La coutume dans la vie rurale anglaise au Moyen Âge
p. 61-72
Texte intégral
1L’un des documents les plus anciens de la vie rurale anglaise s’appelle les Rectitudines Singularum Personarum. Composé probablement au Xe siècle, il décrit les obligations et les profits de chaque classe de personnes sur une propriété. Plusieurs fois il remarque que la pratique différait beaucoup de lieu en lieu et qu’il fallait toujours se conformer à la pratique locale : « [...] La pratique n’est pas identique partout [....] Lui qui est chargé d’une propriété doit se familiariser avec la pratique locale et les coutumes des habitants. »
2Six cents ans plus tard, en 1641, Sir Edward Coke a écrit un traité sur le droit des tenures locales. En conclusion, il a dit qu’il fallait toujours observer la coutume du lieu : « Consuetudo loci semper est observanda1. » La coutume – la coutume locale – a réglé la vie rurale de l’Angleterre pendant les six siècles intermédiaires, comme probablement longtemps avant et certainement longtemps après.
3Sir Edward Coke et l’auteur anonyme du Xe siècle écrivaient tous les deux sur la coutume mais s’appliquant à un aspect particulier de la vie rurale, celui-là sur la loi de la propriété, celui-ci sur les obligations des habitants envers le seigneur du manoir. Mais la coutume comprenait beaucoup plus que cela. Elle comprenait la totalité de la vie rurale, chaque rapport entre les habitants, chaque évènement normal de la communauté locale. Comme l’a dit Paul Hyams, c’était tout simplement « notre façon de faire les affaires ici » – the way we do things here2. Voici toute l’histoire de la coutume locale : c’était notre façon de faire les affaires ici, qui était tout à fait différente de la façon de les faire dans l’un des villages voisins, tout à fait différente encore de la façon de les faire dans un autre.
4Cependant, malgré de nombreuses différences de lieu en lieu, d’un endroit à un autre, on perçoit quelques particularités régionales. La division de l’héritage, le morcellement des terres entre tous les fils d’un paysan mort, était peu usuelle dans la plus grande partie de l’Angleterre, mais normale dans le comté de Kent. Au XIIIe siècle l’obligation de faire plusieurs jours de corvées chaque semaine était normale pour les paysans qui habitaient au centre de l’Angleterre mais rare pour ceux qui habitaient à l’Est dans la région de l’East Anglia. En principe il paraît que la région exerçait une influence plus puissante sur la coutume que le seigneur propriétaire du manoir. Par exemple, à cette même époque au sujet des propriétés anglaises de l’abbaye de Bec de Normandie, on trouvait que les obligations des paysans étaient tout à fait différentes en Norfolk et Suffolk par rapport à celles qui étaient en Wiltshire ; mais, pour chaque cas, elles étaient semblables aux autres lieux de la région3. Comment et pourquoi cela arrivait-il, et quelle était l’influence du seigneur de la propriété, voilà des questions bien intéressantes pour quelques recherches courantes. On espère que quelque lumière sera ainsi jetée sur elles grâce à un projet qui est en cours actuellement sur le marché local de la terre de 1250 à 1350 dans les domaines des évêques de Winchester. Leur seigneurie comprenait une cinquantaine de manoirs répandus sur tout le sud de l’Angleterre.
5Quelle est la base de recherche sur de tels sujets ; De quels documents se sert-on pour s’informer sur la coutume dans la vie rurale de l’Angleterre médiévale ; Comment connaissons-nous quelque chose à ce sujet ; Deux types de documents nous en apprennent beaucoup. D’abord il y a les censiers manoriaux. En Angleterre, il n’y a pas de polyptyques de l’époque carolingienne et il est à peu près certain qu’ils n’ont jamais existé. Les censiers les plus anciens proviennent d’une douzaine de propriétés du XIIe siècle, mais à partir du début du XIIIe un grand nombre a subsisté4. Souvent ils montrent de manière très détaillée les obligations du paysan envers le seigneur : ce sont de vrais coutumiers locaux :
...1 poulet et 10 œufs et 3 charretées de bois s’il l’apporte à Aukland, mais s’il l’apporte à Durham 2 charretées et demie seulement, et 2 jours de corvée par semaine de la Saint-Pierre aux Liens jusqu’à la Saint-Martin, puis 1 seul jour par semaine de la Saint-Martin jusqu’à la Saint-Pierre aux Liens, et 4 jours de travail à la moisson avec tout son ménage sauf son épouse... (North Auckland, Comté de Durham, 1183-1184)5.
