L’approvisionnement des villes françaises aux Temps modernes
p. 145-154
Texte intégral
1Me voici donc amené à prendre la parole après Philippe Wolff aussi naturellement que les Temps Modernes succèdent au Moyen Age selon nos classifications universitaires, puisque je dois évoquer l’approvisionnement des villes françaises aux Temps Modernes, c’est-à-dire aux xvie, xviie et xviiie siècles (à vrai dire, je parlerai peu du xvie siècle). Ce n’est pas pour autant une tâche aisée. D’abord, parce qu’il n’est pas facile de succéder à Philippe Wolff et à sa fougue juvénile et entraînante. Ensuite, parce que s’est posé pour moi un dilemme. Notre ami ayant eu la gentillesse de me communiquer son rapport il y a quelques semaines, devais-je reprendre son plan pas à pas et me contenter de vous présenter évolutions ou novations par rapport à la situation médiévale, ou devais-je traiter mon sujet en toute liberté, tout en gardant présent à l’esprit le tableau vivant qui vient de vous être présenté ? J’ai opté finalement pour cette seconde solution. Restait enfin une dernière difficulté, que je ne cite pas ici par coquetterie, mais parce qu’elle est réelle : bien que je sois membre, avec quelques-uns d’entre nous, de la Commission internationale pour l’histoire des villes, je ne suis pas véritablement spécialiste d’histoire urbaine, et je pourrais vous citer quelques-uns de mes collègues modernistes qui vous auraient entretenus du présent sujet avec beaucoup plus de compétence que moi ; du moins vais-je mettre largement leurs travaux à contribution. Mais foin de ces précautions oratoires : pour vous comme pour moi, le vin est tiré, buvons-le.
2Toutefois, je ferai deux remarques préalables. La première concerne le sens à donner au mot « approvisionnement ». Faut-il entendre par là tous les produits nécessaires à la bonne marche d’une ville grande ou petite, ou seulement les produits alimentaires consommés par ses habitants ? Philippe Wolff, tout à l’heure, a opté pour « quelques produits choisis en raison de leur caractère spécifiquement médiéval ». Pour ma part, je m’en tiendrai, de façon arbitraire, j’en conviens, aux produits alimentaires, plus quelques allusions au bois, ce produit d’importance si capitale. De ce fait, je négligerai tout ce qui concerne l’approvisionnement en matières premières des artisans et manufacturiers urbains. Par ailleurs, l’importance numérique de la population parisienne aux xviie et xviiie siècles entraîne des problèmes spécifiques. C’est pourquoi j’ai préféré distinguer l’approvisionnement de Paris de celui des autres villes françaises. Enfin, on ne peut traiter de l’approvisionnement des villes sous l’Ancien Régime, surtout sous l’angle des produits alimentaires, sans évoquer les périodes de crises consécutives à de mauvaises récoltes céréalières. Ces crises de subsistances bouleversent les données normales de l’approvisionnement et imposent des solutions exceptionnelles pour tenter de réduire les conséquences de la catastrophe. C’est pourquoi mon rapport s’ordonnera autour de deux thèmes : l’approvisionnement des villes françaises en temps normal, en faisant un sort particulier à Paris ; l’approvisionnement des villes françaises en temps de crises de subsistances.
