Le clergé rural dans le royaume franc du vie au xiie siècle
p. 15-27
Texte intégral
1Les clercs ruraux de la haute époque médiévale sont très mal connus. Moines et chanoines n'ont jamais été à ce point dans l'oubli, car ils appartiennent à des familles religieuses dont les membres ne laissent pas leur histoire en friche. L'évêque est proche du pouvoir quand il ne l'exerce pas directement et le clergé des villes, par l'histoire de la cité, n'est pas resté à ce point dans l'ombre. Les prêtres des villages sont méconnus parce qu'ils n'appartiennent pas à l'élite, ni par la naissance, ni par la fortune ou le savoir. C'est pourtant par eux que le christianisme, religion étrangère et étrange, a pénétré et s'est installée au plus profond des diocèses gaulois. Sous leur action, la masse du peuple s'est lentement et plus ou moins pliée à cette doctrine compliquée autant qu'exigeante et salvatrice.
2À l'époque mérovingienne, leur recrutement est toujours laissé à l'initiative des prêtres déjà formés, à défaut d'écoles épiscopales bien définies, si ce n'est par une allusion des Pères du deuxième concile de Tours1. L'instruction élémentaire est souvent due au hasard, comme on peut le lire dans la vie de saint Lubin, évêque de Chartres († 552) : c'est un moine qui traça les premières lettres à l'enfant qui gardait le troupeau de son père2. Une fois formé, le « jeune lecteur » doit remplir certaines conditions afin de pouvoirs accéder à la prêtrise : il doit attendre l'âge requis de trente ans dans les grades inférieurs, n'avoir été marié qu'une fois, être sans mutilation et avoir toujours été sain d'esprit3. La permission du roi ou du comte est nécessaire, sauf si l'on appartient à une famille sacerdotale (sic) afin d'éviter, semble-t-il, la fuite devant les obligations militaires4. Si un esclave est ordonné sans l'avis du maître, celui-ci recevra en dédommagement deux esclaves5. Bien entendu, aucun postulant ne pourra être ordonné contre le versement d'une somme d'argent6.
3Le prêtre est censé vivre dans la continence et s'il est marié, il devra renoncer à sa femme, sinon il sera privé de sa dignité7. À vrai dire, ce n’est qu’une affirmation de principe : si, en effet, il engendre avec elle un enfant, il ne sera chassé de la communion que pendant un an, ce qui semble courant et peu grave. Les mentions de veuves de prêtres sont aussi là pour en témoigner8. Le prêtre doit être le modèle de toutes les vertus et la femme est pour lui la tentation majeure :
« Qu'aucun prêtre n’ait dans sa maison une femme sous le prétexte de la confection d'un vêtement... Quel besoin d’enfermer dans notre maison à propos de vêtement une vipère changeante qui ne quitte pas ses habits afin de se dévêtir, mais afin de se montrer plus plaisante en en changeant »9.
4En outre, de nombreuses distractions lui sont interdites : il ne doit ni chasser, ni chanter ou danser dans les banquets ; ses vêtements et ses chaussures ne sauraient ressembler à ceux que portent ses fidèles. Sa sobriété sera irréprochable, surtout quand il approchera des saints mystères10.
5Quels sont les revenus de ce prêtre que l'on ne conçoit pas autrement qu'un saint et à l'égal des sages antiques ? Il semblerait que les deux tiers des offrandes des fidèles lui soient réservées, même si les conciles épiscopaux affirment que seuls les évêques sont propriétaires des dons faits aux églises11, même s'ils peuvent en priver celles-ci dans des circonstances graves12. Le prêtre peut disposer de ses biens13, en revanche, il ne peut se livrer au commerce, ni disposer des biens de son église14. S'il est nécessaire de lui rappeler que le prêt à intérêt est interdit, c'est sans doute qu'il à tendance à l'oublier15 et, s’il peut accumuler des provisions, ce doit être dans le seul but de les distribuer aux pauvres.