6La deuxième source principale se trouve dans les archives des cours manoriales, les cours tenues là par le seigneur de chaque manoir pour ses paysans, qu’ils soient libres ou vilains. Les rouleaux les plus anciens de ces cours manoriales, les plus anciens procès-verbaux complets de poursuites judiciaires, datent de 1246, mais ce n’est qu’après 1270 qu’il en existe beaucoup6. Dans ces cours, on jugeait les procès entre les occupants (les agressions, les dettes, etc.) mais aussi les infractions à la coutume locale. La plupart de ces infractions étaient des délits agraires, comme de faire pâturer ses moutons dans les champs de blé au mauvais moment, ou encore d’échapper à la réalisation des corvées ou d’autres obligations envers le seigneur. Mais le plus important de tout était que toutes les opérations relatives aux terres des vilains se passaient devant la cour manoriale. La terre vilaine, la terre d’un vilain, ne pouvait passer que du seigneur au paysan, et puis du paysan au seigneur. Si le paysan la vendait (théoriquement c’était une impossibilité de vendre ainsi, car la terre n’était pas à lui) il devait la rendre au seigneur « pour l’usage » (ad opus) de l’acheteur, c’est-à-dire en priant qu’elle soit accordée à celui qui l’avait achetée. Â la mort du paysan, la terre retournait automatiquement au seigneur qui pouvait l’accorder à l’héritier « selon la coutume » (secundum consuetudinem). Tout cela passait devant la cour manoriale et Ton en trouve l’enregistrement dans ses rouleaux ; ces rouleaux peuvent nous donner ainsi des renseignements sur les coutumes qui réglaient la manière dont la terre vilaine était tenue, transmise, héritée dans chaque lieu. Ils peuvent le faire. Mais identifier ces coutumes n’est pas toujours facile et requiert une bonne dose d’un minutieux travail de détective. On apprend que Richard Wells a succédé à son père Robert dans sa tenure, mais cela ne nous dit rien de la coutume locale de succession. Ce n’est que si nous avons d’autres références qui nous informent sur la famille que nous pourrons dire qu’il était le seul fils, ou le fils aîné, ou le cadet, ou que ses droits ont été préférés à ceux de sa mère, veuve, etc.
7Parfois cependant, les rouleaux des cours manoriales sont plus faciles à utiliser. La description du délit qui a été commis sert à définir la coutume dont c’était une infraction. Par exemple, l’imposition d’amendes pour avoir transporté le blé de la moisson pendant la nuit (Newington, Oxfordshire, 1270), ou pour l’avoir transporté en paquets sur un cheval au lieu d’une charrette (Therfield, Hertfordshire, 1293), nous renseigne sur deux coutumes locales7. Parfois la coutume, sur un point particulier, est effectivement citée dans le rouleau pour justifier la décision de la cour : par exemple, si un veuf se remarie, son fils du premier mariage doit prendre une partie de sa terre (Stratton, Wiltshire, 1279)8. Et parfois encore la cour nous offre toute une liste de coutumes, de règlements, de règles à suivre au moment de la moisson, ou de tout autre temps de Tannée agricole. Cela arrive peu avant 1330, mais devient de plus en plus commun à la fin du Moyen Âge et jusqu’aux périodes modernes, aux seizième et dix-septième siècles9.
