Homosexualités féminines
p. 259-270
Texte intégral
1Parmi un panthéon de sexualités dites déviantes, l'homosexualité tient une place à part, discrète et en même temps stigmatisée de manière singulière. Après « l'âge d'or » que constituent les années 1920, les homosexuels sont à nouveau vilipendés depuis le début des années 1930. Ils n'ont pas leur place au sein de sociétés que les gouvernants vouent à la famille et à la natalité : on assiste alors à un discours de crise mêlant retour à l'ordre et valeurs traditionnelles sans que l'on puisse véritablement attester d'haines homophobes438. Bien que le gouvernement de Vichy soit le premier à légiférer sur ce point depuis la Révolution Française, le texte promulgué en 1942 est déjà à l'étude dès avant-guerre. Comme pour l'avortement et la prostitution, le président du Conseil Édouard Daladier se montre particulièrement favorable à la répression de l'homosexualité, ainsi qu'en témoigne une lettre adressée au bureau de législation pénale, signée de sa main et datée du 29 novembre 1939439. Dans les périodiques judiciaires pour autant, aucun discours ne semble produit autour de la loi du 6 août 1942, ni même à propos de son application. Seules archives du service législatif de la direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la Justice font état des travaux préparatoire à la loi440. Ce silence corrobore par ailleurs le laconisme des minutes correctionnelles et des attendus judiciaires. Dans une France aussi encline à se mêler du privé, à en brouiller les frontières avec la sphère publique, la quasi-absence de discours et d'interprétations de ces faits porte à controverse.
AUX ORIGINES DE LA RÉPRESSION
2Jusqu'en 1942, la répression des relations entre personnes de même sexe est dissoute dans la législation concernant les attentats aux mœurs et l'excitation à la débauche. Depuis la Conférence internationale pour la répression de la traite des blanches, tenue à Paris le 15 juillet 1902, l'article 334 du Code pénal dispose en effet que « quiconque aura attenté aux mœurs en excitant, favorisant ou facilitant habituellement la débauche ou la corruption de la jeunesse de l'un ou de l'autre sexe au-dessous de l'âge de vingt et un ans [...] sera puni d'un emprisonnement de six mois à trois ans et d'une amende de cinquante francs (50 fr.) à cinq mille francs (5000fr.)441 ». La loi du 20 décembre 1922 y ajoute un alinéa punissant la tentative des délits qui y sont énoncés442.
3La loi du 6 août 1942 ne transforme que le premier alinéa dudit article, en prenant soin d'introduire la notion d'actes contre-nature, distinguo inédit depuis la Révolution Française443. La nouvelle rédaction énonce désormais que « quiconque aura soit pour satisfaire les passions d'autrui, excité, favorisé ou facilité habituellement la débauche ou la corruption de la jeunesse de l'un ou de l’autre sexe au-dessous de l’âge de vingt et un ans, soit pour satisfaire ses propres passions, commis un ou plusieurs actes impudiques ou contre-nature avec un mineur de son sexe âgé de moins de vingt et un ans ». Elle augmente par ailleurs la quotité des amendes prévues : les prévenus encourent dorénavant de 500 à 60 000 francs. Soucieux de préserver la jeunesse, le Commissariat général à la Famille propose cette mouture inédite de l'article 334 du Code pénal. L'« attentat aux mœurs » est remplacé par la « satisfaction des passions », introduisant ainsi la notion de plaisir tandis que l'« attentat » renvoie à une morbidité imposée. Véritable obsession du régime, l'éducation de la jeunesse apparaît au centre du dispositif ; elle ne doit pas subir le mauvais exemple. Il est du devoir de l'Etat de préserver ces jeunes parfois « désorientés », que des adultes avides n'hésitent pas à entraîner dans le stupre. Le second point de la réforme prohibe tout rapport homosexuel avec un mineur de moins de vingt et un ans, même s'il est consentant. Partie intégrante de la protection vichyste de l'enfance, ce dernier aspect renvoie aussi et surtour à l'interdit social que subissent les pratiques homosexuelles.