6Ce ministre du culte (minister = serviteur) que l'on veut parfait est situé, bien entendu, au plus bas dans la hiérarchie ecclésiastique et il est surveillé par l'évêque et ses agents. Les relations dépendaient des personnes et il est inutile de noircir systématiquement le tableau : Ansbert, évêque de Rouen († 695) remettait à ses prêtres sa portion des oblations perçues dans les vici publici, pour la restauration des églises16. Point de vagabondage17, point de rébellion et l'on ne peut chercher l'appui des grands18, d'autant moins que ces révoltes peuvent prendre l'aspect d'une conjuration organisée et scellée par des serments et des actes écrits19. De telles attitudes entraînent la déposition, mais les abus de pouvoir seront freinés, le clerc déposé peut en appeler au synode et il sera précisé qu'il ne pourra l'être que devant une assemblée de prêtres20. Ceux-ci ne relèvent pas des juges laïcs, mais de la seule juridiction de l'évêque. Face au maître du lieu, propriétaire de l'église le plus souvent, le prêtre doit demeurer l'homme de l'Église21. S'annonce ainsi un conflit considérable qui durera des siècles, pour autant qu'il soit vraiment terminé.
7Si le prêtre est à ce point soumis aux grands de ce monde et aux détenteurs de la richesse, il doit en revanche être révéré comme l'homme de Dieu, présent au milieu de son peuple. Une simple citation du concile de Mâcon de 585 (§ 15) dispense de tout commentaire et nous plonge dans la réalité quotidienne, manifestation incomparable des plus profonds problèmes :
« Si an laïc à cheval croise an clerc à cheval, que le laïc ôte son bonnet (galerum) et salue franchement le clerc (munus sincerae salutationis). Si le clerc est à pied, que le laïc à cheval en descende (et le salue). »
8L'arrivée des Carolingiens au pouvoir va marquer très tôt la discipline ecclésiastique dans le sens d'une plus grande rigueur : chacun doit demeurer à la place qui lui est assignée avec un rôle spécifique à tenir. Le formalisme de cette époque est considérable et le prêtre de paroisse ne doit pas s'absenter afin de pouvoir y dispenser sans relâche les sacrements22. Il ne peut s'éloigner pour des motifs futiles : pas de promenades à la foire sans raison valable23 ! Tous les clercs vagi et acephali, doivent se soumettre à un évêque, sinon on les mettra en prison jusqu'au prochain synode provincial (Adm. gen. § 25 et 22). Malgré cet arsenal réglementaire, importuns et fantaisistes n'étaient pas absents, comme en témoigne cet étrange personnage qui s'était fait passer pour un évêque près du métropolitain de Rouen alors qu'il n'était pas même prêtre24. Cette tendance à l'irrégularité et à l'instabilité semble avoir été grande et il n’est guère de concile qui n'y fasse allusion : l'assemblée de Francfort (794) demande qu'on empêche de s'éloigner ces irréguliers et les Pères du concile de Paris en 829 craignent que, possédant plusieurs églises, ils ne soient vraiment présents près d’aucune. Bien plus, ajoutent-ils, ils s'en vont parfois au loin et sont beaucoup trop facilement accueillis par les évêques italiens (§ 36). Outre ces longs déplacements sans espoir de retour et peut-être commencés comme des pèlerinages, le législateur interdit tout déplacement non motivé et veille à une bonne répartition de ses prêtres dans le diocèse : mieux vaut diviser une paroisse de vicus plutôt que de laisser trop de prêtres près de l'archiprêtre. Dans ce cas, en effet, si l'office divin n'est pas négligé, les sacrements ne sont pas distribués comme il convient [Aix, a. 836, § 16 (40)]. Même politique exprimée cinquante ans plus tard par Hincmar de Reims qui réagit contre la tendance des prêtres voisins du chapitre de Montfaucon qui essaient de s'y faire admettre comme chanoines alors que les chanoines en place essaient d'accaparer les revenus paroissiaux25. Cet attrait des prêtres séculiers pour la vie communautaire, sans pour autant procéder de l'exemple monastique, semble avoir été réel et en parfaite contradiction avec la volonté épiscopale, nous y reviendrons.