8Ces deux sources – les censiers et les rouleaux des cours manoriales – nous renseignent surtout sur les obligations réciproques du seigneur et de l’occupant, sur la régulation du travail agricole et sur les règles suivies pour la tenure et la succession de la terre vilaine. Par conséquent voilà les seuls aspects de la coutume rurale du Moyen Âge dont nous ayons une connaissance systématique. Ce sont des aspects extrêmement importants ; mais, en même temps, ils ne couvrent qu’une petite partie de la vie communautaire. La coutume comprenait beaucoup plus que cela. Elle comprenait la totalité de la vie rurale : les relations entre les individus dans le village, les célébrations locales, les cérémonies et les rites de chaque saison, les obligations du curé envers ses paroissiens et des paroissiens envers lui, le rôle du seigneur et de ses agents dans la communauté, les relations avec les communautés voisines, etc. En général nos documents ne nous offrent que des allusions rares sur tout cela. Parfois l’enregistrement de la cour manoriale fait mention de quelque coutume qui d’ordinaire passe inaperçue : par exemple l’imposition d’une amende au paysan qui manquait à donner un repas aux serviteurs du seigneur le jour de son mariage (Wistow, Huntingdonshire, 1294), ou encore une querelle relative aux limites de la paroisse, qui a pris son origine dans une périambulation annuelle le long de ses bornes (Wichenford, Worcestershire, 1462)10. Les comptes financiers du domaine manorial révèlent parfois des coutumes relatives à la mesure et au paiement du travail rétribué : souvent le versement aux batteurs en grange devait être calculé sur le nombre de boisseaux combles qu’ils avaient produits, aux moissonneurs sur les acres traditionnelles qu’ils avaient récoltés – les actuels sillons du champ – quoique dans d’autres contextes ces mêmes documents rendaient compte toujours du blé en boisseaux arasés, et de la terre en acres mesurées11. Parfois, quelque document exceptionnel jette la lumière sur d’autres coutumes, comme le compte d’une veuve en 1331 qui fait mention des gants de moisson achetés comme cadeau pour les jeunes hommes selon la coutume locale, ou le manuscrit de 1609 qui décrit les obligations réciproques du curé et des habitants de Yardley Hastings en Northamptonshire12.
9Il y a aussi la mise en évidence de coutumes qui se perpétuent, surtout les cérémonies et les rites qui marquent le passage des saisons, durant la période moderne, et dont quelques-unes continuent de nos jours. Au XIXe siècle, celles-là, surtout les plus bizarres, ont été enregistrées avec enthousiasme par les amateurs locaux d’antiquités et ont été étudiées avec grand intérêt aussi bien par les anthropologues que par les historiens de la société, comme offrant un réel miroir des coutumes locales d’un passé très ancien, éventuellement pré-chrétien. Les prétentions exagagérées faites à cet égard par Sir Laurence Gomme dans son livre The English village community, publié en 1890, a discrédité toutes ces études, et pour la plus grande partie du XXe siècle, l’étude du folklore comme clé des pratiques anciennes a été méprisée : cela a été considéré par les universitaires comme peu digne de respect. Récemment il y a eu des traces d’un changement de point de vue et d’un intérêt renouvelé pour les coutumes modernes anciennes et plus récentes, en raison de leurs significations sociales et historiques. Mais sûrement faut-il prendre de grandes précautions en utilisant ces coutumes plus récentes comme témoins des coutumes du Moyen Âge13.
10Car il faut avouer que la coutume n’était jamais immuable. Au Moyen Âge on parlait des coutumes comme si elles avaient existé de temps immémorial, de la plus haute Antiquité. Il faut mettre cela en regard avec des définitions du juriste italien Azo : la coutume est ancienne après dix ou vingt ans, très ancienne après trente, et après quarante ans elle est de toute antiquité14. Ce serait la moindre des choses qu’elle subisse une évolution lente ; mais parfois elle changeait tout d’un coup. Dans les documents du Moyen Âge, on peut la voir changer sous nos yeux. Parfois c’était un changement graduel. Barbara Harvey, dans son livre important sur les propriétés de l’abbaye de Westminster, compare les obligations du paysan vilain à Teddington (Middlesex), ainsi qu’elles sont rapportées dans deux censiers du XIIIe et du XIVe siècle. Pour la plupart les obligations étaient identiques, mais ici et là il y a eu de petits changements : les 15 gerbes de seigle, d’orge et de blé rendues par chacun des deux paysans à la Saint-Michel s’étaient changées en 1 peck de seigle et 1 peck d’orge pour chacun ; on demandait 4 acres de labourage par an au lieu de 5 acres, un demi penny pour la paisson d’un porc, un quart de penny pour un porcelet, au lieu de 1 penny et un demi penny, etc15.
