De l'errance au deuil
Les enfants morts sans baptême et la naissance du Limbus puerorum aux xiie-xiiie siècles
p. 77-92
Texte intégral
1Le limbe des enfants (limbus puerorum) est un nouvel état et un nouveau lieu de la géographie de l'au-delà, apparu à la fin du XIIe siècle, dans lequel séjournent les âmes des enfants morts sans baptême qui, n'ayant pas mérité l'enfer, sont éternellement exclues du paradis à cause du péché originel non effacé1. La création de ce nouveau lieu d'accueil pour les âmes des défunts s'inscrit dans une période de bouleversement de la géographie de l'au-delà2 et traduit des changements importants dans la manière d'appréhender la mort et de percevoir l'enfance.
2Au Moyen Âge, la mort néonatale est très fréquente : « Toute femme arrivée au moment de ses couches a d'ordinaire la mort à sa porte », peut on lire dans un récit de miracle de la fin du XIIe siècle3. Mais, malgré cette familiarité avec la mort du bébé et la croyance que c'est Dieu qui donne et qui reprend l'enfant4, le décès d'un nouveau-né n'en reste pas moins un drame5 qui nécessite, comme aujourd'hui, la mise en œuvre de procédures complexes pour que la famille puisse continuer à vivre avec cette mort, puisse faire « un travail de deuil »6.
3Dans cette époque de foi intense, il en va des enfants comme des autres catégories d'âge : c'est moins la mort terrestre qui inquiète que le salut éternel. Pour être sauvé, le baptême est indispensable. Il peut, seul, effacer la faute originelle qui entache la condition humaine depuis la faute d'Adam. Les parents qui n'ont pas pu baptiser leur enfant avant sa mort ressentent une profonde culpabilité et gardent sans doute longtemps l'image d'un être innocent torturé par les flammes de l'enfer et dont le corps ne peut être enterré dans le cimetière paroissial car il n'appartient pas à la communauté chrétienne. L'absence de sépulture est la marque sociale de son impossible salut. Guillaume Durand de Mende écrit, vers 1284 : « Au terme de la loi, le cadavre d'un juif ou d'un gentil, ou d'un enfant qui n'est pas encore baptisé, rend religieux le lieu dans lequel il a été enseveli ; mais selon la religion chrétienne et la doctrine canonique, le cadavre du chrétien seulement fait et constitue le lieu religieux »7. Ce qui apparaît donc insupportable pour les parents des XIIe-XIIIe siècles, c'est l'incertitude du devenir de l'âme de leur enfant mort sans baptême. C'est le rejet de l'enfer pour une âme jugée innocente et impeccable qui fait naître le limbus puerorum. Ce refus de la damnation ne se manifeste pas seulement par la naissance du concept de limbe pour enfants. On le perçoit également à travers l'offensive de l'Église pour que les parents baptisent leurs bébés au plus vite et par le développement des « sanctuaires à répit » où les parents emmènent leur enfant mort sans sacrement et où ils prient un saint en guettant des signes de vie qui vont permettre d'administrer le baptême.
4L'objet de cette étude est essentiellement de proposer une réflexion sur les raisons historiques et psychologiques qui ont permis la mise en place du concept de limbus puerorum. Mais, au préalable, et pour mieux saisir les causes de la naissance du limbe, il convient de rappeler très brièvement, l'historique du sort des enfants morts sans baptême, et de localiser et décrire succinctement le limbus puerorum dans la géographie de l'au-delà8.
UN CINQUIÈME ÉTAT DANS L'AU-DELÀ
5Le mot de limbe(s) n'existe ni dans l'Écriture ni chez les Pères de l'Église. On note uniquement, dans le Nouveau Testament, la présence d'un lieu spécial d'attente appelé « sein d'Abraham », mentionné dans la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare (Luc 16,19, 30) : ce dernier a côtoyer le mauvais riche qui a toujours refusé de lui faire l'aumône. À sa mort, il est « emporté par les anges dans le sein d'Abraham » où il trouve consolation alors que le mauvais riche est torturé par les flammes. Comme il est écrit que le mauvais riche, pendant son supplice, aperçoit de loin le pauvre Lazare dans le sein d'Abraham, ce lieu a été perçu comme un lieu proche de l'enfer « au bord de », d'où, à partir du premier quart du XIIIe siècle la dénomination de limbus. Le « sein d'Abraham » est le limbe des Patriarches, dans lequel auraient séjourné les Bons de l'Ancien Testament (qui ont donc vécu avant l'Incarnation), qui, entre l'après-midi du Vendredi saint et le matin de Pâques, auraient été rachetés par le Christ, descendu aux enfers.
6Le Nouveau Testament ignore totalement le sort réservé aux enfants morts sans baptême. Mais comme il affirme par ailleurs que le baptême est nécessaire pour être sauvé (« [...] à moins de naître d'eau et d'Esprit nul ne peut entrer dans le royaume de Dieu » ; Jean 3, 5), il condamne implicitement les enfants qui sont morts sans avoir reçu le sacrement du baptême à ne pouvoir aller au Ciel.
7Saint Augustin, dans un premier temps, admet pour les enfants morts sans baptême, le principe d'un état intermédiaire entre Ciel et enfer. Mais la querelle avec les Pélagiens l'amène à changer de position. Pour ces derniers, les enfants morts avec le péché originel ont droit à la vie éternelle. Face à cette affirmation qui remet en cause la nécessité du baptême, Augustin condamne les enfants morts sans baptême au feu de l'enfer, éternellement. C'est pourquoi en 418, le canon 3 du concile de Carthage, approuvé par le pape Zosime, rejette l'idée qu'il puisse exister « un lieu intermédiaire où les enfants qui ont quitté cette vie sans le baptême vivraient heureux ». Augustin pense seulement qu'il faut faire une distinction entre le sort des enfants et celui des adultes damnés. Aussi n'a-t-il jamais rien dit quant à la peine que devait subir les enfants. Elle est mitissima (très douce, indulgente) écrit-il dans l'Enchiridion (421-422). Cette notion de « mitissima » est fondamentale car elle est l'objet dans les siècles suivants de très nombreux commentaires et va permettre la naissance du concept de limbus puerorum.