3Il est très difficile, on le sait, de connaître avec précision la population de Paris aux xviie et xviiie siècles. A l’absence de recensements sûrs, commune à la quasi-totalité des villes françaises, s’ajoute ici la disparition de l’état civil parisien lors de l’incendie de l’Hôtel de Ville en 1871. Sans entrer dans des considérations de méthode qui nous éloigneraient de notre sujet, j’emprunte à Jacques Dupâquier des chiffres approximatifs, mais très vraisemblables : 500 000 habitants vers 1650, 530 000 vers 1700, 650 000 en 1790. Selon Jean Meyer, ce chiffre de 600 à 700 000 habitants (qui est celui-là même de Rome à l’apogée de l’Empire et de Byzance à l’époque de Justinien) constituerait une limite supérieure impossible à dépasser avant la fin du xviiie siècle, compte tenu de la conjonction du plafonnement des ressources en eau, en nourriture, en matériaux de construction, dans les conditions techniques de l’ère préindustrielle. Voilà qui nous amène directement à notre sujet de l’approvisionnement de cette énorme métropole. De nombreux auteurs des xviie et xviiie siècles ont évoqué l’approvisionnement de Paris, notamment Nicolas Delamare dans le premier volume de son Traité de la Police (1705), Savary des Brûlons dans divers articles de son Dictionnaire universel du commerce (1723), Expilly dans son Dictionnaire des Gaules et de la France (1762-1770). Ils fournissent des éléments chiffrés difficiles à vérifier. Par contre, un document beaucoup plus précieux à tous égards, est l’« état des marchandises et denrées de toute espèce qui se consomme annuellement à Paris, d’après une année commune prise antérieurement à la Révolution ». Cet état, dressé par Lavoisier vers 1791, a été retrouvé et exploité par Robert Philippe, il y a déjà plus de vingt ans, dans un article des Annales E.S.C. de 1961. Les chiffres donnés par Lavoisier lui ont été fournis par les archives de l’Octroi de Paris auxquelles il avait accès comme fermier général et sont fiables, fraude mise à part. Il n’est pas question de donner ici lecture de la totalité du document qui énumère 37 produits, tous alimentaires, à l’exception du bois, du charbon de bois, du charbon de terre (en quantité infime) et de la « cire et bougie ». Citons seulement quelques chiffres particulièrement suggestifs. Il se consomme à Paris, en moyenne, chaque année, dans la décennie qui précède la Révolution, 206 millions de livres pesant de pain, 70 000 bœufs, 120 000 veaux, 350 000 moutons, 800 000 carpes, 78 millions d’œufs, 3 150 000 livres de beurre frais, 2 700 000 livres de beurre salé et fondu, 6 500 000 livres de sucre et cassonade, 6 millions de livres d’huile de toute espèce, 2 500 000 livres de café, 250 000 muids de vin ordinaire (soit quelque 650 000 hectolitres). Dans le tableau de Lavoisier manquent les fruits et légumes. Mais ils se retrouvent, pour une somme globale de 12 500 000 livres, dans un second « tableau dont l’objet est de présenter l’évaluation, en argent, de toutes les dépenses faites par les habitants de Paris, droit compris ».
4A travers ces documents, on ne peut qu’être frappé par l’importance et la variété de l’approvisionnement de Paris en matière alimentaire à la veille de la Révolution. Robert Philippe a calculé que la ration moyenne par habitant est de 1 669 calories sur la base de 700 000 habitants et de 1 947 calories sur la base de 600 000 habitants. Il ajoute : « Les protides représentent, en gros, 19 % de la quantité globale des calories, soit une proportion plus qu’honnête (10 à 15 % pour une ration normale), ce qui, indéniablement, caractérise un régime riche. Le Parisien de 1789 mange, en effet, beaucoup de viande : les glucides entrent dans son régime normal pour 40 à 60 %, c’est-à-dire quatre fois la quantité fournie à partir des protides ; elles couvrent à peu près la moitié de la ration calorique globale. C’est également une situation confortable. Reste aux lipides le tiers de la ration. » Et Robert Philippe de conclure : « Au total, un régime alimentaire presque confortable. »
5Trois remarques s’imposent ici. La première, c’est qu’il s’agit bien évidemment de moyenne et que pour bien rendre compte de la réalité il faudrait introduire toutes les nuances sociales nécessaires. C’est ce qu’exprime Louis-Sébastien Mercier dans son Tableau de Paris, écrit entre 1781 et 1788 : « On peut dire que le Parisien en général est sobre forcément, se nourrit très mal par pauvreté, et économise toujours sur sa table, pour donner au tailleur ou à la marchande de bonnets. Mais trente mille riches, d’un autre côté, gaspillent ce qui nourrirait deux cent mille pauvres. » Il n’en reste pas moins — et c’est ma seconde remarque — que, globalement, la situation de Paris est privilégiée par rapport au reste du royaume. Le Parisien mange plus de viande et moins de pain que les autres habitants du royaume ; certes, le pain représente tout de même plus de la moitié (56 %) de sa ration alimentaire en valeur calorique, mais c’est beaucoup moins que pour la moyenne des Français. Cette situation privilégiée s’explique aisément. L’approvisionnement en produits de toutes sortes, et d’abord en produits alimentaires, de cette énorme agglomération est un souci constant des autorités responsables du maintien de l’ordre. La pénurie, ou même la simple rumeur d’une éventuelle pénurie peuvent entraîner aux abords des marchés des émotions populaires dont on ne sait jusqu’où elles pourraient aller. En temps ordinaire, et à plus forte raison, nous le verrons, en temps de crise, la capitale est toujours prioritaire. Les contemporains le savent bien, tel Sébastien Mercier qui écrit : « Paris aspire toutes les denrées et met le royaume à contribution. L’on ne s’y ressent pas des calamités qui affligent quelquefois les campagnes et les provinces, parce que les cris du besoin seraient plus dangereux qu’ailleurs et donneraient un exemple fatal et contagieux. On fait honneur de ces approvisionnements au zèle infatigable des magistrats ; il mérite des louanges. » Enfin, dernière remarque, là encore à la suite de Robert Philippe, cette situation, dont l’« état » de Lavoisier est le reflet, témoigne de progrès lents mais constants tout au long du xviiie siècle, notamment au cours de la seconde moitié du siècle. A l’inverse, cette situation se détériora au cours de la première moitié du xixe siècle.