11On ne sait ni comment ni pourquoi ont été faits ces changements à Teddington, mais parfois il paraît que la coutume a changé par inadvertance, par hasard même. Dans la cour manoriale, c’était un jury des paysans qui définissait la coutume locale en tout point. Â Oakington (Cambridgeshire) en 1391 le jury a établi que pour le dévergondage de la fille d’un paysan vilain la coutume demandait une amende de 5 shillings ; mais il avait tort, car selon les rouleaux de la cour l’amende avait été de 6 pence ou 1 shilling cent ans plus tôt16. Parfois un jury rapportait la coutume incorrectement à dessein. Lloyd Bonfield et L.R. Poos ont suggéré que c’est cela qui apparaît à High Easter (Essex) en 1361. L’intendant du seigneur, comme président de sa cour, a refusé tout d’abord de permettre la cession effective des terres d’un paysan qui venait de mourir en faveur d’un parent, mais le jury a décidé contre lui en disant que la coutume permettait cette cession. En fait, on ne trouve aucun cas semblable comme précédent dans les rouleaux antérieurs de la cour17. On pouvait changer la coutume par négotiation, parfois de manière très importante. Confronté en 1339-40 à un cas très particulier, le jury manorial de Sutton (Surrey) a proposé de changer la coutume locale de succession, afin que le fils aîné, non le cadet, soit l’héritier, et a payé une grosse somme de 40 shillings au seigneur pour avoir son accord18. Il est possible que les listes de coutumes (règlements) qu’on trouve dans les rouleaux des cours manoriales ne soient pas toujours une définition simple des coutumes existantes, mais une déclaration des coutumes nouvelles. Si l’on voit changer la coutume ainsi dans des domaines sur lesquels nous avons une connaissance systématique grâce aux archives, on ne peut pas douter que des domaines sur lesquels nous savons peu de choses changeaient d’une façon semblable, ou plus notable, quand il s’agissait de domaines moins intéressants pour le paysan tout comme pour le seigneur.
12R.H. Hilton a décrit la coutume du Moyen Âge comme a shifting compromise, « un accommodement changeant », entre les intérêts du seigneur et ceux des paysans – ou, il faut avouer, de tout le monde du village19. Mais en fait, l’inscription des coutumes aux censiers ou aux rouleaux de la cour manoriale – que ce soit coutume individuelle, ou bien liste des règlements – avait sans doute un effet de stabilisation. On pouvait introduire une rigidité plus grande encore. Vers 1240 Hugh de Godshill a enregistré dans un acte scellé son accord avec douze des habitants de North Gorley (Hampshire) : en récompense de leurs travaux sur ses terres, en labourant et moissonnant, ils recevraient des droits de pâturage et de la bière pour une valeur de 2 pence lors d’une célébration annuelle20. C’était une définition de la coutume une fois pour toute, plus décisive même que son inscription au censier ou au rouleau de la cour. Un autre exemple est l’accord, également enregistré dans un acte, réalisé entre les habitants de Headington (Oxfordshire) et leur seigneur en 1277 ; il définissait toutes les corvées et les autres obligations des paysans, et toute une série d’actes l’a régulièrement confirmé pendant deux cent ans21. De tels accords, enregistrés dans les actes, s’éloignaient de la coutume en s’approchant d’un rapport contractuel, et aux XIVe et XVe siècles nous voyons la coutume peu à peu rétrécie lorsque les contrats prennent progressivement sa place pour certains aspects. Le travail rétribué, souvent réalisé par des ouvriers extérieurs à la communauté, a remplacé les corvées des habitants du lieu sur le domaine du seigneur, et après les pestes du XIVe siècle les baux contractuels ont souvent remplacé la tenure traditionnelle. On ne doit pas exagérer ces développements : la coutume continuait à régler la vie de la communauté locale, et pour toutes sortes de choses, les ouvriers loués ainsi que les locataires en étaient tout autant sujets que leurs prédécesseurs. On peut ajouter que la tenure selon les règles de la coutume locale n’a été finalement abolie en Angleterre qu’en 192222.