9Ces évêques autoritaires considèrent cependant volontiers leurs prêtres comme des collaborateurs26. On apprend qu'au Mans, en 840, une véritable confraternité existait entre l'évêque et ses prêtres : une messe de l'évêque était prévue à leur intention et réciproquement27. Afin d’éviter que trop de desservants n'accomplissent des déplacements considérables, dans un diocèse immense où les plus éloignés peuvent être à plus de cent soixante kilomètres du siège, Raoul de Bourges permet des regroupements de paroisses (une pour dix) afin de venir chercher les saintes huiles le Jeudi Saint28. Il n'empêche que les conflits étaient fréquents29. Ainsi à Barcelone, au IXe siècle, un prêtre nommé Tyrsus, célèbre la messe dans la ville sans permission épiscopale, détourne une partie des dîme à son profit et attire dans son église les fidèles, même les jours de grande fête pour lesquels ils auraient dû se rendre à la cathédrale30. Les abus, on s'en doute, venaient plutôt d'en haut et les missi doivent veiller à ce que les évêques n'exigent pas de droit d'entrée (exemia) pour la prise de possession d'une église31. Quant aux visites pastorales, elles ont toujours donné lieu à des abus : pas plus de cent pains, quatre cochons gras, six muids d'avoine et trois charrettes de foin pour les chevaux, tient à préciser le législateur civil32. Le synode diocésain est l'occasion d'un examen doctrinal et disciplinaire : si le chapelain est trop ignorant, il sera retenu dans la ville ad doctores afin d'améliorer ses compétences, mais tout n'est là, à vrai dire, que dans l'ordre des choses33. Si, pour des raisons plus contestables, un conflit prend une tournure insoluble, des prêtres diocésains peuvent s'adresser directement à Rome, comme le firent certains du diocèse de Tours, écrivant au pape Jean VIII. On lit avec stupeur dans la réponse de ce dernier à l'archevêque Adalard que ni le manse et les quatre esclaves, ni la maison d'habitation, ni même le cimetière, n'ont jamais été exemptés des taxes ordinaires : l'archevêque n'a pas joué son rôle de protecteur et Jean VIII ne manque pas de le lui rappeler34. En effet, les prêtres ne doivent rien au dominus pour ces dotations, mais, en revanche, précise un synode inconnu, ils pourront faire un don volontaire35 !
10Terminons en disant que la personne du prêtre est protégée, qu'il ne peut être bastonné36 et que, s'il est assassiné, le meurtrier devra effectuer douze années de pénitence : s'il est libre et s’il nie être l'auteur du crime, il devra se disculper avec douze témoins ; s'il est esclave, il devra affronter l'ordalie par le fer rouge (per XII vomeres ferventes)37.
11Malgré ces privilèges bien relatifs, le prêtre-chapelain de campagne est assez mal considéré : les moines le méprisent car il est d'origine modeste et peu instruit38. Quant aux patrons laïcs, propriétaires de l'église où il officie, c'est très tôt qu'on les voit usurper les revenus de la dîme : un concile de Metz s'en plaint dès 89339. Ils sont aussi un peu trop facilement intégrés à la domesticité et certains membres de la hiérarchie semblent l'admettre. Vers 865, l'archevêque de Vienne, Adon, s'adressant au pape Nicolas Ier, ne s'avise-t-il pas de parler d'un « prêtre du comte Gérard ». Le pape le rabroua vivement : comme s'il pouvait y avoir des prêtres autres que ceux de Jésus-Christ40. Dans le même ordre d'idées, le concile de Paris de 829, interdit strictement de dire la messe dans les maisons particulières et dans les jardins afin de plaire aux propriétaires41.
12L'action pastorale de ces clercs est bien présentée dans un des synodes tenu à Reims au temps d'Hincmar : leur enseignement consiste surtout à apprendre les prières aux fidèles. Willebert de Chalons précisera qu'il s'agit en priorité du symbole des apôtres et qu'il doit être enseigné surtout aux enfants : etiam parvulos42. Le synode de Reims rappelle que les prêtres doivent être capables de connaître les formules liturgiques, outre celles de la messe, celles de l'exorcisme, de la bénédiction de l’eau, du sel, les prières qu'il faut réciter sur les malades, les hommes et les femmes en toutes circonstances et aussi les chants pour les enterrements. Ils auront quelques sermons-types à prendre comme modèle : les homélies de Grégoire le Grand et celles du Ps. Anastase (Césaire d'Arles)43. Quand ils posent la question de la profession de foi lors des baptêmes, ils devront interroger parrains et marraines in ipsa lingua qua nati sunt, comme si cela n'allait pas de soi44. Mêmes conseils d'évidence donnés par le concile de Tours de 813 qui demande de prêcher in rusticam romanam linguam seu theotiscam. Les enquêtes préalables au mariage, afin d'éviter la consanguinité, leur sont confiées tout comme la surveillance des pénitents publics qu'ils auront préalablement signalés à l'archiprêtre lors de la réunion mensuelle45. Demeure encore chez les plus conservateurs des évêques, à tout le moins, le souci de maintenir la prépondérance de l'église publique sur les oratoires privés : ils insistent pour que les célébrations dans ces derniers ne nuisent pas à l'assistance dans les autres46.