6Cette situation privilégiée que constitue l’approvisionnement de Paris au xviiie siècle est le résultat d’une gigantesque organisation de prélèvement et de redistribution. Prélèvement d’abord. En d’autres termes, quel est le bassin d’approvisionnement de la capitale ? Les blés, c’est-à-dire toutes les céréales panifiables, froment, seigle, orge, avoine notamment, sont produits en abondance dans les grandes fermes capitalistes des plateaux céréaliers du centre du Bassin Parisien, Ile-de-France, Hurepoix, Beauce, Brie, Valois, mais aussi de Picardie, d’Artois, de Cambrésis, du Pays de Caux. Roger Gascon estime que l’aire d’approvisionnement en grains de la capitale s’étend, aux xvie et xviie siècles, en année normale, sur une surface équivalant à plus d’une douzaine de départements actuels. Mais il s’agit là, pour certains chercheurs, comme Hugues Neveux, d’une estimation tout à fait minimale qui ne tient pas compte notamment du prélèvement des autres centres urbains du Bassin Parisien qui, peu importants, certes, du fait du rôle stérilisateur de la capitale, n’en ont pas moins des besoins satisfaits au détriment de celle-ci. Par ailleurs, la notion d’année normale est assez factice, la forte irrégularité de la production d’une année sur l’autre caractérisant l’agriculture céréalière d’Ancien Régime. Sans même évoquer ici les crises de subsistances, dont nous parlerons, il arrive souvent qu’à la suite d’une récolte médiocre dans le Bassin Parisien, Paris doive faire appel aux blés de provinces éloignées, voire à ceux des pays de la Baltique par Le Havre et Rouen.
7Les céréales arrivent à Paris le plus souvent sous forme de grains, mais aussi sous forme de farines ou de pains fabriqués dans les paroisses de la periphérie, comme Gonesse. Grains, farines ou pains parviennent dans la capitale soit par terre, soit le plus souvent par eau dans des bateaux de tonnage très varié. Ils sont ensuite négociés sur trois marchés, la Grève, le quai de l’Ecole et surtout la Grande Halle qui, selon Savary des Brûlons, contient entre autres « la halle ou marché aux blés et autres grains qui s’y vendent ou distribuent tous les mercredis et samedis et la halle à la farine qui ouvre tous les jours ».
