Les vergers du bas-Adour d'après le cartulaire de Sorde
Fin du xi-début du xiiie siècle
p. 207-212
Texte intégral
1Le verger est un élément familier du paysage humanisé que permettent de camper les cartulaires ecclésiastiques du haut Moyen Age. Cependant, dans le cartulaire de Saint-Jean-de-Sorde, abbaye bénédictine implantée dans la zone de confluence des Gaves et de l’Adour, les viridaria — qui sont en fait ici des pommeraies à cidre —, occupent une place exceptionnelle1. Pour s’en convaincre, il suffit de parcourir les actes du cartulaire du prieuré de Saint-Mont, situé dans la moyenne vallée de l’Adour, à une soixantaine de kilomètres de Sorde à vol d’oiseau : c’est la vigne, ici, qui est omniprésente, tandis que les mentions de vergers sont des plus clairsemées. Relevant d’un fait historique général, les vergers à pommes du bas Adour constituent donc aussi, fondamentalement, un fait géographique et ethnographique original. Or, l’ancienneté et l’importance de la culture du pommier et de la fabriction du cidre dans les provinces basques a été depuis longtemps relevée, mais fort curieusement, sans véritable exploitation des précieuses informations contenues dans notre cartulaire2.

2Pour tenter d’évaluer l’importance réelle des vergers dans les campagnes du bas Adour on peut procéder à plusieurs types de pointages sur les 182 actes que compte le cartulaire3. Tout d’abord un relevé général raisonné, où les mentions de vergers (viridaria, pomaria), ont été classées en cinq groupes : A, présence de vergers seulement attestée par le versement d’une redevance en cidre (poinata, scicere) ; B, présence de vergers dans une énumération générale de droits et de possessions ; C, mentions spécifiques de vergers dans une localité déterminée ; D, vergers pourvus d’un élément descriptif (nombre de pommiers, confronts...) ; E, mention d’entreprises de plantation de nouveaux vergers. Cette recension donne le résultat suivant :
: 26 (dont 17 dans le seul censier de l’acte 161) ;
: 11 (dont 5 villages dans l’acte 81) ;
: 26 (dont 3 dans l’acte 165) ;
: 17 ;
: 17 (plus 3 “plantare” à finalité douteuse)
34 vergers ont été comptabilisés à la fois dans D et dans E
4En ne prenant en compte que les seules mentions des trois derniers groupes, on parvient à un total de 56 viridaria qui occupent une place centrale dans le dispositif des actes. Ce qui revient à dire que dans près du tiers des pièces, les vergers constituent un des enjeux principaux — voire l’enjeu principal —, alors qu’environ 10 % des actes relatent la création d’un verger nouveau.
5Ce premier pointage permet d’évaluer l’importance des vergers dans les préoccupations temporelles de l’abbaye, et non leur fréquence dans les paysages. Il s’agit là d’une autre réalité, fort difficile à appréhender. Sur les 25 casaux qu’énumère le censier de Saint-Cricq daté du milieu du XIIe siècle (acte no 143), 4 seulement sont astreints à une redevance en cidre ; mais sur les 27 casaux du censier de Vic-Suzon et autres lieux (acte no 161), 16 tenanciers doivent une redevance en pomata. On observe en outre qu’ici l’assujettissement ou non à la pomata est le critère qui différencie le statut des divers casaux. Il faut bien sûr imputer ces écarts à la diversité des statuts coutumiers bien plus qu’à des contrastes culturaux effectifs. Il est aisé de déceler que l’absence de redevances en scicere ne signifie pas forcément absence de pommiers, et qu’à l’inverse certaines tenures où sont attestés des pommiers ne sont pas soumises à une redevance en cidre.
6On a, pour finir, exploité les confronts fournis par l’acte 144 dans sa description des possessions isolées que l’abbaye tient à Saint-Cricq, en dehors des casaux. Sur 26 confronts pris en compte, autres que via ou rivum, la nature des parcelles contiguës est la suivante : terra : 12 ; casau : 4 ; cultura : 3 ; viridarium : 2 ; correge : 2 ; nemus : 1 ; fundus : 1. La part des vergers dans cet échantillon de paysage rural est donc de 8 % des parcelles ; à quoi il conviendrait d’ajouter tous les viridaria inclus dans les casalars (enclos). A l’évidence, il y disproportion entre la part que tiennent les pommeraies dans les préoccupations de l’abbaye et de ses partenaires, et la place qui est la leur dans les campagnes proches du centre monastique.