8Il faut attendre la fin du XIe siècle pour voir les choses bouger à nouveau : saint Anselme (1033-1109) reste certes augustinien dans la mesure où il affirme clairement que les enfants morts sans baptême vont en enfer, mais il place l'essence du péché originel dans la privation de la justice primitive et pose ainsi le principe qui permettra de déduire la conception purement privative des conséquences de la faute d'Adam et de mieux distinguer les péchés personnels du péché originel. Abélard (1079-1142), commentant le « mitissima » de saint Augustin, le premier, distingue nettement les tourments dont les enfants sont l'objet des peines de l'enfer : « La peine des enfants morts sans baptême, écrit-il, nous est présentée par saint Augustin dans l'Enchiridion comme très douce. J'estime que cette peine ne consiste pas en autre chose, qu'en ce qu'ils souffrent les ténèbres ; c'est-à-dire en ce qu'ils sont privés de la vision de la majesté divine, sans aucun espoir de récupérer cette vision. C'est, si je ne me trompe, ce tourment de la conscience que le bienheureux Augustin a désigné sous le nom de feu perpétuel »9. En accordant un sens métaphorique à ce qui avait pour Augustin certainement un sens littéral, Abélard distingue tourments physiques (être brûlé par les feux infernaux perpétuels) et tourments de la conscience (être privé de la vision de Dieu). À partir de cet instant, dans la pensée théologique, même si aucun lieu différent pour les enfants morts sans baptême n'est évoqué, il est clair que l'on admet que ceux-ci ne souffrent pas des tortures infernales, mais sont éternellement privés de la Vision béatifique.
9Cette distinction entre dans les Sentences de Pierre Lombard, rédigées entre 1148 et 1152, et connaît par conséquent une très large diffusion. Le pape, Innocent III lui-même, dans une lettre adressée à l'archevêque d'Arles en 1202, évoque le problème en déclarant que « le péché actuel est puni par les tourments de l'enfer et que la peine de la faute originelle est la privation de la vision de Dieu »10. Insérée aux Décrétales de Grégoire IX en 1234, cette affirmation devient au début du XIIIe siècle un canon de l'Église, qu'il devient « hérétique » de remettre en cause.
10La reconnaissance officielle du limbus puerorum s'achève avec l'œuvre théologique majeure du XIIIe siècle : la Somme Théologique de saint Thomas d'Aquin rédigée entre 1267 et 1274. On peut y lire que, dans l'au-delà, il y a deux types de souffrance : la peine des sens, c'est-à-dire les douleurs ressenties par le corps et l'âme, et la peine du dam, c'est-à-dire la privation de la Vision béatifique, ressentie par l'âme seule. Les enfants morts sans baptême ne souffrent que de la peine du dam11. Cette opinion est vulgarisée à la même époque. Dans l'Elucidarium, à la question : « Quelle peine subissent les enfants (parvuli) damnés ? », le maître répond : « Uniquement les ténèbres »12.
11Voilà donc reconnu aux enfants morts sans baptême un « état » particulier. Reste à leur octroyer un lieu dans la géographie de l'au-delà !
UN CINQUIÈME LIEU DANS L'AU-DELÀ
12Pour pouvoir attendre le Jugement Dernier, le chrétien doit se créer mentalement des « salles d'attente », pensées comme des « réceptacles » (receptacula). La salle d'attente des enfants morts sans baptême est un lieu très particulier puisque Ton n'en sort jamais. La scolastique du XIIIe siècle adopte donc un système à « cinq lieux » dont quatre sont très proches, avoisinant l'enfer, faisant partie du monde souterrain, souvent empilés les uns sur les autres : l'enfer, le purgatoire, le limbe des enfants, le limbe des Pères. Mais la place du limbus puerorum varie selon les auteurs, même très contemporains, en fonction de leur critère de classement. Saint Thomas d'Aquin, par exemple, retient le principe de proportionnalité du lieu à la faute commise (et donc à la peine reçue). Par conséquent il place le limbe des Pères au dessus de celui des enfants, tout en jugeant ceux-ci, moins « fautifs » que les âmes du purgatoire, dernier réceptacle avant l'enfer. Chez saint Thomas donc on trouve le classement suivant, de haut en bas : limbe des Pères, limbe des enfants, purgatoire et enfer. Pour Matfre Ermengau, un franciscain de Béziers qui a composé vers 1288 Le Bréviaire d'Amour13, le critère a plutôt été : peine rachetable/non rachetable. Pour cet auteur, les habitants de l'enfer et du limbe des enfants sont les plus souterrains car ils n'en sortiront jamais, contrairement aux Pères et aux habitants du purgatoire qui pourront faire partie des Élus. Dans cette vision « pastorale » de la géographie de l'au-delà on lit donc : limbe des Pères, purgatoire, limbe des enfants, enfer14. Raymond Lulle, enfin, dans la Doctrina pueril, place le limbe des enfants à l'étage supérieur, adoptant le classement suivant : limbe des enfants, limbe des Pères, purgatoire et enfer. Pour lui, l'enfer est dans le cœur de la terre, composé de quatre lieux : le premier est occupé par les damnés ; le second est le purgatoire dans lequel l'homme fait pénitence pour ne pas l'avoir accompli ici-bas ; Le troisième est le lieu où sont entrés les prophètes avant la venue du Messie ; enfin le quatrième « est celui ou entrent les enfanz qui muerent sanz baptesme »15. On peut penser que cet ordre est motivé par la volonté de faire la différence entre fautes innées, contre lesquelles l'individu ne peut rien et celles qui ont été commises, acquises, et donc plus difficilement pardonnables. Le limbe des enfants pour Raymond Lulle surmonte le limbe des Pères, tendant à se rapprocher du paradis.