13Les devoirs de l'hospitalité leur incombent envers les voyageurs qu'ils recevront alacriter chez eux s'il n'y a pas d'hôtellerie : ils leur assureront salvamentum, focum, aquam, stramen ad lectum et ce qu'il faut pour acheter le nécessaire. Ils devront mettre en gage les vases sacrés, mais seulement pour le rachat des captifs ou la restauration — sans doute urgente — du toit de leur église47. Les évêques insistent également sur l'obligation de l'entretien d'une école, mais Riculphe de Soissons précise toutefois qu'elle ne sera pas ouverte aux filles48. Cette préoccupation de l'école est primordiale puisque c’est le seul moyen de recrutement : ils auront à cœur, souligne Walter d’Orléans, de ne présenter que des candidats dignes du sacerdoce49 qui devront arriver au chef-lieu du diocèse sept jours avant leur ordination pour y subir les examens50.
14Quel était donc la vie quotidienne du chapelain rural au temps de Charlemagne ou de Charles le Chauve ? Pour qui s’en tiendrait aux détails, on pourrait dresser un tableau haut en couleur de ce milieu aussi proche de celui du paysan qu’il doit en être éloigné de la vie sacerdotale. On peut surprendre un prêtre, revenant de la chasse et qui se lave les mains dans le sang des boucs et des aurochs, tel autre à ce point ivre qu’il titube pendant son office51. Un troisième enfin, dès qu’il est nommé dans une paroisse, se met à rechercher une femme et à fréquenter les tavernes52. Les réunions mensuelles chez l’archiprêtre ne doivent pas dégénérer en ripailles : pas de pastas ni de potationes, redoute Riculphe de Soissons ; pas plus de trois coupes, précise Hincmar53. Les conseils épiscopaux ne manquent pas : qu'ils se méfient, écrit Walter d'Orléans des danses et des chansons rustiques54. Plus grave encore, certains donnent aux malfaiteurs du saint-chrême afin qu'ils s'en oignent et évitent ainsi une condamnation55.
15La tentation la plus évidente est pour eux de se fondre dans leur milieu de tous les jours : que faire en effet, après avoir récité l'office, travaillé au jardin, cuit le pain eucharistique56 ? On se met à vendre du vin. Les plus actifs deviennent régisseurs du maître (provisores villarum, conductores agrorum), les plus audacieux sont tentés par des fonctions publiques (ministri rei publicae, id est vicarii, centenarii)57.
16Restait la possibilité offerte de se regrouper et de vivre en commun une vie cléricale digne en une sorte de « paléo-collégiale ». Une expérience connue au travers d’un trop rare témoignage, prête, en effet, à réflexion : au VIIIe siècle, peut-être avant, aurait existé dans la région d'Orléans une telle congrégation de prêtres séculiers. Trop modestes pour être des chanoines ou des moines, prêtres ruraux en exercice ou en congé d'exercice, ces prêtres s'adonnaient à la prière dans l'exactitude, à la charité dans la paix, ne se tenaient éloignés ni de laetitia, ni de gaudia, ni même d'hilaritas, autant d’options inconnues des règles bénédictines et colonbaniennes58. Cette perspective n'aurait-elle pas tenté les plus fervents du clergé rural en ces VIIIe-Xe siècles ? Ils n'ont sans doute pu qu'en rêver.
17À partir du Xe siècle, et jusqu'au terme des réformes, le prêtre rural disparaît à peu près de l'histoire religieuse et sociale. Son sort, lié à celui de la paroisse, est entièrement tombé dans le système privé bénéficiai. Dans les temps carolingiens le contrôle de l'évêque lui maintenait une faible mais réelle indépendance face aux puissants. Ce pouvoir ayant considérablement régressé en même temps que disparaissait toute trace de pouvoir public, la paroisse n'est plus qu'une source de revenus parmi les autres. Nos cartulaires sont encombrés de tractations diverses dont elle fait l'objet, sans qu'apparaissent le plus souvent ni le prêtre, ni les fidèles.