8L’approvisionnement de la capitale en viande concerne une région plus vaste encore que pour les céréales, avec, pour les bovins, une division du travail entre pays naisseurs (Poitou, Bretagne, nord du Massif central) et pays d’embouche (Pays d’Auge, Pays de Bray, Charolais notamment). D’une région à l’autre et jusqu’à Paris, les bœufs se déplacent sur pied. Leurs longues caravanes, qui empruntent les mêmes routes depuis des siècles, aboutissent aux deux grands marchés parisiens, Sceaux et Poissy. Les moutons, élevés sur les soles en jachère, proviennent des mêmes régions que les céréales. Les poissons jouent un rôle également fort important, compte tenu du nombre des jours maigres. Il s’agit de poissons d’étangs et de rivières surtout (les 800 000 carpes de Lavoisier), mais aussi de poissons de mer. C’est d’abord la « marée fraîche », selon l’expression de l’époque, en provenance de Dieppe d’où partent deux fois par semaine, davantage pendant le Carême, des dizaines de voitures contenant des bassins pleins d’eau de mer. Quant au poisson salé et séché, il provient, pour le hareng, de la Baltique et de la mer du Nord par Boulogne, pour la morue, de Terre-Neuve par Saint-Malo. Le vin bu à Paris provient en majeure partie, mais non exclusivement, de la région proche, c’est-à-dire des coteaux de la Seine, de l’Oise et de la Marne. Au-delà, la Champagne et les Pays de la Loire complètent l’approvisionnement de Paris. Quant aux besoins en bois, ils sont considérables et satisfaits grâce à des arrivages du Morvan, par flottage sur l’Yonne et la Seine. L’approvisionnement de cette énorme agglomération est un souci constant pour les divers pouvoirs qui s’exercent dans la capitale et se partagent, de façon d’ailleurs assez anarchique, la compétence en ce domaine : pouvoirs anciens, l’Hôtel de Ville qui a notamment droit de regard sur tout ce qui concerne « les marchandises qui arrivent par la rivière de Seine », le Parlement de Paris dont la compétence administrative s’exerce surtout en période de crise ; mais aussi pouvoirs nouveaux à partir du xviie siècle, l’intendant et surtout le lieutenant de police de Paris dont l’édit de création de mai 1667 précise qu’il « connaîtra pareillement de toutes les provisions nécessaires pour la subsistance de la ville, du taux et prix d’icelles, de l’envoi des commissaires sur les rivières, pour le fait des amas de foin, bottelage, conduite et arrivée d’icelui à Paris (...), réglera les étaux des boucheries et adjudications d’iceux, aura la visite des halles, foires et marchés ».
9Aucune autre ville du royaume n’a une population comparable à celle de la capitale. Vers 1750, six ont entre 50 000 et 100 000 habitants, vingt entre 25 000 et 50 000, une cinquantaine entre 10 000 et 25 000, et plusieurs centaines de petites villes ont moins de 10 000 habitants. C’est dire que si l’approvisionnement de ces villes, petites ou même grandes, pose des problèmes assez comparables à première vue à ceux de la capitale, ils se situent à une tout autre échelle, ce qui, en fait, en modifie profondément la nature. Pour la plupart des produits, et les plus importants, cet approvisionnement repose sur des bases étroitement locales, d’autant moins larges que la ville est petite. Il en est ainsi au premier chef des céréales dont l’importance relative est plus grande encore que dans le cas de Paris dans la mesure même où la part du pain dans l’alimentation est certainement supérieure à ce qu’elle est dans la capitale. Une bonne part de l’approvisionnement de la ville en grains ou farines résulte des prélèvements directs d’un certain nombre de rentiers du sol qui, une fois conservé ce qui leur est nécessaire, revendent les surplus à leurs concitoyens. C’est le cas surtout des communautés religieuses, grandes bénéficiaires des dîmes, fermages ou champarts. A côté de cette source d’approvisionnement, la ville se ravitaille grâce aux achats, dans la campagne proche, de quelques marchands spécialistes, puissants dans les grandes villes, ou même plus simplement grâce aux paysans eux-mêmes venant vendre sur le marché de la ville le petit surcroît de leur récolte. Ce qui est vrai des céréales l’est aussi des produits laitiers, des volailles, de la viande, du bois. Seuls, quelques produits donnent lieu nécessairement à un approvisionnement plus lointain : sel, épices, sucre de canne, éventuellement vins.
10Empruntons à Guy Cabourdin l’exemple précis d’une ville moyenne avec ses quelque 20 000 habitants à la fin du xviie siècle, Nancy. Comme dans la plupart des villes petites et moyennes, un certain nombre de Nancéiens ont des occupations strictement agricoles, vignerons, laboureurs, pâtres, et contribuent ainsi directement au ravitaillement de la cité. Mais il est évident que l’essentiel des besoins alimentaires est couvert par les campagnes voisines. Les céréales proviennent de deux des plus riches greniers de la Lorraine, proches de la capitale, le Vermois et le Xaintois. Les bœufs sont achetés dans les foires voisines de Vézelise et de Champigneulles. Les vins proviennent de la région de Metz, du Toulois, du Barrois, ainsi que d’Alsace, de Bourgogne et d’Arbois pour les vins fins. Le bois arrive des Vosges par flottage. Quant aux harengs et morues, ils viennent des ports de la mer du Nord par le Rhin et Strasbourg. L’approvisionnement des villes en produits alimentaires, et d’abord et surtout en céréales, est ainsi assuré, vaille que vaille, en temps normal, à Nancy comme ailleurs, les autorités municiales n’intervenant pratiquement pas sur les mécanismes du marché, sinon pour surveiller le marché de détail, notamment celui des boulangers.