13Comme on peut le constater à travers ces quelques exemples, la place accordée aux enfants morts sans baptême dans l'au-delà est très dépendante du critère de classement retenu et révèle, implicitement, la perception que chaque auteur a de l'enfance. Mais surtout, la place mouvante de ces lieux d'un auteur à l'autre est la preuve que le concept est en train de naître. Son positionnement n'est pas encore fixé par la tradition. Saint Thomas d'Aquin, lui-même, dans la Somme Théologique, indique bien qu'il propose une hiérarchie dont il n'est pas certain. La nouveauté du concept, l'absence de recours aux certitudes des autorités ont dû certainement perturber la démarche habituelle du théologien, du prélat ou du pédagogue, amenés à écrire sur la géographie de l'au-delà. Il permet cependant à l'historien, plus aisément, de saisir les différences de perception d'un auteur à l'autre et de tenter d'en percer les raisons. Même si l'on rencontre en plein XIIIe siècle des géographies de l'au-delà dans lesquelles le limbus puerorum est ignoré, il est clair qu'à cette époque le mot, l'état et le lieu existent dans la mentalité de l'homme médiéval.
14Il convient désormais de se demander les raisons pour lesquelles, à partir du XIIe siècle, le « verrou augustinien » cède. En d'autres termes, quels sont les profonds changements qui affectent la société et la culture de cette époque pour en faire un moment propice à la création du limbe des enfants ?
CHANGEMENTS THÉOLOGIQUES ET CROYANCES POPULAIRES
15Les XIIe-XIIIe siècles correspondent à l'apogée des hérésies. C'est dans ces moments de combats que l'Église précise ses canons (saint Augustin a condamné les enfants morts sans baptême, on l'a vu, essentiellement pour réagir aux attaques hérétiques des pélagiens). La majorité de ces mouvements a tendance à rejeter le rôle médiateur des prêtres et à penser que le baptême n'est pas nécessaire pour obtenir le salut. L'Église se doit donc d'être vigilante vis-à-vis d'une frange de la chrétienté qui peut verser à tout moment dans l'hérésie. Ce n'est certainement pas un hasard si la majorité des œuvres relatives à l'au-delà qui nous sont connues, ont été rédigées dans le Midi de la France actuelle, région particulièrement menacée par le mouvement hérétique.
16Si les enfants morts sans baptême accèdent à un lieu spécifique, c'est aussi parce que l'Église, à partir du XIe siècle, commence à se préoccuper vraiment du culte des morts : « Si la doctrine funéraire de l'Église, fixée dès le début du Ve siècle, ne s'est guère modifiée par la suite, écrit Michel Lauwers, le culte des morts s'est, quant à lui, sans cesse adapté aux structures sociales »16. L'Église cherche alors à contrôler les veillées funèbres, les funérailles, les legs testamentaires. Elle procède à une « christianisation du rituel des lamentations »17.
17Par ailleurs, entre le XIe et le XIIIe siècle, on assiste à une « émergence du laïcat » dans les affaires religieuses18. Par conséquent, dans les écrits, émerge « une mentalité de parents », qui nous était pratiquement inconnue dans les siècles antérieurs. Le fait que ces derniers commencent à s'infiltrer parmi les hommes qui pensent et qui écrivent n'est pas étranger à la naissance du limbe des enfants.
18Enfin, c'est à partir des XIIe et XIIIe siècles que l'homme médiéval se tourne plus volontiers vers le Jugement post mortem, le Jugement individuel au dépens du Jugement Dernier19. Le manichéisme, bon/mauvais (qui entraîne soit l'enfer, soit le paradis) ne le satisfait plus. Il ne peut plus admettre que son salut lui échappe complètement. C'est pour ces raisons qu'est né le purgatoire20, lieu d'attente pour le pécheur, commun des mortels, ni foncièrement bon ni foncièrement méchant. C'est aussi en partie à cause du refus de cette géographie simpliste que naît le limbe des enfants.
19On le voit, l'ensemble de ces raisons pose un problème essentiel à l'historien des mentalités. Le concept de limbus puerorum a-t-il été imposé par l'Église conquérante ou sa naissance est-elle la conséquence d'une pression populaire ?
20« L'une des difficultés majeures de l'histoire sociale [...] quelle que soit l'époque envisagée, est de déterminer d'où partent les initiatives. Elles viennent aussi de la base. C'est la nature des sources qui tend à faire croire que le mouvement part toujours des cadres de la société »21. Dans l'état actuel de nos connaissances, il est impossible de dire si le concept de limbe pour enfant est intégré à la « religion vécue » des laïcs des derniers siècles du Moyen Âge22. Au XIIIe siècle, on ne débat pas du limbus puerorum « à tous les carrefours ». Ce lieu n'est mentionné ni dans la belle description des lieux infernaux faites par le revenant de Beaucaire23, ni dans l'évocation de l'au-delà de l'Elucidarium24. « Il ne faut donc pas se faire trop d'illusions sur la profondeur du processus d'intériorisation de la foi, dont on crédite volontiers le XIIIe siècle. Il ne concerna guère, parmi les simples prêtres et les laïcs, qu'une élite restreinte, dont l'émergence mérite de retenir l'attention mais ne saurait dissimuler le caractère faiblement représentatif »25. Toutefois, dans sa lutte contre les croyances et les pratiques superstitieuses, le soin des morts et les représentations de l'au-delà sont sans doute les domaines dans lesquels l'Église a connu le plus de succès26.