4La réforme devrait sa paternité au milieu maritime. Les ports sont dans les années 1930, de hauts-lieux de prostitution masculine. Pour les uns, l'amiral Darlan serait à l'origine de ce texte, ayant constaté par lui-même la dépravation de certains marins, ainsi que les désagréments ainsi causés aux activités portuaires et maritimes444. D'autres évoquent une initiative du Parquet de Toulon, très actif en ce domaine semble-t-il, interpellant le garde des Sceaux sur l'opportunité et l'urgence d'une réforme445. Au surplus, l'homosexualité subit dans les années 1930 la résurgence de stéréotypes du siècle passé assimilant ces pratiques sexuelles à une forme de trahison, voire à la subversion communiste446. Par là, le gouvernement de Vichy marque une fois encore sa volonté d'ostraciser les sexualités stériles et responsables de la défaite. Pour Jean Danet enfin, cette loi est à rapprocher du statut des Juifs, dans le sens où elle punit ceux par qui le désastre est arrivé. Le même auteur y perçoit par ailleurs une volonté eugéniste, car il s'agit de préserver la jeunesse de pervers hautement contagieux : « à lire ce texte, on a l'impression que la perversion homosexuelle est une maladie infantile transmise par les adultes et que, passé l'âge de vingt et un ans sans y avoir succombé, on en est protégé447 ». Suivant ce même eugénisme, c'est au nom du paragraphe 175 de la législation allemande que les nazis déportèrent les homosexuels par centaines de milliers dont certains originaires d'Alsace-Lorraine, territoires annexés au Reich448.
UNE INNOVATION LÉGALE JUDICIAIREMENT PEU LISIBLE
5Dans les quinze tribunaux correctionnels étudiés, moins d'une dizaine d'affaires sont recensées. Entrant dans le cadre de la loi du 6 août 1942, elles requièrent la minorité de la « victime » au moment des faits ce qui limite considérablement les investigations. En l'absence de toute autre forme de discours, ces dossiers ne livrent que peu d'information sur le vécu homosexuel. Cette forme de sexualité est à ce point niée, qu'elle n'apparaît presque nulle part dans les archives judiciaires et préfectorales compulsées, comme si le simple fait d'en parler constituait déjà une déviance. A quelques exceptions près, les documents émanant des condamnations recensées sont on ne peut plus laconiques : le 19 août 1942, Léontine R. est condamnée à un mois de prison pour « attouchements lesbiens » sur la personne d'Odette N., mineure au moment des faits et relaxée. À aucun moment, l'enquête n'interroge le consentement des amantes. L'instruction est constituée autour de la transgression d'une norme, sans qu'il soit pour autant fait état de la nature des relations, physique ou sentimentale449. Le dossier de Fernande T. vient combler cette lacune. Femme de prisonnier et artiste lyrique, elle comparaît devant le Tribunal correctionnel de Poitiers le 16 décembre 1943 où elle doit répondre d'« attouchements lesbiens » commis sur la personne de Paulette O.. Fernande T. est également entendue pour avoir, à la suite de cette relation homosexuelle, « assisté » son amant Edmond M. afin qu'il viole sa partenaire. On ne peut donc savoir dans quelle mesure la relaxe dont bénéficieront les amants s'applique à l'un ou l'autre des faits incriminés. Paulette O. n'en est pas moins décrite comme une jeune fille de 13 ans « ayant l'habitude de fréquenter les cafés et les personnes de mœurs douteuses ». De fait, la qualification de viol n'est pas retenue. Concernant les « attouchements lesbiens », la description des actes entre parfaitement dans le cadre de loi d'août 1942. Or elle n'est pas appliquée. Le Tribunal estime vraisemblablement que la perversion qui, malgré son jeune âge, caractérise déjà Paulette O., est plus importante que la provocation dont elle fut l'objet de la part de Fernande T. Outre ces questionnements, le dossier livre une description précise desdits attouchements enrichissant ainsi la perception d'une forme de sexualité peu connue des archives : « Courant février, début de mars, j'étais allée lui rendre visite le matin vers huit heures. F. était couchée comme il faisait froid elle me demanda de me déshabiller et de me coucher à son côté. Elle s'est retournée vers moi et après m'avoir fait des attouchements sur tout le corps, et entre les jambes, s’allongea sur moi, mit sa langue dans mon vagin, et me demanda d'en faire autant pour elle. J'ai accepté sa proposition, bien que j'ignorais auparavant que ces sortes de relations sexuelles existaient entre femmes450 ». Ainsi qu'il est conçu, ce récit, par ailleurs repris tel quel dans T« exposé des faits », semble s'attacher à faire la démonstration de la lubricité de Paulette O. : c'est sans hésitation qu'elle accepte les jeux amoureux de son amie bien qu'elle dise n'en connaître rien ; c'est également sans embarras qu'elle relate son expérience. Jamais Paulette O. ne se plaint de sa relation homosexuelle, elle souffre uniquement des violences qui s'en suivirent : « [...] Sur ces entrefaits, l’amant de Fernande, M. Edmond est arrivé dans la chambre et nous a trouvé couchées dans les positions que je viens de décrire. Il s'est alors déshabillé et s'est couché entre Fernande et moi. Après avoir eu des rapports avec Fernande, il a fait le geste de s'adresser à moi. J’ai voulu me relever pour partir, Fernande à ce moment-là m'a retenue par les bras. M. essaya tout d'abord de me prendre avec douceur, mais comme je me refusais, il me maintint sur le lit en me tenant fortement par les bras, tandis que Fernande me bâillonnait en m'appliquant sa main sur la bouche pour m'empêcher de crier. Auparavant je n'avais jamais eu de relations sexuelles avec un homme. Je souffrais énormément et poussait des cris très forts qui auraient dû alerter les voisins de l'étage inférieur si Fernande n m'avait pas couvert la bouche de sa main [...] ». Cette double expérience semble intriguer les enquêteurs : pourquoi cette jeune femme se plaindrait-elle d'avoir été violentée par un homme, alors que quelques minutes auparavant, elle consentait à un rapport « contre-nature » ? Définitivement, Paulette O. est une « dépravée » qui n'a pu que désirer cette seconde relation sexuelle. Bien que stigmatisée, son expérience homosexuelle ne souffre d'aucun commentaire dépréciant de la part des fonctionnaires chargés de l'instruction de ce dossier, comme si une fois encore, la simple évocation de ces faits suffisait à faire la démonstration d'une incontestable perversion.