18Dans une première période qu'il est difficile de limiter, on enregistre de nombreuses donations d'églises aux abbayes et aux chapitres : elles sont offertes comme s'il s'agissait de domaines ou de moulins, parfois en même temps qu'eux. Une preuve évidente que ces revenus sont entrés depuis longtemps déjà dans le système privé nous est apportée par la remarque que l'on est le plus souvent en présence de parts : Arnaud de Nontron donne le fief presbytéral (les revenus du prêtre, en principe), le quart de la dîme et la moitié d'une forêt59. En 1096, Raymond de Curemonte donne, ou rend, au moment où il décide de partir à Jérusalem en compagnie du vicomte de Turenne le quart d'une église, le quart de ses dîmes, le fief presbytéral et... sa tour60. Ces tractations sont à ce point dénuées de toutes portée religieuse qu'elles ont parfois lieu dans le sens inverse : les abbayes préfèrent en effet abandonner terres et églises au profit d'une rente fixe, rappelant ainsi en écho la lointaine « précaire » qui leur fut naguère imposée. En 947, par exemple, Foucher, vicomte de Ségur, reçoit du monastère de Tulle une église et huit manses, moyennant le versement de neuf sous par an61.
19C'est dans cette situation qu'une campagne d'opinion, partie de Saint-Benoît-sur-Loire et due à l'abbé Abbon († 1004), va jeter le discrédit et la suspicion sur tout détenteur de biens d'Église. « Dans ce cas, en effet, écrit l’abbé, les oblations profitent plus aux chevaux et aux chiens des laïcs qu'aux pèlerins, aux orphelins, aux veuves et à la restauration des églises » (ep. 14). Pas un mot pour le desservant.
20L'idée faisait son chemin et bientôt la cause était entendue : toute donation d'un bien d'église à un monastère était une « restitution ». Dans la donation de Raymond de Curemonte, déjà citée, le rédacteur de l'acte précise que ces biens avaient autrefois appartenu au monastère. Une telle mention est rare, non seulement parce que l'on néglige de la signaler, mais aussi parce que ce n'était pas souvent le cas. Quoi qu'il en soit, tout au long du XIIe siècle, les donations-« restitutions » vont arrondir les patrimoines monastiques. Le morcellement est si étendu qu'il faut de nombreux actes pour restituer une dîme62. L'évêque doit parfois intervenir afin de faire valoir les droits de la communauté... et du capellanus, pour une fois mentionné63. Parfois encore, seule la menace d'un combat singulier peut venir à bout de l'entêtement du possesseur d'une bribe de dîme64. Il peut s'agir d'un douzième du fief presbytéral65. C'est quelquefois la donation d'un repenti qui déclare avoir possédé ce « fief », more laïcorum66. Traitant de ce problème en 1986, je n'ai pas assez souligné que si ces revenus, réservés aux desservants, étaient « usurpés » cela réduisait, en principe à rien, les ressources du prêtre67.
21Quel qu'ait été le patron de la paroisse, grand propriétaire, monastère ou chapitre, la place du prêtre de ses revenus n'ont guère été modifiés. Dépossédé de la plupart de ceux-ci, il a dû, pour survivre, entrer dans le jeu, en quelque sorte, et en tout cas faire admettre que le peu qui lui restait était une légitime possession. De là ces procès avec les abbayes notamment, desquels, bien entendu, ils ne sortait jamais gagnant68.
22Dans cette situation extrême, le desservant devait demander une participation pécuniaire ou en nature pour tous les services cultuels qu'il rendait et aussi arrondir ses revenus par l'exploitation, directe ou indirecte de quelques pièces de terre, lambeau de la dotation carolingienne. Ainsi était remplacé ce fief presbytéral que l'on ne voit décrit qu'au moment où il passe des mains d'un laïc... à celles d'un abbé !69. Dans le meilleur des cas, les chapelains ruraux étaient issus de familles terriennes aisées, comme cela semble le cas de ce curé du Val de Loire que j'ai cité ailleurs70 et un peu partout dans nos cartulaires, apparaissent des prêtres cultivateurs, mais surtout vignerons71.
23L'avantage du patronage monastique tient à ce qu'il exclut désormais l'arbitraire et que le partage des revenus est précisé souvent avec la plus grande minutie : citons à titre d'exemple, l'accord passé entre le prêtre de Dignac et l'abbaye de Saint-Cybard d'Angoulème en 116672. Quoi qu'il en soit, il n'existe d'évidence aucun « barème » et en 1160, une abbesse du diocèse d'Angers se voit confirmer par le synode diocésain le droit de rémunérer ses prêtres de paroisse comme elle l'entend73. Dans la pratique, plusieurs solutions étaient appliquées, au gré des parties : ou bien tous les revenus étaient partagés dans les proportions de la moitié ou du tiers, ou bien le prêtre gardait la totalité et versait une sorte de fermage74 auquel venait s'ajouter ce que l'évêque demandait (droit synodal, droit de gite).