13Nous avons vu que le jury dans la cour manoriale a pu renverser la décision de l’intendant du seigneur, et qu’une commune a donné de l’argent au seigneur afin qu’il accorde un changement de coutume. Qui exerçait l’autorité ; Qui en fait déterminait la coutume locale ; En tout ce qui regardait la terre vilaine – qui la tient et à quelles conditions, quels services étaient rendus, qui devait l’avoir après la mort du tenancier, on donne une réponse sans équivoque. Toutes ces affaires relevaient du seul pouvoir du seigneur. Il pouvait évincer n’importe lequel de ses paysans vilains sur l’instant et sans motif. Il pouvait imposer n’importe quel cens, quelle corvée à son gré et il pouvait les changer à sa volonté. Il n’était pas obligé de donner à l’héritier la terre d’un paysan mort ; il pouvait la donner à qui lui semblait bon. Le paysan vilain n’avait aucun droit en raison de sa tenure. S’il portait plainte à la cour royale contre son seigneur à cause de corvées nouvelles, onéreuses ou de son exclusion de la terre dont il s’attendait à hériter, il ne serait pas écouté. On lui dirait simplement que ces affaires étaient seulement celles du seigneur qui devait s’en occuper dans la juridiction de son manoir, devant la cour manoriale23.
14Mais dans cette cour manoriale et en tous ses rapports avec les paysans, le seigneur du manoir suivait presque toujours la coutume locale avec un soin scrupuleux qui semble extraordinaire. S’il le souhaitait, il pouvait s’en écarter en chaque détail, mais cela arrivait très rarement. Quand il le faisait, c’était souvent avec une certaine hésitation : « puisque les Ecritures saintes nous enseignent qu’on a le droit d’abolir les usages mauvais », a écrit l’agent de l’abbaye de Bec dans le censier de Povington (Dorset) vers 1230, il fallait que désormais la gerbe donnée au moissonneur à la fin de la journée de travail soit une gerbe normale, au lieu de la gerbe énorme qu’il aurait reçue jadis24. Certainement a-t-on conservé de nombreux cas de conflits entre seigneur et paysans, de l’imposition de nouvelles corvées, de l’abolition de droits traditionnels, qui provoquait la résistance de la communauté. L’accord de Headington en 1277 a pris son origine dans un tel conflit. Mais de tels cas étaient exceptionnels. Normalement le seigneur était tout aussi respectueux que ses paysans de la coutume locale. Ce fait a étonné, mystifié même, des générations d’historiens. Mais il y avait accord car, si le seigneur voulait diriger sa propriété efficacement, il devait la faire fonctionner harmonieusement et il était prudent de respecter ce qui était, ou ce qu’on croyait être, de temps immémorial « notre façon de faire les affaires ici », the way we do things here. Son propre rôle dans la communauté rurale était régi par la coutume ; il n’y avait rien de contradictoire entre la manière dont le seigneur du manoir observait soigneusement la coutume locale à l’intérieur du village, et celle cependant dont il pouvait ordonner plutôt dictatorialement de détruire le village et de le reconstruire ailleurs. Car la coutume, pas seulement le droit, lui donnait d’immenses pouvoirs sur tout ce qui regardait la commune en totalité. En plus, au Moyen Âge on ne limitait pas la règle de la coutume à la vie de la communauté rurale ; elle était répandue dans la société toute entière. Chez ses amis, le seigneur du manoir devait tout autant respecter la coutume que ses paysans ; au château comme à la chaumière il y avait « notre façon de faire les affaires ici », the way we do things here. Quelles que fussent les différences entre les cours royales de la Common Law et les cours manoriales, et les différences étaient nombreuses, dans toutes deux la loi qui était appliquée commençait avec la coutume : la coutume du manoir, la coutume de la Common Law25.
