fallait trouver un moyen d’analyser la parole de sorte qu’elle puisse être représentée par des signes visuels de manière économique. Des peuples différents eurent des idées différentes sur la façon d’analyser la parole. Ainsi existe-t-il aujourd’hui différentes façon d’écrire le langage. Néanmoins, en dépit de cette grande variété de systèmes d’écriture, tout langage visuel repose sur les deux types fondamentaux de concepts découverts par ceux qui furent à l’origine de l’écriture :
- concepts de fonctions : les buts de communication de l’écriture ;
- concepts de propriétés : les propriétés du langage parlé qui sont à représenter par les signes écrits.
33Ainsi que le suggère Valtin (1979), ces dernières années ont vu une assez remarquable production de recherches sur la redécouverte par les enfants de ces deux types de concepts.
34La recherche de Reid (1966) indique peut-être le début de cette résurgence d’intérêt pour les conceptions des enfants à l’égard de la langue parlée et écrite. Ses Écossais de cinq ans ont manifesté un « manque général d’attentes spécifiques de ce à quoi pouvait ressembler la lecture, de ce que ça pouvait être comme activité, du but et de l’usage de celle-ci ». Ils avaient également « une grande pauvreté d’équipement linguistique pour traiter ces nouvelles expériences, appelant "nombres" les lettres et "noms" les mots, etc. » (p. 58). Que ce que Reid a trouvé ne vaille pas seulement pour les douze élèves d’Edinburgh qu’elle a interrogés a été montré par les études qui ont suivi dans plusieurs autres pays, par exemple celle de Turnbull (1970) en Australie, Downing et Oliver (1973-1974) et Downing, Ollila et Oliver (1975, 1977) au Canada, Downing (1970, 1971-1972), Francis (1973) et Hall (1976) en Angleterre, Papandropoulou et Sinclair (1974) et de Bellefroid et Ferreiro (1979) avec des enfants francophones en Belgique et Suisse, Clay (1972) en Nouvelle Zélande, Lundberg et Torneus (1978) en Suède, et Evans (1974), Evans, Taylor et Blum (1977), Holden et MacGinitie (1972), Johns (1977), Kingston, Weaver et Figa (1972), Meltzer et Herse (1969) aux États-Unis. À partir de ces études, il paraît clair qu’il est normal pour la plupart des débutants d’entreprendre la tâche d’apprendre à lire dans un état insuffisant de clarté cognitive au sujet des caractéristiques et des buts des activités de lecture.
35Certaines de ces études ont trouvé une relation entre la clarté cognitive à propos de ces concepts et les résultats dans l’apprentissage de la lecture, mais cette relation n’est pas encore claire. La clarté cognitive, ou la conscience linguistique, est-elle cause ou conséquence de l’apprentissage de la lecture ? Ehri (1979) croit que cette distinction peut se révéler plus apparente que réelle. Ehri suggère que « quoiqu’on puisse logiquement distinguer des relations causales alternatives entre conscience lexicale et apprentissage, il se peut que celles-ci ne soient pas en réalité séparables et exclusives Tune de l’autre. La conscience lexicale pourrait plutôt interagir avec le processus d’acquisition de la lecture, apparaissant à la fois comme conséquence de ce qui s’est produit et comme cause facilitant un progrès ultérieur. Par exemple, le lecteur débutant peut apprendre d’abord les formes écrites de sons qu’il reconnaît comme des mots réels. Dans ce cas, la conscience lexicale l’aide à apprendre à lire. Une fois connus, ces points de repères imprimés et familiers peuvent, à leur tour, l’aider à reconnaître les fonctions syntactivo-sémantiques de mots écrits non familiers de sorte qu’il peut indexer ceux-ci dans son lexique comme mots distincts. Dans ce cas, le décodage de la langue promeut la conscience lexicale. Si cette image du processus est plus précise, c’est qu’il y a du vrai dans les deux positions. Plutôt que de continuer à batailler pour savoir laquelle vient en premier, il peut s’avérer plus fructueux d’adopter un point de vue interactif et de chercher à savoir comment un enfant applique sa connaissance des mots de la langue parlée à la tâche de lire la langue écrite, et comment une familiarité accrue avec les mots écrits change sa connaissance de la parole en le rendant capable de mieux s’accommoder à l’imprimé » (p. 84).
36Notre dernière recherche chez les Papous de Nouvelle-Guinée (Downing et Downing, 1983,1986) confirme vigoureusement que la relation entre la conscience linguistique et le développement du savoir-lire est bel et bien de nature interactive. Mais nos données empiriques font apparaître une image encore plus précise de la relation causale. La conscience linguistique constitue un prérequis pour la clarté cognitive de l’enfant ayant à comprendre ce que c’est qu’apprendre à lire. Mais, une fois que le processus est commencé, les expériences qu’effectuent les enfants en réfléchissant à la tâche de lecture augmentent leur conscience linguistique et dès lors le processus interactif est mis en route.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Version actualisée d’une communication présentée au séminaire international sur « Le Savoir linguistique et l’apprentissage de la lecture », Université de Victoria, Canada, 26-30 juin 1979. Ce texte a été traduit de l’anglais par J. Fijalkow.
Auteur
Professeur à l’Université de Victoria, Canada, professeur invité à l’Université de Toulouse-Le Mirail 1986-1987
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Didactique de la lecture
Regards croisés
Claudine Garcia-Debanc, Michel Grandaty et Angeline Liva (dir.)
1996
Le système éducatif
À l’heure de la société de la connaissance
Martine Boudet et Florence Saint-Luc (dir.)
2014
Sur le chemin des textes
Comment s’approprier l’écrit de l’enfance à l’âge adulte
Catherine Frier
2016
Programmes et disciplines scolaires
Quelles reconfigurations curriculaires ?
Christine Vergnolle Mainar et Odile Tripier-Mondancin (dir.)
2017