DE L’HÉTÉROSEXUALITÉ À LA BISEXUALITÉ
6Une seule parmi les affaires recensées considère fournit un matériau documentaire dense451. Madeleine P. comparaît le 2 mars 1944 sous un double motif, pour avoir « commis des actes impudiques et contre nature avec un mineur de son sexe, âgé de moins de 21 ans, commis des outrages publics à la pudeur ». Par la juxtaposition de deux incriminations distinctes, le juge d'instruction considère pénalement mais de manière implicite et inédite la bisexualité : sa forme hétérosexuelle est « outrageante », sa tournure homosexuelle « impudique « et « contre-nature ». Bien qu'elle « jouisse à Poitiers de la réputation bien établie de lesbienne notoire », Madeleine P. est une modiste renommée, à la clientèle aisée, mais aussi des plus particulières : elle pourvoit en effet les trois maisons de tolérance de la ville. Malgré la « bonne probité » qui lui est concédée, elle reste pour l'enquête d'une « moralité douteuse » et de « conduite légère ». Cette affaire est construite autour d'un règlement de compte entre plusieurs apprenties de la prévenue ayant été sa maîtresse ou désirant le devenir. Elle révèle le vécu d'une relation amoureuse entre femmes et les clichés qui sont associés à l'identité sexuelle de l'accusée dont la dépravation aboutit dans l'« inversion ».
7En fait de « lesbienne réputée », l'accusation commence par faire le portrait d'une hétérosexualité aux formes pour le moins inconvenantes, éloignée de ses attributs biologiques et naturels, de ses dispositions conceptionnelles. Les investigations font tout d'abord état de la situation matrimoniale de Madeleine P. : célibataire, sans enfants, vivant depuis une dizaine d'années avec le marquis d'A., lui-même marié et père de cinq enfants. C'est en sa compagnie qu'elle se livrerait à des ébats publics, « par derrière », dans l'atelier, dans une chambre, en présence de l'une ou l'autre de ses apprenties, sans qu'aucun client toutefois n'ait pu apercevoir ce spectacle décadent452. À cela viennent s'ajouter de nombreuses descriptions où les amants sont accusés de s'exhiber nus, faisant d'indélicates propositions à l'assistance : Gisèle B. raconte que le marquis d'A. l'aurait prise par les épaules et lui aurait frotté sa verge et son ventre sur les fesses. L'accusée serait enfin coutumière de débordements verbaux grossiers détaillant à qui veut l'entendre les pratiques sexuelles entre hommes et femmes, entre hommes et hommes, entre femmes et femmes : « tu ne sais pas faire l'amour, voilà comment on fait, on enfonce une bite, on se chatouille le cul453 ».