11Il n’en est plus de même en période de crise de subsistances. Théoriquement, un édit royal de février 1572 concernant toutes les villes sièges de juridiction — parlement, présidial ou baillage — confie la police des grains en temps de crise à une assemblée où siègent le lieutenant civil ou criminel, le procureur du roi et des bourgeois. En pratique, l’initiative revient presque toujours aux corps de ville, l’autorité monarchique leur abandonnant volontiers ces lourds problèmes matériels, quitte à rappeler ses droits prééminents ou même à intervenir directement dans certaines circonstances, notamment lorsque l’ordre public est en jeu. Mais il va de soi que seules les grandes villes sont susceptibles de prendre les mesures qui s’imposent en cas de famine et d’en assumer les lourdes incidences financières. La première de ces mesures — la plus logique et apparemment la plus facile — consiste à faire l’inventaire des grains disponibles dès que le corps de ville est informé des inquiétudes concernant la future récolte et du risque de disette. En fait, cet inventaire est souvent trop tardif et de ce fait inefficace : les marchands blatiers ont le temps de dégarnir leurs magasins et greniers et de mettre leurs réserves en lieux sûrs pour pouvoir les débiter avec le maximum de profit au moment de la plus grande cherté. L’échec n’est donc pas dû à des difficultés pratiques d’exécution, mais essentiellement à la puissance des marchands et aux complicités qu’ils trouvent jusqu’au sein du corps de ville dont beaucoup de membres sont intéressés plus ou moins directement au commerce des grains, ce qui explique bien des atermoiements. Au-delà de l’inventaire, purement indicatif, même s’il est précoce et sincère, une lutte efficace contre la disette stipule trois décisions essentielles : l’obligation de vendre les grains disponibles, l’interdiction de les exporter hors de la ville, l’achat complémentaire de grains à l’extérieur. L’obligation faite aux blatiers de vendre au prix courant sans attendre une plus grande hausse n’est guère mieux appliquée que la déclaration des stocks, et pour la même raison. Quant à l’interdiction d’exporter et aux achats à l’extérieur, ils n’interviennent que dans les cas les plus graves et non parfois sans réticences tant ils mettent en jeu des intérêts divergents.
12L’exemple de la crise de 1630-1631 à Angers est particulièrement révélateur. Une assemblée générale réunissant le lieutenant particulier, le procureur du roi au présidial, le grand archidiacre, les échevins et un certain nombre de notables, se tient à la maison de ville le 6 mars 1630, « sur l’avis donné du transport des blés que les marchands faisaient hors de la province pour les mener à Nantes et hors le royaume et qu’à raison de ce ils enchérissaient ». La décision est donc prise d’interdire toute exportation hors de l’Anjou. En fait, la mesure reste inappliquée et Jean Louvet, bon témoin, impute en octobre suivant l’aggravation de la cherté et de la famine au fait que « les boulangers et autres marchands de ville » ont continué à vendre leurs grains à l’extérieur « avec l’intelligence et connaissance des chefs de cette dite ville, contre lesquels les habitants ont grandement médit et murmuré ». Il est vrai que dans le même temps, le maire a obtenu du roi des lettres datées du 25 septembre autorisant « ledit sieur maire, échevins, manants et habitants de la ville d’Angers à faire venir au pays d’Anjou des blés des provinces de Bretagne, Normandie, Maine, Pays Chartrain, Orléanais, Blésois et Touraine ». Munis de ces lettres, des marchands mandatés par la ville sont envoyés dans les provinces désignées pour y faire les achats nécessaires. Mais Louvet ajoute ce commentaire significatif : « Si les dites provinces où ils vont le veulent permettre. »
13On mesure ici le caractère contradictoire de la politique menée par les villes et les limites de l’intervention royale. Les mesures prises égoïstement par chaque ville dans le cadre de son ressort ne peut que se heurter à l’égoïsme de la ville ou de la province voisine. Par ailleurs, ces mesures sont décidées souvent tardivement et appliquées mollement : certains édiles ont partie liée avec les marchands et ont intérêt comme eux à la hausse des grains. Quant à l’autorité royale, ses interventions n’obéissent pas à une véritable politique d’approvisionnement de l’ensemble du royaume ; elles sont ponctuelles, souvent contradictoires, et même les plus comminatoires sont très rarement suivies d’effets. Le pouvoir monarchique, encore insuffisamment présent et obéi dans les provinces, est accaparé par d’autres tâches et conscient de son impuissance face au fléau considéré comme inéluctable. Ce n’est que lorsque l’excessive cherté entraîne des émotions populaires, qu’il intervient par l’envoi d’un commissaire chargé de rétablir l’ordre : la famine est acceptable, le désordre ne l’est pas.