21S'il faut bien admettre que le concept de limbus puerorum est venu « d'en haut », ce sont les laïcs qui, incontestablement, ont, par leurs revendications, forcé les théologiens à reprendre le dossier des enfants morts sans baptême et à proposer d'autres solutions aux parents. On ne peut pas accepter un débat purement théologique sans admettre à la base des mouvements revendicatifs portés par des conceptions nouvelles relatives à la mort et à l'enfance.
22Le limbus puerorum fait donc partie intégrante de la religion populaire en ce sens qu'il est un concept destiné au peuple et né pour répondre à une profonde angoisse populaire27 ; angoisse qui se cristallise sur l'errance des âmes enfantines.
ARRÊTER L'ERRANCE
23Les enfants morts sans avoir reçu le sacrement du baptême « présentent, pour la communauté des vivants le danger d'une souillure »28 et sont donc susceptibles de devenir des âmes errantes. « Ceux qui sont morts au cours d'un état de passage, ou bien ceux dont la mort n'a pas été sanctionnée par le rite adéquat, et qui, par conséquent, sont morts sans l'être vraiment, sont des êtres qui n'ont de place nulle part, ni dans ce monde-ci, ni dans l'autre, et qui deviennent des esprits malfaisants, des démons »29. L'ethnographie européenne est très prolixe sur le sort dans l'au-delà des enfants morts sans baptême. Dans les campagnes polonaise étudiées par L. Stomma, ces derniers représentent 37 % des revenants. Ils sont enterrés dans des espaces de passages, des limites : sur les seuils, les bords de rivières, des carrefours, des lisières de champs. Et c'est dans ces lieux de marges qu'ils se manifestent aux vivants, dans des temps de passage : midi, minuit, aube ou crépuscule. Leurs reliques ont une valeur sacrée30.
24Les croyances aux âmes errantes des enfants morts prématurément ont leurs racines dans l'Antiquité puisque les grecs pensent que les individus morts accidentellement ou les enfants morts-nés sont exclus de l'Hades et errent sans fin31. Mais, elles ont trouvé leur place, en se modifiant, dans les représentations chrétiennes. Nous disposons de quelques témoignages, pour la période considérée, d'enfants morts sans baptême, qui errent, « comme une âme en peine ». On connaît, par exemple, celui de Guibert de Nogent, au début du XIIe siècle, qui rapporte un rêve effectué par sa mère : celle-ci voit aux abords d'un puits qui matérialise l'entrée de l'enfer, son mari défunt en compagnie d'un petit enfant qui pousse des cris insupportables. Il s'agit du fils adultérin du père de Guibert qui est mort à la naissance sans baptême32. Dans un récit anglais, rédigé au début du XIIIe siècle par un certain Richard Rountre, moine de Byland, un habitant de Clyveland, laissant sa femme enceinte, se rend en pèlerinage à Saint-Jacques33. Une nuit, alors qu’il dort dans un bois, il aperçoit une troupe de morts et parmi eux, il voit un petit enfant rouler à terre dans un bas34. L'enfant lui révèle qu'il est son fils avorté enterré à son insu sans baptême et sans nom35. À ces mots, le père quitte sa chemise et la met à son enfant en lui donnant un nom et en invoquant la sainte Trinité, puis il garde le bas pour témoigner de ce qu'il a vu. L'enfant ainsi nommé éclate de joie (vehementer exultabat) et se dresse sur ses pieds. Au retour de pèlerinage, le père, fermement décidé à faire la lumière sur cette affaire, convoque les voisins et demande à son épouse de lui apporter ses vieux bas. Ne pouvant lui en montrer qu'un, il lui montre le second. Alors les sages-femmes révèlent la vérité sur la mort et la sépulture de l'enfant dans le bas. Comme Richard est devenu le parrain de son fils, le divorce est prononcé entre le mari et sa femme, mais, selon l'auteur de ce récit, « ce divorce déplut beaucoup à Dieu ».
25La scène est d'un grand intérêt pour montrer comment et pourquoi l'enfant revient et par quel procédé (ondoiement sauvage ou baptême post-mortem) le père réussit à « sauver » son fils en arrêtant son errance. Le temps du départ du père pour le pèlerinage n'est pas anodin : pendant la grossesse de sa femme. Son action s'inscrit tout à fait dans une procédure de deuil. L'enfant avorté, joyeux, qui se redresse sur ses pieds, quittant le souvenir de la terre, est à l'image de ses parents qui peuvent enfin l'oublier et en attendre un autre. Pour reprendre la conceptualisation de Freud, le père en « sauvant » son enfant, permet au couple d'accepter « le verdict du réel : l'objet n'existe plus »36.
26Un siècle plus tôt, le Decretum de Burchard de Worms (vers 1010) atteste d'une pratique très significative de l'angoisse d'une société face à la mort du nouveau-né sans baptême : certaines femmes prennent le petit corps de l'enfant mort sans avoir été baptisé, et, en un lieu secret, le fixent au sol en le transperçant avec un pieu afin qu'il ne puisse revenir pour nuire aux vivants37. Toutes ces pratiques symboliques ont pour but d'immobiliser le mort. Le clouer en terre au haut Moyen Âge alors que le limbe n'existe pas, ou, plus tard, le fixer dans la géographie de l'au-delà : deux moyens d'immobiliser, corps et âme, l'enfant mort sans baptême pour que l'ordre social ne soit pas affecté.
27Le XIIIe siècle est un temps où l'Église ordonne ici-bas et procède « au grand enfermement » des âmes dans l'au-delà. « Tout se passe comme si vers 1250-1300 deux grandes traditions se côtoyaient : errance et enfermement », écrit H. Neveux. « L'Église aurait progressivement choisi la seconde »38. C'est à cause de ce choix que l'Église offre aux parents « une deuxième chance », pour que leur enfant, mort dans des conditions où il y a eu souillure, où les rites de passage n'ont pas été bien accomplis, puisse quand même « être oublié » (c'est-à-dire, ne pas « revenir ») en entrant dans la mémoire familiale et généalogique. Comme le purgatoire dont c'est l'une des fonctions principales, le limbe pour enfant sert à enfermer les revenants pour éviter ou limiter leur errance malfaisante.