8Devant l'inédit de la situation, il semble que l'instruction ne parvienne à constituer l'identité de la prévenue. Qui plus est, lors d'une perquisition organisée à son domicile, la découverte de plusieurs clichés vient encore davantage brouiller les pistes454. À côté d'une photographie la représentant parée de singuliers atours, campant une posture ambiguë – costume d'homme, cheveux mi-longs attachés et fume-cigarette entre les doigts – se tient une tout autre image la figurant nue, de trois quart, toison pubienne et poitrine apparentes, se couvrant la tête d'une jupe qu'elle est vraisemblablement en train de quitter. L'hominisation455 et l'érotisation ainsi constatées sont emblématiques de la production, de l'affirmation et de la représentation d'une identité sexuelle duale. La première image renvoie incontestablement à la « lesbienne » telle qu'elle est figurée dans les années 1930, tandis que la seconde peut tout autant s'apparenter à l'hétéro qu'à l'homosexualité. Ainsi représentée, Madeleine P. possède une double identité ce qui semble justifier la qualification duale du délit qui lui est imputé. Pour autant, avant de recueillir les témoignages de l'homosexualité de la prévenue, le juge d'instruction s'attache à établir la perversion de son hétérosexualité. Celle-ci serait constitutive de son « inversion ».
9Ancienne employée de l'accusée, Raymonde C. est à l'origine des poursuites. Alors qu'elle était mineure, celle-ci se plaint d'avoir été victime d'un harcèlement incessant de la part de sa patronne. Elle l'aurait embrassée de force à plusieurs reprises, et, avec la complicité de son amant, le Marquis d'A., aurait tenté de lui « ôter sa culotte », lui passant « la main sur les parties sexuelles » et « introduisant un doigt dans son vagin » ; « ma petite Raymonde, tu vois bien que Madeleine t'aime, laisse-toi faire, elle sera heureuse ». À chaque fois, précise-t-elle, elle n'était pas consentante, se défendait et giflait ses agresseurs. Est-elle elle-même homosexuelle ? Jamais elle ne donne d'arguments en ce sens ; tout juste se montre-t-elle quelque peu jalouse de la nouvelle maîtresse de son ancienne patronne, Renée B. Il reste cependant que Madeleine P. « aurait des mœurs spéciales » : elle serait « une femme peu convenable, ayant des relations avec des femmes456 ». Ne pouvant préciser plus avant le harcèlement probablement fictif dont aurait été victime Raymonde C., le magistrat instructeur oriente ses auditions de telle façon qu'il parvient à dévoiler ainsi qu'à scruter la relation homosexuelle qu'entretiennent Madeleine P. et Renée B., tout en justifiant cette déviance par la simultanéité d'une fougueuse relation hétérosexuelle.
10Durant toute l'enquête Madeleine P. est internée au camp de la route de Limoges à Poitiers, aux côtés des israélites et des tziganes ceci laissant entrevoir la considération que les autorités administratives ont à l'égard des homosexuels, quand ils peuvent justifier de leur arrestation. Là, Renée B. lui écrira à plusieurs reprises, dévoilant ainsi tout l'amour qu'elle lui porte. Il s'agit pour l'enquête de « lettres passionnées faisant partie d'une correspondance assidue de même genre, et saisies à titre d'exemple, renfermant des expressions significatives sur l'état actuel de cette liaison » cette dernière qualification trahissant les desseins des magistrats-instructeurs : les relations homosexuelles sont bien l'objet des poursuites, du moins servent-elles au désaveu systématique des personnes considérées.
« Ce jour 8h30. Ma chère Madeleine, Il n'y pas longtemps que je viens de vous quitter mais il me semble déjà que les heures furent aussi longues que des mois. Sans cesse je vous vois et votre image repasse toujours devant mes yeux. Non pour rien, j'attendrais le temps qu'il le faudra, mais je ne vous quitterai pas. Je vous aime Madeleine comme jamais je n'ai aimé personne. Mais combien de temps serons-nous encore séparées. Je voudrais un mot de vous, quelque chose que je puisse embrasser. Je sais que mes phrases, toujours les mêmes, sont fatigantes mais comprenez combien votre absence m'est dure, je voudrais être comme vous ou là-bas tout près de vous, souffrir avec vous comme ça me semblerait bon. Je n'ai pas le droit d'avoir des distractions sans vous aussi dimanche, lundi je me promènerais longtemps sur la route. Peut-être aurais-je la joie de vous apercevoir. Madeleine, je vous laisse ce soir mais croyez-moi bien sincère et que ma pensée elle ne vous quittera pas et que je vous appartiens. Rien ne m'intéresse que l'attente où je souffre de votre absence. Je vous aime et vous attends. À bientôt, tous mes baisers. Renée457 ».