15Cette analogie avec les cours de la Common Law est à la base d’un débat en cours parmi les historiens du droit sur le caractère du « droit coutumier » des cours manoriales. Comment regardait-on ce droit dans ces cours locales ; de même façon qu’on regardait la Common Law et les ordonnances royales ; Est-ce que la coutume du lieu avait tant de force qu’il fallait la suivre même si elle menait à une décision contraire à l’équité ; Que faisait le jury dans une cour manoriale face à des circonstances jusqu’ici inconnues de la coutume locale ; Est-ce qu’il a formulé une nouvelle coutume par extrapolation des coutumes existantes ; ou s’est-il tourné vers les règles connues des cours royales ou du droit de l’Eglise ; ou par recours entièrement aux principes premiers d’équité ; Ce sont des questions bien intéressantes et il est probable qu’on peut trouver les réponses dans les rouleaux de ces cours manoriales. Ces questions sont étroitement liées au problème de la perception du droit en général par le paysan, et de son accès ou recours à d’autres cours hors du manoir ; en outre elles sont liées au rapport de la coutume locale avec les autres jurisdictions26. Cependant les procès et les transactions sur la terre, sujets de ce droit coutumier, n’étaient qu’une partie, et souvent une très petite partie, de la besogne d’une cour manoriale. Leur séparation des autres affaires de la cour comme les règles pour la moisson, les versements pour avoir permission de loger des étrangers, les amendes pour avoir laissé les animaux pâturer dans des endroits clôturés semblait introduire une distinction artificielle, inconnue à l’époque. Comme l’a dit sagacement E.B. Dewindt, il vaut mieux parler tout simplement de la « coutume », plutôt que du « droit coutumier », car cette expression peut tromper en encourageant de fausses connotations, de fausses analogies27. Tout était la coutume, quelles que fussent les idées, les influences, apportées en sus.
16On a fait récemment d’autres recherches sur ces aspects de la coutume que nous apprennent les archives des cours manoriales. Les recherches sur le marché local de la terre, sur la transmission et la succession de petites pièces de terre, ont commencé voilà quarante ans et ont continué jusqu’au présent (j’ai fait mention à ce sujet du travail dans les archives des évêques de Winchester). Par ces recherches nous avons déjà appris beaucoup, et en particulier que le marché de la terre vilaine autant que libre occupait bien des questions de la coutume. Cela a trait aux règles locales de succession et de sous-location, aux dispositions variées en faveur des enfants non-héritiers, ou à la manière dont les tenures paysannes traditionelles de terre (telles que la vergée, la bovée) dans quelques régions ou quelques lieux, ont survécu intactes jusqu’à l’époque moderne, apparemment profondément enracinées dans le passé, mais dans d’autres ont été tellement morcellées qu’elles étaient à peu près invisibles dans les censiers des XIIe et XIIIe siècles. Tout ceci est très révélateur de la façon dont la coutume opère, des variations d’un lieu à l’autre, d’une région à l’autre, et de ses réponses, flexibles ou rigides, aux pressions économiques et manoriales28.