28La naissance du limbus puerorum, aux XIIe-XIIIe siècles, traduit donc aussi, à sa manière, un profond changement de perception des relations entre vivants et morts. Comme Ta justement souligné Jean-Claude Schmitt, c'est au cours du XIIe siècle que le mur qu'Augustin a édifié entre les vivants et les morts se fissure. On attribue aux morts un souci des vivants, comme on prête aux vivants une attention toute particulière aux morts39. Les vivants ont de plus en plus envie de savoir ce qui se passe dans l'au-delà, de connaître leur sort et celui de leurs proches. Malgré la mort corporelle, la personne disparue continue à vivre et maintient des relations (bénéfiques ou nocives) avec les vivants : l'enfant « revenant » est la manifestation de liens maléfiques puisque son errance tient « en échec le fonctionnement réglé de la memoria chrétienne »40 ; l'invention du limbus puerorum permet de rendre ces relations positives.
DEUIL ET MÉLANCOLIE
29Les hécatombes de la fin du Moyen Âge sont bien connues : « Les gens mouraient sans serviteurs et estoyent ensevelis sans prestres. Le père ne visitoit pas son fils, ni le fils son père ; la charité estoit morte et l'espérance abbatüe »41. Ce cortège funèbre ne permet plus « d'organiser rituellement le passage dans l'au-delà », entraîne « un deuil impossible » et débouche sur la mélancolie42. Au contraire, les XIIe-XIIIe siècles sont caractérisés par un « monde plein » où jamais, en Occident, la mortalité n'a autant baissé. Dans ces temps, où l'angoisse du salut est tout aussi forte que dans les « temps de crises » de la fin du Moyen Âge43, à cause d'une relative « accalmie mortuaire », le deuil est possible44. L'intégration du limbus puerorum dans le mode de penser ses morts aux XIIe-XIIIe siècles, permet, par conséquent, de « faire le deuil » de l'enfant mort sans baptême et d'échapper aux affres de la mélancolie. Elle est aussi la manifestation d'un travail de deuil réalisé « en famille », avec un recours beaucoup moins grand que dans les siècles suivants, à des structures extrafamiliales (confraternelles, monastiques, mendiantes, etc.). On peut se demander si la pratique florentine du rifare, si bien observée et décrite par Christiane Klapisch-Zuber45 (pratique qui consiste à donner au nouveau-né le prénom d'un enfant ou d'un adulte de la famille qui vient de mourir) n'est pas révélatrice d'une époque (derniers siècles du Moyen Âge) où l'on ne fait pas le deuil mais on l'en tente, en nommant, de recréer le mort46. La pratique du rifare rompt l'étanchéité entre le monde des morts et celui des vivants en nommant un être qui naît par le prénom de celui qui meurt. La confusion de cette marque identitaire oblige à garder à jamais le souvenir. Le vivant « s'appelle comme », rappelle, et appelle ici-bas, celui qui est mort dans l'au-delà. Quiconque prononce son nom dans le cercle familial, réactive la memoria du défunt, manière discrète de le faire revenir.
30Avoir « un lieu à penser » dans lequel son enfant ne souffre pas, déculpabilise et permet de continuer à vivre avec cette mort. « Faire son deuil, n'est pas oublier, ce n'est pas renoncer à ce que cet enfant ait existé, mais au contraire se donner la possibilité de le retrouver à l'intérieur de soi, à un autre niveau, tout en sachant qu'il ne sera jamais à côté, là, à l'extérieur »47. Autrement dit, l'existence du limbus puerorum permet de « tourner la page du roman familial », d'accepter que la séquence qui suit, celle de la naissance d'un autre enfant qui va vivre, soit mieux vécue et qu'ainsi l'enfant à venir ne soit pas un enfant refait, un enfant de remplacement. Ce lieu de repos de l'enfant qui s'en va, créé par les adultes, est d'abord un lieu de repos pour l'âme des parents qui restent. Ce nouvel état de l'âme de l'enfant n'est que le reflet des états d'âme de ses parents.
AUX XIVe ET XVe SIÈCLES : LA « PURGATORISATION » DU LIMBUS PUERORUM
31La question que l'on peut se poser, pour finir, est de savoir si cette « concession ecclésiastique » a été suffisante. Si, comme le pense Paulette Paravy, c'est la privation de la vision de Dieu qui « est l'essence même de la damnation »48, alors le limbus puerorum, qui, contrairement au purgatoire, ne deviendra jamais un dogme, n'est pas une concession suffisante pour le repos des parents. Une opinion (marginale dans le discours théologique), sans doute déjà existante au début du christianisme, se développe alors, selon laquelle les enfants morts sans baptême peuvent bénéficier d'un rachat spécial grâce à la foi et aux prières des parents.
32Dans les Sententiae divinae paginae, petite somme théologique de l'école d'Anselme de Laon (début XIIIe siècle) on peut déjà lire que « nos maîtres disent que si, sans aucune négligence des parents, ces enfants sont conduits à l'église (pour être baptisés) et meurent en chemin, ils sont sauvés dans la foi de leur parents »49. Plus tard, Jean Gerson, dans un sermon sur la nativité de Notre-Dame, demande de prier dès que l'enfant est conçu, au cas où il arriverait un accident50. Cajetan, dans un commentaire de l'article 2 de la Question 63 de la Somme Théologique de Thomas d'Aquin, publié en 1507, émet l'hypothèse que les parents peuvent, en priant, faire accéder leurs enfants morts sans baptême, au paradis51. Ces thèses sont très vite réfutées par l'Église car l'idée que l'amour des parents puisse sauver l'enfant non baptisé est trop proche de la pensée protestante.