« Ma chère Madeleine, comment allez-vous ce matin, je n'ai pas eu de vos nouvelles aussi le temps est encore plus long. Je ne cesserai pas de vous dire de faire très attention à vous. Si vous avez froid, dites-le. Je vous en prie nous porterons autre chose pour vous couvrir. Pour la nourriture demandez ce qui vous ferais plaisir. Il faut avoir du courage et bon moral. Bientôt vous serez parmi nous. Je ne vous quitterais jamais, quoique vous pensiez que je suis jeune car vous le savez, je vous le redit, je vous aime de tout cœur. Je travaille de mon mieux. Je fais des choses plus compliquées. Germaine étant plus là. À l'atelier, je ne parle pas, j'écoute tout, je ne dis rien, mais j’ai hâte de vous revoir. Je pense souvent à votre retour. Je ne pense croire qu'il sera possible d'être heureuse puisque tout le monde qui nous entoure connaisse notre secret. Votre mère, là-haut, toute la famille est au courant aussi à chaque fois que Paul me rencontre à laquelle je ne réponds pas c’est pour me dire il ne fallais pas dire des choses comme ça et toujours c'est le refrain. Il m'est difficile de croire à une vie possible parmi tout cela mais enfin ne vous inquiétez pas pour cela la chose qui compte pour le moment votre retour. Voulez-vous que l'on vous envoie des livres ? votre nappe à faire des jours. Dites demandez si quelque vous fais plaisir à moi cela m'est doublement agréable. En dehors de tout cela, M. Marcelle s'est fait un chapeau en feutre noir elle fait du chiqué. Sur les journaux rien de marqué aujourd'hui, très froid. Dans l'attente de vous revoir ou de vous lire, je vous embrasse de grand cœur. À Bientôt, baisers de Renée. La petite Huguette quitte car elle ne sait quoi faire et aussi elle a trouvé une place chez Mme L., cliente très avantageuse car elle est nourri et son père étant plus mal elle manque d'argent. Elle vous regrette beaucoup et viendra vous voir. Melle S. est arrivée toute bouleversée, elle vous a vu place du marché elle aurait voulu vous serrer la main mais elle avait peur de vous importuner toute votre clientèle une bonne partie, présente leur sympathie aussi la princesse, elle a parlé très bien ce matin. À bientôt, folles caresses, Renée458 ».
11Plus qu'une simple pièce à conviction abondant dans le sens de l'instruction, ces quelques missives révèlent les rapports de domination existants dans cette relation amoureuse, ce que viennent confirmer les différents témoignages des amantes. Renée B. commence par relater ainsi leur rapprochement sentimental :
« [...] en septembre 1943 au cinéma Comœdia, j'ai posé ma tête sur l’épaule de Melle P. Je ne me rappelle pas son réflexe. L'après-midi du dimanche de la semaine suivante, je me trouvais seule chez Melle Madeleine P., et en sa compagnie. Spontanément nous avons eu des rapports intimes. J’étais entièrement consentante. Un mois après, en octobre 1943, j'ai commencé à coucher régulièrement (trois jours par semaine environ) avec Madeleine P., passant la nuit à son domicile. À chaque fois nous avons eu des rapports mutuels. Il est exact que j'ai passé la nuit du 23 au 24 courant au domicile de Madeleine P., en sa compagnie, et que, comme d'habitude nous avons eu des rapports sexuels [...] Mes rapports avec Madeleine P. n'ont jamais été publics et n'ont eu lieu qu’à son domicile [...] Je n'ai jamais remarqué que Madeleine P. avait une attitude incorrecte à l'égard des autres employées. [...] J'affirme à nouveau n'avoir été l'objet d'aucune violence de la part de Melle P. Madeleine. Dans nos rapports sexuels, je jouais le rôle de femme. Madeleine P. ne me donna jamais aucun argent en dehors de mon salaire normal. Elle me fit cadeau d'une paire de gants pour ma fête, d'un service à liqueurs pour Noël, une bonbonnière, un tableau459 ».
12Ce témoignage vient à point nommé confirmer la thèse de l'accusation. Par la jouissance de la maîtrise de la nature, par l'accession à l'état de sujet de désir, Madeleine P. est également un « homme ». Les premiers témoignages viennent encore renforcer ce sentiment : Renée B. se ferait entretenir. Depuis qu'elle est « la femme » de Madeleine P., on la dit habillée à la dernière mode, et lorsque les policiers l'interrogent sur les aspects financiers unissant les deux femmes, Renée B. nie recevoir de l'argent en échange de ses faveurs, mais reconnaît cependant qu'elle bénéficia de nombreux cadeaux. Enfin, sans doute provoquée par ses inquisiteurs, cette dernière avoue jouer « le rôle de la femme » dans leur intimité. Les enquêteurs parviennent à démontrer en tout point la déviance de la prévenue : plus encore que d'être une « mauvaise femme » qui ne serait pas mariée, n'aurait pas d'enfants, et se comporterait de manière hédoniste, elle n'est plus une « femme », attendu qu'elle entretient celle avec qui elle couche, alors qu'elle joue le rôle de l'homme. Se contentant d'insister sur l'aspect privé de leurs relations, Madeleine P. reconnaît l'existence de cette liaison amoureuse : « il est exact que j'entretiens des relations intimes et sexuelles avec mon employée Melle Renée B. [...] dans mes locaux, et dans la plus stricte intimité, nous nous sommes senties mutuellement attirées et avons eu des rapports intimes460 ».