17Les renseignements sur le marché local de la terre proviennent surtout des archives des cours manoriales mais aussi des actes, et de la seconde source principale nous informant sur la coutume locale, c’est-à-dire les censiers des débuts du XIIe siècle. Par comparaison avec les rouleaux des cours, on a relativement négligé les censiers pendant les vingt dernières années dans les travaux récents sur la coutume. En 1977 Andrew Jones a fait des recherches intéressantes sur l’enregistrement des coutumes de la moisson et de la fenaison ; malgré leur importance personne n’a poursuivi alors que les variations locales et régionales pouvaient avoir d’importantes implications dans l’histoire agraire et sociale29. Peut-être voit-on le sujet comme dangereusement lié au folklore. Mais on voit paraître de nouveaux sujets de recherche pour lesquels les coutumes enregistrées dans les censiers du XIIe siècle offrent une contribution considérable. Le nouveau livre important de Rosamond Faith, The English peasantry and the growth of lordship30 rassemble et réinterprête les travaux récents de C.C. Dyer, de H.S.A. Fox, de B.K. Roberts et d’autres savants sur les origines des champs communaux, sur la création des villages et sur les structures agraires et sociales des communautés rurales du XIXe au XXe siècle. Sans doute ce livre va-t-il stimuler valablement d’autres travaux dans ces domaines et, malgré les risques de transférer la coutume enregistrée au loin vers le passé, ces anciens censiers peuvent certainement nous en apprendre beaucoup plus que nous ne savons encore sur la direction des propriétés et les tenures locales, en leur temps propre ou antérieurement. Les possibilités de recherches historiques sur la coutume rurale dans l’Angleterre médiévale sont loin d’être épuisées, et pour certains aspects, elles ont à peine commencé.
Notes de bas de page
1 Die Gesetze der Angelsachsen, éd. F. Liebermann, Halle, Max Niemeyer, 3 vols, 1903-1916, i., p. 448 ; E. Coke, The compleate copy-holder, London, W. Cooke, 1641, p. 104.
2 P.R. Hyams, « What did Edwardian villagers understand by “law” ? », in Medieval society and the manor court, éd. Z. Razi et R. Smith, Oxford, Clarendon Press, 1996, p. 94.
3 Select documents of the English lands of the abbey of Bec, éd. M. Chibnall, Camden 3e séries, vol. 73 ; London, Royal Historical Society, 1951, p. 29-41 (Ogbourne St George and Ogbourne St Andrew, Wiltshire), 54-57 (Chisenbury, Wiltshire), 69-73 (Brixton Deverill, Wiltshire), 92-96 (Blakenham, Suffolk), 106-118 (Lessingham and East Wretham, Norfolk).
4 P.D.A. Harvey, Manorial records, Archives and the User, no. 5 ; London, British Records Association, 1984, p. 19 et (pour une liste sélectionnée des éditions imprimées) 24.
5 Boldon Buke, A survey of the possessions of the see of Durham made by order of Bishop Hugh Pudsey, in the year M.C.LXXXIII, éd. W. Greenwell, Surtees Society, vol. 25 ; Durham, 1852, p. 23-24.
6 Harvey, Manorial records, p. 42 et (pour une liste sélectionnée des éditions imprimées) 53-4 ; Z. Razi et R.M. Smith, « The historiography of manorial court rolls », in Medieval society and the manor court, p. 1-35 ; Z. Razi et R.M. Smith, « The origins of the rolls as a written record », ibid., p. 36-68 ; J. Cripps, R. Hilton et J. Williamson, « A survey of medieval manorial court rolls in England », ibid., p. 569-637 (une liste complète de toutes les séries importantes).
7 W.O. Ault, « Open-field husbandry and the village community », Transactions of the American Philosophical Society, nouvelles séries, vol. 55, part 7, 1965, p. 55, 57.
8 Court rolls of the Wiltshire manors of Adam de Stratton, éd. R.B. Pugh, Wiltshire Record Society, vol. 24 ; Devizes, 1970, p. 168.
9 Ault, « Open-field husbandry and the village communit », et sa version revue (avec des textes en traduction anglaise) ; Open-field farming in medieval England : a study of village bylaws, London, George Allen and Unwin Ltd, 1972, discute ce développe avec de nombreux extraits illustratifs provenant des rouleaux de cour manoriale.
10 G.C. Homans, English villagers of the thirteenth century, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1941, p. 173 ; C. Dyer, Lords and peasants in a changing society : the estates of the bishopric of Worcester, 680-1540, Cambridge, Cambridge University Press, 1980, p. 360-361.