24La fonction presbytérale était cependant préférable au statut paysan et elle était maintenue avec soin dans la famille : une église du chapitre cathédral d'Autun, donnée à un certain Rodolphe en 972, ira ensuite à son neveu75. Il en sera de même deux siècles plus tard76 et le prêtre parfois déclare qu'il détient son église hereditario jure77. Ce que par ailleurs on constate, c'est l'augmentation du nombre des prêtres de campagne du XIe au XIIe siècle. Si, en 110l, l'évêque Pierre II de Poitiers doit confier à un moine une paroisse dont le prêtre est parti pour la croisade78, il n'est pas rare de trouver deux prêtres dans une même paroisse à la fin du siècle79. Ce changement s'explique sans doute par une légère amélioration de leur situation sociale encore qu'ils ne soient que rarement admis dans les confraternités monastiques80. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas le retour à un contrôle plus strict du célibat qui a entravé le recrutement, encore qu'il serait bien hardi d'affirmer le contraire. Au début de la période envisagée, la règle était plutôt au mariage des prêtres : Robert d'Arbrissel est « fils de prêtre, issu de générations de prêtres »81. Ordéric Vital cite de nombreux exemples : le doyen d'Evreux a huit garçons et deux filles et dans une autre famille, on compte trois générations de prêtres82. Il n'est pas rare de trouver dans les cartulaires des mentions de fils de prêtre83.
25Ces idées de réforme en la matière étaient souvent considérées comme catastrophiques et inapplicables car elles éloignaient la masse des fidèles des sacrements sans compter les difficultés familiales qui en découlaient si bien que Burchard de Worms († 1149) ne prévoit pas de sanctions contre les fidèles qui suivraient les offices des prêtres mariés84. De l'autre côté, l'ermite réformateur Bernard de Tiron se voit contester son pouvoir par l'archidiacre de Coutances qui, ayant femme et enfants, n'admet pas qu'un moine, mort au monde par le célibat, puisse prêcher aux vivants85.
26Les partisans de cette situation ne manquent pas d'arguments qui ne sont pas tous d'ordre théologique : au concile de Paris de 1074, le progrégorien Gauthier, abbé de Pontoise est battu et emprisonné86. Plus sérieusement, Sigebert de Gembloux considère tout le dommage qu'il y a à exciter ainsi les laïcs contre ces prêtres :
« Les laïcs tirent de là occasion pour s'insurger contre l'état ecclésiastique et se délivrent de l'obéissance due à l'Église. Ils profanent les saints mystères, administrent eux-mêmes le baptême pour lequel ils se servent de l’humeur sordide des oreilles au lieu des huiles saintes et du chrême. Ils refusent le viatique de la part des prêtres mariés. Ils mettent le feu aux dîmes à eux destinées. Ils ont foulé aux pieds les hosties et répandu le précieux sang consacré par des prêtres mariés »87.
27Ce qu'en revanche redoutait la hiérarchie réformatrice était la constitution de véritable familles sacerdotales qui détiendraient des paroisses à l'instar de fiefs. Les dispositions du concile de Bourges de 1031 sont prises afin d'enrayer cette situation : les fils seront exclus des ordres sacrés, les filles ne pourront être épousées et l'on ne pourra proposer la sienne à un prêtre. Autrement dit, la descendance indésirée se trouve isolée, écartée de l'Église, voire anéantie88.
28Évêques et prêtres étaient à ce point absorbés par les problèmes posés par les revenus paroissiaux et par le statut familial du prêtre que les documents des XIe-XIIe siècles sont très discrets sur l'action pastorale qui n'a dû que perpétuer celle de l'époque carolingenne beaucoup mieux connue89. Tout au plus note-t-on le développement de la prédication des ermites, Robert de Tiron se faisant rabrouer par un archidiacre marié, comme nous l'avons vu. Le pape Urbain II accorde la permission de prêcher à Robert d'Arbrissel et celle de « conseiller les pécheurs » à Gaucher d'Aureil90. Les dangers d'une certaine concurrence était réels et Marbode, évêque de Rennes, devant le succès de Robert d'Arbrissel lui écrira pour lui signaler qu'à sa parole, les églises paroissiales se vident et que les dîmes ne rentrent plus91.