33À la fin du Moyen Âge, en insistant sur l'idée d'un salut par la prière, on assiste à une sorte de « purgatorisation » du limbe pour enfants. Dans quelques représentations iconographiques du limbus puerorum (toutes postérieures à la fin du XIIIe siècle), les enfants apparaissent en prière. Dans le manuscrit de Sélestat (1440) qui illustre le Speculum Humanae Salvationis, le limbe des enfants est la copie conforme du purgatoire52. Dans le célèbre Couronnement de la Vierge d'Enguerrand Quarton (1453-1454), les enfants, dans une grotte rocheuse qui matérialise le limbe, sont représentés les paupières baissées pour signifier que le baptême n'a pas ouvert leurs yeux et leur chair est grisâtre au lieu de resplendir de la clarté céleste qui illumine les autres enfants du tableau, morts baptisés. Mais leur regard est tourné vers Dieu et leurs mains sont jointes53. Cette attitude d'orant, qui est un appel aux vivants, pose problème. Que peuvent-ils attendre alors que leur état est perpétuel ? Ces tentatives de faire du limbus puerorum un « petit purgatoire » sont bien une adaptation au mode de penser les morts à l'automne du Moyen Âge qui se caractérise par une accumulation de suffrages54. Ces derniers s'inscrivent au cœur du culte des morts, l'envahissent tellement qu'ils finissent presque par le définir. Or, les enfants morts sans baptême, dans ce réceptacle clos duquel ils ne sortiront jamais, n'ont que faire des prières parentales, à moins d'admettre que leur état est, comme en purgatoire, provisoire.
34L'émergence du concept de limbus puerorum aux XIIe-XIIIe siècles est bien le résultat de la rencontre entre des inspirations venues de la base et l'Église. Il résulte autant de la volonté parentale de se libérer de l'image d'un nouveau-né éternellement torturé, d'arrêter une errance malfaisante et de faire le deuil de l'enfant mort sans baptême que de l'offensive ecclésiastique pour contrôler le rituel qui entoure la mort et procéder au grand enfermement des âmes dans l'au-delà. La naissance de ce nouveau lieu exprime donc, non seulement une mutation dans la manière d'appréhender la mort et de se représenter la géographie de l'au-delà mais traduit également de profonds changements à l'égard de l'enfance. C'est pourquoi il convient d'étudier en parallèle étroit, le phénomène des sanctuaires « à répit », la place particulière des petits enfants dans ou en dehors du cimetière et le discours sur le limbus puerorum. Il est clair que ces trois phénomènes manifestent une volonté de l'Église et des familles d'éviter à un enfant, de plus en plus reconnu dans son innocence, une damnation éternelle injuste.
Notes de bas de page
1 Sur le limbe des enfants, on peut consulter A. Gaudel, article « Limbes » du Dictionnaire de Théologie Catholique, t. IX, 1, col. 760-772. ; Ph. Faure, « L'âme en voyage. L'animation et le problème des limbes », Introduction à la psychiatrie fœtale, sous la direction de M. Soulé, 19e journée scientifique du Centre de guidance infantile de l'Institut de puériculture de Paris, éditions ESF, Paris, 1992 ; J. Le Goff, « Les limbes », Nouvelle revue de psychanalyse, XXXIV, 1986, pp. 151-173 ; R. Weberberger, « Limbus puerorum, Zur Entstehung eines theologischen Begriffes », Recherches de théologie ancienne et médiévale, t. 35, 1968, Louvain, pp. 83-133 et pp. 241-259.
2 C'est aussi l'époque où se met en place le purgatoire : J. Le Goff, La naissance du Purgatoire, Paris, Gallimard, 1981.
3 Cumque quevis mulier certo tempore pariens mortem habeat in foribus... E. Albe (édité et traduit par), La vie et les miracles de Roc Amadour, Paris, Champion, 1907, deuxième partie, Miracle 29.
4 Croyance et discours ecclésiastique qui ont un fondement biblique : les paroles de Job (I, 21) prononcées à la mort de ses enfants : « Nu, je suis sorti du sein maternel, nu, j'y retournerai. Dieu avait donné, Dieu a repris : que le nom de Dieu soit béni ! ».
5 Il est inutile ici de revenir sur les thèses soutenues par Philippe Ariès au début des années soixante, concernant l'absence du « sentiment de l'enfance » au Moyen Âge. Le rapport introductif de ce présent colloque, présenté par Pierre Riché et Danièle Alexandre-Bidon a suffisamment montré leur inexactitude.
6 Freud définit le deuil comme « la réaction à la perte d'une personne aimée » ; S. Freud, « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, écrit en 1915, publié en 1946, réédition, Folio/Essai, Gallimard, 1968, p. 146.
7 Rational ou Manuel des divins offices de Guillaume Durand, édité et traduit par Charles Barthélemy, Paris, 1848, chapitre V, III, p. 131.
8 Sur la description et la localisation du limbus puerorum dans la géographie de l'au-delà, quelques éléments dans les thèses récentes de Michelle Fournié, Le Ciel peut-il attendre ? Le culte du purgatoire dans le sud-ouest de la Trance (début XIVe-début XVIe siècles), thèse, Bordeaux, 1993 (dactylo) ; et de Anca Bratu, Images d'un nouveau lieu de l'au-delà : le purgatoire. Émergence et développement (vers 1250-vers 1500), thèse 1992 (dactylo).
9 Expositio in Epistolam ad Romanos, Lib. II, cap. 5, P L, t. CLXXVIII, col. 870 : Quant quidem poenam non aliam arbitror quant pati tenebras id est carere visione divins majestatis sine omnispe recuperationis. Quod, ni fallor, conscientise tormentum ignem perpetuum B. Augustinus supra nominavit.
10 Epist, IX, 5, insérée au Corpus Juris Decretales Gregoire IX, 1. III, tit. XLII, c. 3.
11 De bono q 5, a3, cité dans J.D. Folghera (texte et traduction française), Saint Thomas d'Aquin. Somme théologique, l'Au-delà, Paris-Tournai-Rome, Desclée, 1951, p. 328.