14Cette attitude se modifie à partir de 1661 et du début du règne personnel de Louis XIV. Aidé de Colbert, le jeune roi s’applique à une reprise en main du royaume, dont l’instrument le plus efficace est l’intendant de justice, police et finances. De commissaire temporaire, celui-ci devient un agent stable, résidant au chef-lieu de la généralité ou de l’intendance, restant longtemps dans le même poste et immédiatement remplacé après son départ. En 1689, la Bretagne est la dernière partie du royaume à être pourvue de ce représentant tout-puissant du pouvoir central, véritable roi dans la province, doté de pouvoirs quasi illimités sous l’autorité du contrôleur général des finances. Désormais, tous les pouvoirs locaux doivent compter avec lui et accepter bon gré mal gré un contrôle étroit de leurs attributions, qui équivaut en fait à un transfert de pouvoirs. C’est le cas, au premier chef, des municipalités qui avaient assumé jusque-là, vaille que vaille, la lutte contre la cherté et la famine et qui devront maintenant laisser l’intendant prendre presque toutes les initiatives en pareil cas. Cette prise en charge est d’autant plus efficace que les intendants n’agissent pas seuls, chacun pour leur compte, comme naguère les villes, mais en coordination étroite avec le contrôleur général qui, régulièrement informé, est susceptible de se faire une idée d’ensemble et de proposer les solutions qu’il juge les meilleures au nom de l’intérêt général et non de l’intérêt particulier de telle province, de telle ville ou de telle coterie. Certes, les difficultés de l’information, la lenteur des communications, la pesanteur administrative, la mauvaise volonté de certains pouvoirs locaux constituent autant de freins à cette efficacité théorique. Il n’empêche que s’instaure dès l’époque de Colbert et surtout au cours du xviiie siècle, une volonté de politique globale face aux grands fléaux et à leurs conséquences.
15La terrible crise de 1661-1662, au tout début du règne personnel de Louis XIV, survient trop tôt pour que les effets d’une nouvelle politique en ce domaine soient sensibles, d’autant plus que la crise est d’une exceptionnelle gravité et s’étend à une grande partie du royaume, Basse-Bretagne et Midi exceptés. Dictant en 1670 ses Mémoires pour l’année 1662, le roi évoque avec beaucoup de pertinence le mécanisme de la crise : la mauvaise récolte de 1661, les manœuvres spéculatives des accapareurs, « les marchés vides de toutes sortes de grains », l’exode des ruraux vers les villes, « les grandes maladies que la mauvaise nourriture mène après elle », la désorganisation de toute l’économie. Mais le tableau qu’il dresse ensuite de l’intervention royale renvoie bien davantage à ce qu’il aurait fallu faire qu’à ce qui a été fait : « (La désolation) eût été sans comparaison plus grande si je me fusse contenté de m’en affliger inutilement, ou si je me fusse reposé des remèdes qu’on y pouvait apporter sur les magistrats ordinaires qui ne se rencontrent que trop souvent faibles et malhabiles, ou peu zélés, ou même corrompus. J’entrai moi-même en une connaissance très particulière et très exacte du besoin des peuples et de l’état des choses. J’obligeai les provinces les plus abondantes à secourir les autres, les particuliers à ouvrir les magasins et à exposer leurs denrées à un prix équitable. J’envoyai en diligence de tous côtés pour faire venir par mer de Dantzig et des autres pays étrangers le plus de blé qu’il me fut possible ; je les fis acheter de mon épargne ; j’en distribuai gratuitement la plus grande partie au petit peuple des meilleures villes comme Paris, Rouen, Tours et autres ; je fis vendre le reste à ceux qui en pouvaient acheter, mais j’y mis un prix très modique (...) Je n’ai jamais trouvé de dépenses mieux employées que celles-là. Car nos sujets sont nos véritables richesses. »
16En marge de ce morceau d’éloquence et de ce brevet d’autosatisfaction, trop de témoignages de toutes sortes, et au premier rang d’intendants, nous disent l’ampleur de la catastrophe et l’impuissance des autorités à y faire face. L’exportation des blés des provinces épargnées ou peu touchées, comme la Basse-Bretagne ou la Guyenne, vers Paris et les pays de Loire, totalement démunis, se heurte à l’hostilité des autorités locales ou des populations. C’est ainsi qu’en juillet 1662, Colbert doit écrire au premier président du parlement de Rouen : « Le roi ayant été informé que le parlement de Rouen voulait s’opposer au passage des blés que l’on fait venir à Paris, Sa Majesté désire que vous fassiez connaître à votre compagnie que son intention est que ses ordres soient exécutés sans empêchement. » En fait, comme lors des famines précédentes, les pauvres ne peuvent guère compter que sur des initiatives locales prises par les municipalités, les évêques ou des particuliers. Du moins, cette page des Mémoires de Louis XIV méritait-elle d’être citée, car elle traduit parfaitement les intentions d’une politique, même si celle-ci n’a pas encore, à cette date, les moyens de ses intentions. Elle va les mettre en place peu à peu, avec davantage de succès, d’ailleurs, dans la lutte contre les épidémies que dans celle contre les crises de subsistances.
