Les communautés à plusieurs étages en Auvergne et Bas-limousin
p. 209-214
Texte intégral
1A l’occasion de promenades faites dans les belles forêts des Dome avec des amis étrangers à l’Auvergne, ceux-ci ont été intrigués en rencontrant le panneau « Forêt sectionnale de X » et m’ont demandé ce que signifiait cette expression. Cette anecdote nous introduit au cœur de mon exposé dont le sujet est l’existence dans un même lieu non pas d’une communauté rurale, mais de deux, voire de trois superposées. Craignant que cet aspect ne soit négligé dans les rapports qui semblaient par leurs appellations, « France du Nord, France du Sud », ne pas prendre en compte l’originalité de la France Centrale, j’ai jugé intéressant de développer de façon précise ce problème, sans me soucier en revanche du découpage chronologique, Moyen Age, Temps modernes, qui n’a pas modifié sensiblement la situation.
2Donc, dans une vaste zone dont je préciserai plus loin les limites, les réalités communautaires étaient partagées entre deux forces d’échelle géographique différente, à savoir la paroisse et l’unité d’habitat appelée en Auvergne « le mas » ou « le village », alors que la terminologie actuelle a retenu l’expression de hameau. Comment se faisait la répartition ? Pour y répondre, deux cas précis seront utilisés, celui des montagnes de l’ouest de la Basse-Auvergne que j’ai étudiées dans ma thèse1 et celui, très proche, du Bas-Limousin2.
3Les activités économiques relevaient essentiellement du hameau, étant entendu que seuls les bourgs fournissaient un réseau artisanal et commercial complet, la plupart des centres paroissiaux n’étant sur ce plan guère mieux pourvus que les hameaux. Ayant à traiter des règles du pâturage collectif, la coutume d’Auvergne précise : « Au Haut Pays d’Auvergne et es montagnes du Bas Pays les pâturages se limitent par mas et villages. »3 L’assolement céréalier était également réglé par village4. Enfin, les communaux relevaient d’un mas déterminé et c’est l’origine des forêts sectionnales des Dome dont je parlais au début. Tout au plus certains espaces de médiocre valeur, les cheires volcaniques par exemple, relevaient de plusieurs villages qui n’appartenaient pas forcément à la même paroisse5. Moins couramment, la réalité économique du mas pouvait se traduire par la possession d’un moulin ou d’un four communautaire6. Généralement, ces équipements appartenaient aux seigneurs ou avaient été emphytéosés par eux à des particuliers. En tout cas, il n’existait pas dans les régions d’habitat de hameau de moulin ou de four paroissial. On peut dire la même chose des eaux : on rencontre des puits de village7 et des ruisseaux d’irrigation contrôlés par un village8.
4Le mas est aussi l’unité normale des relations avec le seigneur. Dans les terriers, les tenanciers sont regroupés par mas9. Souvent même le seigneur ne perçoit qu’une redevance globale pour tout le village. Il est d’ailleurs possible que plusieurs seigneurs aient des droits sur le même mas, mais ce partage ne diminue pas la cohésion de ce dernier. Dans les montagnes occidentales d’Auvergne, les procès qui représentent une part notable du volume des fonds seigneuriaux, opposent toujours le seigneur à un ou plusieurs mas, sauf en matière de dîme inféodée.
5Pour sa part, la paroisse disposait naturellement des fonctions religieuses et aussi des manifestations collectives qui avaient toujours une empreinte religieuse. Les fêtes se déroulaient donc dans le cadre paroissial comme le montrent les nombreuses lettres de rémission qui se rapportent à des violences commises au cours de ces ébats. Les rares exceptions correspondent à une localisation précise sur laquelle on reviendra.
6A partir du xive siècle, le développement de la fiscalité royale a renforcé le rôle de la paroisse car la collecte, cellule de base de la taille pour la répartition faite au niveau provincial, correspondait normalement à une paroisse. Rares ont été les mas admis à constituer seul une collecte. Il y en a pourtant quelques cas en Basse-Auvergne comme Durtol, Villars ou Aurière. Toutefois, pour la levée de l’impôt, les collectes étaient généralement divisées en « quartiers » regroupant plusieurs villages, toujours les mêmes. Chaque quartier fournissait un des collecteurs. Mais ces quartiers n’étaient qu’une commodité interne sans existence officielle.