7Les rapports entre le verger et le casai, unité d’exploitation rurale, sont divers et souvent incertains. Le viridarium apparaît tantôt comme un sousensemble cultural inclus dans le casai, lorsque tel casai est donné cum viridario ibi plantato (no 19, 21...). Variante ambiguë, le verger est présenté comme une dépendance distincte du casai (no 51). Ailleurs, le verger constitue une entité particulière, lorsque sont donnés unum viridarium et unum casal, ou que tel verger est localisé juxta casai de Camiade (no 145).
8Parfois jointifs dans le parcellaire par l’effet du hasard, ils tendent à constituer des blocs plus compacts par le jeu des acquisitions (no 74). Les pommeraies peuvent ainsi former de vastes unités (au regard des dimensions du temps), souvent situées à proximité d’une route, ou, mieux, in margine fluvii, sur un sol alluvial4. L’exemple le plus précis est fourni dans l’acte 178 par ce verger de 95 arbres, planté par Raimond d’Arreura à Saint-Pandelon, sous le pont, le long de la rive du Luy, et que l’abbé Guillaume Bernard permet en 1170 à ses héritiers de prolonger en concédant une pièce jointive, qui porte sa contenance à 300 pommiers. Ainsi, fut constitué, sur un emplacement encore bien visible, une plantation d’un seul tenant, d’une superficie proche d’un hectare5. On semble bien loin, ici, des modestes boqueteaux situés en des endroits parfois porteurs de fortes charges symboliques, comme le seuil des maisons ou les cimetières6. Le censier de Saint-Cricq (no 143), où apparaissent à la fois des manses polyculturaux incluant des poméria soumis à redevance, et un vaste verger de 200 unités, semble bien résumer les deux aspects extrêmes que revêtent les viridaria du bas Adour.
9Mais, je le souligne, les choses ne sont pas simples. Le mode de faire valoir et la consistance exacte des viridaria gardent leur opacité. L’acte 42 (fin XIe siècle), en nous mettant en présence d’un personnage qui plante novum viridarium... ut in eo faceret mansum usque VII annos, tamen viridarium manente si facere mansum interim nollet, tent à prouver que les vergers étaient tantôt exploités en faire-valoir direct, et tantôt baillés à cens pour une durée déterminée. On peut penser aussi que d’autres formules ont été employées, dont le texte ne dit rien. En tout état de cause, l’abbaye reste fidèle au système des redevances fixes, et ne recourt jamais au partage des fruits. A ce propos, le censier de Saint-Cricq, déjà cité, montre le cas troublant de deux viridaria nullement astreints à une redevance en pomme ou en cidre, mais à la fourniture coutumière de VII panes, II concas annone, porcum. Dans certains cas, donc, le viridarium a pu correspondre à une exploitation où l’arboriculture constitue l’activité dominante, mais non exclusive — ce qui rapprocherait ces viridaria de la boaria, bouverie au départ, et exploitation polyculturale par la suite.
10Par-delà toutes les ambiguïtés, subsiste cette impression dominante que les vergers correspondent à une réalité que l’on pourrait qualifier de “duale”. A la base, il existe une pratique modeste, routinière, et sans doute immémoriale du pommier, plante de civilisation. Ces vergers paysans, on l’a vu, sont soumis ou non au prélèvement seigneurial en cidre ; et on rencontre, en outre, quelques rares mentions de corvées pour colligerepommas (no 61), ou bien siceram defere domino (no 71). Les moines de Sorde sont évidemment intéressés au premier chef par cette activité qui leur rapporte d’importantes quantités de cidre — auxquelles ils tendent, semble-t-il, à substituer à partir de la fin du XIIe siècle des versements en espèces7. Pourtant, leur intervention directe pour étendre les surfaces plantées reste exceptionnelle (no 180). L’origine d’une nouvelle génération de vergers est autre.