13L'évolution de leurs propres témoignages consacre toutefois une inversion du rapport de domination au sein de la relation homosexuelle. À côté du portrait dégradant que forment la plupart des auditions de témoins, Renée B., après avoir certifié qu'elle n'a pas été l'objet de violence de la part de sa patronne, se rend progressivement responsable de la situation. Lors de l'audience du 2 mars 1943, son témoignage renverse complètement la structure relationnelle établie jusque-là par l'enquête, réintégrant sa maîtresse dans un schéma normatif plus « traditionnel ».
« [...] J'ai commencé au mois de septembre 1943 par incliner ma tête sur l'épaule de Melle P.. Nous étions alors au cinéma Comœdia et nous occupions la loge 6. J’ai commencé alors à fréquenter plus assidûment l'intérieur de Melle P.. [...] Je me suis bornée à embrasser Melle Madeleine sur la bouche. C'est moi qui ai voulu l'embrasser sur la bouche. Nous ne nous sommes livrées à aucune caresse impudique sur nos corps. Au début de l'hiver Melle P. avait peur en raison du brouhaha qui se passait dans le couloir et manquait de femme de ménage. Je me suis proposée pour lui tenir compagnie et lui faire son nettoyage. Je suis donc restée en fin de semaine avec elle assez souvent, couchant d'abord dans la chambre d'amie, puis lorsqu'il fit froid, dans le lit de Melle Madeleine P.. C'est moi même qui ai insistée pour coucher dans le lit de Melle Madeleine. Melle Madeleine et moi jouions l'une et l'autre le rôle de femme. Nos caresses consistaient en des baisers sur la bouche et à des caresses sur la poitrine avec les mains seulement. Bien que ça vous paraisse étonnant, nous nous sommes jamais livrées à des caresses sur nos organes génitaux réciproques. [...] En définitive, Melle Madeleine P. ne m'a jamais cherchée. C'est toujours moi qui ai insisté auprès d'elle. C'est moi qui ai commencé à l'embrasser sur la bouche et elle n'a rien fait pour m'attirer [...]461 »
14Outre qu'elle prend à chaque fois l'initiative dans leurs relations amoureuses, que celles-ci se sont bornées à de pudiques caresses « qui ne se sont pas abaissées au-dessous du buste », elle affirme que si elle a « découché » de chez sa mère, si elle est venue « coucher » avec Madeleine P., ce n'est pas pour ce que l'on croit. Prise de peur et de froid dans cet hiver 1943, l'accusée aurait alors demandé à son employée de venir dormir dans la chambre d'ami « pour la rassurer », puis dans son lit « pour la réchauffer ». Madeleine P. n'est ainsi plus un « homme » qui entretiendrait et étreindrait sa maîtresse ; elle est une « femme » prise de peur et de froid, devant au surplus subir les assauts répétés de Renée B., insatiable, et initiée depuis longtemps à l'amour entre femmes ; « en définitive, Melle Madeleine P. ne m'a jamais cherchée. C'est toujours moi qui ai insisté auprès d'elle. C'est moi qui ai commencé à l'embrasser sur la bouche et elle n'a rien fait pour m’attirer ». L'inversion du rapport de domination au sein du couple homosexuel ainsi constaté renvoie à la traditionnelle répartition des rôles amoureux. Tour à tour dominée, parée d'attributs concupiscents féminins et masculins, Madeleine P. se voit affublée de fonctions dominatrices et initiatiques la faisant basculer dans l'autre sexe : elle n'est plus une « femme », elle est un « homme ». Ainsi qu'en témoigne la fin de la procédure judiciaire, son absolution tient pour une part dans sa réintégration des représentations intrinsèques de son sexe. Il semble que le tribunal lui pardonne presque son attitude « déviante » du fait qu'après avoir témoigné de sa transgression du genre, elle redevient « femme » par le récit de sa maîtresse : les caresses lesbiennes ne sont plus si impudiques que cela, et leur rendez-vous nocturnes n'existent que parce que Madeleine P. a froid et peur, ce qui est davantage une “posture féminine”.
