Conclusion
p. 271-277
Texte intégral
« La société hante la sexualité du corps ».
Maurice Godelier, « The Origins of Male Domination »,
New Left Review, 127, mai-juin 1981, p. 17.
1Parmi les contextes et situations particulièrement féconds quant à l'étude des sexualités, la Deuxième Guerre mondiale offre en France une situation inédite. L'avènement au pouvoir de personnels parmi les plus conservateurs de l'Hexagone produit un discours et des réglementations exacerbant l'immuable modèle d'une sexualité conjugale et conceptionnelle. En matière de contrôle des corps et de répression des sexualités, le gouvernement de Vichy constitue une « exception » par bien des aspects. Dès le mois de juillet 1940, les premiers textes promulgués, les premières circulaires diffusées donnent le ton d'un intérêt tout particulier pour les corps féminins. Opérant un singulier syncrétisme mêlant débats antérieurs, inspirations nazies et conceptions propre au nouvel ordre moral, la Révolution Nationale s'efforce de s'appliquer aux sexualités. Le droit au divorce est alors sévèrement restreint, l'adultère durement réprimé. Certaines femmes, interdites de travail, sont forcées de retourner à leurs foyers. Le moindre écart de conduite sur la voie publique est vivement puni : visites médicales humiliantes, inscriptions sur les registres de la prostitution. La seule voie possible, encouragée par le gouvernement, est donc celle d'un comportement sexuel conjugal et conceptionnel. La contraception est interdite et l'avortement assimilé à un crime contre l'État puni de mort. Pour celles qui n'ont d'autres choix ou qui prennent la liberté de se prostituer sans se soumettre aux règlements, le gouvernement de Vichy mène, de concert et suivant les dispositions imposées par les autorités occupantes, une véritable « chasse » dont le prétexte n'est autre que la prophylaxie des maladies vénériennes. Aussi, toujours dans le respect des dispositions allemandes, l'État Français décide de favoriser la prostitution close et donc l'enfermement de ces femmes.
2Les moyens mis en œuvre pour satisfaire à cette ambition font encore de l'État français une exception. À côté d'une véritable déferlante réglementaire, les magistrats sont sommés de rompre avec la tradition juridique hexagonale. Les nouvelles lois sont pour la plupart rétroactives, les droits élémentaires des accusés sont bafoués. Plus encore, les préfets, représentants de l'État dans les « provinces » sont dotés de pouvoirs de coercition sans précédent, pouvant s'appliquer tant aux femmes suspectes d'avortements qu'à celles qui véhiculeraient une maladie vénérienne. Cette surenchère réglementaire n'est pas uniquement le fait d'une mutation des rapports de sexes qui serait intervenue en 1940. Elle est dépositaire d'une histoire longue, même si le niveau de coercition porté par la Révolution Nationale reste inédit.
3La prise en considération des sexualités féminines est un facteur important de la production de sources permettant de faire cette histoire, lesquelles s'avèrent d'une exceptionnelle richesse. La prolixité des différents services créés par Vichy, leur curiosité à l'égard des affaires en cours, exigeant rapports ponctuels et autres comptes-rendus périodiques, offre un matériau inédit. Les particularités du traitement des sexualités féminines dans la France des années noires apparaissent originales, différentes. Sortant bien souvent des attributions de l'enquête, policiers et gendarmes, mais également juges d'instruction et experts médicaux, s'attachent à construire le dénigrement systématique de ces sexualités. Quel que soit l'objet des investigations menées, les acteurs du processus judiciaire ce font inquisiteurs, vitupérant sans ambages le moindre écart à la norme conjugale et conceptionnelle. Ainsi les pratiques sexuelles apparaissent-elles désincarnées, les corps disséqués, suscitant le dégoût, voire le mépris. Il n'est pas une instruction qui ne s'intéresse au sexe des femmes, aux dérèglements comportementaux qu'induirait son appétence, qui ne scrute l'apparence de ses chairs, ou bien encore les écoulements sanguinolents et putrescents qui pourraient s'en dégager. L'« origine du monde », ainsi qu'elle fut peinte un siècle plus tôt par Gustave Courbet, est le lieu d'une régénération ; elle doit être saine et féconde. Pour obscène qu'ils soient, les détails consignés à propos des sexualités féminines, s'il ne servent que partiellement l'objet de l'enquête de police ou de gendarmerie, enrichissent la perception de celles-ci et par là même, autorisent leur histoire.