12 L'Elucidarium et les lucidaires, édité par Y. Lefèvre, Paris, E. de Boccard, 1954, Livre II, Q. 43, texte latin p. 424 : « Quant poenam habent parvuli ? » ; « Tenebras tantum ».
13 M. Fournie, « Des quatre manières d'Enfer », De la Création à la restauration, Travaux d'histoire de l'art offerts à Marcel Durliat pour son 75e anniversaire, Toulouse, 1992, pp. 319-339.
14 C'est aussi cette conception que l'on retrouve dans le Speculum Humanae Salvationis, édité par J. Lutz et P. Perdrizet, Imp E. Meininges, Mulhouse, 1907, qui date de 1324.
15 Raymond Lulle, Doctrine d'enfant, éditée par A. Llinares, Paris, Klinchsieck, 1969, chap. 99, p. 225.
16 M. Lauwers, La Mémoire des ancêtres et le souci des morts. Fonctions et usage du culte des morts dans l'Occident médiéval (diocèce de Liège, XI-XIIIe siècles), Paris, EHESS, thèse de doctorat sous la direction de Jacques Le Goff, 1992, 2 vol., (dactyl) p. 75.
17 Ibid., p. 651.
18 On peut se reporter tout particulièrement à A. Vauchez, Les laïcs au Moyen Âge. Pratiques et expériences religieuses, Paris, Cerf, 1987 et à G. Lobrichon, La religion des laïcs en Occident (XIe-XVe siècles), Paris, Hachette, La Vie quotidienne, 1994.
19 J. Le Goff, « Les limbes... », loc. cit., p. 155.
20 J. Le Goff, La naissance..., op. cit., pp. 284-316.
21 M. Th. Lorcin, Société et cadre de vie en France, Angleterre et Bourgogne (1050-1250), Paris, CDU-SEDES, p. 152.
22 Guy Lobrichon souligne, lui aussi, les problèmes que rencontre l'historien qui cherche à savoir comment les hommes du Moyen Âge vivent et pensent le religieux, qui tente d'appréhender la « religion des laïcs », ce « bricolage subtil entre la rationalité abstraite d'une religion, celle que formulent les idéologues, en clair les théologiens de cette religion, et les solutions informelles, pratiques et directives, qu'on attend quotidiennement des fonctionnaires religieux ou de spécialistes patentés », G. Lobrichon, op. cit., p. 22.
23 A. Duchêne (éd.), Le Livre des merveilles., Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 119.
24 L'Elucidarium, op. cit. Livre III, Q. 1-11.
25 A. Vaudrez, « L'accession des laïcs à la vie religieuse », dans Histoire du Christianisme, sous la direction de J.M. Mayeur, Ch. et L. Pietri, A. Vauchez et M. Venard, tome 5, Apogée de la papauté et expansion de la chrétienté (1054-1274), Paris, Desclée, p. 850.
26 Ibid., pp. 852-853.
27 Voir M. Lauwers, « Religion populaire », dans Catholicisme, t.12, col. 835-849 et Id. « "Religion populaire", culture folklorique, mentalités. Notes pour une anthropologie culturelle du Moyen Âge », Revue d'histoire ecclésiastique, vol. 82, n° 2, avril-juin 1987, pp. 221-258. Appartiennent à la religion populaire ce qui est élaboré par le peuple, ce qui est utilisé et vécu par lui et ce qui lui est destiné. Si André Vauchez adopte volontiers le concept de « religion populaire » (A. Vauchez, « L'accession des laïcs à la vie religieuse », op. cit., p. 839), Jean-Claude Schmitt préfère celui de « culture folklorique » (« Religion populaire et culture folklorique », Annales ESC, 31, sept.-oct. 1976, pp. 941-953), alors que Guy Lobrichon privilégie celui de « religion des laïcs ». Quel que soit le terme utilisé, tous insistent et sont en accord pour reconnaître qu'entre religion officielle et religion populaire (la seconde ne se définissant qu'au regard de la première) les contacts sont nombreux et la circulation des croyances constantes.
28 J.-Cl. Schmitt, Les revenants, Les vivants et les morts dans la société médiévale, Paris, Bibliothèques des histoires, Gallimard, 1994, p. 15.
29 L. Stomma, Campagnes insolites, paysannerie polonaise et mythes européens, Verdier, (trad.), 1986, p. 92.
30 Ibid., pp. 91-95. Pour ce qui concerne les témoignages des enfants-revenants dans la France « traditionnelle », on peut se référer à P. Sebillot, Le folklore de France, E. Guilmoto, Paris, 1904, t. I, Livre second, pp. 143-149.
31 Dans l'Eneïde (1, VI, vers 426-429), Enée, descendu aux Enfers, aperçoit une foule de morts qui se presse sur la rive de l'Achéron et demande à Charon le passage dans sa barque. Ce dernier en refuse certains, qui doivent errer pendant cent ans avant d'être autorisés à franchir le fleuve. Enée se rend alors de l'autre côté du fleuve et entend les plaintes des enfants qui sont morts en naissant.
32 Guibert de Nogent, Autobiographie, éd. par E.R. Labande, Paris, Les Belles Lettres, 1981, I, 18, p. 150.
33 M.R. James, « Twelve Medieval Ghost stories », The English Historical Reviews, 147, juillet 1922, pp. 421. Voir le commentaire de J.-Cl. Schmitt, Les revenants..., op. cit., p. 171.