11 P.D.A. Harvey, A medieval Oxfordshire village : Cuxham 1240 to 1400, London, Oxford University Press, 1965, p. 42-44, 55-56.
12 « pro cirotecis autumpnalibus emptis et datis garcionibus secundum modum patrie », British Library, Additional Charter 13936 ; Tracts (rare and curious reprints, MS., etc.), relating to Northamptonshire : second series, Northampton, Taylor and Son, 1881, no. XXI.
13 Il y a une intéressante explication et discussion de cela par C. Phythian-Adams, Local history and folklore : a new framework, London, Standing Conference for Local History, 1975.
14 Cité dans ce contexte par T.F.T. Plucknett, A concise history of the common law (5e éd.), London, Butterworth and Co., 1956, p. 308.
15 B. Harvey, Westminster Abbey and its estates in the middle ages, Oxford, Clarendon Press, 1977, p. 220-222.
16 F.M. Page, The estates of Crowland Abbey : a study in manorial organisation, Cambridge, Cambridge University Press, 1934, p. 334, 339, 416.
17 L. Bonfield et L.R. Poos, « The development of the deathbed transfers in medieval English manor courts », in Medieval society and the manor court, p. 129 ; cf. C. Dyer, « The English medieval village community and its decline », Journal of British Studies, 33, 1994, p. 417-418.
18 Chertsey Abbey court rolls abstract, éd. E. Toms, Surrey Record Society, vol. 21 ; 1954, p. 106.
19 R.H. Hilton, Class conflict and the crisis of feudalism : essays in medieval social history, London, Hambledon Press, 1985, p. 126.
20 The Beaulieu Cartulary, éd. S.F. Hockey, Southampton Records Series, vol. 17 ; Southampton, 1974, p. 118-119.
21 Victoria history of the county of Oxfordshire, London, Archibald Constable and Co. and others, in progress 1907-), v, p. 162.
22 By the Law of Property Act, 12 & 13 George V, c.16.
23 P. Vinogradoff, Villainage in England : essays in English medieval history, London, Oxford University Press, 1892, p. 43-48, 67-88, 156-172 ; F. Pollock et F.W. Maitland, The history of English law before the time of Edward I (2e éd.), Cambridge, Cambridge University Press, 2 vols, 1898, i, p. 412-419.
24 Select documents of the English lands of the abbey of Bec, p. 62.
25 J. Hatcher, « English serdom and villeinage ; towards a reassessment », Past and Present, 90, 1981, p. 7-14 ; P.D.A. Harvey, « Initiative and authority in settlement change », in The rural settlement of medieval England, éd. M. Ashton, D. Austin et C. Dyer, Oxford, Basil Blackwell, 1989, p. 32-36
26 L. Bonfield, « The nature of customary law in the manor courts of medieval England », Comparative Studies in Society and History, 31, 1989, p. 514-534 ; J.S. Beckerman, « Toward a theory of medieval manorial adjudication : the nature of communal judgments in a system of customary law », Law and History Review, 13,1995, p. 1-22 ; P.R. Hyams, « What did Edwardian villagers understand by “law” ? », in Medieval society and the manor court, p. 69-102 ; L. Bonfield, « What did English villagers mean by “customary law” ? », ibid., p. 103-116 ; P.R. Schofield, « Peasants and the manor court : gossip and litigation in a Suffolk village at the close of the thirteenth century », Past and Present, 159,1998, p. 3-42.
27 Cité par Bonfield, « The nature of customary law », p. 531 n.
28 Land, kinship and life-cycle, éd. R.M. Smith, Cambridge, Cambridge University Press, 1984 ; The peasant land market in medieval England, éd. P.D.A. Harvey, Oxford, Clarendon Press, 1984 ; P.D.A. Harvey, « The peasant land market in medieval England - and beyond », in Medieval society and the manor court, p. 392-407.
29 A. Jones, « Harvest customs and labourers perquisites in southern England, 1150-1350 », Agricultural History Review, 25, 1977, p. 14-22 (« the corn harvest »), 98-107 (« the hay harvest »).
30 London, Leicester University Press, 1997.
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