7En dépit de l’importance de la fonction fiscale dont le développement avait compensé l’affaiblissement de l’emprise religieuse, il n’en reste pas moins que le mas constituait sous l’Ancien Régime et encore à l’époque contemporaine le principal cadre de vie10. En conséquence, le finage des mas avait des limites précises. Ces limites subsistaient même parfois quelque temps après la disparition d’un mas comme le prouvent les terriers où des déclarations restent groupées sous l’appellation de villages disparus. En revanche, le mas n’avait pas d’administration régulière à la différence de la paroisse. Le collecteur ne représentait pas un mas précis mais un groupe de mas. Certes, les seigneurs s’étaient parfois efforcés d’avoir un sergent dans chaque mas, mais ceci était seulement une facilité pour leur administration. Ce sergent n’était aucunement le chef du mas.
8Cette absence de chef n’empêchait pas les villageois d’avoir une action cohérente en face d’un adversaire éventuel, autre mas, seigneur ou gros propriétaire. Les villageois pouvaient former un groupe de combat dont lettres de rémission ou enquêtes criminelles montrent les agissements violents sur le terrain11. Sans doute étaient-ils moins bien armés pour l’affrontement judiciaire faute de chartes et de réserves financières. Cependant des succès leur étaient possibles aussi sur le plan de la procédure12.
9Le mouvement de création des « domaines » qui marque la fin du xvie siècle affaiblit les mas en y créant des divisions internes car les intérêts des exploitants de domaines diffèrent souvent de ceux des villageois. Mais les rapports entre les domaines et les mas n’ont pas été les mêmes dans toutes les régions.
10Cette remarque nous incite à un examen du problème d’un point de vue géographique. Tout d’abord, quelle était en France l’extension de la zone des communautés de hameau ? Correspondait-elle à l’habitat de hameau qui couvre une notable partie du territoire prenant en écharpe le centre de la France depuis la Bretagne jusqu’à Genève. Il semble que la zone des villages à vie communautaire soit plus restreinte à considérer une carte basée sur les pourcentages des communaux de section dans l’ensemble des communaux. Malheureusement l’enquête sur laquelle elle repose est un peu tardive, 1863, car à cette date beaucoup de communaux d’Ancien Régime avaient disparu13. Cependant on est en droit d’admettre que les pourcentages n’ont pas été sensiblement modifiés car le recul atteignait aussi bien les communaux de section que les communaux de commune. Sur cette carte un secteur se détache nettement, celui des départements du Limousin et de l’Auvergne, grossis de la Lozère. Les autres départements formés au moins en partie du Massif Central sont également marqués par le phénomène, mais dans une moindre mesure. En dehors du Massif Central, quelques départements de la zone d’habitat dispersé n’ignorent pas les communaux de section : ainsi en Bretagne, les Côtes-du-Nord et le Morbihan et dans le Centre-Ouest, les Charente et la Gironde. Les deux cas de la Somme et de la Seine-et-Marne sont surprenants mais ces départements n’ont qu’une minime superficie d’ensemble de communaux si bien que le phénomène sectionnaire n’y a pas une réelle importance. Il est toutefois possible que des formes communautaires aient existé en d’autres régions à des époques antérieures et même en l’absence de pâturages communs. Ainsi dans les « quartiers » (hameaux) de Basse-Provence où l’aire14, le puits et le four étaient indivis15.