34 M.R. James, ibid. : parvulum volutantem in quadam caliga super terram.
35 Ibid. : Tu enim eras pater meus et ego filius tuus abortivus sine baptismo et absque nomine sepelitus.
36 S. Freud, « Deuil et mélancolie... », op. cit., p. 168.
37 C. Vogel, Le corrector sive medicus de Burchard de Worms, Mélanges E.R. Labande, Etudes de civilisation médiévale, Poitiers, 1974, p. 756. Texte traduit dans Cl. Lecouteux et Ph. Marcq, Les esprits et les morts, Croyances médiévales, Honoré Champion/Essais, Paris, 1990, p. 17.
38 H. Neveux, « Les lendemains de la mort dans les croyances occidentales (vers 1250vers 1300) », Annales ESC, n° 2, février-mars 1979, p. 260.
39 En étudiant le Liber de spiritu et anima de Alcher de Clairvaux (mort après 1175), JCl. Schmitt, Les revenants..., op. cit., pp. 42-43.
40 J Cl. Schmitt, ibid., p. 18.
41 Guy de Chauliac, La Grande Chirurgie, éd. Nicaise, Paris, 1890, p. 167 (texte rédigé vers 1363).
42 J. Chiffoleau, La comptabilité de l'au-delà. Les hommes, la mort et la religion dans la région d'Avignon à la fin du Moyen Âge, Rome, 1980. Le « deuil impossible » est décrit aux pages 201 à 206.
43 H. Neveux, loc. cit.
44 Le travail de deuil provient d'un constat : « L'épreuve de réalité a montré que l'objet aimé n'existe plus et édicte l'exigence de retirer toute la libido des liens qui la retiennent à cet objet ». Au contraire, la mélancolie est l'état de celui qui refuse l'épreuve de réalité et qui, par conséquent, maintient « l'objet par une psychose hallucinatoire de désir ». Le résultat d'un travail de deuil bien réalisé, c'est le déplacement de la libido de l'objet perdu vers un nouvel objet. Voir S. Freud, « Deuil et mélancolie... », op. cit., pp. 148-155.
45 Ch. Klapisch-Zuber, « Le nom "refait". La transmission des prénoms à Florence (XIVe-XVe siècle) », L'Homme, 20 (4), 1980, pp. 77-104, repris dans La maison et le nom, stratégies et rituels dans l’Italie de la Renaissance, éditions de l'EHESS, Paris, 1990, pp. 83-107. Cette pratique se retrouve à la fin du Moyen Âge à Londres ; voir B.A. Hanawalt, Growing up in London, the Experience of Childhood in History, Oxford University Press, New York, 1993, p. 47.
46 Pensons à ce pauvre métayer que l'on perçoit dans le catasto florentin de 1427, Bernardo di Andrea Lanciani qui explique que son fils Antonio est mort et qu'il l'a refait : « Mori e rifecilo ». ASF, Catasto 934, f° 175, cité par Ch. Klapisch-Zuber, « L'enfance en Toscane au début du XVe siècle », Annales de démographie historique, 1973, p. 105.
47 M. Dehan et R. Gilly (coordinateurs), La mort subite du nourisson., Paris, 1989, p. 287.
48 P. Paravy, « Angoisse collective et miracles au seuil de la mort : résurrection et baptêmes d'enfants morts-nés en Dauphiné au XVe siècle », La mort au Moyen Âge, Actes du VIe Congrès de la société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public (Strasbourg, 1975), Strasbourg, 1977, p. 88.
49 Cité par Ch. V. Heris, « Enfants (Salut de) », Catholicisme, t. 4, col. 151-156 : Dicunt tamen magistri nostri quod si non aliqua negligentia parentum ducantur ad ecclesiam et in via moriantur, in fide parentum salvantur.
50 J. Gerson, Sermo de Nativitate Virginis Marine, Opera, t. III, p. 1350. Texte traduit par Ch. V. Heris, « Le sort des enfants morts sans baptême », la maison Dieu, X, 1947, p. 105 : « C'est donc un devoir pour les femmes enceintes et aussi pour leurs maris d'offrir des prières, par eux-mêmes ou par d'autres, à Dieu et aux saints anges gardiens des hommes et même encore de leurs enfants encore dans leur sein ; c'est leur devoir de se confier à tous les saints et les saintes, afin d'obtenir pour leur enfant, s'il venait à mourir avant de recevoir la grâce du baptême d'eau, que Jésus-Christ, souverain pontife, daigne prévenir ce baptême et consacrer lui-même l'enfant par le baptême du Saint Esprit. Qui sait si Dieu n'exaucera point ces prières... ».
51 Cité par J. Bellamy, « Baptême (sort des enfants morts sans) », Dictionnaire de Théologie Catholique, pp. 364-365.
52 Le Speculum Humanae Salvationis, édité par J. Lutz et P. Perdrizet, Imp E. Meininges, Mulhouse, 1907, date de 1324. Les quatre compartiments des enfers, issus du manuscrit de Sélestat, sont reproduites à la Planche 55 du tome II. Le limbe des enfants et le purgatoire représentent chacun quatre orants. Dans le Manuscrit de Paris (B. N, lat. 512) qui date de la fin du XIVe siècle, les enfants ne sont pas en prière, mais leur sourire évoque celui qui est dessiné sur les lèvres des Pères (vignette supérieure) à la vue du Christ (t. II, Pl. 140 b). Je remercie vivement Michelle Fournié de m'avoir permis de connaître cette représentation.
53 C'est le cas également dans Le Breviaire d'Amour, composé par un franciscain de Béziers, Matfre Ermengaud, vers 1288 et qui a connu une très grande diffusion. Mais, ici, il semble qu'en enfer ces gestes de supplication soient les mêmes ; voir M. Fournié, « Des quatre manières », loc. cit., pp. 319-339. Reconnaissons en tout cas, avec l'auteur de cet article, que c'est « finalement la situation particulière des enfants dans le limbe qui est la plus difficile à traduire en images car, bien que les enfants ne souffrent que de la peine du dam, ils sont cependant dans une situation désespérée » (p. 331).
54 J. Chiffoleau, op. cit.
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