17En effet, dans ce domaine, le succès reste limité dans la mesure où le pouvoir royal retrouve les problèmes et les contradictions auxquels s’étaient heurtées aux siècles précédents les administrations municipales et qu’il n’est pas beaucoup mieux armé pour les résoudre. C’est ainsi que lors des grandes crises de 1693-1694, 1709-1710, 1738-1739, sont prises diverses mesures tendant à briser la spéculation et à approvisonner tant bien que mal les marchés urbains, en attendant la soudure avec la récolte suivante : interdiction d’exportation des grains hors de chaque province, inventaire et réquisition des stocks existants, taxe sur les riches sous forme de prise en charge de familles pauvres, achat de blé dans les provinces les moins touchées ou à l’étranger. Mais, comme jadis les municipalités, les contrôleurs généraux et les intendants se heurtent aux multiples difficultés liées aux conditions de conservation et de transport des grains, à l’hostilité des populations face aux achats massifs dans leur province, aux manœuvres spéculatives des accapareurs de toute nature. Comme l’écrit Marcel Lachiver à l’issue d’une analyse très fine de la crise fumentaire de 1738-1739 dans le ressort du parlement de Paris : « Le pouvoir semble assez démuni devant la crise ; il se préoccupe avant tout de faire régner l’ordre, de prévenir les émeutes et d’assurer l’approvisionnement de Paris. ».
18Ce n’est que dans la seconde moitié du xviiie siècle que les autorités marquent nettement des points dans leur lutte contre les effets des mauvaises récoltes. La déclaration de 1763 et l’édit de 1764 autorisant la libre circulation des blés dans le royaume, et même leur exportation en cas de belle récolte, sont à cet égard les mesures les plus importantes, auxquelles s’ajoutent de notables progrès en matière de conservation et de transport à longue distance. En période de crise, le rôle de l’intendant consiste désormais à veiller à cette libre circulation des grains dans tout le royaume. Comme l’écrit l’intendant général Terray en 1769 : « A l’égard de la cherté des grains et de la disette, il n’est possible d’y remédier que par la voie naturelle du commerce. Mais pour appeler le commerce, il est indispensable de l’assurer qu’il jouira de la liberté et de la sécurité qui lui sont nécessaires. » Ce dernier point n’est pas toujours d’exécution facile. Turgot s’en rend compte lors de la cherté de 1775 et de la « guerre des farines ». Pourtant, après 1740, le temps des grandes famines est bien révolu et remplacé par celui des disettes larvées, et cette victoire est à mettre largement à l’actif de l’intervention des autorités.
19Ainsi, l’approvisionnement des villes en temps de crise, assuré d’abord plus ou moins médiocrement dans le seul souci de maintenir l’ordre en prévenant toute cause d’émotion populaire, est devenu une responsabilité essentielle de l’Etat monarchique. Son intervention en ce domaine — comme en celui, voisin, de la santé publique — traduit, à la fin du xviiie siècle, le souci du bien public et du soulagement des peuples : le mieux-être des populations est la condition première de la prospérité du royaume, tant il est vrai qu’« il n’est de richesses que d’hommes »1.
Notes de fin
1 On trouvera la bibliographie du sujet dans Histoire de la France urbaine, sous la direction de G. Duby, tome III, La ville classique, sous la direction de E. Le Roy Ladurie, Paris, Ed. du Seuil, 1981.
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