11Les promoteurs en sont ces personnages qu’on voit planter un verger sur leurs terres, ou bien quaerere ad plantandum une terre abbatiale, contre paiement d’un cens. Leur recension permet de dégager les contours d’un groupe d’“entrepreneurs”, qui appartiennent en grande majorité à l’aristocratie locale : Bernard Guillem de Lanne (no 31), Garsie Arol d’Urdaix (no 35), Marie de OEyregave, épouse de Guillem de Soustons (no 37), Comto de Sainte-Suzanne et Fort son beau-père — un verger chacun (no 42), Garsias de Pouillon — qui a planté deux vergers (no 43), Arnaud Garsias de Garris (no 47), Raimond Bernard de Castan (no 53-54), Garsias d’Arosmendict (no 96), Fort-Garsias de Gosse (no 137), Auriat de Larrebaigt et Raimond d’Arreura — un verger chacun (no 178), Bernard de Béguios (no 182), Arnaud du Port (no 138). On relève aussi quelques clercs Loup, sacerdos de Saint-Dos (no 91), Raimond Falard, capellanus de Saint-Cricq (no 143), Raimond de Beros, pincerna (no 139), et enfin quelques personnages au contour social mal défini, petits “bourgeois” de Sorde (no 169-170-171), et paysans aisés (no 135-136) (voir carte).
12Ces “nouveaux vergers” ne correspondent pas au simple renouvellement des plants anciens devenus improductifs ; dans les paysages, l’économie, les mentalités, ils correspondent bien à une réalité nouvelle. Plus que jamais, le verger, avec la vigne, apparaît comme la marque la plus accomplie de la domestication du milieu naturel (no 180). Mais une terra qui comporte, épars, quelques arbres fruitiers, ne mérite pas forcément le nom de verger (no 142). Dans l’esprit des rédacteurs des actes, le verger tend à désigner un ensemble préconçu, ordonné, dont la gestion obéit à des comptages précis, l’arbre devenant l’unité d’évaluation d’une superficie8. Faute de pouvoir glaner d’autre précision technique, l’élaboration culturale se laisse deviner à travers cette plantation qui comporte quatre espèces de pommes différentes (no 145). L’arboriculture implique aussi un calcul d’investissement à moyen terme, la domestication économique d’un avenir qui dépasse le cycle d’une seule année-récolte. C’est un investissement à risque, qui ne rapporte qu’à terme, quando vicem habuerit, selon la clause qui revient si souvent au fil des actes.
13Quoique nos chartes n’en soufflent mot, l’essor vigoureux d’un commerce d’exportation du cidre par le port de Bayonne tout proche constitue à coup sûr le moteur principal du processus de multiplication des vergers. Chacun a répondu à cette demande avec ses moyens. L’abbé en se montrant âpre à solliciter les donations de viridaria (no 26), et en valorisant son vaste patrimoine foncier par des contrats de complant9. Pour les seigneurs, le verger constitue un capital précieux10 ; et, même quand il est planté sur une terre abbatiale, il semble rester d’un rapport intéressant. Mais le seigneur qui plante un verger sur ses terres, ou bien sur une pièce de l’abbaye, fait un calcul dont la logique ne correspond que partiellement à celle de nos investissements modernes. Une lecture attentive atteste des comportements qui sont à cet égard révélateurs. Raimond de Béros obtient une terre ad plantandum (no 139) ; s’il meurt sans enfants, il laisse le verger à l’abbaye ; s’il a un fils, celui-ci versera une rente de 8 setiers de cidre à l’abbaye. On trouve des cas de figure à peine différents avec Loup Garsias d’Arosmendict (no 96), ou avec Fort de Gosse (no 137), qui obtient une terre tali pacto quod earn plantaret, et post mortem suam relinquerit Sancto Johanni solute. Planter un verger sur la terre abbatiale semble être dans bien des cas, aussi, le moyen de constituer une rente à l’Église pour le salut de son âme, en échappant aux inévitables contestations du lignage.
14Car il est vrai qu’on relève plusieurs “insurrections d’héritiers” à propos de donations de vergers pris sur les terres patrimoniales11. Les termes de ces donations sont loin d’être toujours bien clairs : s’agit-il du bien fonds ou de son rapport ? Il semblerait que la pratique successorale ait admis le droit de l’individu de donner à l’Eglise la moitié du revenu d’un verger qu’il a lui même planté sur ses terres : on voit des héritiers simplement promettre que “leur part ne serait pas supérieure à l’aumône due à Dieu” (no 43). Le nœud de l’affaire semble bien résider dans le caractère individuel de la plantation. La redondance du vocabulaire est à cet égard significative : quod ipse plantaverat ou quod ego plantavi reviennent à sept reprises dans les formules de donations de vergers. Extrayons deux exemples. Celui de Bernard Guillem de Lane (no 31), qui, mortellement blessé par les Basques, ordinavit unutn viridarium quern ipse plantavit... et statim defunctus est. Celui de Guillaume de Soustons, qui à l’heure du trépas n’a pas de quoi faire une aumône, mais dont l’épouse, Marie, quia erat magne nobilitatis vir... dédit pro sua anima et pro ejus anima, de viridario quern ipse plantavit, eo anno quo habuerit pomas, XX sextarios sicere... Le verger est bien devenu une fondation pieuse, un investissement à cheval sur l’économie terrestre et l’économie du salut, et dont une part, ainsi, échappe à l’emprise légitime du lignage.