4Pour autant, ainsi que nombre d'observateurs l'ont constaté s'agissant du régime de Vichy, les pratiques ne sont pas toujours la stricte application des discours et réglementations. La perspicacité obscène des investigations ne trouve pas l'écho escompté dans les salles d'audience des tribunaux correctionnels. Certes, ce dénigrement sans précédent a pour effet d'augmenter la répression. Mais l'intensité du processus judiciaire ne semble pas à la hauteur des espoirs portés par le gouvernement. Dans nombre de ressorts, les magistrats du siège, s'ils sont dans l'ensemble favorables à ce contrôle des corps, paraissent avant tout circonspects quand à l'utilisation des moyens mis à leur disposition. Beaucoup s'en remettent aux traditions juridiques hexagonales, accordant du sursis et des circonstances atténuantes là où cela est prohibé, tempérant l'application de lois toujours plus répressives. Seules les juridictions d'exception, telles que le Tribunal d'Etat, répondront aux attentes du gouvernement en condamnant à mort ou aux travaux forcés, avorteuses et avorteurs.
5La plupart des expériences intimes et sensuelles stigmatisées ne sont pas spécifiques aux années de Vichy. Si elles surgissent ainsi à partir de Tété 1940, c'est qu'elles sont dénigrées d'une façon systématique et véhémente par le nouvel ordre moral. Une majorité d'entre elles peut ensuite être qualifiée de « sexualités de temps de guerre ». L'absence massive de prisonniers, la dislocation des foyers, l'incertitude des temps futurs ainsi que la précarité de la vie quotidienne induisent nombre de ces comportements. Cibles privilégiées, les épouses de prisonniers de guerre subissent une très forte surveillance, avec notamment la création d'un délit d'adultère spécifique, visant théoriquement leurs amants, mais s'adressant finalement au « dérèglement « de leur conduite. Cette exacerbation du sentiment de fidélité à l'égard de l'absent, qui peut se comprendre comme une métonymie du loyalisme envers l'État, participe à la relance de la répression de l'infidélité féminine, tombée en désuétude dans les années 1930. Mais là encore, s'ils condamnent davantage de couples adultérins, les tribunaux n'appliquent que timidement les recommandations ministérielles.
6Fidèles mais également fécondes. En plus d'être de bonnes épouses, les femmes doivent être mères de familles nombreuses. Le chantre de la natalité, Fernand Boverat, reconnaît lui-même qu'« il est sans doute audacieux d'écrire à l'heure actuelle un livre préconisant le relèvement de la natalité alors que la population française souffre de privations de toutes sortes et que l'avenir est chargé de tant d'incertitude463 ». Pour autant, à la suite du Code de la famille de 1939, le gouvernement de Vichy intensifie la surveillance des pratiques anticonceptionnelles, de la contraception à l'infanticide en passant par l'avortement. La répression pénale s'accroît nettement sans pour autant satisfaire le vœu d'une France qui serait débarrassée de ce « fléau social ». L'a-conjugalité et l'a-conceptionnalité sont les marqueurs physiologiques et sociaux de l'incongruité de ces sexualités. En ce sens, elles ne peuvent être mises au service de la stabilité sociale et de la nation. Il convient donc, par la surveillance, et le cas échéant par la répression, de les réintégrer dans des circuits normatifs. Les sexes et les corps féminins ne doivent être que les médiateurs d'une vie au service des hommes et par extension au bénéfice de l'État. Susceptibles de détenir les secrets de la procréation, les femmes sont enfin suspectes de ressentir un plaisir charnel décuplé, sensation toute féminine si l'on en croit certaines représentations mentales. Cet hédonisme supposé, outre qu'il assure la puissance des femmes dans les rapports hétérosexuels, doit être également contrôlé, n'étant pas « productif ». Au contraire, il est envisagé comme une dépravation rapprochant celles qui en éprouveraient les émois de la condition honnie des prostituées. De fait, l'ensemble des sexualités s'écartant de la norme proclamée sont assimilées à la pratique vénale : ne pas faire don de son corps à la société revient à le vendre.
7Les différentes réglementations de la prostitution tiennent alors lieu de paradoxe, rappelant sans cesse la prégnance du contexte propre aux années noires. D'accord avec les autorités allemandes, l'État s'efforce de contingenter les pratiques vénales en des lieux circonscrits, voire clos. S'il favorise le régime de la « tolérance », le gouvernement de Vichy n'en dispense pas moins une surveillance draconienne à l'égard des prostituées. La prophylaxie des maladies vénérienne s'applique à toutes les suspectes. Visites médicales systématiques, arbitraires et humiliantes, et internement sanitaire sont parmi les moyens de ce contrôle. De la même façon que le gouvernement de Vichy veut réserver les femmes au foyer, l'ensemble des conduites déviantes est chassée de la rue, et plus généralement de la vue du public. Plus encore, à l'intérieur de ces lieux, le contrôle continue de s'exercer. Ainsi les différentes investigations pénètrent-elles au plus intime des relations humaines, s'efforçant de faire le portrait d'une dépravation féminine inégalée.
