Défrichements et toponymie en Transylvanie
p. 163-168
Texte intégral
1Depuis le Moyen Age, la Transylvanie est une région de notre vieille Europe dont on parle beaucoup, mais qui reste assez mal connue à certains égards. Si, pour le grand public, c’est plutôt le pays de Dracula1, dans certains atlas occidentaux, en ne citant que le plus récent2, ce pays figure comme étant désert au xiiie siècle. A priori donc, une grande contrée, avec le nom significatif de Trans-silva, à l’époque d’intenses défrichements, devrait être, surtout pour les toponymistes, une source de premier ordre. Pourtant, la réalité est différente et, pour mieux la connaître, un bref rappel historique s’impose.
2L’antique Dacie, dont l’actuelle Transylvanie était alors le centre vital, fut rattachée à l’Empire romain en 106 ap. J.C. L’administration et l'armée romaine se repliant, à partir de 271, au sud du Danube, la population daco-romaine poursuivit ses occupations agropastorales dans un paysage de forêts clairesemées, convenant à une faible et diffuse occupation du sol. La période préféodale fut caractérisée par une longue succession de peuples migrateurs, dont seuls les Slaves et les Hongrois s’installèrent définitivement. La pénétration des premiers débuta au vie siècle et un long processus de cohabitation roumano-slave commença, qui aboutit finalement à la totale assimilation des Slaves. Au xe siècle, les Hongrois entament leur conquête de la Transylvanie et, au xie siècle, le nom de ce pays apparaît dans les premiers documents. D’abord, il sera question de Ultra silvam (1075), ensuite d’un Mercurius princeps Ultrasilvanus (1111) et, plus tard, d’un Dux Ultrasilvanus, Gelou, dans la chronique du notaire (Anonymus) du roi Bela III3. L’étymologie est évidente : Ultra-silva, c’est-à-dire le pays de l’autre côté de la forêt, nom donné par les Hongrois, dont la nouvelle patrie était la Pannonie. A partir du xiiie siècle, le nom devient Trans-silva dans les documents en latin ; Erdély (forêt), pour les Hongrois, et Ardeal pour les Roumains. Les futurs colons saxons lui donneront son quatrième nom : Siebenbürgen.
3La conquête hongroise des « ducats », « voïvodats » et « knézats » se fit par étapes sur plus de deux siècles, les Roumano-Slaves se retirant dans certains cas vers les zones de collines et de montagnes et laissant ainsi aux conquérants une bonne partie des plaines défrichées depuis la domination romaine. Les Hongrois et, plus tard, les colons saxons, durent donc bénéficier sans problèmes de terres cultivables, car leurs toponymes de déboisement/défrichement sont extrêmement rares. En effet, comme on va le voir, cette toponymie appartient à 87,70 % aux autochtones roumano-slaves et roumains. L’analyse toponymique doit se faire, par conséquent, par rapport à ces trois ethnies.
4Les autochtones roumano-slaves s’adonnèrent, pendant les périodes des invasions notamment, à l’élevage des bestiaux et à la culture des foins, économie qui nécessite de grandes étendues et aboutit (à cause aussi des lopins de terres agricoles autour des maisons) à un habitat à hameaux isolés, surtout sur les hauteurs des collines. Les clairières (naturelles ou défrichées) trouent les massifs forestiers, car on doit périodiquement les abandonner à cause d’une fertilité en rapide diminution. Ce type d’occupation du sol forme des habitations liées entre elles par sentiers ou simples chemins.
5Dans les Carpates orientales, plusieurs habitations dispersées forment des crînguri, sorte de constellation de hameaux. Or, le mot slave d’origine, krogu, signifie « cercle ». Il prendra en roumain plusieurs sens : crug, pour la voûte céleste, et crîng pour la clairière. Le pluriel, crînguri, désignera les agglomérations de plusieurs hameaux.
6Le passage des Roumains aux formes plus évoluées de villages, celles où les rues constituent la trame organisatrice, se fera à partir du xiie siècle. Si les époques pré-romaine et daco-romaine connurent, pour le milieu rural, ce type d’habitation dispersée, la période des invasions mena à la formation d’un village plus ramassé, parfois entouré d’un fossé. Le nom générique du village roumain venait de naître : fossatum, qui se transformera plus tard, par aphérèse, en sat(u). C’est à ce moment que la présence des Slaves sera importante dans la cristallisation de la toponymie. La soi-disant « disparition » des Slaves, qui peut paraître comme un « mystère » pour certains slavistes4, n’est qu’une conséquence logique d’un long processus de « cohabitation », où le nombre des Daco-romains et certaines valeurs culturelles l’ont emporté : c’est l’assimilation des Slaves5.