29S'il fallait tenter de dire si les changements l'ont emporté sur la continuité dans ce clergé rural, des temps mérovingiens à l'avènement de Philippe Auguste, il faudrait sans hésitation insister sur la permanence des traits essentiels : ces prêtres sont chargés de la cura animarum sur un coin de terre bien défini. Ils sont toujours soumis à deux types de pouvoirs, l'épiscopal et le patronal qui deviendra seigneurial ou monastique, sans jamais pouvoir évoluer : la discipline était trop forte pour se révolter et aucune élite n'ayant pu se former en leur sein, il n'a guère pu se réformer. Sorte de druides détenteurs des formules sacramentelles, ces prêtres vivent au milieu des paysans sans se confondre avec eux. Quoi qu'il en soit, ces clercs ruraux ont christianisé « l'Occident », tout comme aux mêmes époques, les paysans l'ont défriché. À l'Église aristocratique — aux abbayes notamment — la conservation de la culture, mais une part mesurée dans la mise en valeur du sol comme de l'évangélisation.
30Seul le développement des écoles amènera le changement et les plus doués pourront par elles échapper à la médiocrité. Les revenus des paroisses serviront en quelque sorte de bourse pour les études du jeune curé. Pendant l'absence du titulaire, un vicaire assurera les fonctions, assumant pour son propre compte, permanence, services et subordination, jusqu'au retour parfois jamais réalisé, du titulaire de la charge, mais nous ne sommes plus alors au XIIe siècle.
Notes de bas de page
1 Depuis notre rapide étude, La paroisse en France, des origines au xve siècle, 1986, à laquelle nous renvoyons pour le schéma général, ont été publiés et traduits les canons des conciles mérovingiens par J. Gaudemet et B. Basdevant, coll. « Sources chrétiennes », nos 353 et 354 ; les références renvoient à cette édition. Exemple : 2e concile de Tours, § 13.
2 Monumenta Germaniae historica (= MGH), auctores antiq. IV, 2, 73.
3 Arles, a. (= année) 524, § 2 et 3.
4 Orléans, a. 511, § 4.
5 Orléans, a. 511, § 8 et a. 549, § 6.
6 Orléans, a. 533, § 3 et 4.
7 Clermont, a. 535, § 13.
8 Orléans, a. 511, § 13.
9 Trad. Gaudemet, Tours, a. 567, § 10.
10 Epaone, § 4 ; Auxerre, § 40 ; Mâcon, a. 581, § 5 et Mâcon, a. 585, § 6, lequel précise qu'il lui est interdit de toucher aux espèces consacrées si confertus cibo aut crapulatus vino.
11 Orléans, a. 511, § 15.
12 Orléans, a. 538, § 20 et 21.
13 Paris, a. 614, § 12 et Lyon, a. 567, § 2 et 5.
14 Orléans, a. 538, § 30 et 26.
15 Orléans, a. 538, § 30, puis Clichy, a. 626, §1.
16 Acta sanctorum, fev. II, 353, § 25.
17 Arles, a. 524, § 4.
18 Clermont, a. 535, § 4.
19 Orléans, a. 538, § 24.
20 Orléans, a. 538, § 23. et Tours, a. 567, §7.
21 Orléans, a. 541, § 26.
22 Isaac de Langres, Stat. I, 23-24, Patrol, lat.. 124, 1075 sq.
23 De Clercq, La législation religieuse franque, tome II, De Louis le Pieux à la fin du ixe siècle, 1958. (= De Clercq), p. 150.
24 Pour cette période, les références renvoient à mgh, Concil. carol. : Francfort, a. 794, § 10.
25 Stat. d'Hincmar, éd. Labbe, Concilia 8, 587, 8.
26 mgh. Capit. regum Francorum concilia, no 38.
27 Gesta Alderici, § 59, mgh, Concil. carol.
28 Patrol, lat. 119, 703.
29 Isaac de Langres, Patr. lat. 124, 1075.
30 mgh, Capit reg. franc. no 303, p. 458.
31 De Clercq, p. 66.
32 mgh. Cap. reg. franc. no 255.
33 De Clercq, p. 153.
34 Labbe, Concilia, 9, 317.
35 De Clercq, p. 148, § 15.
36 mgh. Cap. reg. franc. no 267.