15Pour la justice, il s'agit de considérer une forme de déviance. Madeleine P. est une « mauvaise femme » dans la mesure où, primordialement, elle vit une sexualité non-conjugale et non-conceptionnelle, éléments fondateurs de sa dépravation. Mais encore, subissant les nombreuses descriptions de postures pour le moins exhibitionnistes, elle vit une condition la rapprochant de la prostituée ; l'accusation insiste à maintes reprises sur sa clientèle des maisons de tolérance. Enfin, dans ce processus d'érotisation croissant, plus que d'identité, c'est de pratiques sexuelles stricto sensu, et de leur publicité, dont il s'agit, comme en témoignent les nombreuses questions posées en ce sens. Ainsi se constitue l'identité induite de cette bisexuelle, son hétérosexualité étant à l'image des représentations persistantes de l'homosexualité : exhibitionniste, hédoniste, érotisée, dans laquelle les fonctions inhérentes à chaque sexe sont plus que jamais brouillées. Le Tribunal correctionnel de Poitiers clos finalement l'affaire en condamnant Madeleine P. à deux mois de prison alors que la loi du 6 août 1942, à laquelle il est fait référence tout au long de l'instruction, prévoit un minimum de six mois.
16De l'ensemble des archives considérées, aucun commissaire de police, aucun juge d'instruction ne considère de véritables lesbiennes. Toutes sont probablement bisexuelles, renforçant par là même la perversion qui leur est attribuée, en même temps que l'assimilation à la prostitution dont elles peuvent être l'objet. Le saphisme étant considéré comme une pratique courante entre prostituées, ainsi qu'en témoignent différents récits de prostitution exposant ce « passage obligé ».
17Enfin, malgré la rareté des condamnations pour avoir « commis un ou plusieurs actes impudiques ou contre nature avec un mineur de son sexe âgé de moins de vingt et un ans », celles-ci posent un certain nombre de problèmes à la question du genre qu'il convient d'envisager, même brièvement. Si les femmes condamnées bénéficient d'un usage restrictif de la loi, en deçà des prescriptions pénales, les hommes au contraire semblent subir la pleine application du texte. Pour n'avoir rencontré que deux affaires les concernant, il ne peut être fait d'analyse précise. Il reste toutefois que Michel F. est condamné à un an de prison en 1943 pour avoir entretenu des relations contre-nature avec un jeune garçon de 14 ans462 ; ce dernier étant décrit comme un individu ayant agi sans discernement alors que les quelques « victimes » féminines çà et là rencontrées sont à chaque fois considérées comme des perverses volontaires et dépravées. C'est d'ailleurs par cette explication qu'il est possible de trouver une justification à l'apparente disparité des condamnations. Un homme serait davantage condamné car son partenaire est forcément une « victime », alors que dans le cas d'une relation lesbienne, ladite « victime » ne peut être que vicieuse et libidineuse. Cette assimilation renouerait ainsi avec une vision traditionnelle de la sexualité féminine, dévictimisée et insatiable, telle qu'on la retrouve parfois dans des affaires de viol.
18À côté de l'aggravation pénale des sexualités illégitimes et stériles, fondement du redressement moral imposé par la politique de Révolution Nationale à l'encontre des femmes, l'État se fait donc l'agent d'un contrôle des corps aux formes originales et singulières. Doté d'un appareil répressif multiple, le gouvernement de Vichy procède ainsi à la proscription de pratiques sexuelles stériles et dévoyées. L'ensemble des comportements dits « hédonistes » étant suspectés de transactions vénales, et donc de véhiculer le mal vénérien. La surveillance fait de l'intimité de ces femmes de « mauvaise vie » une affaire publique. Du fait du caractère inédit des comportements envisagés, l'État déploie un contrôle des corps tous azimuts : des simples citoyens accueillant dans leurs domaines privés de nocturnes réunions aux complaisants hôteliers en passant par les proxénètes ou intermédiaires, lesquels ne sauraient échapper à l'acuité de cette surveillance.
19La prostitution, aboutissement de toutes les formes de déviance féminine, est dotée d'un statut pour le moins particulier. La police des mœurs n'arrive que très rarement à cerner le phénomène des « clandestines » et s'efforce de circonscrire les pratiques vénales en des lieux déterminés, souvent identifiés comme d'historiques quartiers urbains de prostitution. Le contrôle de l'État se fait omniprésent. L'institution du « bordel prophylactique » élimine de nombreux risques de contagion et impose une prostitution placée directement sous le contrôle de l'État en éliminant de facto les intermédiaires traditionnels du commerce vénal.