11C’est qu’en fait la nature du hameau apparaît ambiguë. Un géographe oppose les deux termes de « village » et « hameau » en fonction précisément de la vie communautaire qui, dans son acception, anime le premier et qui n’existe pas dans le second16. En effet, certains écarts ne sont que juxtaposition sur le terrain sans relation entre les maisons : « Les fermes bretonnes à quelques mètres les unes des autres se tournent le dos. Les hameaux du Haut-Beaujolais ont même allure. Ces hameaux, malgré l’apparent rassemblement des constructions, continuent d’être des agrégats d’exploitations profondément individualisés17. »
12En fonction des rapports entre l’habitat et la seigneurie, il nous semble possible de distinguer trois cas. Malheureusement, les documents manquent pour le haut Moyen Age, mais certains contrastes observés à la fin du Moyen Age nous guident pour comprendre la situation originelle. On peut utiliser les documents de la reconstruction du xve siècle car la crise avait fait abandonner de nombreux habitats et on y revient au point de départ. Une comparaison entre l’est et l’ouest des montagnes occidentales d’Auvergne est très instructive. On retiendra que l’est est au contact de la riche Limagne et dispose de sols volcaniques ou marneux plus riches.
13On remarque d’abord que les villages orientaux sont beaucoup plus gros. C’est là que l’on trouve quelques traces de pénétration des mas dans les domaines d’activité normalement paroissiaux (collectes de mas, fêtes de mas comme un feu de la Saint-Jean à Boisséjour ou confrérie de mas à Cournols et Chabannes). Sur un autre point concernant la vie communautaire, il y a aussi une différence très intéressante à considérer : à l’est les espaces communaux ne sont point compris dans les reconnaissances des terriers alors qu’ils le sont à l’ouest.
14Les villages de l’est étaient plus anciens et préexistaient à la seigneurie. Ils avaient organisé eux-mêmes leur finage et les espaces collectifs, terrains médiocres, ne payaient rien au seigneur et n’avaient donc pas à figurer dans son terrier. Les non résidents n’y avaient aucun droit, ni aux usages collectifs. Au vrai ces villages n’étaient guère différents des paroisses de l’habitat groupé limagnais.
15Plus à l’ouest la toponymie évoque un habitat de création plus récente. Les seigneurs ont, par leurs concessions de terre, créé véritablement le parcellaire et l’habitat. Or, leurs concessions concernaient une entité économique complète avec ses terres de culture, ses prés et aussi ses « fraux », c’est-à-dire ses espaces vagues. Que manquaient-ils à ceux-ci pour devenir des communaux de village ? Qu’il y ait une mise en commun. Celle-ci pouvait provenir de l’éclatement du tènement primitif entre plusieurs familles dérivant du même ancêtre. Le procédé peut être suivi en Auvergne à travers des terriers successifs. Il se rencontre en beaucoup d’autres régions comme en Basse-Provence qui n’est pourtant pas une terre d’élection pour les hameaux. Les terriers auvergnats de la reconstruction montrent aussi que dans certains cas le mas fut partagé dès la remise en valeur entre deux ou trois tenanciers ayant droit aux fraux qui étaient exploités en commun. Mais à la différence des villages orientaux, si un des tenanciers n’habitait pas le mas, il conservait son droit d’utilisation des « fraux », car ce droit lui était acquis par le cens qu’il payait. Donc les usages collectifs n’étaient pas liés à la résidence. Sur ce point l’aspect communautaire était moins fort. En revanche, ces mas occidentaux sont plus communautaires dans la mesure où ils paient un cens global solidaire selon le système de la « pagésie »18.
16Mais alors dira-t-on, si vous avez assez bien expliqué les nuances entre deux structures villageoises différemment communautaires, comment rendre compte des villages sans sentiment communautaire ? Plusieurs hypothèses peuvent être envisagées qui seraient à approfondir :
- Rareté dans la région des espaces médiocres, impropres à la culture qui pourraient servir de pâturage commun et constituer un lien communautaire.
- Dépouillement très poussé de la paysannerie au xvie siècle en sorte que les habitants du hameau ne sont plus que des métayers et des journaliers. C’est ce que l’on observe par exemple dans la région du Donjon (Allier)19. Avant le xvie siècle, des formes communautaires ont pu s’y développer.
- Existence dans le hameau de fortes communautés familiales qui empêchent la formation d’une communauté de mas. Une lettre de rémission concernant la montagne thiernoise, terre d’élection des communautés familiales, expose que les suppliants habitent le village des Bardins où il y a trois feux20. Chacun de ceux-ci correspond à une communauté familiale. Le motif de la lettre est une bagarre collective entre les membres de deux communautés pour une affaire de noyers brûlés. Il est bien évident que, dans ce village, il n’y a pas d’esprit communautaire de mas.