15Sans nul doute bien déformé par le miroir de notre source monastique, l’essor des pommeraies à cidre du bas Adour entre la fin du XIe et le début du XIIIe siècle n’en semble pas moins avoir constitué un fait réel, voire ponctuellement spectaculaire. Un tel essor se greffe sur une tradition culturale ethnique fort ancienne, et participe de la croissance générale des campagnes qui caractérise cette époque : dans le cartulaire, on voit aussi se multiplier casaux, moulins et pêcheries12. Mais l’essor des vergers a aussi son originalité. Il est surtout le fait d’entreprises émanant de l’aristocratie locale. Et il m’a semblé que pour ces personnages, le verger de pommes, porteur d’une puissante charge symbolique et spirituelle, a mystérieusement aidé la prise de conscience du pouvoir ordonnateur de l’homme sur la nature, la prise de conscience des droits de l’individu face à la communauté lignagère, la prise de conscience de sa capacité à mettre en œuvre un projet économique rationnel, intégrant les préoccupations du salut.
Notes de bas de page
1 Cartulaire de l'abbaye de Saint-Jean-de-Sorde, publié par P. Raymond, Paris-Pau, 1873. La majeure partie des actes se rapportent à la période comprise entre le dernier tiers du XIe siècle et le début du XIIIe. De nombreuses pièces ne portant pas d’indication de date semblent se rapporter au XIIe siècle. A quelques exceptions près, il s’agit de chartes notices, ou de listes de censitaires. Nous renvoyons à la numérotation des actes de la publication, établie en chiffres romains.
2 Une bonne étude ethnographique de M. Sacx, Pommiers et cidre jadis et naguère, dans Bulletin du musée Basque, no 68, 2e trim., p. 61-99. Elle comporte toutes les références bibliographiques utiles... et ignore notre cartulaire.
3 Le cartulaire publié comporte 184 pièces, mais l’acte 184 est un apocryphe, 42 et 73 sont identiques, de même que 141 et 156, et il existe un 31 bis.
4 Actes no 143, 145, 169, 170, 172, 178, 179.
5 Evaluation qu’on peut faire à partir des données de Sacx, op. cit., qui a mis en évidence un espacement des plants variant entre 5 et 6 mètres.
6 Ante portam obtiman (n° 51) \juxta mansionem (n° 94) ; pomarios de eimiterio Sancti Michaelis de Benessa (n° 63).
7 Le nombre élevé d’actes non datés ne permet pas d’aller au-delà d’une impression générale ; certains actes du XIIe siècle donnent une équivalence en espèces (12 deniers pour 8 setiers) ; dans les pièces du XIIIe siècle, les redevances sont stipulées en espèces (n° 169 à 172).
8 Ubi poterant esse CC pomaria (n° 143) ; in hac terra erant C pomaria minus V ; terrant quant potest capere CCCpomaria (n° 178) ; terra que possit capere Cpomarid (n° 182).
9 Le rapport d’un verger oscille entre 5 et 20 setiers de cidre, et sa valeur moyenne est de 8 à 10 setiers par an.
10 No 86 : valeur d’un verger évaluée à 200 sous morlans ; no 90, à 40 sous ; dans le no 99, un verger est donné en gage contre 4 vaches ayant leur veau.
11 L’expression est de J. Clemens, L’insurrection des héritiers au début du XIIe siècle d’après le cartulaire de Sorde, dans Séditions, révoltes, révolutions, Actes de la Xe Rencontre d’historiens de la Gascogne méridionale, Pau, 1983, p. 3-12. Les actes n” 10, 47, 54, 58, 63, 97, 165, témoignent de contestations plus ou moins vives à propos de vergers.
12 On trouvera une cartographie complète du temporel de l’abbaye dans l’article de Frère Lalanne, paru dans Corde Magno (Bulletin de l’abbaye de Bellocq, à Hasparren), Insertion économique..., no 88, mai 1977, p. 21-42.
Auteur
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