37 MGH. Cap. reg. franc. p. 182.
38 Concile d'Aix, a. 836, § 27.
39 Labbe, Concil., 9, p. 413, § 2.
40 Patr. lat. 119, 917-918.
41 Paris, a. 829, § 47.
42 Baluze, Capit. reg. franc., p. 1377.
43 Patr. lat. 125, 773 sq.
44 De Clercq, p. 162.
45 Isaac de Langres, Patr. lat. 124, 1075, 1100, V, 6 ; IV, 3.
46 Théodulphe d'Orléans, Patr. lat. 105, § 45-46.
47 Walter d'Orléans, mgh, Capit. episcop., § 8 et 5, p. 189.
48 Patrol, lat. 131, 21, § 16.
49 mgh. Capit. episcop., § 21, p. 192.
50 De Clercq, p. 814, § 21.
51 mgh. Capit. episcop., § 8.
52 De Clercq, p. 155.
53 Patr. lat. 131, Stat. Ric., § 20 ; De Clercq, p. 339.
54 mgh. Capit. episcop. p. 191, § 17.
55 mgh. Cap. reg. franc., I, no 61.
56 Stat. de Théodulphe d'Orléans, Patr. lat. 105, § 5.
57 Stat. de Riculphe de Soissons, Patr. lat. 131, § 13 et 15.
58 A. Wilmart, Le règlement ecclésiastique de Berne, Revue bénédictine, 1939, 1.
59 Cartulaire de Tulle, no 291, a. 1066.
60 Ibid. no 644.
61 Ibid. no 317.
62 Cartulaire de Saint-Cybard d'Angoulême, no 56 à 63.
63 Ibid. no 41, a. 1142.
64 Cartul. d'Uzerche, no 258, a. 1160.
65 Cartul. de Tulle, no 252, a. 1112.
66 Cartul. de Saint-Cybard d'Angoulême, no 171, a. 1122.
67 La paroisse en France... pp. 88-89.
68 Cartul. de Saint-Cybard d'Angoulême, no 39, a. 1139 ; Cartul. d'Uzerche, no 101, a. 1182.
69 Cartulaire de St-Sulpice de Bourges, no 28, a. 1108.
70 La paroisse en France, p. 90.
71 Cartulaire de St-Cybard, no 188, a. 949 ; cartul. de Lézat, no 47, a. 1964.
72 Cartulaire de St-Cybard, no 48.
73 Cartulaire de Ronceray, no 31, 26, cité par Avril, Le diocèse d'Angers..., p. 316.
74 Avril, op. cit., p. 319.
75 Cartulaire d'Autun, éd. Charmasse, no 36.
76 Cartulaire d'Aureil, no 237.
77 Cartulaire de St-Amand-de-Boixe, éd. Debord, a.1100, no 136.
78 Ibid. no 121.
79 Avril, op. cit., p. 320.
80 Une exception dans la Nécrologe de Solignac, éd. Lemaitre, mais il s'agit d'un Guillaume de La Celle, qui porte un des plus grands noms du nord du diocèse (p. 131). Quant à ces trois prêtres auxquels on donnera du pain, du vin et un repas « au réfectoire ou ailleurs », ils sont d'évidence reçus tels des minables, ibid. p. 239. Le chapelain de Tronsanges, intégré dans la confraternité de la cathédrale St-Cyr de Nevers ne devait pas être du même milieu, cf. supra, note 70.
81 Vita Rotberti, PL.162, 1043.
82 Chron., IV, 397.
83 Cartulaire de Sorde, no 25, a. 1072, de St-Sernin de Bordeaux, no 25, 41, 62, 64.
84 Vauchez, La spiritualité médiévale, p. 52.
85 Vita Bernardi, Acta sanctorum, avril, II, p. 234, § 52. Citons quelques opuscules écrits avec l'intention de réduire les conséquences « néfastes » du mariage des clercs. Ps.Vdalricus, Epist. de continentia clericorum, mgh, Libelli de lite, 1, 255-260 et aussi, Lib. de lite, 3, 588-596, Sig. de Gembloux, Apologia contra eos qui calumniantur missas conjugatorum sacerdotum. Lib. de lite, 2, 436-448.
86 Mansi, 20, 437.
87 mgh. script. VI, 363.
88 Mansi, 20, § 8, 20, 10.
89 J. Chelini, La vie religieuse des laïcs à l'époque carolingienne, 1991.
90 Vita Gaucherii, éd. J. Becquet, p. 45. Rev. Mab., 44, 1964.
91 PL. 171, 1488.
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