8Certains sociologues étudiant la sexualité n'admettent qu'avec circonspection l'usage des archives judiciaires, leur conférant une trop grande conformation aux nécessités de la procédure. Les historiens de la France des années noires ne font également que peu appel à cette source pourtant considérable ; hormis les travaux portant sur l'Epuration et la justice exceptionnelle de l'État français464. Les documents émanant des tribunaux restent une source à exploiter, notamment pour les délits ayant une spécificité dans la France de Vichy. Les travaux de Danièle Voldman et de François Rouquet ont pourtant montré les particularités du traitement judiciaire des femmes dans un tel moment de rupture465, ouvrant par là même la voie d'une lecture sexuée des contextes de guerre, là où les identités sexuelles apparaissent plus que jamais brouillées. L'histoire de la Première Guerre mondiale s'est également enrichie d'une telle différenciation, notamment avec les travaux de Françoise Thébaud, Stéphane Audoin-Rouzeau et Jean-Yves Le Naour466.
9L'histoire des sexualités ne saurait donc s'arrêter à l'étude des règlements, de leur genèse à leur application ; Francis Ronsin considérant lui-même qu'il n'a jamais fait d'histoire de la sexualité467. De même qu'elle ne peut uniquement se résumer à l'hypothèse répressive chère à Michel Foucault : elle n'est pas seulement l'histoire d'une entreprise de contrôle et de coercition. L'abondance de sources émanant des archives de la période des années noires, sans doute exceptionnelle, permet à n'en pas douter de faire une autre histoire de la sexualité, qui, considérant les formes de contrôle et de répression, s'attacherait davantage au vécu des individus, aux rapports concrets qu'ils entretiennent les uns avec les autres. D'où la nécessité d'envisager ces expériences dans un domaine restreint, par souci d'exhaustivité. Les apports sont ainsi multiples, illustrant par exemple le décalage entre les discours politiques et juridiques avec l'exercice pénal, détaillant à côté nombre de pratiques corporelles et leur environnement, des méthodes de stérilité volontaire aux postures sensuelles.
10Les sexualités sont donc un objet complexe, aux implications multiples. En s'insérant dans une histoire en plein renouvellement, intégrant les apports d'autres sciences humaines autant que faire se peut, cet ouvrage devrait permettre de saisir, à côté de l'exaltation du rôle de mère de famille, le sort réservé à la plupart des autres, l'ensemble des femmes étant soumises à une forme de contrôle des corps. Cette histoire des femmes et de la sexualité apparaît d'autant plus idoine dans ce moment de rupture, où les rapports entres les sexes et la rencontre sensuelle des corps prennent un sens particulier. Certaines formes de ce contrôle perdurent cependant à la Libération puis sous la Quatrième République. A côté de celles, qui jadis proches des Allemands, durent subir les affres de l'Épuration, d'autres parviennent à réintégrer les circuits normatifs, participant ainsi à l'explosion de la natalité dans l'après-guerre.
Notes de bas de page
463 Fernand Boverat, La résurrection par la natalité, op. cit., p. 1 (voir note 48).
464 Voir les thèses de Marc Bergere, L'épuration vécue et perçue à travers le cas du Maine-et-Loire. De la Libération au début des années 50, op. cit. ; Luc Capdevila, L'imaginaire social de la Libération en Bretagne, thèse nouveau régime, Université de Rennes 2, 1997, 716 ff. dactylographiés ; et Fabrice Virgili, Les tontes des femmes accusées de collaboration en France, 1943-1946, op. cit. (voir note 2).
465 François Rouquet, Danièle Voldman (dir.), « Identités féminines et violences politiques (1936-1946) », op. cit.
466 Françoise Thebaud, « La grande guerre », dans Histoire des femmes en Occident sous la direction de Georges Duby et de Michelle Perrot, tome V, Le xxe siècle (volume dirigé par Françoise Thebaud), Paris, Plon, 1992, rééd. Tempus, 2002, p. 85-144 ; Stéphane Audoin-rouzeau, L'enfant de l’ennemi, op. cit. (voir note 15) ; Jean-Yves Le Naour, Misères et tourments de la chair durant la Grande Guerre. Les mœurs sexuelles des Français, 1914-1918, Paris, Aubier, 2002,411 p.
467 Voir « Sexualité et dominations », Cahiers d’Histoire. Revue d’histoire critique, no 84, 2001, p. 80-81.
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