20S'il paraît efficient en théorie, il reste que ce contrôle des corps se voit limité par les effets du contexte. La multiplicité des pratiques observées associée à l'explosion de la prostitution clandestine fait de cette surveillance une entreprise vouée à l'échec. D'autant que les exemples de corruption du système sont nombreux, les agents de la prostitution, voire les femmes elles-mêmes, prostituées ou non, jouant des relations établies avec les collaborateurs et les soldats allemands. Cependant, même s'il n'est qu'une application partielle des règlements en vigueur, le contrôle des corps sensualisés apparaît à bien des égards inédit, ainsi qu'en témoigne la richesse des documents disponibles.
Notes de bas de page
438 Concernant l'homosexualité, voir notamment les travaux de Florence Tamagne, Histoire de l'homosexualité en Europe. Berlin, Londres, Paris, 1919-1939, Paris, Seuil, 2000 et « La répression de l'homosexualité dans les années 1920 et 1930 : étude comparative », dans Homosexualités, expression/répression, sous la direction de Louis-Georges Tin et Geneviève Pastre, Paris, Stock, 2000, p. 82-90.
439 AN : versement 950395, dossier 60 SL ; la missive est accompagnée d'un projet de décret-loi modifiant l'alinéa 1 de l'article 334 du Code pénal, et qui s'inscrit parmi les travaux préparatoires au texte promulgué en 1942.
440 Ibid.
441 Journal Officiel de la République française, 4 avril 1903, p. 2149 (modifiant l'article 4 de la loi du 27 mai 1885).
442 Journal Officiel de la République française, 21 décembre 1922.
443 Journal Officiel de l'État français, 27 août 1942, p. 2922.
444 Voir Michael Sibalis, « Homophobia, Vichy France and the "Crime of Homosexuality". The Origins of the Ordinance of 6 August 1942 », GLQ. A journal of Lesbian and Gay Studies, 8 : 3, 2002, p. 301-318.
445 Marc Boninchi, « Le juge "ordinaire" et l'ordre social à travers la répression de l'adultère et de l'homosexualité sous le régime de Vichy », op. cit., p. 36 (voir note 162). Florence Tamagne signale de son côté l'existence d'un fichier d'homosexuels pour le port de Toulon, rédigé dans les années 1930.
446 Florence Tamagne, « Visibilité et invisibilité de l'homosexualité dans les années 1930 », communication au séminaire « Identités de genre et guerres au xxe siècle », IHTP-CNRS (Cachan), 14 décembre 2001.
447 Jean Danet, Discours juridique et perversions sexuelles ( xixe- xxe siècles), Université de Nantes, Centre de recherche politique, Famille et politique, vol. 6,1977, p. 80-82.
448 Jean Boisson, Le triangle rose : la déportation des homosexuels 1933-1945, Paris, Robert Laffont, 1988, p. 14.
449 AD 79 : 3U3, Versement de juillet 1979 (non coté) ; Tribunal correctionnel de Niort, affaire Léontine R., 18 août 1942.
450 Audition de Paulette O., 23 août 1943 ; AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal correctionnel de Poitiers, liasse 187, affaire Fernande T. et Edmond M., 16 décembre 1943.
451 AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal correctionnel de Poitiers, liasse 200 ; affaire Madeleine P., 2 mars 1944. Sur cette affaire, voir également Cyril Olivier, « Représentations et pratiques d'une expérience sexuelle anomique (1940-1944). Un itinéraire bisexuel dans le Poitiers des années noires », Histoire et société. Revue européenne d'histoire sociale, no 3, 2002, p. 40-44.
452 Audition de Raymonde C., 21 janvier 1944 ; AD 86 : ibid.
453 Ibid.
454 Ces représentations photographiques ne sont pas reproductibles du fait de la législation sur les archives interdisant toute reproduction, de quelque nature que ce soit, des documents consultés sous dérogation.
455 Ce néologisme renvoie à l'article « Famille » de Verine, art. cit. (voir note 48).
456 Audition de Paulette B., 20 janvier 1944 ; AD 86 : ibid.
457 Lettre de Renée B. à Madeleine R, 4 février 1944, 12 h 30 (cachet de la Poste) ; AD 86 : ibid.
458 Lettre de Renée B. à Madeleine R, 4 février 1944, 23 h 30 (cachet de la Poste) ; AD 86 : ibid.
459 Audition de Renée B., 24 janvier 1944 ; AD 86 : ibid.
460 Audition de Madeleine P, 24 janvier 1944 ; AD 86 : ibid.
461 Audition de Renée B., 31 janvier 1944 ; AD 86 : ibid.
462 AD 86 : 1072W332, Tribunal correctionnel de Poitiers ; affaire Michel F., 15 juillet 1943.
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