7Si, dans les vallées et les plaines, c’est la toponymie slave qui est prédominante, sur les hauteurs, toponymie et microtoponymie seront aussi bien roumaines que slaves. En plus, il faut tenir compte que de nombreux toponymes dits « slaves » ne sont, en fait, que des toponymes roumains créés à partir d’éléments lexicaux d’origine slave existant déjà dans la langue6. On doit considérer comme toponymes slaves ceux dont le mot, d’origine slave, n’est plus employé dans le langage courant depuis fort longtemps et, parfois, a perdu son sens. Les toponymes roumano-slaves seront ceux ayant toujours une origine slave, mais dont le mot continue sa vie en langue roumaine. Enfin, les toponymes roumains sont, en premier lieu, ceux qui nous viennent du latin, mais également des mots du fonds pré-romain.

Toponymie des défrichements en Transylvanie :
1) couche slave ; 2) romano-slave ; 3) roumaine ; 4) hongroise ; 5) saxonne.
8La forme la plus répandue de défrichement/déboisement fut la clairière. Les Roumains possèdent l’une des plus belles expressions pour définir leurs clairières : ochi de lumina (oeil de lumière !) ou simplement lumina7, terme générique qui n’est pas passé dans la toponymie, mais qui permet de visualiser un paysage spécifique.
9Voici les trois couches autochtones de déboisement/défrichement :
La couche slave : 25 toponymes
Technique | Mot slave | Sens spécifique | Nom de lieu | Nbre |
Séchage | certeji | enlever l’écorce des tilleuls | Cerlege, Certes | 3 |
Sarclage | laz | — | Laz, Lazu, Durlaz... | 9 |
krc | — | Curciu, Cîrtaa, Cristea | 8 | |
Brulis | pozaru | — | Pojarta | 1 |
Autres | krogu | cercle | Craguis | 1 |
doté dolna | ? | Dorna | 1 | |
za gora | derrière la colline | Zagar, Zagra | 2 |
a Défrichement dont bénéficieront, fin du xiie siècle, les Cisterciens de Kerz alias Kerch !
La couche roumano-slave : 40 toponymes
Technique | Roumain | Slave | Nom de lieux | Nbre |
Séchage | sec(i) | sek | Sacel | 5 |
cirnia | krum | Cîrna, Cîrnesti | 2 | |
Sarclage | tirsi | trust | Tîrsa | 1 |
Abattage | prisaca b | prise kati | Presac a, Prisacani | 3 |
Autres : | ||||
Clairière | poiana | poljana | Poian, Poiana, Poieni, Poienita | 21 |
Petit bois | dumbruva | dabrava | Dumbrava, Dumbravita, Dumbrau | 6 |
Ilot | ostrov | ostrov u | Ostrov, Ostrovelc | 2 |
a Cîrnit est une expression métaphorique (= couper le nez) pour désigner le séchage obtenu par la coupe des branches chargées de feuilles8.
b Après l’abattage des arbres, on formait des retranchements de défense en haut des collines. Dans le creux des arbres, on élevait des ruchers forestiers : miel et défense par les piqures d’abeilles !
c Les Saxons ne se sont pas trompés en les traduisant par Rodendorf et Rodenwall.
La couche roumaine : 42 toponymes
Technique | Roumain | Etymologie | Noms de lieux | Nbre |
Séchage | Sacatura | lat. secare racine indo européenne : | Secatura, Sacadate ( ?) | 3 |
Sarclage | runc | lat. runcus | Runc, Runcu, Runcsor | 8 |
curatura | lat. curare | Curete | 1 | |
Brulis | ars | lat. ars | Arti, Arsita | 3 |
Autres : | ||||
Trou, creux | gaura | lat. cavum *cavuta | Gaureni, Gauricea, Gaunoasa | 3 |
Tronc | cioaca | lat. choca ital. ciocco | Ciaca | 1 |
Forêt | padure | lat. padulem | Padure | 2 |
a Sens métaphorique pour « manchot ».
10En toponymie, la présence des noms d’arbres ne veut pas dire toujours et nécessairement qu’il s’agit d’anciens déboisements. J’ai donc éliminé de tels noms quand ils signifiaient simplement la proximité d’une agglomération avec une forêt. Par contre, en faisant confiance à Ch. Rostaing9, j’ai pris en compte les toponymes dont le nom d’essence conserve le souvenir des anciennes forêts et bois, aussi bien chez les autochtones que chez les Hongrois et les Saxons.
La couche roumaine présente donc encore : 17 toponymes
Essence | Roumain | Latin | Noms de lieux | Nbre |
Hêtre | fag | fagus | Faget, Fagetel | 4 |
Frêne | frasin | fraxinus | Frasin, Frasinet | 1 |
Pruniera | prun | prunus | Pruni | 1 |
Peuplier | plop | populus | Plop, Plopi | 3 |
Sapin | brad | (daco-romain ?) | Bradu, Bradet | 3 |
Charme | carpen | carpinus | Carpinis | 3 |
Tilleul | tei | tilia | Teiu | 1 |
Noisetier | alun | *abellona | Aluni | 1 |
a Les arbres fruitiers doivent renvoyer à des clairières où, dans un premier temps, ils furent plantés au milieu des petites prairies.