17Avec les communautés familiales21, on a affaire à une troisième dimension de communautés paysannes, communautés de petites dimensions mais liant beaucoup plus fortement leurs membres et constituant un monde à part au sein de leurs paroisses22.
18J’espère avoir eu raison d’attirer l’attention sur les intrications des différentes communautés paysannes dans les zones d’habitat non groupé qui occupent une grande partie du sol français. La pluralité des étages communautaires n’altérait pas d’ailleurs la vigueur du mouvement. La brièveté de cette communication ne me permet malheureusement pas d’approfondir tous les points, ce qui serait du reste difficile en l’absence de travaux pour la plupart des régions.
Notes de bas de page
1 Charbonnier (P.), Une autre France. La seigneurie rurale en Basse-Auvergne du xive au xvie siècle, Clermont-Ferrand, 1980.
2 Lemaître (N.), Bruyères, communes et mas. Les communaux en Bas-Limousin depuis le xvie siècle, Ussel, 1981.
3 Coutume d’Auvergne, article 484.
4 Le finage du mas était partagé entre deux ou trois « coutures » dont la destination était obligatoire (Charbonnier, p. 645).
5 Charbonnier, p. 646.
6 Charbonnier, p. 649, et Lemaître, Bruyères, p. 82.
7 Lemaître, Bruyères, p. 85.
8 Règlement d’irrigation adopté par les habitants de Chaptonnier, village de la paroisse de Verneughol, Puy-de-Dôme (Charbonnier, p. 215).
9 Toutefois, il arrive que l’ensemble des fonds d’un tenancier, en admettant qu’ils soient répartis dans plusieurs mas, soit regroupé dans une seule déclaration placée dans le mas où il réside.
10 Par exemple une étude consacrée aux traditions du début du xxe siècle dans le village de Mazelgirard, écart de la commune de Mazet-Saint-Voy (Haute-Loire), comprenant alors une vingtaine de feux, conclut « l’horizon c’était le Mazelgirard sans sentiment d’appartenir au Mazet-Saint-Voy », dans Biza Neira, no 34, 1982, p. 35.
11 Exemples dans Charbonnier, p. 652.
12 Exemples dans Charbonnier, p. 654, et Lemaître, Bruyères, p. 35.
13 La statistique qui permet d’établir cette carte se trouve dans (J. de) Crisenoy, « Statistique des biens communaux et des sections de communes », dans Revue d’Administration Générale, 1887. On a établi le rapport entre les colonnes 8 et 9 des tableaux des pages 276 et 277. L’auteur remercie Mme Lemaitre qui lui a signalé cet article.
14 Ici espace libre au milieu du village.
15 Livet (G.), Habitat rural et structures agraires en Basse-Provence, p. 227.
16 Derruau (M.), Précis de géographie humaine, p. 325.
17 Livet, Habitat, p. 229.
18 Selon ce système, chaque tenancier peut se voir réclamer la totalité du cens quitte à se retourner vers les autres tenanciers. Pour une étude plus complète, voir Charbonnier, p. 938. M. Tricard suppose, d’après les terriers limousins, que tous les membres des mas sont membres d’une seule communauté familiale, mais je pense que le système de la pagésie suffit à expliquer leur solidarité.
19 Selon les trois terriers successifs de la seigneurie de Bourg-le-Comte (Arch. dép. Allier A 44, 45, 46, 47).
20 Arch. nat., JJ 190, no 200.
21 Voir sur les communautés familiales, un numéro spécial de la Revue d’Auvergne : « Avec les parsonniers », no 4 de l’année 1981.
22 La communauté des Pion, par exemple, était tristement célèbre dans la montagne thiernoise (Bigay, « Les communautés paysannes de la région de Thiers », dans Actes du 88e congrès national des sociétés savantes, Clermont-Ferrand, 1963, p. 843-851.
Auteur
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