11Les Hongrois eurent une situation particulière en Transylvanie. Ils sont arrivés en Europe en compagnie des Széklers, ethnie quelque peu différente mais parlant la même langue, qui avaient une organisation tribale dont ils essaient toujours de préserver la spécificité. Ils se retirent donc, au xiiie siècle, à l’intérieur de l’arc des Carpates, où ils constituent, même de nos jours, une ethnie distincte. Vu que les toponymes hongrois et széklers se ressemblent, je les prends ensemble en compte.
12Dans leurs toponymes, les déboisements/défrichements sont extrêmement rares car ils occupèrent, même dans les montagnes, les petites vallées déjà défrichées par les autochtones.
13Voici leurs 9 toponymes : 1 vãg(âs), « coupe » ; 1 (b)orotva, « rasé » ; 1 gyep(es), équivalent du roumano-slave Prisaca ; 4 tövis, « épine » ; 2 szilvas, « prunier ».
14Les colons saxons doivent leur fortune à la politique de certains rois de Hongrie, qui essayaient de favoriser l’essor de l’agriculture et l’exploitation des ressources minières. Ces colons s’installent dans trois régions distinctes : l’ancienne Terra Borza, reprise aux chevaliers teutoniques, située à l’intérieur de l’arc carpatique ; une large frange entre l’Olt et la Tîrnava Mare, en Transylvanie méridionale ; une enclave au nord-est du pays.
15Ils fondèrent 250 villages, dont seulement sept ont des noms en rapport avec un défrichement germanique, mais fréquemment, ils traduisent par le mot correspondant les défrichements des roumano-slaves.
16Voici les 7 toponymes saxons de défrichement : 3 rod(en), « essart » ; 1 ruet (idem) ; 1 waldhutten, « les huttes de la forêt » ; 1 kastenholz, « châtaignier» pour Kastanienwald ; 1 buchholz pour Buchenholz, « hêtre ».
En guise de conclusion
- Pour l’instant, cette recherche10 a un caractère conjectural à bien des égards. En effet, les textes sur les circonstances de la formation des premiers villages, leurs éventuels défrichements, leurs statuts juridiques sont extrêmement rares et imprécis. Généralement, les premiers documents d’attestation apparaissent d’une cinquantaine à des centaines d’années après la fondation supposée.
- Par conséquent, la datation des défrichements est aléatoire. Seulement par le biais des couches linguistiques, l’on peut avoir un aperçu provisoire qui reste à affiner et à préciser par de futurs éléments qu’apporteront les données archéologiques, les études linguistiques et celle des paysages.
- Pourtant, une réponse catégorique peut être avancée : à l’horizon de l’an mille, la Transylvanie n’était ni un pays désert, du point de vue du peuplement, ni boisé en totalité. Le faible nombre de noms de lieux de déboisement/défrichement (122 sur 2.295) en serait la preuve.
- Enfin, une étude globale devrait s’attaquer également aux lieux-dits que les cadastres d’origine autrichienne nous offrent. En effet, comme le pense Ch. Rostaing11, ces lieux-dits peuvent nous ramener même aux couches pré-indo-européennes, ou tout au moins aux époques des grands déboisements de l’aube de l’antiquité.
Notes de bas de page
1 Ce qui est totalement faux ! Le personnage historique, Vlad Tepes (Vlad l’Empaleur) dit Draculya, fut prince de Valachie (1448-1456-1462).
2 Allas historique Larousse, Paris, 1978, p. 47.
3 D’après St. Pascu, Voievodatul Transilvaniei, I, Cluj, 1971, p. 20.
4 Voir Z. Vana, Le monde slave ancien, Prague-Paris, 1983, p. 40.
5 Ce n’est que par le biais de la langue que l’on peut apprécier le rapport roumains-slaves : si la structure reste latine, le lexique slave constitue 17 % du roumain actuel.
6 D’après E. Petrovici, « Românii creatori de toponime slave », dans Studii de dialectologie si toponimie, Bucuresti, 1970, p. 292.
7 H.-H. Stahl, Les anciennes communautés villageoises roumaines, C.N.R.S., Paris, 1969, p. 61.
8 V. Ionita, Nume de locuri din Banal (Noms de lieux du Banat), Timisoara, 1982, p. 139.
9 Ch. Rostaing, Les noms de lieux, Paris, 1945, éd. 1969, p. 85.
10 Qui s’intitule provisoirement L’occupation du sol au Moyen Age dans la Transylvanie méridionale, sous la direction de Ch. Higounet, à l’Ecole Pratique des Hautes Études, ive section.
11 Ch. Rostaing, op. cit., p. 107.
Auteur
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